idée neuve!

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CAHIER
SPÉCIAL
VENDREDI 29 JANVIER 2010
Le
r
u
e
h
n
o
bune
!
idéueve
ne
En attendant
le forum
«Libération»,
vendredi 26 et
samedi 27 mars
à Rennes,
analyses,
sondages
et réflexions
sur une notion
à redécouvrir.
Par LAURENT JOFFRIN
et MAX ARMANET
L
e bonheur ? Une idée neuve
dans la mondialisation.
Une urgence pour les citoyens. Le forum de Rennes
de Libération débattra de
cette idée d’apparence intemporelle qui prend soudain une actualité aiguë. La crise a interrompu la croissance : suffit-il de
relancer le logiciel économique pour en
sortir? Ou bien faut-il poser des questions plus fondamentales comme
celles-ci : la croissance rend-elle heureux ?; l’accumulation des richesses
matérielles, objectif principal des grandes nations du monde postmoderne,
débouche-t-elle sur une société de
bien-être?; ou bien faut-il changer
de valeurs et de perspectives ?
Pendant plus de vingt ans, depuis
que le déclin des grandes utopies
a laissé la société marchande et
démocratique seule en lice, la
question du bonheur a été
renvoyée à la sphère privée.
Le marché promettait la
prospérité maté-
II
•
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
CAHIER SPÉCIAL
rielle, il revenait à l’individu d’y
trouver son bonheur. Il y avait une
certaine sagesse dans cette dichotomie: si l’Etat se mêle du bonheur des
gens, pensait-on, il étendra son emprise sans jamais se limiter, comme
dans les sociétés totalitaires.
La critique du productivisme menée
par l’écologie et l’altermondialisme,
aussi bien que l’impasse où s’est
lancé le capitalisme financiarisé,
transforment la question. La société
où l’individualisme est roi a débouché sur l’inégalité, la dureté du travail, le pillage de la nature. Par la
voix des citoyens (lire le sondage pages VI et VII), à travers les interrogations des philosophes, sous la plume
des économistes, une autre voie se
fait jour qui met la fraternité au premier plan. Un rapport récent propose
de remplacer le produit national
brut (PNB) par un indicateur global
de bien-être qui exprimera la performance des économies d’un point de
vue humain. Ces propositions nouvelles plaident en faveur d’un modèle
fondé sur des valeurs solidaires et sur
la protection de la planète. Nicolas
Sarkozy, même si la formule est vague, évoque «une politique de civilisation» chère à Edgar Morin. Dans toutes ces initiatives, sincères ou
opportunistes, on retrouve le même
souci: ramener l’homme, ses craintes
et ses espoirs, au cœur du modèle de
société, reprendre la maîtrise d’un
développement qui échappe à la vo-
lonté collective et entraîne l’humanité dans la spirale du malheur matérialiste. Utopies ? Aimables et
irréalistes propositions ?
L’échec patent du modèle jusqu’ici
mis en œuvre par les élites montre
que le réalisme désincarné, sa vision
à court terme, justement, ne suffit
pas. Il rend crédible et urgent
la recherche de politiques alternatives, intégrant la personne humaine dans
un temps long. Le bonheur de l’homme,
sentiment éminemment
subjectif,
redevient une question politique. C’est
un progrès. •
Retour sur
la perception
du bonheur
–public ou
privé– dans
nos sociétés.
Etre
heureux,
une question politique
Par PATRICK VIVERET
Philosophe et auteur
P
eut-on organiser,
comme le fera Libération à Rennes, en mars,
un forum civique sur le
bonheur après une tragédie comme celle qui
vient de meurtrir
Haïti? Paradoxalement, la réponse
est plus facilement positive après
une catastrophe naturelle qu’après
l’une de ces innombrables tragédies
provoquées par la maltraitance interhumaine. Car, dans le second
cas, pèse le soupçon que c’est
précisément une certaine vision
d’une politique ou d’une idéologie
du bonheur qui aurait engendré un
enfer, au départ pavé d’excellentes
intentions. Dans le cas de la catas-
trophe naturelle, en revanche, les
pires ennemis des secours et de la
reconstruction sont le cynisme et
le désespoir. Et la renaissance de la
force de vie qu’exprime la solidarité
et l’espérance n’est possible que si
la motivation ultime des êtres humains, celle d’être ou de devenir
heureux, est présente.
«Tout homme veut être heureux, disait Pascal, y compris celui qui va se
pendre»: on ne saurait mieux résumer, jusque dans le paradoxe ultime, cette aspiration radicale plus
présente encore au cœur de la tragédie que de la grisaille quotidienne. Certes, cette aspiration au
bonheur ne peut se réduire, comme
le mot français risque de le laisser
supposer, à la bonne chance et à
son double, le malheur comme
malchance. Elle suppose une li-
berté possible et elle est mieux traduite dans d’autres langues,
comme en espagnol par la felicidad,
l’aspiration à la joie de vivre. Ou, si
l’on veut jouer sur la sonorité du
mot français, sur l’art de vivre à
la «bonne heure», c’est-à-dire
une qualité de présence et d’intensité de vie.
La main invisible
Même avec cette précision sémantique, il nous faut pourtant répondre à l’objection de la contreproductivité du bonheur comme
question collective et publique.
Cette objection est d’autant plus
forte qu’elle vient de deux côtés,
souvent antagonistes. Elle est économique, d’inspiration libérale,
et souvent exprimée à droite d’une
part. Mais elle est aussi politique,
d’inspiration démocratique, et
souvent formulée à gauche d’autre
part.
La première objection est au cœur
de l’anthropologie sous-jacente au
libéralisme économique. C’est elle
qu’exprime le plus radicalement
Bernard de Mandeville dans la formule célèbre qui servira de point
d’appui à Adam Smith: il n’est nul
besoin de s’atteler à la difficulté de
construire un bien commun et
une bonne société dès lors que
«les vices privés forment les vertus
publiques».
Comme l’a montré Daniel Cohen,
dans son livre la Prospérité du vice,
c’est ce postulat anthropologique
qui a gouverné le modèle occidental. C’est lui qui sous-tend la main
invisible du marché chez Smith. Le
problème, mis en évidence par Al-
bert Hirschman dans les Passions et
les Intérêts, c’est que la part de vérité de ce postulat suppose une
théorie des passions humaines.
Quand le libéralisme économique
en fait l’économie, et oublie que
«l’Homo sapiens demens», comme
dirait Edgar Morin, n’est pas réductible à l’Homo economicus, simple individu calculateur rationnel
de ses intérêts, il s’engage dans une
fausse piste qui, à terme, devient
destructrice du lien social. En outre
ce modèle ne tient que pour autant
qu’il continue de baigner dans des
sociétés culturellement chrétiennes, où il est compensé par des
normes éthiques qui en limitent les
aspects socialement destructeurs.
Dès que ce bain culturel chrétien
est moins prégnant, les entrepreneurs vertueux du capitalisme,
•
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
III
gieux la troisième. Abandonner ces
aspirations au motif de leur instrumentation reviendrait à cautionner
un autre totalitarisme, fût-il insidieux, celui qu’exprime la mise en
scène publicitaire du bonheur
dans les sociétés de marché.
Si risque d’instrumentation
autoritaire de valeurs fondamentales il y a, c’est
donc la démocratie qui en
constitue le meilleur antidote. Mais la démocratie, non réduite à sa
forme quantitative de la
loi du nombre. Car cette
garantie-là est insuffisante face aux dérapages
autoritaires ou sectaires,
dont le référendum suisse
sur l’interdiction de la construction des minarets vient de
donner un nouvel exemple. Ce
dont nous avons besoin, c’est
d’une mutation qualitative de la
démocratie qui se construit par la
citoyenneté. Ce qui définit alors la
démocratie c’est sa capacité à accepter et à traiter l’altérité. C’est
l’art de transformer des ennemis
que l’on souhaiterait éradiquer en
partenaires-adversaires, avec lesquels le désaccord se construit ;
c’est l’espace ou le conflit qui
constitue une alternative à la violence.
De
ssin
WI
LL
EM
Fédérateurs d’énergie
adeptes de l’épargne et de l’investissement, se transforment en
hommes d’affaires profiteurs courtiers d’une économie spéculative,
qui finit par exploser. Circonstance
aggravante mise en lumière ces
dernières années : ce modèle est
écologiquement insoutenable.
C’est la raison pour laquelle la
question du bien-être et du bonheur a fini par faire retour chez les
économistes eux-mêmes, et que la
commission présidée par Joseph
Stiglitz a récemment proposé de
donner aux indicateurs de bienêtre une place essentielle dans de
nouvelles mesures de la richesse.
Le modèle du «toujours plus»
– compensant le stress, la course,
la compétition permanente, la destruction écologique par la promesse
consolatrice vantée par la publicité
d’une consommation censée
apporter bonheur, beauté, amitié
et sérénité– est incapable de se tenir dans des limites écologiques
acceptables.
Une cible de choix
Or l’acceptation de celles-ci, la
sortie de cette démesure, (l’hybris
selon les Grecs) n’est possible, sauf
à être imposée autoritairement, que
si elle s’appuie parallèlement sur
une qualité de mieux-être. La sobriété doit aussi être «heureuse»,
pour reprendre l’expression suggestive de Pierre Rabhi, faute de
quoi nous serions dans la situation
d’un toxicomane à qui on propose
une cure de sevrage. S’il n’a pas
l’espérance du mieux-être, il préférera encore sa dépendance.
Ecologiquement et économique-
ment la question du bien-être et du mentée par les faits totalitaires
bonheur comme enjeu sociétal, et n’est-ce pas justement le fait totalipas seulement personnel, fait donc taire lui-même ? Certes l’intensité
un retour nécessaire. Mais qu’en émotionnelle qu’exprime l’aspiraest-il politiquement ? C’est là que tion au bonheur constitue une cible
nous devons affronter la seconde de choix pour un processus totaliobjection, démocratique, qui pa- taire. Mais il en est de même pour
raît, au prime abord,
plus forte. Après tout Nous ne pouvons plus nous payer
c’est le même
le luxe d’avoir des mécanismes
homme, Saint-Just,
qui lancera la phrase: qui sélectionnent les responsables
«Le bonheur est une publics sur leurs défauts plus
idée neuve en Europe», que sur leurs qualités.
et sera aussi l’un des
acteurs principaux de la Terreur. Et des aspirations à la liberté, à l’égail suffit de voir l’instrumentation lité ou à l’amour. Allons-nous redu bonheur par le stalinisme et le noncer à poser ces questions dans
maoïsme pour se convaincre que l’espace public sous prétexte que le
l’interrogation est légitime.
capitalisme a instrumenté la prePourtant ce qui forme le dérapage mière valeur, le collectivisme bud’une politique du bonheur instru- reaucratique la seconde, et le reli-
C’est dire qu’il ne suffit pas, par des
formes participatives, d’étendre le
nombre de citoyens concernés. Il
faut aussi travailler à la mutation
qualitative de la démocratie par
l’éducation populaire et citoyenne,
par la construction des formes délibératives, par le bon usage des différences et des divergences. C’est
de cette qualité dont nous aurons
besoin en France, lors des rendezvous électoraux des mois et des années à venir, pour tirer vers le haut,
non seulement la qualité des débats
publics, mais aussi celle des personnes qui prétendent exercer des
responsabilités de haut niveau.
La qualité démocratique constitue
le cœur de l’alternative au phénomène «médiocratique», qui tire
vers le bas la démocratie. Nous ne
pouvons plus, dans une période
historique de plus en plus cruciale
pour le devenir de l’humanité, nous
payer le luxe d’avoir des mécanismes qui sélectionnent les responsables publics sur leurs défauts plus
que sur leurs qualités.
Nous avons besoin de responsables,
capables de vision là où le système
médiocratique privilégie le courttermisme ; capables de qualité
d’écoute là où le système incite à
l’autisme ; démontrant des capacités d’ensembliers et de fédérateurs d’énergies plus que d’aspirations à la dominance et d’obsession
narcissique. En un mot, capables
d’être eux-mêmes suffisamment
bien dans leur peau, pour ne pas
chercher désespérément dans la
toxicomanie du pouvoir ou de l’argent un antidote à leur propre malêtre. Décidément oui, la question
du bonheur est bien redevenue
éminemment politique. •
IV
•
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
CAHIER SPÉCIAL
s
EntreEtatetmarché,
s
quelleplace
pourl’économie
s
sociale?
s
L’
Les controverse
du progrè
Les controverse
du progrè
Par LAURENT JOFFRIN
et MAX ARMANET
La fin
d’une idole
Entre la main invisible
du marché, et la promesse
de félicité prodiguée par
un Etat omnipotent,
deux points communs :
la même croyance en
une science mécanique,
l’économie, capable
de satisfaire les aspirations
des gens, la même
incapacité à y parvenir.
L’économie a pris son essor
au début de la révolution
industrielle lancée, il a y
un peu plus
de deux siècles.
Prenant le statut de
science dure, l’outil
économique,
ses équations, ses lignes
de production,
ses statistiques, avait
la prétention, en mesurant
la production matérielle
d’un pays, de définir l’état
de bonheur de ses
habitants. Erreur !
L’économie n’est
décidément pas une
science exacte, seulement
un instrument
d’appréciation des
activités humaines, d’où
l’idée de la réactualiser en
changeant ses paramètres
afin d’intégrer des
indicateurs du bonheur,
les aspirations fraternelles
des peuples et des gens.
L’économie sociale et
solidaire est une tentative
dans ce sens. Elle cherche
à réhumaniser l’activité
productrice.
Est-ce réaliste ? Une chose
est certaine, la crise
aidant, on a cessé d’adorer
les idoles du marché.
Le Veau d’or du CAC 40 ne
fait plus illusion que pour
les traders accrochés à leur
bonus. Un espace libéré
de ces dogmes archaïques
s’est ouvert, il convient
de le réoccuper.
Les controverse
du progrè
Les controverse
économie aide-t-elle à être heureux? A gauche, la chute du Mur a
durablement discrédité les utopies
visant à imposer grâce à l’Etat un
bonheur collectif. A droite, la crise
mondiale dont nous ne sommes pas
encore sortis a montré que le marché sur lequel nos sociétés avaient mis tous leurs
espoirs de bonheur individuel n’a conduit qu’à
la faillite. Comment imaginer un nouveau modèle qui ménage autant les aspirations des individus que les exigences du collectif? Entre l’Etat
et le marché, émerge une proposition d’économie sociale et solidaire. En reconsidérant la
façon de produire et d’apprécier les richesses,
elle prétend participer à la construction d’une
nouvelle forme de bonheur où la place de
l’homme serait réévaluée. Entre Etat et marché,
y a-t-il une place pour une économie sociale et
solidaire? Pour répondre à cette question, nous
avons demandé à Claude Alphandéry, promoteur de cette nouvelle forme d’économie et
Augustin de Romanet, directeur général de la
Caisse des dépôts et consignations, de débattre.
Et pour les questionner, Matthias Fekl, élu local
à Marmande, Simone Harari, productrice de télévision et Agnès Touraine, dirigeante d’une société de jeux vidéo (1).
gens rejetés du travail productif, les services
aux personnes insuffisamment solvables, la
protection de l’environnement, etc. obligent
à inventer des modes de production et d’organisation voire des créneaux d’activité. Toutes
ces initiatives existent et ont fait leurs preuves.
Certaines sont fragiles, mais beaucoup ont
réussi à employer des gens, à trouver de
nouveaux marchés. Pourtant leur place
reste modeste et elles ne sont pas
reconnues comme ayant une
portée générale.
La Caisse des dépôts soutient ces initiatives, peuvent-elles se substituer à
l’économie classique?
Augustin de Romanet: Non.
Le capitalisme se définit
comme le libre jeu du marché
et la promotion de la propriété
privée. Il a souvent été perçu
comme quelque chose d’animé
alors que ce n’est qu’un
outil. Si vous laissez un
moteur tourner tout seul
sans l’entretenir et sans le réguler, il peut
devenir fou, exploser et blesser voire tuer les
gens qui sont autour de lui. Cette machine doit
être gérée par les humains et pour le bénéfice
des humains. Raymond Aron, dans ses leçons
sur la société industrielle, expliquait que le capitalisme ne s’autodétruirait jamais. Pourquoi?
Parce que c’est un moteur élémentaire qui met
face à face des agents économiques pour permettre à l’activité économique de s’exercer.
Pour réguler ce capitalisme, il existe des outils
à tous les niveaux. Des systèmes mondiaux
comme le système de régulation de l’OMC, par
exemple. Vous avez aussi des systèmes de
proximité comme les mutuelles, les systèmes
de société coopérative ouvrière de protection
(Scop). Mais je ne pense pas qu’on puisse réduire la régulation et «l’apprivoisement» du
capitalisme à l’économie sociale et solidaire.
Nous avons besoin de grandes entreprises où
il faut aussi promouvoir une économie sociale qui respecte les personnes et qui les
associe à la prospérité. Si vous ne faites
pas participer les salariés à la création
de richesse, vous ne pouvez pas aboutir
à une coexistence équilibrée et à un intérêt
réciproque de l’ensemble des acteurs. Le message de l’économie sociale et solidaire est très
du progrè
Claude Alphandéry: L’économie sociale et solidaire est à la fois partout et méconnue. Nous
traversons une crise financière, économique,
sociale et écologique. Cette crise révèle et amplifie des déséquilibres entre les pays, entre les
ethnies, des inégalités qui rompent la cohésion
sociale. L’onde de choc de la crise a provoqué
des sursauts réformateurs, régulateurs, mais
il s’agit de mesures superficielles qui ne mettent pas en cause le mode de développement.
Ces mesures sont souvent controversées,
contournées, dévitalisées, et tout laisse penser
qu’on est en train de revenir au «business as
usual», c’est-à-dire à une situation qui est précisément à l’origine des crises répétées et de
plus en plus profondes.
En face, il y a une économie sociale et solidaire,
c’est-à-dire des initiatives multiples, bouillonnantes, qui cherchent à amortir les dégâts de
la crise, et résistent au désordre et à la démesure. Elles vont plus loin encore, tendant à
transformer la société, à sortir de la crise par
le haut. Par exemple, l’insertion par l’activité
économique qui recrute et accompagne des
Emission réalisée par
Marie­Christine Clauzet
et diffusée aujourd’hui
sur France Culture
entre 18h20
et 19 heures.
•
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
V
«On n’a pas besoin d’être
dans une entreprise pour
rendre des services»
puissant mais
certaines
structures peuvent paraître un
peu archaïques.
Par exemple,
l’idée que le capital des Scop ne
puisse à aucun moment être redistribué entre ses membres me semble un peu
obsolète.
C.A.: Je ne dis pas que l’économie sociale puisse représenter l’ensemble de l’économie. Mais elle doit l’irriguer: les
entreprises ne peuvent ignorer
ses modes de production, d’organisation, d’accompagnement des
salariés. Avec les pouvoirs publics
aussi, ses liens sont très forts et doivent s’exprimer de manière plus
transparente, plus démocratique. Je
crois à une économie plurielle
où l’économie solidaire
prend toute sa place et,
comme a dit Edgar Morin,
«refoule progressivement et
Claude Alphandéry
Président d’honneur
de France active,
et président
du Conseil national
de l’insertion
par l’activité
économique
(lelabo­ess.org).
PHOTO AFP
Augustin de
Romanet Directeur
général de la Caisse
des dépôts et
consignations.
PHOTO AFP
systématiquement l’ère économique déterminée
par le seul profit».
A.R. : L’économie sociale et solidaire met
l’homme au centre de l’activité de production,
comme lorsque Muhammad Yunus crée la Grameen Bank au Bangladesh. Le risque, c’est le
fait qu’au nom de bonnes intentions, on laisse
s’installer des systèmes qui, n’étant pas mis en
concurrence, peuvent s’endormir. Ce n’est pas
spécifique à l’économie sociale et solidaire.
Une activité économique ne peut pas être pérenne si elle n’est pas en permanence confrontée à la concurrence. L’économie sociale et solidaire, en tant qu’elle s’exonère parfois des
règles de concurrence imposées à toutes les
autres entreprises, ne peut pas être la panacée
absolue. Elle est essentielle parce qu’elle remplit des fonctions qui ne seraient pas remplies
autrement, comme l’insertion des personnes
éloignées du travail, en particulier les handicapés. Il faut veiller à ce que la prise en compte
de la spécificité des personnes ne nous
conduise pas à la rente. Qui dit rente dit mauvaise efficacité économique et donc faible satisfaction de la société, y compris de ses membres les plus démunis.
C.A.: L’économie sociale et solidaire doit avoir
une très grande vigilance à l’égard d’ellemême. C’est une alliance qui peut apparaître
paradoxale, c’est presque un oxymore, ça détermine une tension permanente. Certaines
entreprises sociales ne pensant plus qu’à leurs
problèmes économiques oublient leur vocation
sociale et d’autres sont tellement sociales
qu’elles se plantent économiquement. Elles ne
sont donc pas exemptes de grandes fragilités.
Quant aux entreprises lucratives, si elles prennent conscience de leur mission sociale, par
éthique, par souci d’image, leur mission première et leur modèle économique n’en restent
pas mois la recherche du profit.
A.R. : Je ne suis pas tout à fait d’accord.
Aujourd’hui vous avez un mouvement qui
conduit beaucoup d’actionnaires à refuser
d’investir dans des entreprises qui n’ont pas
des comportements socialement responsables.
Cette démarche est balbutiante, mais par
exemple, dans les fonds que nous gérons, nous
avons demandé à nos gestionnaires de désinvestir dans des sociétés qui produisaient des
mines antipersonnel. Si tout le monde fait la
même chose, il n’y en aura plus. De la même
manière, l’accueil des handicapés dans les entreprises est de plus en plus considéré comme
l’indicateur d’un état d’esprit socialement responsable. Il existe des domaines dans lesquels
le marché ne peut pas tout faire: l’insertion des
handicapés, la promotion de la diversité… Les
logiques de discrimination positive soutenues
par l’Etat permettent de rééquilibrer les situations et d’avoir une société qui soit plus acceptable pour tout le monde.
C.A.: Hélas, ces démarches sont balbutiantes,
et la seule bonne volonté ne peut pas suffire,
il faut donner des règles. Je dirais qu’entre
l’économie sociale et solidaire dont c’est la
mission, et les entreprises qui doivent le faire,
le problème est de savoir qui irrigue l’autre. La
crise est à l’origine de grandes souffrances
mais c’est aussi une extraordinaire opportunité
pour dénoncer cette situation et faire mouvement vers la solidarité.
Débat animé par MAX ARMANET
Retranscrit par ANASTASIA VÉCRIN
(1) Ancienne présidente du conseil de surveillance
de «Libération».
A
la fin du débat, le public a pu
Agnès Touraine: L’Etat doit-il souteposer ses questions aux
nir l’aide à cette économie sociale et
deux invités.
solidaire ?
Matthias Fekl : Face à la
A.R. : L’Etat a des moyens financiers
perte de sens et la souffrance au tralimités et s’efforce avec succès de
vail des salariés, l’économie sociale et
maximiser sa fonction d’impulsion et
solidaire peut-elle préfigurer, par
d’accompagnement. S’agissant des
l’objectif humaniste qu’elle se fixe,
aides aux chômeurs à créer des entrel’économie de demain ?
prises, l’Etat a constaté que ce qui
Claude Alphandéry : Les Jardins de
était le plus important était l’accomCocagne, pour prendre un exemple,
pagnement et la formation des persont au départ des entreprises d’insonnes qui aident les chômeurs à
sertion de personnes en difficulté par
créer des entreprises. Il a décidé de
le maraîchage ; ils visent aussi à proconcentrer ses crédits sur l’accompaduire sans pesticides; puis ils nouent
gnement. Pour le reste, il utilise des
des relations directes, en circuit
prêts sur ressource de fonds d’éparcourt, avec des citadins qui se regrougne et il utilise des intermédiaires, qui
pent pour recevoir des paniers de
sont des associations privées ou des
produits bio; ils transforment ainsi la
associations de l’économie sociale et
manière de produire, d’échanger, de
solidaire qui sont délégataires de sa
consommer. Bien entendu, ils ne saumission. Ces acteurs sont souvent des
raient oublier qu’ils ont un compte
interlocuteurs indispensables pour
d’exploitation. Issus du mouvement social, leurs diri- «La multiplication des
geants, tout en restant insautoentrepreneurs montre qu’on
pirés par celui-ci, doivent
apprendre à se profession- peut soi-même produire des
services sociaux et solidaires.»
naliser ; ce qu’ils font.
Augustin de Romanet : Je ne Augustin de Romanet
voudrais pas cantonner l’économie sociale et solidaire à ce
qu’on pourrait appeler un «ghetto»
l’Etat, puisque étant sur le terrain, ils
de gens exceptionnels. La multiplicasont plus efficaces dans l’optimisation
tion des autoentrepreneurs montre
de l’utilité de ces aides publiques.
qu’on n’a pas besoin d’être dans une
C.A.: L’Etat ne doit pas se désengager,
entreprise pour rendre des services
il doit jouer son rôle de régulateur,
mais qu’on peut, en nouant des relad’animateur et d’aide dans l’éconotions personnelles, en allant chercher
mie sociale et solidaire comme dans
soi-même des clients, ce qui est exles entreprises en général. Mais, il ne
trêmement exigeant, produire des
peut pas tout faire. L’Etat a besoin
services sociaux et solidaires. L’écod’évaluer ces initiatives issues de la
nomie sociale et solidaire gagnera à
société civile. On ne peut pas évaluer
sortir d’une définition trop institucomme souvent l’Etat est tenté de le
tionnelle. Ce laboratoire ne doit
faire à l’aune simple de la
pas être réservé à une élite, qui
comptabilité. Des critères
serait réputée d’un niveau éthiqualitatifs doivent être pris
que inatteignable par les autres.
en considération. Pour
Simone Harari : Vous avez utilisé
les entreprises d’inserle terme de «rente» sans préciser
tion, par exemple, au-delà
si pour vous la rente était ce qui
du nombre de sorties vers
était inefficace ou ce qui était illél’emploi, qui sont bien sûr un
gitime. Pouvez-vous préciser ?
critère légitime, il faut meA.R.: Dans l’acception dans laquelle
surer l’état des perje l’entendais, je voulais parler de
sonnes recrula rente «illégitime» lorsqu’elle ne
tées, la qualité
rémunère pas un service rendu
de l’accompamais une position acquise. Et elle
gnement, l’imest inefficace parce qu’elle ne perpact sur le dévemet pas d’allouer les facteurs de
loppement du
production aux endroits où
territoire. Et l’on ne peut
il y en a le plus besoin.
pas perdre de vue qu’il y a
Dans un pays où les
des territoires particulièreacteurs économiques
ment sinistrés où il est diffibénéficient de telles
cile de trouver du travail.
rentes, les produits
Ces problèmes d’évaluation
qu’ils en retirent ne
sont sans doute, parmi les
sont pas réinvestis dans
problèmes les plus délicats
l’activité économique. J’évode l’économie que nous esquais ce mot de façon provosayons de construire. Ils ne peucatrice pour mettre en garde
vent être ignorés du point de vue de
les entreprises solidaires de ne
l’efficacité ; ils légitiment l’aide de
pas, au motif qu’elles sont subl’Etat et des collectivités locales ; ils
ventionnées, laisser s’installer
sont la condition de la confiance de
une sous-productivité qui
leurs partenaires et du soutien de
conduirait à une mauvaise
l’opinion.
allocation de cet argent.
•
VI
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
CAHIER SPÉCIAL
Les Européens
… plutôt heureux
Diriez-vous qu'en
ce moment
vous êtes
plutôt…
Contents malgré
le contexte
«D
… très heureux
NSPP
Non
… très
malheureux
13%
Oui
… plutôt
malheureux
86%
La famille et les amis,
des valeurs sûres
t qu’est-ce qui les rend
heureux ? La famille
(56%), devant le partenaire (46%) et les amis (25%).
Le bonheur se trouve essentiellement dans les liens tissés avec
l’entourage. Alors que
le XXe siècle a été marqué par la
remise en cause de la famille,
cette dernière contribue
aujourd’hui au bonheur des
Européens de toute génération.
Famille recomposée, partenaire
choisi, amis sélectionnés: on se
construit soi-même son environnement amical et affectif.
Cet environnement rassurant
l’emporte sur les activités (professionnelles ou personnelles).
Les jeunes –jusqu’à 24 ans– privilégient les amis à la famille…
sans pour autant repousser cette
dernière. Nous ne sommes plus
confrontés à une situation perçue d’une famille oppressante.
Au contraire, celle-ci apparaît
protectrice.
E
iriez-vous que vous
êtes heureux?» Invités à répondre à cette
question, les Européens, interrogés dans le baromètre
CSA-Coca-Cola, répondent
par l’affirmative. Malgré le
contexte économique et social
difficile, 86% des Européens se
disent en effet très ou plutôt
heureux.
La crise économique, les inquiétudes écologiques, les incertitudes
relatives à l’égard de l’avenir n’ont
pas non plus conduit les Européens
à se sentir aujourd’hui moins heureux qu’en 2008. Un Européen sur
deux (53%) affirme être aussi heureux cette année que l’an dernier.
Les jeunes Européens et les actifs
sont plus souvent satisfaits de leur
sort que leurs aînés. Notons que
cet écart entre générations est assez prononcé dans les anciens
pays communistes (Roumanie, Bulgarie), les change-
Dans toute l’Europe, le trio de
tête des éléments contribuant à
rendre heureux est identique,
mais son ordre est parfois différent. Les femmes se tournent
plus volontiers vers les enfants
que les hommes. Ces derniers
mentionnant davantage leur
femme ou compagne. Et si les
Français citent la famille (61%)
comme l’élément essentiel de
leur bonheur, loin devant le
partenaire et les amis, les Belges
et les Espagnols placent, eux, le
partenaire en première position (55% et 56%).
Si Internet a modifié profondément nos modes de communication, il n’a pas remisé les relations personnelles directes.
Ainsi, invités à caractériser les
meilleurs moments de la journée, les Européens citent
d’abord les moments d’échange
directs et notamment les échanges du soir avec la famille.
J.-D.L.
ments politiques et sociaux ayant
davantage ouvert d’opportunités
aux jeunes citoyens qu’à la génération plus âgée. Ce niveau de bonheur est d’ailleurs globalement
plus élevé dans les pays de l’Ouest
de l’Europe que dans les pays de
l’Est, exception faite de l’Italie. Sa
composante démographique
(moyenne d’âge la plus élevée des
pays interrogés) jouant légèrement
en sa défaveur.
Les Français, comme souvent dans
ces enquêtes européennes, se distinguent. Ils rencontrent plus de
difficultés que les habitants des
autres pays occidentaux à affirmer
qu’ils sont plus heureux qu’il y a
quelques années. L’indéfectible
côté «râleur» se traduit par une
plus grande difficulté de leur part
à se déclarer optimistes à l’égard
de l’avenir.
JEAN-DANIEL LÉVY
Directeur du département
Politique-opinions de l’institut CSA
La famille
56%
Qu’est-ce qui contribue
le plus à votre bonheur
personnel ?
46% 25%
…
Les loisirs
Le travail ou les études
Les amis
Le partenaire
La musique
Le sport
NSPP
•
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
VII
sont-ils heureux?
Le plaisir, un rêve partagé
C
ette attente de collectif et de
lien social direct se manifeste
aussi lorsque l’on souhaite se
faire plaisir. Ce sont, là encore, les
amis qui sont privilégiés dans
tous les pays, parmi toutes les
tranches d’âge. Est-ce à dire
qu’il s’agit là des seuls moments de plaisir ? Pas vraiment. Les femmes mentionnent en deuxième position le
shopping –que l’on imagine aisément plus
tourné vers le
ve s t i ment a i re
que l’alimentaire – les jeunes,
EUROMIL
l’écoute de la muWhiteston LIONS Paris,
e,
sique, les personle 29 janv.
Hereford
2010
H
nes âgées, la téléUnited Kin RNE
gdom
vision, faire du
sport, chez les hommes.
On le voit donc, la
place du collectif, l’aspiration à vivre ensemble et à se retrouver est
essentielle pour les
Européens interrogés.
On ne vit pas en Europe
uniquement de lien social.
Qu’est-ce qui, parmi ces propositions, vous rendrait le plus heureux ? Et les conditions écono…
Être une star du sport
Faire le tour du monde
Être comédien
miques, les difficultés
professionnelles, entraÊtre un enseignant
Être volontaire pour aider les autres
Être une célébrité
vent l’accès au plaisir.
Être une star de la musique Rencontrer quelqu’un avec qui s’installer NSPP
C’est donc logiquement
Être un inventeur
acte, événement
carrière, destin que le premier rêve men-
33
Belges
94%
Espagnols
91%
Britanniques
Français
Bulgares, Italiens,
Roumains
15 - 24 ans
93%
90% 87% 79%
tionné n’est pas spontanément altruiste. Dans tous les pays, on souhaite gagner au Loto, hormis en
Bulgarie où l’idée de voyager, voire
de faire du bénévolat, contribuerait
plus encore au bonheur.
Nous ne sommes donc pas confrontés en France, en Europe, à un défaitisme ou une posture individuelle
angoissée. Heureusement, nous déclarent les personnes interrogées,
que nous disposons d’un entourage
– famille, amis – fiables sur lequel
nous pouvons nous reposer. Cette
enquête montre bien ainsi ce regard
volontairement optimiste porté par
les Européens.
J.-D.L.
SEPT PAYS SONDÉS
Ce sondage CSA–Coca­Cola a
été réalisé du 2 au 15 décembre
2009 auprès de 500 personnes
âgées de 15 ans et plus dans
chacun des pays suivants:
France, Royaume­Uni, Espagne,
Italie, Belgique, Roumanie,
Bulgarie. Soit un échantillon
représentatif de
3500 personnes au total. Les
résultats commentés sous
le nom Europe sont issus d’un
cumul des échantillons après
pondération en fonction de la
population de chacun des pays
dans l’ensemble.
25 - 49 ans
50 ans et plus
87% 80%
sous-total
«heureux»
Quels sont pour vous les moments les plus heureux de la journée ?
Se retrouver le soir en famille ou entre amis
Manger durant les repas
Dîner en famille
Prendre la boisson du matin
Prendre des nouvelles du monde
Regarder la télévision
Se connecter en ligne avec d'autres
Discuter avec ses amis ou collègues
pendant la journée
Ecouter de la musique sur le chemin
ou au retour du travail ou de l’école
Voir ses amis à l'école
Prendre un raffraichissement
Se mettre au lit
S'allonger et se reposer
Le baiser du matin pour réveiller ses enfants
Faire de l'exercice
Recevoir ou envoyer ses premiers
e-mails ou sms de la journée
PUB_NEXT_mag2010:PUB-NEXT_mag2010 28/01/10 18:50 Page1
Demain dans «Libération»
2010. NE PEUT ÊTRE
VENDU SÉPARÉMENT.
NexT
ION
SUPPLÉMENT À « LIBÉRAT
» NO8932 DU 30 JANVIER
Rencontre : Emmanuelle Seigner
raconte comment elle vit l'incarcération
de Roman Polanski, son époux.
Et revient sur son nouvel album.
Reportage : Karl Lagerfeld a séduit
les femmes de Shanghai.
Document : l'écrivain américain Nick
Mc Donnel décrypte la politique d'Obama
Une fois par mois, NexT, le magazine de «Libération»
City Page X
ret, voyage à BalkanyUrbanisme Levallois-Per
Page XIV
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Nick McDonell
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sa vie est un ro
NO 23
Cette semaine dans «le Mag»
Pleure qui peut, et qui veut :
rencontre éthylique
avec Christian Boltanski.
leMag
E 31
SAMEDI 30 ET DIMANCH
JANVIER 2010
www.liberation.fr
Mode
Les femmes de Shanghai
Musique
Les jeunes pousses
du rock anglais
Idées
Les people traqués
par le peuple
A Levallois, Balkany a fait
table rase du passé.
Jean-Michel Jarre, une tournée
mondiale en pleine synthé.
Une semaine de polémique
autour de Yannick Haenel.
Et les chroniques et les choix culturels de la semaine.
Le plasticien expose
ses «Personnes»
au Grand Palais.
Et reçoit «Libération»
dans son atelier
de Malakoff.
Boltanski le tentateur
UF/ TENDANCE FLOUE
PHOTO PATRICK TOURNEBŒ
Christian
Boltanski
au Grand Palais,
le 12 janvier.
leMag
«Libération + le Mag + «NexT» = 2,30 euros
Samedi 3o janvier
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