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Sociétal
N° 34
4etrimestre
2001
R E P È R E S E T T E N D A N C E S
de plus en plus de dirigeants pensent
leur situation en termes de jeux et
prennent leur décision avec cette
référence en tête, la théorie des
jeux fournira une approximation
acceptable d’un nombre croissant
de réalités économiques3.
TÂTONNEMENTS
ET DÉCOUVERTES
Al’origine, le mathématicien
français Emile Borel, lui-même
passionné par les jeux de société,
esquissa le projet de rechercher
une solution rigoureuse à ces jeux
qui, remarquait-il, font intervenir
le hasard et l’habileté de joueurs.
Il présenta sur ce sujet trois
communications successives à
l’Académie des Sciences (Borel,
1921,1924, 1927). Un peu plus tard,
et de manière indépendante, le
grand savant d’origine hongroise
John Von Neumann entreprit
d’analyser, par une autre voie, ce
qu’il qualifia de jeux de stratégie,
et démontra le premier théorème
assurant une solution à tout jeu à
deux joueurs à somme nulle (Von
Neumann, 1928)4. Pour le profane,
la relation entre ces travaux et
l’explication des phénomènes
économiques n’est pas évidente.
Elle retint cependant l’attention
des deux pionniers de cette
théorie qui mentionnèrent l’un et
l’autre, dès leurs premiers écrits,
la possibilité de l’appliquer à
l’économie.
Ce lien est suffisamment singulier
pour qu’on s’y arrête. Une analogie
facile se présente d’abord entre le
comportement des joueurs dans
un jeu de société et le mélange de
conflit et de coopération qui inter-
vient entre des agents, lorsqu’ils
entreprennent une opération
économique. De plus, on peut
imaginer que les agents écono-
miques obéissent implicitement à
des règles qui modèlent leurs
décision. Une différence de taille
existe toutefois entre les deux
situations : tandis que les règles
des jeux de société sont connues
de tous et, en particulier, de ceux
qui s’affrontent au cours d’une
partie, celles des activités écono-
miques ne le sont généralement pas.
Il revient alors à la théorie des jeux
de les rechercher et de les révéler
aux acteurs économiques. Un
programme qui attendra presque
un demi-siècle pour être complè-
tement mis en œuvre.
Ce n’est pas tout à fait un hasard
si Von Neumann s’associa à l’éco-
nomiste Morgenstern pour rédi-
ger le volumineux ouvrage Theory
of Games and Economic Behavior
qui, publié immédiatement à la fin
de la Seconde Guerre mondiale, a
marqué la naissance officielle de
la théorie des jeux (Von Neumann
et Morgenstern, 1944). Sa lecture
rétrospective risque néanmoins
de décevoir un économiste
contemporain qui ne serait pas
un spécialiste de cette théorie.
Si l’on y trouve quelques exemples
économiques, comme celui du
marché interprété dans la tradition
autrichienne de Böhm-Bawerk,
ils restent peu nombreux. Quant
au premier chapitre, pourtant
exclusivement consacré à poser
les problèmes économiques, ses
développements généraux appa-
raissent artificiels et « plaqués », à
l’exception de quelques pages
lumineuses sur les notions de
« standards de comportement
acceptés » et d’« ordre social
établi », qui fournissent une inter-
prétation économique convaincante
du concept de solution d’un jeu.
Cette déception explique en partie
l’accueil réservé de la majorité des
économistes de l’époque. Elle est
facile à comprendre. Les quatre
cinquièmes du livre développent
avec force détails mathématiques
des problèmes de jeux à somme
nulle et leurs solutions. Or, la plu-
part des situations économiques
ne sont pas assimilables à des jeux
à somme nulle.
Il a donc fallu attendre Nash, ses
jeux non-coopératifs à somme
variable, son célèbre équilibre et
son modèle de négociation, pour
que les économistes professionnels
commencent à prendre au sérieux
la théorie des jeux. En quelques
pages denses, Nash résolvait
plusieurs des casse-tête qui
avaient occupé des générations
d’économistes. Conformément à
l’intuition d’Edgeworth, il montre
que le problème du monopole
bilatéral est déterminé : il existe
une, et même, le plus souvent,
plusieurs solutions à de telles
situations. Quant au duopole, le
modèle de Nash confirme la
conjecture de Cournot selon
laquelle deux producteurs concur-
rents tendent rationnellement vers
un point d’équilibre. Plus important
encore, qu’il s’agisse d’individus ou
de groupes, la négociation entrait
par la grande porte, grâce à Nash,
dans le domaine de l’analyse éco-
nomique. Par une curieuse fantaisie
de l’histoire, c’est l’intervention
d’un génie mathématique sans
culture économique qui ranima les
mânes de quelques grands ancêtres
de la théorie économique, et en tout
premier lieu celles de Cournot et
d’Edgeworth5.
IDÉES
3C’est l’idée
souvent
développée par
l’un des plus
grands théoriciens
des jeux
contemporains,
Robert J.
Aumann, qui,
pour cette
raison, prône le
développement
de l’enseignement
de la théorie
des jeux dans
les écoles et
départements
universitaires
de gestion.
4Ce fameux
théorème
démontre
l’égalité entre
le minimum
de la valeur
maximale
accessible à
l’un des deux
joueurs
(Minmax) et
le maximum
de la valeur
minimale
accessible à
l’autre joueur
(Maxmin).
5La jonction
entre les idées
de Nash
et les travaux
de Cournot et
d’Edgeworth
sur l’oligopole,
le monopole
bilatéral et
la concurrence,
qui remontent
au XIXesiècle,
a été établie par
Shubik (1955,
1959).
Nash l’inclassable
John F. Nash est un personnage
hors du commun. Mathématicien
– mais couronné par le prix Nobel
d’économie en 1994 – il publia ses
travaux révolutionnaires sous la
forme de quatre articles fonda-
teurs entre 1950 et 1953 avant
de sombrer dans une grave
maladie mentale – il connaît depuis
quelques années une rémission
inexplicable. Cet itinéraire singu-
lier a fait l’objet d’une biographie
de Sylvia Nasar, récemment
traduite en français sous le titre
Un cerveau d’exception : de la
schizophrénie au prix Nobel, la vie
singulière de John Forbes Nash
(2001) Paris, Calmann-Lévy,
600 pages.