CAHIER SPÉCIAL VENDREDI 29 JANVIER 2010 Le r u e h n o bune ! idéueve ne En attendant le forum «Libération», vendredi 26 et samedi 27 mars à Rennes, analyses, sondages et réflexions sur une notion à redécouvrir. Par LAURENT JOFFRIN et MAX ARMANET L e bonheur ? Une idée neuve dans la mondialisation. Une urgence pour les citoyens. Le forum de Rennes de Libération débattra de cette idée d’apparence intemporelle qui prend soudain une actualité aiguë. La crise a interrompu la croissance : suffit-il de relancer le logiciel économique pour en sortir? Ou bien faut-il poser des questions plus fondamentales comme celles-ci : la croissance rend-elle heureux ?; l’accumulation des richesses matérielles, objectif principal des grandes nations du monde postmoderne, débouche-t-elle sur une société de bien-être?; ou bien faut-il changer de valeurs et de perspectives ? Pendant plus de vingt ans, depuis que le déclin des grandes utopies a laissé la société marchande et démocratique seule en lice, la question du bonheur a été renvoyée à la sphère privée. Le marché promettait la prospérité maté- II • LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 CAHIER SPÉCIAL rielle, il revenait à l’individu d’y trouver son bonheur. Il y avait une certaine sagesse dans cette dichotomie: si l’Etat se mêle du bonheur des gens, pensait-on, il étendra son emprise sans jamais se limiter, comme dans les sociétés totalitaires. La critique du productivisme menée par l’écologie et l’altermondialisme, aussi bien que l’impasse où s’est lancé le capitalisme financiarisé, transforment la question. La société où l’individualisme est roi a débouché sur l’inégalité, la dureté du travail, le pillage de la nature. Par la voix des citoyens (lire le sondage pages VI et VII), à travers les interrogations des philosophes, sous la plume des économistes, une autre voie se fait jour qui met la fraternité au premier plan. Un rapport récent propose de remplacer le produit national brut (PNB) par un indicateur global de bien-être qui exprimera la performance des économies d’un point de vue humain. Ces propositions nouvelles plaident en faveur d’un modèle fondé sur des valeurs solidaires et sur la protection de la planète. Nicolas Sarkozy, même si la formule est vague, évoque «une politique de civilisation» chère à Edgar Morin. Dans toutes ces initiatives, sincères ou opportunistes, on retrouve le même souci: ramener l’homme, ses craintes et ses espoirs, au cœur du modèle de société, reprendre la maîtrise d’un développement qui échappe à la vo- lonté collective et entraîne l’humanité dans la spirale du malheur matérialiste. Utopies ? Aimables et irréalistes propositions ? L’échec patent du modèle jusqu’ici mis en œuvre par les élites montre que le réalisme désincarné, sa vision à court terme, justement, ne suffit pas. Il rend crédible et urgent la recherche de politiques alternatives, intégrant la personne humaine dans un temps long. Le bonheur de l’homme, sentiment éminemment subjectif, redevient une question politique. C’est un progrès. • Retour sur la perception du bonheur –public ou privé– dans nos sociétés. Etre heureux, une question politique Par PATRICK VIVERET Philosophe et auteur P eut-on organiser, comme le fera Libération à Rennes, en mars, un forum civique sur le bonheur après une tragédie comme celle qui vient de meurtrir Haïti? Paradoxalement, la réponse est plus facilement positive après une catastrophe naturelle qu’après l’une de ces innombrables tragédies provoquées par la maltraitance interhumaine. Car, dans le second cas, pèse le soupçon que c’est précisément une certaine vision d’une politique ou d’une idéologie du bonheur qui aurait engendré un enfer, au départ pavé d’excellentes intentions. Dans le cas de la catas- trophe naturelle, en revanche, les pires ennemis des secours et de la reconstruction sont le cynisme et le désespoir. Et la renaissance de la force de vie qu’exprime la solidarité et l’espérance n’est possible que si la motivation ultime des êtres humains, celle d’être ou de devenir heureux, est présente. «Tout homme veut être heureux, disait Pascal, y compris celui qui va se pendre»: on ne saurait mieux résumer, jusque dans le paradoxe ultime, cette aspiration radicale plus présente encore au cœur de la tragédie que de la grisaille quotidienne. Certes, cette aspiration au bonheur ne peut se réduire, comme le mot français risque de le laisser supposer, à la bonne chance et à son double, le malheur comme malchance. Elle suppose une li- berté possible et elle est mieux traduite dans d’autres langues, comme en espagnol par la felicidad, l’aspiration à la joie de vivre. Ou, si l’on veut jouer sur la sonorité du mot français, sur l’art de vivre à la «bonne heure», c’est-à-dire une qualité de présence et d’intensité de vie. La main invisible Même avec cette précision sémantique, il nous faut pourtant répondre à l’objection de la contreproductivité du bonheur comme question collective et publique. Cette objection est d’autant plus forte qu’elle vient de deux côtés, souvent antagonistes. Elle est économique, d’inspiration libérale, et souvent exprimée à droite d’une part. Mais elle est aussi politique, d’inspiration démocratique, et souvent formulée à gauche d’autre part. La première objection est au cœur de l’anthropologie sous-jacente au libéralisme économique. C’est elle qu’exprime le plus radicalement Bernard de Mandeville dans la formule célèbre qui servira de point d’appui à Adam Smith: il n’est nul besoin de s’atteler à la difficulté de construire un bien commun et une bonne société dès lors que «les vices privés forment les vertus publiques». Comme l’a montré Daniel Cohen, dans son livre la Prospérité du vice, c’est ce postulat anthropologique qui a gouverné le modèle occidental. C’est lui qui sous-tend la main invisible du marché chez Smith. Le problème, mis en évidence par Al- bert Hirschman dans les Passions et les Intérêts, c’est que la part de vérité de ce postulat suppose une théorie des passions humaines. Quand le libéralisme économique en fait l’économie, et oublie que «l’Homo sapiens demens», comme dirait Edgar Morin, n’est pas réductible à l’Homo economicus, simple individu calculateur rationnel de ses intérêts, il s’engage dans une fausse piste qui, à terme, devient destructrice du lien social. En outre ce modèle ne tient que pour autant qu’il continue de baigner dans des sociétés culturellement chrétiennes, où il est compensé par des normes éthiques qui en limitent les aspects socialement destructeurs. Dès que ce bain culturel chrétien est moins prégnant, les entrepreneurs vertueux du capitalisme, • LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 III gieux la troisième. Abandonner ces aspirations au motif de leur instrumentation reviendrait à cautionner un autre totalitarisme, fût-il insidieux, celui qu’exprime la mise en scène publicitaire du bonheur dans les sociétés de marché. Si risque d’instrumentation autoritaire de valeurs fondamentales il y a, c’est donc la démocratie qui en constitue le meilleur antidote. Mais la démocratie, non réduite à sa forme quantitative de la loi du nombre. Car cette garantie-là est insuffisante face aux dérapages autoritaires ou sectaires, dont le référendum suisse sur l’interdiction de la construction des minarets vient de donner un nouvel exemple. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une mutation qualitative de la démocratie qui se construit par la citoyenneté. Ce qui définit alors la démocratie c’est sa capacité à accepter et à traiter l’altérité. C’est l’art de transformer des ennemis que l’on souhaiterait éradiquer en partenaires-adversaires, avec lesquels le désaccord se construit ; c’est l’espace ou le conflit qui constitue une alternative à la violence. De ssin WI LL EM Fédérateurs d’énergie adeptes de l’épargne et de l’investissement, se transforment en hommes d’affaires profiteurs courtiers d’une économie spéculative, qui finit par exploser. Circonstance aggravante mise en lumière ces dernières années : ce modèle est écologiquement insoutenable. C’est la raison pour laquelle la question du bien-être et du bonheur a fini par faire retour chez les économistes eux-mêmes, et que la commission présidée par Joseph Stiglitz a récemment proposé de donner aux indicateurs de bienêtre une place essentielle dans de nouvelles mesures de la richesse. Le modèle du «toujours plus» – compensant le stress, la course, la compétition permanente, la destruction écologique par la promesse consolatrice vantée par la publicité d’une consommation censée apporter bonheur, beauté, amitié et sérénité– est incapable de se tenir dans des limites écologiques acceptables. Une cible de choix Or l’acceptation de celles-ci, la sortie de cette démesure, (l’hybris selon les Grecs) n’est possible, sauf à être imposée autoritairement, que si elle s’appuie parallèlement sur une qualité de mieux-être. La sobriété doit aussi être «heureuse», pour reprendre l’expression suggestive de Pierre Rabhi, faute de quoi nous serions dans la situation d’un toxicomane à qui on propose une cure de sevrage. S’il n’a pas l’espérance du mieux-être, il préférera encore sa dépendance. Ecologiquement et économique- ment la question du bien-être et du mentée par les faits totalitaires bonheur comme enjeu sociétal, et n’est-ce pas justement le fait totalipas seulement personnel, fait donc taire lui-même ? Certes l’intensité un retour nécessaire. Mais qu’en émotionnelle qu’exprime l’aspiraest-il politiquement ? C’est là que tion au bonheur constitue une cible nous devons affronter la seconde de choix pour un processus totaliobjection, démocratique, qui pa- taire. Mais il en est de même pour raît, au prime abord, plus forte. Après tout Nous ne pouvons plus nous payer c’est le même le luxe d’avoir des mécanismes homme, Saint-Just, qui lancera la phrase: qui sélectionnent les responsables «Le bonheur est une publics sur leurs défauts plus idée neuve en Europe», que sur leurs qualités. et sera aussi l’un des acteurs principaux de la Terreur. Et des aspirations à la liberté, à l’égail suffit de voir l’instrumentation lité ou à l’amour. Allons-nous redu bonheur par le stalinisme et le noncer à poser ces questions dans maoïsme pour se convaincre que l’espace public sous prétexte que le l’interrogation est légitime. capitalisme a instrumenté la prePourtant ce qui forme le dérapage mière valeur, le collectivisme bud’une politique du bonheur instru- reaucratique la seconde, et le reli- C’est dire qu’il ne suffit pas, par des formes participatives, d’étendre le nombre de citoyens concernés. Il faut aussi travailler à la mutation qualitative de la démocratie par l’éducation populaire et citoyenne, par la construction des formes délibératives, par le bon usage des différences et des divergences. C’est de cette qualité dont nous aurons besoin en France, lors des rendezvous électoraux des mois et des années à venir, pour tirer vers le haut, non seulement la qualité des débats publics, mais aussi celle des personnes qui prétendent exercer des responsabilités de haut niveau. La qualité démocratique constitue le cœur de l’alternative au phénomène «médiocratique», qui tire vers le bas la démocratie. Nous ne pouvons plus, dans une période historique de plus en plus cruciale pour le devenir de l’humanité, nous payer le luxe d’avoir des mécanismes qui sélectionnent les responsables publics sur leurs défauts plus que sur leurs qualités. Nous avons besoin de responsables, capables de vision là où le système médiocratique privilégie le courttermisme ; capables de qualité d’écoute là où le système incite à l’autisme ; démontrant des capacités d’ensembliers et de fédérateurs d’énergies plus que d’aspirations à la dominance et d’obsession narcissique. En un mot, capables d’être eux-mêmes suffisamment bien dans leur peau, pour ne pas chercher désespérément dans la toxicomanie du pouvoir ou de l’argent un antidote à leur propre malêtre. Décidément oui, la question du bonheur est bien redevenue éminemment politique. • IV • LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 CAHIER SPÉCIAL s EntreEtatetmarché, s quelleplace pourl’économie s sociale? s L’ Les controverse du progrè Les controverse du progrè Par LAURENT JOFFRIN et MAX ARMANET La fin d’une idole Entre la main invisible du marché, et la promesse de félicité prodiguée par un Etat omnipotent, deux points communs : la même croyance en une science mécanique, l’économie, capable de satisfaire les aspirations des gens, la même incapacité à y parvenir. L’économie a pris son essor au début de la révolution industrielle lancée, il a y un peu plus de deux siècles. Prenant le statut de science dure, l’outil économique, ses équations, ses lignes de production, ses statistiques, avait la prétention, en mesurant la production matérielle d’un pays, de définir l’état de bonheur de ses habitants. Erreur ! L’économie n’est décidément pas une science exacte, seulement un instrument d’appréciation des activités humaines, d’où l’idée de la réactualiser en changeant ses paramètres afin d’intégrer des indicateurs du bonheur, les aspirations fraternelles des peuples et des gens. L’économie sociale et solidaire est une tentative dans ce sens. Elle cherche à réhumaniser l’activité productrice. Est-ce réaliste ? Une chose est certaine, la crise aidant, on a cessé d’adorer les idoles du marché. Le Veau d’or du CAC 40 ne fait plus illusion que pour les traders accrochés à leur bonus. Un espace libéré de ces dogmes archaïques s’est ouvert, il convient de le réoccuper. Les controverse du progrè Les controverse économie aide-t-elle à être heureux? A gauche, la chute du Mur a durablement discrédité les utopies visant à imposer grâce à l’Etat un bonheur collectif. A droite, la crise mondiale dont nous ne sommes pas encore sortis a montré que le marché sur lequel nos sociétés avaient mis tous leurs espoirs de bonheur individuel n’a conduit qu’à la faillite. Comment imaginer un nouveau modèle qui ménage autant les aspirations des individus que les exigences du collectif? Entre l’Etat et le marché, émerge une proposition d’économie sociale et solidaire. En reconsidérant la façon de produire et d’apprécier les richesses, elle prétend participer à la construction d’une nouvelle forme de bonheur où la place de l’homme serait réévaluée. Entre Etat et marché, y a-t-il une place pour une économie sociale et solidaire? Pour répondre à cette question, nous avons demandé à Claude Alphandéry, promoteur de cette nouvelle forme d’économie et Augustin de Romanet, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, de débattre. Et pour les questionner, Matthias Fekl, élu local à Marmande, Simone Harari, productrice de télévision et Agnès Touraine, dirigeante d’une société de jeux vidéo (1). gens rejetés du travail productif, les services aux personnes insuffisamment solvables, la protection de l’environnement, etc. obligent à inventer des modes de production et d’organisation voire des créneaux d’activité. Toutes ces initiatives existent et ont fait leurs preuves. Certaines sont fragiles, mais beaucoup ont réussi à employer des gens, à trouver de nouveaux marchés. Pourtant leur place reste modeste et elles ne sont pas reconnues comme ayant une portée générale. La Caisse des dépôts soutient ces initiatives, peuvent-elles se substituer à l’économie classique? Augustin de Romanet: Non. Le capitalisme se définit comme le libre jeu du marché et la promotion de la propriété privée. Il a souvent été perçu comme quelque chose d’animé alors que ce n’est qu’un outil. Si vous laissez un moteur tourner tout seul sans l’entretenir et sans le réguler, il peut devenir fou, exploser et blesser voire tuer les gens qui sont autour de lui. Cette machine doit être gérée par les humains et pour le bénéfice des humains. Raymond Aron, dans ses leçons sur la société industrielle, expliquait que le capitalisme ne s’autodétruirait jamais. Pourquoi? Parce que c’est un moteur élémentaire qui met face à face des agents économiques pour permettre à l’activité économique de s’exercer. Pour réguler ce capitalisme, il existe des outils à tous les niveaux. Des systèmes mondiaux comme le système de régulation de l’OMC, par exemple. Vous avez aussi des systèmes de proximité comme les mutuelles, les systèmes de société coopérative ouvrière de protection (Scop). Mais je ne pense pas qu’on puisse réduire la régulation et «l’apprivoisement» du capitalisme à l’économie sociale et solidaire. Nous avons besoin de grandes entreprises où il faut aussi promouvoir une économie sociale qui respecte les personnes et qui les associe à la prospérité. Si vous ne faites pas participer les salariés à la création de richesse, vous ne pouvez pas aboutir à une coexistence équilibrée et à un intérêt réciproque de l’ensemble des acteurs. Le message de l’économie sociale et solidaire est très du progrè Claude Alphandéry: L’économie sociale et solidaire est à la fois partout et méconnue. Nous traversons une crise financière, économique, sociale et écologique. Cette crise révèle et amplifie des déséquilibres entre les pays, entre les ethnies, des inégalités qui rompent la cohésion sociale. L’onde de choc de la crise a provoqué des sursauts réformateurs, régulateurs, mais il s’agit de mesures superficielles qui ne mettent pas en cause le mode de développement. Ces mesures sont souvent controversées, contournées, dévitalisées, et tout laisse penser qu’on est en train de revenir au «business as usual», c’est-à-dire à une situation qui est précisément à l’origine des crises répétées et de plus en plus profondes. En face, il y a une économie sociale et solidaire, c’est-à-dire des initiatives multiples, bouillonnantes, qui cherchent à amortir les dégâts de la crise, et résistent au désordre et à la démesure. Elles vont plus loin encore, tendant à transformer la société, à sortir de la crise par le haut. Par exemple, l’insertion par l’activité économique qui recrute et accompagne des Emission réalisée par Marie­Christine Clauzet et diffusée aujourd’hui sur France Culture entre 18h20 et 19 heures. • LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 V «On n’a pas besoin d’être dans une entreprise pour rendre des services» puissant mais certaines structures peuvent paraître un peu archaïques. Par exemple, l’idée que le capital des Scop ne puisse à aucun moment être redistribué entre ses membres me semble un peu obsolète. C.A.: Je ne dis pas que l’économie sociale puisse représenter l’ensemble de l’économie. Mais elle doit l’irriguer: les entreprises ne peuvent ignorer ses modes de production, d’organisation, d’accompagnement des salariés. Avec les pouvoirs publics aussi, ses liens sont très forts et doivent s’exprimer de manière plus transparente, plus démocratique. Je crois à une économie plurielle où l’économie solidaire prend toute sa place et, comme a dit Edgar Morin, «refoule progressivement et Claude Alphandéry Président d’honneur de France active, et président du Conseil national de l’insertion par l’activité économique (lelabo­ess.org). PHOTO AFP Augustin de Romanet Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations. PHOTO AFP systématiquement l’ère économique déterminée par le seul profit». A.R. : L’économie sociale et solidaire met l’homme au centre de l’activité de production, comme lorsque Muhammad Yunus crée la Grameen Bank au Bangladesh. Le risque, c’est le fait qu’au nom de bonnes intentions, on laisse s’installer des systèmes qui, n’étant pas mis en concurrence, peuvent s’endormir. Ce n’est pas spécifique à l’économie sociale et solidaire. Une activité économique ne peut pas être pérenne si elle n’est pas en permanence confrontée à la concurrence. L’économie sociale et solidaire, en tant qu’elle s’exonère parfois des règles de concurrence imposées à toutes les autres entreprises, ne peut pas être la panacée absolue. Elle est essentielle parce qu’elle remplit des fonctions qui ne seraient pas remplies autrement, comme l’insertion des personnes éloignées du travail, en particulier les handicapés. Il faut veiller à ce que la prise en compte de la spécificité des personnes ne nous conduise pas à la rente. Qui dit rente dit mauvaise efficacité économique et donc faible satisfaction de la société, y compris de ses membres les plus démunis. C.A.: L’économie sociale et solidaire doit avoir une très grande vigilance à l’égard d’ellemême. C’est une alliance qui peut apparaître paradoxale, c’est presque un oxymore, ça détermine une tension permanente. Certaines entreprises sociales ne pensant plus qu’à leurs problèmes économiques oublient leur vocation sociale et d’autres sont tellement sociales qu’elles se plantent économiquement. Elles ne sont donc pas exemptes de grandes fragilités. Quant aux entreprises lucratives, si elles prennent conscience de leur mission sociale, par éthique, par souci d’image, leur mission première et leur modèle économique n’en restent pas mois la recherche du profit. A.R. : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Aujourd’hui vous avez un mouvement qui conduit beaucoup d’actionnaires à refuser d’investir dans des entreprises qui n’ont pas des comportements socialement responsables. Cette démarche est balbutiante, mais par exemple, dans les fonds que nous gérons, nous avons demandé à nos gestionnaires de désinvestir dans des sociétés qui produisaient des mines antipersonnel. Si tout le monde fait la même chose, il n’y en aura plus. De la même manière, l’accueil des handicapés dans les entreprises est de plus en plus considéré comme l’indicateur d’un état d’esprit socialement responsable. Il existe des domaines dans lesquels le marché ne peut pas tout faire: l’insertion des handicapés, la promotion de la diversité… Les logiques de discrimination positive soutenues par l’Etat permettent de rééquilibrer les situations et d’avoir une société qui soit plus acceptable pour tout le monde. C.A.: Hélas, ces démarches sont balbutiantes, et la seule bonne volonté ne peut pas suffire, il faut donner des règles. Je dirais qu’entre l’économie sociale et solidaire dont c’est la mission, et les entreprises qui doivent le faire, le problème est de savoir qui irrigue l’autre. La crise est à l’origine de grandes souffrances mais c’est aussi une extraordinaire opportunité pour dénoncer cette situation et faire mouvement vers la solidarité. Débat animé par MAX ARMANET Retranscrit par ANASTASIA VÉCRIN (1) Ancienne présidente du conseil de surveillance de «Libération». A la fin du débat, le public a pu Agnès Touraine: L’Etat doit-il souteposer ses questions aux nir l’aide à cette économie sociale et deux invités. solidaire ? Matthias Fekl : Face à la A.R. : L’Etat a des moyens financiers perte de sens et la souffrance au tralimités et s’efforce avec succès de vail des salariés, l’économie sociale et maximiser sa fonction d’impulsion et solidaire peut-elle préfigurer, par d’accompagnement. S’agissant des l’objectif humaniste qu’elle se fixe, aides aux chômeurs à créer des entrel’économie de demain ? prises, l’Etat a constaté que ce qui Claude Alphandéry : Les Jardins de était le plus important était l’accomCocagne, pour prendre un exemple, pagnement et la formation des persont au départ des entreprises d’insonnes qui aident les chômeurs à sertion de personnes en difficulté par créer des entreprises. Il a décidé de le maraîchage ; ils visent aussi à proconcentrer ses crédits sur l’accompaduire sans pesticides; puis ils nouent gnement. Pour le reste, il utilise des des relations directes, en circuit prêts sur ressource de fonds d’éparcourt, avec des citadins qui se regrougne et il utilise des intermédiaires, qui pent pour recevoir des paniers de sont des associations privées ou des produits bio; ils transforment ainsi la associations de l’économie sociale et manière de produire, d’échanger, de solidaire qui sont délégataires de sa consommer. Bien entendu, ils ne saumission. Ces acteurs sont souvent des raient oublier qu’ils ont un compte interlocuteurs indispensables pour d’exploitation. Issus du mouvement social, leurs diri- «La multiplication des geants, tout en restant insautoentrepreneurs montre qu’on pirés par celui-ci, doivent apprendre à se profession- peut soi-même produire des services sociaux et solidaires.» naliser ; ce qu’ils font. Augustin de Romanet : Je ne Augustin de Romanet voudrais pas cantonner l’économie sociale et solidaire à ce qu’on pourrait appeler un «ghetto» l’Etat, puisque étant sur le terrain, ils de gens exceptionnels. La multiplicasont plus efficaces dans l’optimisation tion des autoentrepreneurs montre de l’utilité de ces aides publiques. qu’on n’a pas besoin d’être dans une C.A.: L’Etat ne doit pas se désengager, entreprise pour rendre des services il doit jouer son rôle de régulateur, mais qu’on peut, en nouant des relad’animateur et d’aide dans l’éconotions personnelles, en allant chercher mie sociale et solidaire comme dans soi-même des clients, ce qui est exles entreprises en général. Mais, il ne trêmement exigeant, produire des peut pas tout faire. L’Etat a besoin services sociaux et solidaires. L’écod’évaluer ces initiatives issues de la nomie sociale et solidaire gagnera à société civile. On ne peut pas évaluer sortir d’une définition trop institucomme souvent l’Etat est tenté de le tionnelle. Ce laboratoire ne doit faire à l’aune simple de la pas être réservé à une élite, qui comptabilité. Des critères serait réputée d’un niveau éthiqualitatifs doivent être pris que inatteignable par les autres. en considération. Pour Simone Harari : Vous avez utilisé les entreprises d’inserle terme de «rente» sans préciser tion, par exemple, au-delà si pour vous la rente était ce qui du nombre de sorties vers était inefficace ou ce qui était illél’emploi, qui sont bien sûr un gitime. Pouvez-vous préciser ? critère légitime, il faut meA.R.: Dans l’acception dans laquelle surer l’état des perje l’entendais, je voulais parler de sonnes recrula rente «illégitime» lorsqu’elle ne tées, la qualité rémunère pas un service rendu de l’accompamais une position acquise. Et elle gnement, l’imest inefficace parce qu’elle ne perpact sur le dévemet pas d’allouer les facteurs de loppement du production aux endroits où territoire. Et l’on ne peut il y en a le plus besoin. pas perdre de vue qu’il y a Dans un pays où les des territoires particulièreacteurs économiques ment sinistrés où il est diffibénéficient de telles cile de trouver du travail. rentes, les produits Ces problèmes d’évaluation qu’ils en retirent ne sont sans doute, parmi les sont pas réinvestis dans problèmes les plus délicats l’activité économique. J’évode l’économie que nous esquais ce mot de façon provosayons de construire. Ils ne peucatrice pour mettre en garde vent être ignorés du point de vue de les entreprises solidaires de ne l’efficacité ; ils légitiment l’aide de pas, au motif qu’elles sont subl’Etat et des collectivités locales ; ils ventionnées, laisser s’installer sont la condition de la confiance de une sous-productivité qui leurs partenaires et du soutien de conduirait à une mauvaise l’opinion. allocation de cet argent. • VI LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 CAHIER SPÉCIAL Les Européens … plutôt heureux Diriez-vous qu'en ce moment vous êtes plutôt… Contents malgré le contexte «D … très heureux NSPP Non … très malheureux 13% Oui … plutôt malheureux 86% La famille et les amis, des valeurs sûres t qu’est-ce qui les rend heureux ? La famille (56%), devant le partenaire (46%) et les amis (25%). Le bonheur se trouve essentiellement dans les liens tissés avec l’entourage. Alors que le XXe siècle a été marqué par la remise en cause de la famille, cette dernière contribue aujourd’hui au bonheur des Européens de toute génération. Famille recomposée, partenaire choisi, amis sélectionnés: on se construit soi-même son environnement amical et affectif. Cet environnement rassurant l’emporte sur les activités (professionnelles ou personnelles). Les jeunes –jusqu’à 24 ans– privilégient les amis à la famille… sans pour autant repousser cette dernière. Nous ne sommes plus confrontés à une situation perçue d’une famille oppressante. Au contraire, celle-ci apparaît protectrice. E iriez-vous que vous êtes heureux?» Invités à répondre à cette question, les Européens, interrogés dans le baromètre CSA-Coca-Cola, répondent par l’affirmative. Malgré le contexte économique et social difficile, 86% des Européens se disent en effet très ou plutôt heureux. La crise économique, les inquiétudes écologiques, les incertitudes relatives à l’égard de l’avenir n’ont pas non plus conduit les Européens à se sentir aujourd’hui moins heureux qu’en 2008. Un Européen sur deux (53%) affirme être aussi heureux cette année que l’an dernier. Les jeunes Européens et les actifs sont plus souvent satisfaits de leur sort que leurs aînés. Notons que cet écart entre générations est assez prononcé dans les anciens pays communistes (Roumanie, Bulgarie), les change- Dans toute l’Europe, le trio de tête des éléments contribuant à rendre heureux est identique, mais son ordre est parfois différent. Les femmes se tournent plus volontiers vers les enfants que les hommes. Ces derniers mentionnant davantage leur femme ou compagne. Et si les Français citent la famille (61%) comme l’élément essentiel de leur bonheur, loin devant le partenaire et les amis, les Belges et les Espagnols placent, eux, le partenaire en première position (55% et 56%). Si Internet a modifié profondément nos modes de communication, il n’a pas remisé les relations personnelles directes. Ainsi, invités à caractériser les meilleurs moments de la journée, les Européens citent d’abord les moments d’échange directs et notamment les échanges du soir avec la famille. J.-D.L. ments politiques et sociaux ayant davantage ouvert d’opportunités aux jeunes citoyens qu’à la génération plus âgée. Ce niveau de bonheur est d’ailleurs globalement plus élevé dans les pays de l’Ouest de l’Europe que dans les pays de l’Est, exception faite de l’Italie. Sa composante démographique (moyenne d’âge la plus élevée des pays interrogés) jouant légèrement en sa défaveur. Les Français, comme souvent dans ces enquêtes européennes, se distinguent. Ils rencontrent plus de difficultés que les habitants des autres pays occidentaux à affirmer qu’ils sont plus heureux qu’il y a quelques années. L’indéfectible côté «râleur» se traduit par une plus grande difficulté de leur part à se déclarer optimistes à l’égard de l’avenir. JEAN-DANIEL LÉVY Directeur du département Politique-opinions de l’institut CSA La famille 56% Qu’est-ce qui contribue le plus à votre bonheur personnel ? 46% 25% … Les loisirs Le travail ou les études Les amis Le partenaire La musique Le sport NSPP • LIBÉRATION VENDREDI 29 JANVIER 2010 VII sont-ils heureux? Le plaisir, un rêve partagé C ette attente de collectif et de lien social direct se manifeste aussi lorsque l’on souhaite se faire plaisir. Ce sont, là encore, les amis qui sont privilégiés dans tous les pays, parmi toutes les tranches d’âge. Est-ce à dire qu’il s’agit là des seuls moments de plaisir ? Pas vraiment. Les femmes mentionnent en deuxième position le shopping –que l’on imagine aisément plus tourné vers le ve s t i ment a i re que l’alimentaire – les jeunes, EUROMIL l’écoute de la muWhiteston LIONS Paris, e, sique, les personle 29 janv. Hereford 2010 H nes âgées, la téléUnited Kin RNE gdom vision, faire du sport, chez les hommes. On le voit donc, la place du collectif, l’aspiration à vivre ensemble et à se retrouver est essentielle pour les Européens interrogés. On ne vit pas en Europe uniquement de lien social. Qu’est-ce qui, parmi ces propositions, vous rendrait le plus heureux ? Et les conditions écono… Être une star du sport Faire le tour du monde Être comédien miques, les difficultés professionnelles, entraÊtre un enseignant Être volontaire pour aider les autres Être une célébrité vent l’accès au plaisir. Être une star de la musique Rencontrer quelqu’un avec qui s’installer NSPP C’est donc logiquement Être un inventeur acte, événement carrière, destin que le premier rêve men- 33 Belges 94% Espagnols 91% Britanniques Français Bulgares, Italiens, Roumains 15 - 24 ans 93% 90% 87% 79% tionné n’est pas spontanément altruiste. Dans tous les pays, on souhaite gagner au Loto, hormis en Bulgarie où l’idée de voyager, voire de faire du bénévolat, contribuerait plus encore au bonheur. Nous ne sommes donc pas confrontés en France, en Europe, à un défaitisme ou une posture individuelle angoissée. Heureusement, nous déclarent les personnes interrogées, que nous disposons d’un entourage – famille, amis – fiables sur lequel nous pouvons nous reposer. Cette enquête montre bien ainsi ce regard volontairement optimiste porté par les Européens. J.-D.L. SEPT PAYS SONDÉS Ce sondage CSA–Coca­Cola a été réalisé du 2 au 15 décembre 2009 auprès de 500 personnes âgées de 15 ans et plus dans chacun des pays suivants: France, Royaume­Uni, Espagne, Italie, Belgique, Roumanie, Bulgarie. Soit un échantillon représentatif de 3500 personnes au total. Les résultats commentés sous le nom Europe sont issus d’un cumul des échantillons après pondération en fonction de la population de chacun des pays dans l’ensemble. 25 - 49 ans 50 ans et plus 87% 80% sous-total «heureux» Quels sont pour vous les moments les plus heureux de la journée ? Se retrouver le soir en famille ou entre amis Manger durant les repas Dîner en famille Prendre la boisson du matin Prendre des nouvelles du monde Regarder la télévision Se connecter en ligne avec d'autres Discuter avec ses amis ou collègues pendant la journée Ecouter de la musique sur le chemin ou au retour du travail ou de l’école Voir ses amis à l'école Prendre un raffraichissement Se mettre au lit S'allonger et se reposer Le baiser du matin pour réveiller ses enfants Faire de l'exercice Recevoir ou envoyer ses premiers e-mails ou sms de la journée PUB_NEXT_mag2010:PUB-NEXT_mag2010 28/01/10 18:50 Page1 Demain dans «Libération» 2010. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT. NexT ION SUPPLÉMENT À « LIBÉRAT » NO8932 DU 30 JANVIER Rencontre : Emmanuelle Seigner raconte comment elle vit l'incarcération de Roman Polanski, son époux. Et revient sur son nouvel album. Reportage : Karl Lagerfeld a séduit les femmes de Shanghai. Document : l'écrivain américain Nick Mc Donnel décrypte la politique d'Obama Une fois par mois, NexT, le magazine de «Libération» City Page X ret, voyage à BalkanyUrbanisme Levallois-Per Page XIV onge dans «Oxygène» repl Jarre chel -Mi Synthétique Jean ick Haenel Page XXIII Yann de e agité aine Interallié La sem + Obama unitanpar après, réc Nick McDonell lle emmanueig se mnaner sa vie est un ro NO 23 Cette semaine dans «le Mag» Pleure qui peut, et qui veut : rencontre éthylique avec Christian Boltanski. leMag E 31 SAMEDI 30 ET DIMANCH JANVIER 2010 www.liberation.fr Mode Les femmes de Shanghai Musique Les jeunes pousses du rock anglais Idées Les people traqués par le peuple A Levallois, Balkany a fait table rase du passé. Jean-Michel Jarre, une tournée mondiale en pleine synthé. Une semaine de polémique autour de Yannick Haenel. Et les chroniques et les choix culturels de la semaine. Le plasticien expose ses «Personnes» au Grand Palais. Et reçoit «Libération» dans son atelier de Malakoff. Boltanski le tentateur UF/ TENDANCE FLOUE PHOTO PATRICK TOURNEBŒ Christian Boltanski au Grand Palais, le 12 janvier. leMag «Libération + le Mag + «NexT» = 2,30 euros Samedi 3o janvier