Philosophie de la nature et artefact : la question du « préindividuel

Philosophie de la nature et artefact :
la question du « préindividuel »1
par Jean-Hugues Barthélémy et Vincent Bontems.
Le dialogue qu’a instauré l’œuvre de Bernard Stiegler avec la
pensée de Gilbert Simondon se veut une opération de
prolongement mais aussi de dépassement, en cela comparable,
dans une certaine mesure, au dialogue que Simondon avait lui-
même instauré avec Henri Bergson. Or, la nature de ce nouveau
dialogue a ceci de spécifique, toutefois, qu’il s’agit pour Stiegler de
remettre en question le statut de « philosophie première » que
Simondon, à la suite de Bergson, attribuait à la philosophie de la
nature comprise comme cosmogenèse (Bergson) ou
« ontogenèse » (Simondon). Nous voudrions ici exposer puis
questionner cette opération critique de Stiegler, en procédant en
trois temps :
a) Rappeler brièvement la spécifici de l’ontogenèse
simondonienne en ce qu’elle s’ancre dans des « schèmes
physiques » qui informent l’hypothèse d’un état
« préindividuel » de l’être, dont procède selon lui toute
individuation (physique, vitale ou psychosociale) comprise
comme genèse.
b) Exposer les raisons pour lesquelles Stiegler est fondé à
reprocher à Simondon de ne pas avoir pleinement pensé,
à partir des travaux d’And Leroi-Gourhan, les
conditions originellement techniques du dernier des
« régimes d’individuation », à savoir le régime psycho-
social ou « transindividuel ».
1 Ce texte, prononcé lors d’un colloque à la Maison des Sciences de l’Homme de
Paris-Nord, est à paraître in J-L. Déotte (dir.), Le milieu des appareils, Paris,
L’Harmattan, 2008.
c) Discuter, enfin, le pas supplémentaire que fait Stiegler
après cette critique, et qui consiste à soutenir que la
pensée du transindividuel désormais « prothétiquement »
fondoit elle-même devenir la problématique première,
à la manière dont Martin Heidegger pensait le Dasein
avant même de penser les êtres vivants. Ce pas
supplémentaire de Stiegler, et sa discussion par nous,
engagent ainsi ce que nous nommons la « question du
préindividuel », puisque Stiegler affirme en finitive « la
dimension intrinsèquement technologique du
préindividuel ».
Le rôle de l’hypothèse du préindividuel dans la théorie de l’individuation.
Au risque de rappeler des éléments bien connus de la pensée
de Gilbert Simondon, commençons par restituer le cadre néral
de sa théorie de l’individuation. Celle-ci repose en premier lieu sur
le postulat (métaphysique) du « réalisme de la relation », qui accorde
non seulement valeur d’être aux relations antérieurement aux
termes qui se constituent au sein de ces relations, mais qui
accorde, en outre, valeur d’être à une relation élaborée entre deux
relations ayant elles-mêmes valeur d’être. Cette méthode
analogique de construction s’applique en premier lieu aux sciences
elles-mêmes, qui représentent des systèmes de relations plus ou
moins stabilisées entre les relations expérimentalement observées et
les relations mathématiques élaborées. Ceci explique la facilité
avec laquelle Simondon incorpore les schèmes et concepts
scientifiques comme d’authentiques expériences de pensée
capables d’informer ou de réformer la pensée philosophique. Plus
précisément, les schèmes physiques des rapports de phases et de la
métastabilité thermodynamique qui viennent informer ce que
Simondon nomme l’« hypothèse de l’état préindividuel de l’être » :
contre le substantialisme mais aussi l’hylémorphisme de la
tradition philosophique occidentale, il s’agit d’expliquer la genèse
de toute réaliindividuée en partant d’un état qui ne préfigurerait
pas l’individualité comme le faisaient encore les « matière » et
« forme » de l’hylémorphisme en tant qu’elles préexistaient à leur
union. L’état préindividuel de l’être est alors un « potentiel el »,
qui ne ne se réduit pas au possible abstrait, ni à un système
d’actualités.
L’ontologie relationnelle ainsi constituée permet d’échapper
aux apories des ontologies substantialistes traditionnelles, qui sont
devenues de plus en plus impraticables au fur et à mesure des
progrès des sciences de la nature, et que l’on peut juger
définitivement caduques avec l’avènement de la mécanique
quantique (comme le suggérait déjà Bachelard, et comme la
critique du « réalisme des accidents » par Bernard D’Espagnat l’a
bien montré). Dans cette perspective non-substantialiste,
l’ontologie simondonienne des phénones physiques,
biologiques et psychosociaux qui émerge est fondamentalement
processuelle : le verre posé sur la table n’est plus une réalité
statique, non seulement il est issu d’un processus technique de
transformation, mais, en outre, sa nature amorphe signifie qu’à la
différence du cristal, à une autre échelle de temps, il ne cesse
d’évoluer, de couler très très lentement. Par s’indique une autre
caractéristique de la théorie de l’individuation : son matérialisme
non-réductionniste car énergétiste et néoténique. Si toute
individuation physique aboutit finalement à la dissipation des
potentiels, l’individuation vitale consiste en une suspension de
l’individuation physique, en un prolongement de sa phase
inchoative, durant laquelle les échanges énergétiques avec le milieu
permettent à l’individu de conserver certains potentiels, avant de
mourir, c’est-à-dire de retourner à des échanges purement
physiques avec son milieu. Lame logique de rétention des
potentiels explique l’émergence néoténique de l’individuation
psychosociale à partir de l’individuation vitale.
Le schéma général de l’individuation est donc le suivant :
l’individuation, qu’elle soit genèse radicale de l’individu physique
ou vivant ou qu’elle soit perpétuation et « individualisation » de
l’individu vivant déjà individué, consiste en un déphasage des
potentiels en individu et son milieu assocavec lequel il entretient
des relations énergétiques qui déterminent l’actualisation (partielle
ou complète) de ses potentiels. L’originalité de cette théorie de
l’individuation est de souligner la relativide toute individuation
aux ordres de grandeur : « En même temps qu’une énergie
potentielle (condition d’ordre de grandeur supérieur) s’actualise, une
matière s’ordonne et se répartit (condition d’ordre de grandeur
inférieur) en individus structurés à un ordre de grandeur moyen, se
développant par un processus médiat d’amplification. »1. C’est
dans ce cadre que Simondon précise, dès l’Introduction de
L’individuation à la lumière des notions de forme et d’individuation, ce qu’il
désigne comme « l’hypothèse du préindividuel » : « on peut faire
une hypothèse, analogue à celle des quanta en physique, analogue
aussi à celle de la relativi des niveaux d’énergie potentielle : on
peut supposer que l’individuation n’épuise pas toute la réalité
préindividuelle, et qu’un régime de tastabilité est non seulement
entretenu par l’individu, mais porté par lui, si bien que l’individu
constitué transporte avec lui une certaine charge associée de réalité
préindividuelle, animée par tous les potentiels qui la
caractérisent »2. La question qui se pose immanquablement est de
savoir si la préindividualité est toujours relative à un ordre de
grandeur supérieur ou s’il existe un domaine absolu de
préindividualité, autrement dit une échelle à partir de laquelle il
n’est plus possible de parler d’individus actuels. C’est ce qui
explique la référence à la mécanique quantique : où les autres
philosophes rencontrent un problème, à savoir la disparition
d’entités dotées d’une individualité permanente, Simondon trouve
une solution inventive : le substantialisme devient radicalement
impossible à l’échelle de Planck et doit laisser place au réalisme
des relations. Au sens strict, le préindividuel signe ainsi le
soubassement ontologique que la théorie de l’individuation trouve
dans la réalité quantique.
Observons alors qu’à cette échelle inframoléculaire, il n’y a pas
de sens à distinguer, pour Simondon, entre matière inorganique,
organique ou organisée, donc entre l’inerte, le vivant et le
technique. La nature indécidable des « prions » rendus tristement
1 Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble,
Millon, 2005, p. 27.
2 Ibid., p. 28.
populaires par l’épidémie de la vache folle illustre ce fait. Les
développements récents des nanotechnologies pourraient sans
doute amener à complexifier notre perception de l’individiduation
et des rapports entre nature et artefact à ces échelles. Il y a
certainement matière à actualiser l’approche, toujours
pertinente, de Simondon sur la relativité de la validité de nos
concepts en fonction de l’échelle à laquelle ils s’appliquent. Quoi
qu’il en soit, il ne fait pas de doute que Stiegler n’a pas en vue
cette préindividualité radicale quand il affirme le caractère
« intrinsèquement technologique » du préindividuel. Il vise bien
plutôt à circonscrire l’ensemble des potentiels rendant possible
l’individuation transindividuelle des êtres humains. Avant même
d’interroger cette démarche, et de der la parole à mon camarade
Jean-Hugues Barthélémy, j’aimerais souligner que ce geste n’est
pas légitime dans l’économie de la philosophie simondonienne :
non seulement, il convient de ne pas perdre de vue les conditions
physiques et biologiques de l’individuation quant on aborde la
question de l’individuation psychosociale, même si l’émotion joue
pour l’individuation psychique et collective un rôle analogue à la
préindividualité pour l’individuation physique, mais, surtout, la
perspective de Simondon reste attachée, pour des raisons à la fois
théoriques et axiologiques, à ne jamais isoler l’être humain du reste
du règne animal. Elle refuse la « coupure anthropologique » jusque
dans sa conception de la technique qu’elle étend, pour une part, à
l’ensemble des êtres vivants (des insectes, dont le corps recèle des
outils, aux grands primates, qui en confectionnent). La pensée de
Simondon est en ce sens fidèle à son orientation matérialiste :
d’abord cosmique, puis éthologique, avant de poser la question
des rapports de l’homme à la machine.
De Simondon à Stiegler : la refondation artefactuelle ou « prothétique » du
transindividuel.
L’œuvre de Bernard Stiegler entretient avec la pensée de
Simondon un dialogue qui peut se résumer à ce que je nommerai
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