CAHIER
SPÉCIAL
VENDREDI 29 JANVIER 2010
Le bonheur? Une ie neuve
dans la mondialisation.
Une urgence pour les ci-
toyens. Le forum de Rennes
de Libération débattra de
cette idée d’apparence in-
temporelle qui prend sou-
dain une actualité aiguë. La crise a in-
terrompu la croissance: suffit-il de
relancer le logiciel économique pour en
sortir? Ou bien faut-il poser des ques-
tions plus fondamentales comme
celles-ci: la croissance rend-elle heu-
reux?; l’accumulation des richesses
matérielles, objectif principaldesgran-
des nations du monde postmoderne,
débouche-t-elle sur une société de
bien-être?; ou bien faut-il changer
de valeurs et de perspectives?
Pendant plus de vingt ans, depuis
que ledéclin des grandes utopies
a laissé la société marchande et
mocratique seule en lice, la
question du bonheur a été
renvoyée à la sphère prie.
Le marché promettait la
prospérité maté-
En attendant
le forum
«Libération»,
vendredi 26 et
samedi 27 mars
à Rennes,
analyses,
sondages
et réflexions
sur une notion
à redécouvrir.
bonheur
Le
une
idée
neuve!
ParLAURENTJOFFRIN
etMAXARMANET
Peut-on organiser,
comme le fera Libéra-
tionàRennes, enmars,
unforumcivique surle
bonheuraprèsunetra-
gédie comme celle qui
vient de meurtrir
Hti? Paradoxalement, la réponse
est plus facilement positive après
une catastrophe naturelle qu’après
l’unedecesinnombrables tragédies
provoquées par la maltraitance in-
terhumaine. Car, dans le second
cas, pèse le soupçon que c’est
précisément une certaine vision
d’une politique ou d’une idéologie
du bonheur qui aurait engendré un
enfer, au départ pavé d’excellentes
intentions. Dans le cas de la catas-
trophe naturelle, en revanche, les
pires ennemis des secours et de la
reconstruction sont le cynisme et
le désespoir. Et la renaissance de la
forcedeviequ’exprimela solidarité
et l’espérance n’est possible que si
la motivation ultime des êtres hu-
mains, celle d’être ou de devenir
heureux, est présente.
«Tout homme veut être heureux, di-
sait Pascal, y compris celui qui va se
pendr: on ne saurait mieux résu-
mer, jusque dans le paradoxe ul-
time, cette aspiration radicale plus
présente encore au cœur de la tra-
gédie que de la grisaille quoti-
dienne. Certes, cette aspiration au
bonheurne peutseréduire,comme
le mot français risque de le laisser
supposer, à la bonne chance et à
son double, le malheur comme
malchance. Elle suppose une li-
berté possible et elle est mieux tra-
duite dans d’autres langues,
comme enespagnol parla felicidad,
l’aspiration à la joie de vivre. Ou, si
l’on veut jouer sur la sonorité du
mot français, sur l’art de vivre à
la «bonne heure», c’est-à-dire
une qualité de psence et d’inten-
sité de vie.
La main invisible
me avec cette précision séman-
tique, il nous faut pourtant répon-
dre à l’objection de la contre-
productivité du bonheur comme
question collective et publique.
Cette objection est d’autant plus
forte qu’elle vient de deux côtés,
souvent antagonistes. Elle est éco-
nomique, d’inspiration libérale,
et souvent exprimée à droite d’une
part. Mais elle est aussi politique,
d’inspiration démocratique, et
souvent formue à gauche d’autre
part.
La première objection est au cœur
de l’anthropologie sous-jacente au
libéralisme économique. C’est elle
qu’exprime le plus radicalement
Bernard de Mandeville dans la for-
mule célèbre qui servira de point
d’appui à Adam Smith: il n’est nul
besoin de s’atteler à la difficulté de
construire un bien commun et
une bonne société dès lors que
«les vices privés forment les vertus
publiques».
Comme l’a montré Daniel Cohen,
dans son livre la Prospérité du vice,
c’est ce postulat anthropologique
qui a gouverné le modèle occiden-
tal. C’est lui qui sous-tend la main
invisible du marché chez Smith. Le
problème, mis en évidence par Al-
bertHirschman danslesPassions et
les Intérêts, c’est que la part de vé-
rité de ce postulat suppose une
théorie des passions humaines.
Quand le libéralisme économique
en fait l’économie, et oublie que
«l’Homo sapiens demens», comme
dirait Edgar Morin, n’est pas ré-
ductibleàlHomo economicus,sim-
ple individu calculateur rationnel
deses inrêts,ils’engagedans une
fausse piste qui, à terme, devient
destructricedu liensocial.Enoutre
ce modèle ne tient que pour autant
qu’il continue de baigner dans des
sociétés culturellement chrétien-
nes, où il est compensé par des
normeséthiquesqui enlimitentles
aspects socialement destructeurs.
Dès que ce bain culturel chrétien
est moins prégnant, les entrepre-
neurs vertueux du capitalisme,
Retour sur
la perception
du bonheur
public ou
privé– dans
nos sociétés. Etre
rielle,ilrevenait à l’individud’y
trouver son bonheur. Il y avait une
certaine sagesse dans cette dichoto-
mie: si l’Etat se mêle du bonheur des
gens, pensait-on, il étendra son em-
prise sans jamais se limiter, comme
dans les sociétés totalitaires.
La critique du productivisme menée
par l’écologie et l’altermondialisme,
aussi bien que l’impasse où s’est
lancé le capitalisme financiarisé,
transforment la question. La société
où l’individualisme est roi a débou-
ché sur l’inégalité, la dureté du tra-
vail, le pillage de la nature. Par la
voix des citoyens (lire le sondage pa-
ges VI et VII), à travers les interroga-
tions des philosophes, sous la plume
des économistes, une autre voie se
fait jour qui met la fraternité au pre-
mierplan.Unrapportrécentpropose
de remplacer le produit national
brut (PNB) par un indicateur global
debientre quiexprimeralaperfor-
mance des économies d’un point de
vue humain. Ces propositions nou-
velles plaident enfaveur d’unmodèle
fondésurdesvaleurssolidairesetsur
la protection de la planète. Nicolas
Sarkozy, même si la formule est va-
gue,évoque «une politiquede civilisa-
tion» chère à EdgarMorin. Danstou-
tes ces initiatives, sinres ou
opportunistes, on retrouve le même
souci:ramenerl’homme,sescraintes
et ses espoirs, au cœur du modèle de
société, reprendre la maîtrise d’un
veloppement qui échappe à la vo-
lonté collective et entraîne l’huma-
nité dansla spirale dumalheurma-
rialiste. Utopies ? Aimables et
irréalistes propositions?
L’échec patent du modèle jusqu’ici
mis en œuvre par les élites montre
que le réalisme désincarné, sa vision
à court terme, justement, ne suffit
pas. Il rend crédible et urgent
larecherche depolitiquesalter-
natives, intégrant la per-
sonne humaine dans
un temps long. Le bon-
heur de lhomme,
sentiment éminem-
ment subjectif,
redevient une ques-
tion politique. C’est
un progrès.
heureux,
unequestionpolitique
ParPATRICKVIVERET
Philosopheetauteur
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
II CAHIERSPÉCIAL
adeptes de l’épargne et de l’inves-
tissement, se transforment en
hommesd’affairesprofiteurscour-
tiers d’une économie spéculative,
qui finitpar exploser.Circonstance
aggravante mise en lumière ces
dernières années: ce modèle est
écologiquement insoutenable.
C’est la raison pour laquelle la
question du bien-être et du bon-
heur a fini par faire retour chez les
économistes eux-mêmes, et que la
commission présidée par Joseph
Stiglitz a récemment proposé de
donner aux indicateurs de bien-
être une place essentielle dans de
nouvelles mesures de la richesse.
Le modèle du «toujours plu
compensant le stress, la course,
lacompétitionpermanente, lades-
tructionécologique parla promesse
consolatrice vantée par la publicité
d’une consommation censée
apporter bonheur, beauté, amitié
et sérénité– est incapable de se te-
nir dans des limites écologiques
acceptables.
Une cible de choix
Or l’acceptation de celles-ci, la
sortie de cette démesure, (l’hybris
selon les Grecs) n’est possible, sauf
àêtreimpoe autoritairement,que
si elle s’appuie parallèlement sur
une qualité de mieux-être. La so-
briété doit aussi être «heureuse»,
pour reprendre l’expression sug-
gestive de Pierre Rabhi, faute de
quoi nous serions dans la situation
d’un toxicomane à qui on propose
une cure de sevrage. S’il n’a pas
l’espérance du mieux-être, il pré-
férera encore sa dépendance.
Ecologiquement et économique-
ment laquestiondubien-être etdu
bonheur comme enjeu sociétal, et
pas seulement personnel, fait donc
un retour nécessaire. Mais qu’en
est-il politiquement ? C’est là que
nous devons affronter la seconde
objection, démocratique, qui pa-
raît, au prime abord,
plus forte. Après tout
cest le même
homme, Saint-Just,
qui lancera la phrase:
«Le bonheur est une
idée neuve en Europ,
et sera aussi l’un des
acteurs principauxdelaTerreur. Et
il suffit de voir l’instrumentation
du bonheur par le stalinisme et le
maoïsme pour se convaincre que
l’interrogation est légitime.
Pourtant ce qui forme le dérapage
d’unepolitiquedu bonheurinstru-
mentée par les faits totalitaires
n’est-ce pas justement lefait totali-
taire lui-même? Certes l’intensi
émotionnelle qu’exprime l’aspira-
tionaubonheur constitue une cible
de choix pour un processus totali-
taire. Mais il en est de même pour
des aspirations à la liberté, à l’éga-
lité ou à l’amour. Allons-nous re-
noncer à poser ces questions dans
l’espace public sous prétexte que le
capitalisme a instrumenté la pre-
mière valeur, le collectivisme bu-
reaucratique la seconde, et le reli-
gieuxla troisme.Abandonner ces
aspirations au motif de leur instru-
mentation reviendrait à cautionner
un autre totalitarisme, fût-il insi-
dieux, celui qu’exprime la mise en
scène publicitaire du bonheur
dans les sociétés de marché.
Si risque d’instrumentation
autoritaire de valeurs fon-
damentales il y a, c’est
donc la démocratie qui en
constitue le meilleur an-
tidote. Mais la démocra-
tie, non réduite à sa
forme quantitative de la
loi du nombre. Car cette
garantie-là est insuffi-
sante face aux dérapages
autoritaires ou sectaires,
dont le référendum suisse
sur l’interdiction de la cons-
truction desminarets vient de
donner un nouvel exemple. Ce
dont nous avons besoin, c’est
d’une mutation qualitative de la
démocratie qui se construit par la
citoyenneté. Ce qui définit alors la
démocratie c’est sa capacité à ac-
cepter et à traiter l’altérité. C’est
l’art de transformer des ennemis
que l’on souhaiterait éradiquer en
partenaires-adversaires, avec les-
quels le désaccord se construit ;
c’est l’espace ou le conflit qui
constitue une alternative à la vio-
lence.
Fédérateurs d’énergie
C’estdire qu’ilnesuffitpas,pardes
formes participatives, d’étendre le
nombre de citoyens concernés. Il
faut aussi travailler à la mutation
qualitative de la démocratie par
l’éducation populaire et citoyenne,
par laconstruction des formesli-
ratives, par le bon usage des dif-
férences et des divergences. C’est
de cette qualité dont nous aurons
besoin en France, lors des rendez-
vous électoraux desmoisetdesan-
nées à venir, pourtirerversle haut,
nonseulement laqualité des bats
publics, mais aussi celle des per-
sonnes qui prétendent exercer des
responsabilités de haut niveau.
La qualité démocratique constitue
le cœur de l’alternative au phéno-
mène «médiocratique», qui tire
vers le bas la démocratie. Nous ne
pouvons plus, dans une période
historique de plus en plus cruciale
pourle devenirde l’humani, nous
payer le luxe d’avoir des mécanis-
mes qui sélectionnent les respon-
sablespublicssurleurs fautsplus
que sur leurs qualités.
Nous avons besoinderesponsables,
capables de vision là où le système
médiocratique privilégie le court-
termisme ; capables de qualité
d’écoute là où le système incite à
l’autisme; démontrant des capa-
cités d’ensembliers et de fédéra-
teurs d’énergies plus que d’aspira-
tions à ladominanceet d’obsession
narcissique. En un mot, capables
d’être eux-mêmes suffisamment
bien dans leur peau, pour ne pas
chercher désespérément dans la
toxicomanie du pouvoir ou de l’ar-
gent unantidoteàleurpropre mal-
être. Décidément oui, la question
du bonheur est bien redevenue
éminemment politique.
Dessin WILLEM
Nous ne pouvons plus nous payer
le luxe d’avoir des mécanismes
qui sélectionnent les responsables
publics sur leurs défauts plus
que sur leurs qualités.
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 III
Les controverse
Les controverse
du progrè
s
Les controverse
Les controverse
du progrè
s
Les controverse
Les controverse
du progrè
s
Les controverse
Les controverse
s
du progrè
du progrè
EntreEtatetmarché,
quelleplace
pourléconomie
sociale?
Léconomie aide-t-elle à être heu-
reux? A gauche, la chute du Mur a
durablement discrédité les utopies
visant à imposer grâce à l’Etat un
bonheurcollectif.Adroite, lacrise
mondiale dontnousne sommespas
encore sortis a montré que le mar-
chésurlequel nossociétésavaientmistousleurs
espoirsdebonheur individueln’aconduitquà
lafaillite. Commentimaginerunnouveaumo-
dèlequinageautant les aspirationsdesindi-
vidusquelesexigencesducollectif?Entre lEtat
et le marché, émerge une proposition d’éco-
nomiesociale et solidaire.Enreconsidérantla
façonde produireetd’apprécierlesrichesses,
elleprétend participer à laconstruction d’une
nouvelle forme de bonheur où la place de
lhommeseraitréévale.EntreEtatet marché,
ya-t-iluneplacepourune économiesociale et
solidaire? Pour répondre àcettequestion,nous
avons demanà ClaudeAlphanry,promo-
teur de cette nouvelle forme d’économie et
Augustin de Romanet, directeur général de la
Caissedesdépôts etconsignations,debattre.
Etpourles questionner,MatthiasFekl,élu local
àMarmande,SimoneHarari,productricedeté-
lévisionetAgnèsTouraine,dirigeanted’uneso-
ciété de jeux vio (1).
ClaudeAlphanry:Léconomie sociale etsoli-
daire est à la fois partout et méconnue. Nous
traversons une crise financière, économique,
sociale et écologique. Cette crise révèle et am-
plifie des déséquilibres entre les pays, entre les
ethnies, des inégalités qui rompent lacohésion
sociale. L’onde de choc de la crise a provoqué
des sursauts réformateurs, régulateurs, mais
il s’agit de mesures superficielles qui ne met-
tent pas en cause le mode de développement.
Ces mesures sont souvent controversées,
contournées, dévitalisées, et tout laisse penser
qu’on est en train de revenir au «business as
usua,c’est-à-direàunesituationquiestpré-
cisément à l’origine des crises répétées et de
plus en plus profondes.
Enface,ilyauneéconomie sociale etsolidaire,
c’est-dire des initiativesmultiples,bouillon-
nantes, qui cherchent à amortir les dégâts de
la crise, et résistent au désordre et à la déme-
sure. Elles vont plus loin encore, tendant à
transformer la société, à sortir de la crise par
le haut. Par exemple, l’insertion par l’activité
économique qui recrute et accompagne des
gens rejetés du travail productif, les services
aux personnes insuffisamment solvables, la
protection de l’environnement, etc. obligent
à inventer des modes de production et d’orga-
nisation voire des créneaux d’activité. Toutes
ces initiatives existent et ont fait leurs preuves.
Certaines sont fragiles, mais beaucoup ont
réussi à employer des gens, à trouver de
nouveauxmarchés. Pourtant leurplace
reste modeste et elles ne sont pas
reconnues comme ayant une
portée générale.
La Caisse des dépôts sou-
tient ces initiatives, peu-
vent-elles se substituer à
l’économie classique?
Augustin deRomanet: Non.
Le capitalisme se définit
comme lelibre jeu dumarché
etlapromotiondela propriété
privée. Il a souvent été perçu
comme quelque chose d’animé
alors que ce n’est qu’un
outil. Si vous laissez un
moteur tourner tout seul
sans l’entretenir et sans le réguler, il peut
devenir fou, exploser et blesser voire tuer les
gens qui sont autour de lui. Cette machine doit
être gérée par les humains et pour le bénéfice
des humains. Raymond Aron, dans ses leçons
sur la société industrielle, expliquait que le ca-
pitalismene s’autotruiraitjamais.Pourquoi?
Parcequec’estunmoteur élémentaire qui met
face à face des agents économiques pour per-
mettre à l’activité économique de s’exercer.
Pour réguler ce capitalisme, il existe des outils
à tous les niveaux. Des systèmes mondiaux
comme lesystèmede gulationdel’OMC, par
exemple. Vous avez aussi des systèmes de
proximité comme les mutuelles, les systèmes
de société coopérative ouvrière de protection
(Scop). Mais je ne pense pas qu’on puisse ré-
duire la régulation et «l’apprivoisement» du
capitalisme à l’économie sociale et solidaire.
Nous avons besoin de grandes entreprises où
il faut aussi promouvoir une économie so-
ciale qui respecte les personnes et qui les
associe à la prospéri. Si vous ne faites
pas participer les salariés à la création
de richesse,vous nepouvezpas aboutir
à une coexistence équilibrée et à un intérêt
réciproque de l’ensemble des acteurs. Le mes-
sage de l’économie sociale et solidaire est très
ParLAURENTJOFFRIN
et MAX ARMANET
La fin
d’une idole
Entre la main invisible
du marché, et la promesse
de félicité prodiguée par
un Etat omnipotent,
deux points communs:
la même croyance en
une science mécanique,
l’économie, capable
de satisfaire les aspirations
des gens, la même
incapacité à y parvenir.
L’économie a pris son essor
au début de la révolution
industrielle lancée, il a y
un peu plus
de deux siècles.
Prenant le statut de
science dure, l’outil
économique,
ses équations, ses lignes
de production,
ses statistiques, avait
la prétention, en mesurant
la production matérielle
d’un pays, de définir l’état
de bonheur de ses
habitants. Erreur!
L’économie n’est
décidément pas une
science exacte, seulement
un instrument
d’appréciation des
activités humaines, d’où
l’idée de la réactualiser en
changeant ses paramètres
afin d’intégrer des
indicateurs du bonheur,
les aspirations fraternelles
des peuples et des gens.
L’économie sociale et
solidaire est une tentative
dans ce sens. Elle cherche
à réhumaniser l’activité
productrice.
Est-ce réaliste? Une chose
est certaine, la crise
aidant, on a cessé d’adorer
les idoles du marché.
Le Veau d’or du CAC 40 ne
fait plus illusion que pour
les traders accrochés à leur
bonus. Un espace libéré
de ces dogmes archaïques
s’est ouvert, il convient
de le réoccuper.
Emission réalisée par
Marie-Christine Clauzet
et diffusée aujourd’hui
sur France Culture
entre 18h20
et 19 heures.
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010
IV CAHIERSPÉCIAL
«On na pas besoin dêtre
dans une entreprise pour
rendre des services»
systématiquement l’ère économique déterminée
par le seul profit».
A.R.: L’économie sociale et solidaire met
l’hommeaucentre del’activitédeproduction,
comme lorsqueMuhammadYunuscréelaGra-
meen Bank au Bangladesh. Le risque, c’est le
fait qu’au nom de bonnes intentions, on laisse
s’installerdessysmesqui,n’étant pas misen
concurrence,peuvent s’endormir.Ce n’est pas
spécifique à l’économie sociale et solidaire.
Une activité économique ne peut pas être pé-
rennesi ellen’estpasen permanenceconfron-
tée à la concurrence. L’économie sociale et so-
lidaire, en tant qu’elle s’exonère parfois des
règles de concurrence imposées à toutes les
autres entreprises, ne peut pas être la panacée
absolue. Elle est essentielle parce qu’elle rem-
plit des fonctions qui ne seraient pas remplies
autrement, comme l’insertion des personnes
éloignées du travail, en particulier les handi-
capés. Ilfautveiller à ceque laprise encompte
de la spécificité des personnes ne nous
conduise pas à la rente. Qui dit rente dit mau-
vaise efficacité économique et donc faible sa-
tisfactionde lasocté, y compris deses mem-
bres les plus démunis.
C.A.: L’économie sociale et solidaire doit avoir
une très grande vigilance à l’égard d’elle-
même. C’est une alliance qui peut apparaître
paradoxale, c’est presque un oxymore, ça dé-
termine une tension permanente. Certaines
entreprises sociales ne pensant plus qu’à leurs
probmes économiquesoublient leur vocation
sociale et d’autres sont tellement sociales
qu’elles seplantent économiquement.Ellesne
sont donc pas exemptes de grandes fragilis.
Quant aux entreprises lucratives, si elles pren-
nent conscience de leur mission sociale, par
éthique, par souci d’image, leur mission pre-
mière et leur modèle économique n’en restent
pas mois la recherche du profit.
A.R.: Je ne suis pas tout à fait d’accord.
Aujourd’hui vous avez un mouvement qui
conduit beaucoup d’actionnaires à refuser
d’investir dans des entreprises qui n’ont pas
descomportements socialementresponsables.
Cette démarche est balbutiante, mais par
exemple,danslesfondsquenousrons, nous
avons demandé à nos gestionnaires de désin-
vestir dans des sociétés qui produisaient des
mines antipersonnel. Si tout le monde fait la
même chose, il n’y en aura plus. De la même
manière, l’accueil des handicapés dans les en-
treprises est de plus en plus considéré comme
l’indicateur d’un état d’esprit socialementres-
ponsable. Il existe des domaines dans lesquels
lemarché nepeutpastoutfaire: l’insertiondes
handicapés, la promotion de la diversité… Les
logiques de discrimination positive soutenues
par l’Etat permettent de rééquilibrer les situa-
tions et d’avoirunesocquisoit plusaccep-
table pour tout le monde.
C.A.: las, ces démarches sont balbutiantes,
et la seule bonne volonté ne peut pas suffire,
il faut donner des règles. Je dirais qu’entre
l’économie sociale et solidaire dont c’est la
mission, et les entreprises qui doivent le faire,
le problème est de savoir qui irrigue l’autre. La
crise est à l’origine de grandes souffrances
mais c’estaussi une extraordinaireopportunité
pour dénoncer cette situation et faire mouve-
ment vers la solidarité.
bat animé par MAX ARMANET
Retranscrit par ANASTASIA VÉCRIN
(1) Ancienne présidente du conseil de surveillance
de «Libération».
puissant mais
certaines
structures peu-
vent paraître un
peu archaïques.
Par exemple,
l’idée que le capi-
tal des Scop ne
puisseà aucun mo-
ment être redistri-
bué entre ses mem-
bres me semble un peu
obsolète.
C.A.: Je ne dis pas que l’éco-
nomie sociale puisse repré-
senter l’ensemble de l’écono-
mie. Mais elle doit l’irriguer: les
entreprises ne peuvent ignorer
ses modesde production,d’orga-
nisation, d’accompagnement des
salariés. Avec les pouvoirs publics
aussi, ses liens sont très forts et doi-
vent s’exprimer de manière plus
transparente, plus démocratique. Je
crois à une économie plurielle
où léconomie solidaire
prend toute sa place et,
comme a dit Edgar Morin,
«refoule progressivement et
Augustin de
Romanet Directeur
général de la Caisse
des dépôts et
consignations.
PHOTO AFP
Claude Alphandéry
Président d’honneur
de France active,
et président
du Conseil national
de l’insertion
par l’activité
économique
(lelabo-ess.org).
PHOTO AFP
Agnès Touraine: L’Etat doit-il soute-
nir l’aide à cette économie sociale et
solidaire?
A.R.: L’Etat a des moyens financiers
limités et s’efforce avec succès de
maximisersa fonctiond’impulsionet
d’accompagnement. S’agissant des
aides aux chômeursàcréer des entre-
prises, l’Etat a constaté que ce qui
était le plus important était l’accom-
pagnement et la formation des per-
sonnes qui aident les chômeurs à
créer des entreprises. Il a décidé de
concentrerses créditssurl’accompa-
gnement. Pour le reste, il utilise des
prêts sur ressource de fonds d’épar-
gne etilutilisedesintermédiaires, qui
sont des associations privées ou des
associations de l’économie sociale et
solidaire qui sont délégataires de sa
mission.Ces acteurs sontsouvent des
interlocuteurs indispensables pour
l’Etat, puisque étant sur le terrain, ils
sontplus efficacesdansl’optimisation
de l’utilité de ces aides publiques.
C.A.: L’Etat nedoit pas sedésengager,
il doit jouer son rôle de régulateur,
d’animateur et d’aide dans l’écono-
mie sociale et solidaire comme dans
les entreprises en général. Mais, il ne
peut pas tout faire. L’Etat a besoin
d’évaluer ces initiatives issues de la
société civile. On ne peut pas évaluer
comme souvent l’Etat est tenté de le
faire à l’aune simple de la
comptabilité. Des critères
qualitatifs doivent être pris
en considération. Pour
les entreprises d’inser-
tion, par exemple, au-de
du nombre de sorties vers
l’emploi,quisont bienr un
crire légitime, il faut me-
surer l’état des per-
sonnes recru-
tées, la qualité
de l’accompa-
gnement, l’im-
pact sur le déve-
loppement du
territoire. Et l’on ne peut
pas perdre de vue qu’il y a
des territoires particulière-
ment sinistrésoù ilest diffi-
cile de trouver du travail.
Ces problèmes d’évaluation
sont sans doute, parmi les
problèmes les plus délicats
de l’économie que nous es-
sayons de construire. Ils ne peu-
vent êtreignorésdu pointde vuede
l’efficacité; ils légitiment l’aide de
l’Etat et des collectivités locales; ils
sont la condition de la confiance de
leurs partenaires et du soutien de
l’opinion.
Alafindu bat,le publica pu
poser ses questions aux
deux invités.
Matthias Fekl : Face à la
perte de sens et la souffrance au tra-
vaildessalariés, l’économie sociale et
solidaire peut-elle préfigurer, par
l’objectif humaniste qu’elle se fixe,
l’économie de demain?
Claude Alphandéry: Les Jardins de
Cocagne, pour prendre un exemple,
sont au départ des entreprises d’in-
sertion de personnes en difficulté par
le maraîchage; ils visent aussi à pro-
duire sans pesticides; puis ils nouent
des relations directes, en circuit
court,avecdescitadinsquiseregrou-
pent pour recevoir des paniers de
produits bio; ils transforment ainsi la
manière de produire, d’échanger, de
consommer.Bien entendu,ilsnesau-
raient oublier qu’ils ont un compte
d’exploitation. Issus du mou-
vement social, leurs diri-
geants, tout en restant ins-
pirés par celui-ci, doivent
apprendre à se profession-
naliser; ce qu’ils font.
Augustin de Romanet: Je ne
voudraispas cantonner l’éco-
nomie sociale et solidaire à ce
qu’on pourrait appeler un «ghetto»
de gensexceptionnels. Lamultiplica-
tion des autoentrepreneurs montre
qu’on n’a pas besoin d’être dans une
entreprise pour rendre des services
mais qu’on peut, en nouant des rela-
tionspersonnelles,enallantchercher
soi-même des clients, ce qui est ex-
trêmement exigeant, produire des
services sociaux et solidaires. L’éco-
nomie sociale et solidaire gagnera à
sortir d’une définition trop institu-
tionnelle. Ce laboratoire ne doit
pas être réservé à une élite, qui
serait répue d’un niveau éthi-
que inatteignable par les autres.
Simone Harari: Vous avez utilisé
le terme de «rente» sans préciser
si pour vous la rente était ce qui
étaitinefficace oucequiétait illé-
gitime. Pouvez-vous préciser?
A.R.:Dansl’acception danslaquelle
je l’entendais, je voulais parler de
la rente«ilgitime»lorsqu’ellene
rémunère pas un service rendu
mais une position acquise. Et elle
est inefficace parce qu’elle ne per-
met pas d’allouer les facteurs de
productionauxendroitsoù
il y en a le plus besoin.
Dans un pays où les
acteurséconomiques
néficient detelles
rentes, les produits
qu’ils en retirent ne
sontpasréinvestisdans
l’activité économique. J’évo-
quais ce mot de façon provo-
catrice pour mettre en garde
les entreprisessolidaires dene
pas, aumotifqu’ellessontsub-
ventionnées, laisser s’installer
une sous-productivité qui
conduirait à une mauvaise
allocation de cet argent.
«La multiplication des
autoentrepreneurs montre qu’on
peut soi-même produire des
services sociaux et solidaires.»
AugustindeRomanet
LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 V
1 / 8 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !