Alain BIENAYME Page 1 19/11/14
Justice sociale et avenir de la croissance
« Considérer le progrès de la société à l’aune de la qualité de vie du plus démuni et
du plus exclu est la dignité d’une Nation fondée sur les droits de l’homme »
J. Wrezinski)
Le bien-être, tant individuel que collectif, intéresse les philosophes comme les économistes. Mais, dans
des perspectives différentes. Le philosophe de la société se situe sur le plan des principes et de la morale ; il
privilégie à travers les rapports entre êtres humains, le mieux vivre ensemble. Il assigne à la justice sociale la
mission de définir des règles de comportement. Leur but est d’agir en amont de la justice pénale et de prévenir
crimes et délits passibles des tribunaux, par exemple dans le domaine des atteintes aux biens. Le point de vue de
l’économiste est tout entier consacré à l’utilité des choses, à l’efficacité des actions et des relations que les
hommes mènent pour produire les biens dont ils ont besoin. Et si la croissance de la production mesure les
performances de l’économie d’un pays, il faut s’assurer de la diffusion de ses bienfaits dans l’ensemble de la
population concernée. Quand le soupçon se répand que la croissance profite à une minorité, toujours la même, la
majorité des citoyens déçus dans leurs espoirs éprouve un sentiment d’injustice. Le mal-être qui résulte d’une
croissance sans progrès social mine la cohésion de la collectivité, décourage l’esprit d’entreprise et compromet
l’expansion future.
Bien que la justice sociale et son « ressenti » ne soient pas directement mesurables, nous disposons
d’instruments utiles pour éclairer le débat. Dans la mesure où la justice sociale dépend du partage des ressources,
les statistiques de répartition des revenus et des patrimoines mettent en lumière l’état des inégalités
observables à un moment donné et leur évolution au fil du temps (Piketty). Or, il se trouve que, à l’inverse des
années 1950-1970, les inégalités de revenus se sont accrues dans la plupart des pays du Nord et continuent de se
creuser notamment aux Etats-Unis et au Royaume Uni. Et si l’émergence économique d’une grande partie de
l’ancien Tiers monde réduit les écarts entre les revenus moyens des nations, ce début de rattrapage
s’accompagne au moins dans un premier temps d’une augmentation des inégalités internes à ces pays.
La justice sociale entretient des rapports complexes avec les inégalités économiques. Tout d’abord,
elle ne se réduit pas à une simple affaire d’inégalité des revenus à laquelle il est possible de remédier par l’impôt
et les transferts sociaux. L’inégalité des revenus renvoie à d’autres types de différences plus ou moins faciles à
mesurer, plus ou moins légitimes et plus ou moins irréductibles. Certaines se cumulent, d’autres se compensent.
Toutes les inégalités ne sont pas injustes en elles - mêmes. Et vouloir les corriger au nom d’un égalitarisme
passionnel pourrait s’avérer inéquitable. Certaines inégalités sont acceptables au nom de l’efficacité
économique, de la justice, voire des deux à la fois, tandis que d’autres sont à la fois intolérables et inefficaces. La
question de la justification des inégalités observables dans des contextes précis se pose donc, notamment aux
gouvernements responsables du maintien de la solidarité sociale.
Ensuite si les paramètres de la distribution des revenus et des patrimoines relèvent de constats aussi
objectifs que possible, les conclusions qu’on en tire sont empreintes de subjectivité. Au-delà des chiffres, la
société perçoit comme juste ou injuste la situation faite à tel ou tel de ses membres. Ainsi les individus ont une
propension naturelle à comparer leur situation à celle des autres. Les individus sont rarement indifférents au
bien-être d’autrui, qu’ils soient envieux ou en sympathie avec ceux dont ils se sentent plus ou moins proches.