«On n’a pas besoin d’être
dans une entreprise pour
rendre des services»
systématiquement l’ère économique déterminée
par le seul profit».
A.R.: L’économie sociale et solidaire met
l’hommeaucentre del’activitédeproduction,
comme lorsqueMuhammadYunuscréelaGra-
meen Bank au Bangladesh. Le risque, c’est le
fait qu’au nom de bonnes intentions, on laisse
s’installerdessystèmesqui,n’étant pas misen
concurrence,peuvent s’endormir.Ce n’est pas
spécifique à l’économie sociale et solidaire.
Une activité économique ne peut pas être pé-
rennesi ellen’estpasen permanenceconfron-
tée à la concurrence. L’économie sociale et so-
lidaire, en tant qu’elle s’exonère parfois des
règles de concurrence imposées à toutes les
autres entreprises, ne peut pas être la panacée
absolue. Elle est essentielle parce qu’elle rem-
plit des fonctions qui ne seraient pas remplies
autrement, comme l’insertion des personnes
éloignées du travail, en particulier les handi-
capés. Ilfautveiller à ceque laprise encompte
de la spécificité des personnes ne nous
conduise pas à la rente. Qui dit rente dit mau-
vaise efficacité économique et donc faible sa-
tisfactionde lasociété, y compris deses mem-
bres les plus démunis.
C.A.: L’économie sociale et solidaire doit avoir
une très grande vigilance à l’égard d’elle-
même. C’est une alliance qui peut apparaître
paradoxale, c’est presque un oxymore, ça dé-
termine une tension permanente. Certaines
entreprises sociales ne pensant plus qu’à leurs
problèmes économiquesoublient leur vocation
sociale et d’autres sont tellement sociales
qu’elles seplantent économiquement.Ellesne
sont donc pas exemptes de grandes fragilités.
Quant aux entreprises lucratives, si elles pren-
nent conscience de leur mission sociale, par
éthique, par souci d’image, leur mission pre-
mière et leur modèle économique n’en restent
pas mois la recherche du profit.
A.R.: Je ne suis pas tout à fait d’accord.
Aujourd’hui vous avez un mouvement qui
conduit beaucoup d’actionnaires à refuser
d’investir dans des entreprises qui n’ont pas
descomportements socialementresponsables.
Cette démarche est balbutiante, mais par
exemple,danslesfondsquenousgérons, nous
avons demandé à nos gestionnaires de désin-
vestir dans des sociétés qui produisaient des
mines antipersonnel. Si tout le monde fait la
même chose, il n’y en aura plus. De la même
manière, l’accueil des handicapés dans les en-
treprises est de plus en plus considéré comme
l’indicateur d’un état d’esprit socialementres-
ponsable. Il existe des domaines dans lesquels
lemarché nepeutpastoutfaire: l’insertiondes
handicapés, la promotion de la diversité… Les
logiques de discrimination positive soutenues
par l’Etat permettent de rééquilibrer les situa-
tions et d’avoirunesociétéquisoit plusaccep-
table pour tout le monde.
C.A.: Hélas, ces démarches sont balbutiantes,
et la seule bonne volonté ne peut pas suffire,
il faut donner des règles. Je dirais qu’entre
l’économie sociale et solidaire dont c’est la
mission, et les entreprises qui doivent le faire,
le problème est de savoir qui irrigue l’autre. La
crise est à l’origine de grandes souffrances
mais c’estaussi une extraordinaireopportunité
pour dénoncer cette situation et faire mouve-
ment vers la solidarité.
Débat animé par MAX ARMANET
Retranscrit par ANASTASIA VÉCRIN
(1) Ancienne présidente du conseil de surveillance
de «Libération».
puissant mais
certaines
structures peu-
vent paraître un
peu archaïques.
Par exemple,
l’idée que le capi-
tal des Scop ne
puisseà aucun mo-
ment être redistri-
bué entre ses mem-
bres me semble un peu
obsolète.
C.A.: Je ne dis pas que l’éco-
nomie sociale puisse repré-
senter l’ensemble de l’écono-
mie. Mais elle doit l’irriguer: les
entreprises ne peuvent ignorer
ses modesde production,d’orga-
nisation, d’accompagnement des
salariés. Avec les pouvoirs publics
aussi, ses liens sont très forts et doi-
vent s’exprimer de manière plus
transparente, plus démocratique. Je
crois à une économie plurielle
où l’économie solidaire
prend toute sa place et,
comme a dit Edgar Morin,
«refoule progressivement et
Augustin de
Romanet Directeur
général de la Caisse
des dépôts et
consignations.
PHOTO AFP
Claude Alphandéry
Président d’honneur
de France active,
et président
du Conseil national
de l’insertion
par l’activité
économique
(lelabo-ess.org).
PHOTO AFP
Agnès Touraine: L’Etat doit-il soute-
nir l’aide à cette économie sociale et
solidaire?
A.R.: L’Etat a des moyens financiers
limités et s’efforce avec succès de
maximisersa fonctiond’impulsionet
d’accompagnement. S’agissant des
aides aux chômeursàcréer des entre-
prises, l’Etat a constaté que ce qui
était le plus important était l’accom-
pagnement et la formation des per-
sonnes qui aident les chômeurs à
créer des entreprises. Il a décidé de
concentrerses créditssurl’accompa-
gnement. Pour le reste, il utilise des
prêts sur ressource de fonds d’épar-
gne etilutilisedesintermédiaires, qui
sont des associations privées ou des
associations de l’économie sociale et
solidaire qui sont délégataires de sa
mission.Ces acteurs sontsouvent des
interlocuteurs indispensables pour
l’Etat, puisque étant sur le terrain, ils
sontplus efficacesdansl’optimisation
de l’utilité de ces aides publiques.
C.A.: L’Etat nedoit pas sedésengager,
il doit jouer son rôle de régulateur,
d’animateur et d’aide dans l’écono-
mie sociale et solidaire comme dans
les entreprises en général. Mais, il ne
peut pas tout faire. L’Etat a besoin
d’évaluer ces initiatives issues de la
société civile. On ne peut pas évaluer
comme souvent l’Etat est tenté de le
faire à l’aune simple de la
comptabilité. Des critères
qualitatifs doivent être pris
en considération. Pour
les entreprises d’inser-
tion, par exemple, au-delà
du nombre de sorties vers
l’emploi,quisont biensûr un
critère légitime, il faut me-
surer l’état des per-
sonnes recru-
tées, la qualité
de l’accompa-
gnement, l’im-
pact sur le déve-
loppement du
territoire. Et l’on ne peut
pas perdre de vue qu’il y a
des territoires particulière-
ment sinistrésoù ilest diffi-
cile de trouver du travail.
Ces problèmes d’évaluation
sont sans doute, parmi les
problèmes les plus délicats
de l’économie que nous es-
sayons de construire. Ils ne peu-
vent êtreignorésdu pointde vuede
l’efficacité; ils légitiment l’aide de
l’Etat et des collectivités locales; ils
sont la condition de la confiance de
leurs partenaires et du soutien de
l’opinion.
Alafindu débat,le publica pu
poser ses questions aux
deux invités.
Matthias Fekl : Face à la
perte de sens et la souffrance au tra-
vaildessalariés, l’économie sociale et
solidaire peut-elle préfigurer, par
l’objectif humaniste qu’elle se fixe,
l’économie de demain?
Claude Alphandéry: Les Jardins de
Cocagne, pour prendre un exemple,
sont au départ des entreprises d’in-
sertion de personnes en difficulté par
le maraîchage; ils visent aussi à pro-
duire sans pesticides; puis ils nouent
des relations directes, en circuit
court,avecdescitadinsquiseregrou-
pent pour recevoir des paniers de
produits bio; ils transforment ainsi la
manière de produire, d’échanger, de
consommer.Bien entendu,ilsnesau-
raient oublier qu’ils ont un compte
d’exploitation. Issus du mou-
vement social, leurs diri-
geants, tout en restant ins-
pirés par celui-ci, doivent
apprendre à se profession-
naliser; ce qu’ils font.
Augustin de Romanet: Je ne
voudraispas cantonner l’éco-
nomie sociale et solidaire à ce
qu’on pourrait appeler un «ghetto»
de gensexceptionnels. Lamultiplica-
tion des autoentrepreneurs montre
qu’on n’a pas besoin d’être dans une
entreprise pour rendre des services
mais qu’on peut, en nouant des rela-
tionspersonnelles,enallantchercher
soi-même des clients, ce qui est ex-
trêmement exigeant, produire des
services sociaux et solidaires. L’éco-
nomie sociale et solidaire gagnera à
sortir d’une définition trop institu-
tionnelle. Ce laboratoire ne doit
pas être réservé à une élite, qui
serait réputée d’un niveau éthi-
que inatteignable par les autres.
Simone Harari: Vous avez utilisé
le terme de «rente» sans préciser
si pour vous la rente était ce qui
étaitinefficace oucequiétait illé-
gitime. Pouvez-vous préciser?
A.R.:Dansl’acception danslaquelle
je l’entendais, je voulais parler de
la rente«illégitime»lorsqu’ellene
rémunère pas un service rendu
mais une position acquise. Et elle
est inefficace parce qu’elle ne per-
met pas d’allouer les facteurs de
productionauxendroitsoù
il y en a le plus besoin.
Dans un pays où les
acteurséconomiques
bénéficient detelles
rentes, les produits
qu’ils en retirent ne
sontpasréinvestisdans
l’activité économique. J’évo-
quais ce mot de façon provo-
catrice pour mettre en garde
les entreprisessolidaires dene
pas, aumotifqu’ellessontsub-
ventionnées, laisser s’installer
une sous-productivité qui
conduirait à une mauvaise
allocation de cet argent.
«La multiplication des
autoentrepreneurs montre qu’on
peut soi-même produire des
services sociaux et solidaires.»
AugustindeRomanet
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 •V