Mieux coMprendre
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44PENE éCONOMIQUE 6/7
si lon en croit le brillant chroniqueur du
New York Times dans son interview de
début juin: «Actuellement, nous ne
sommes certainement pas menas par
l’inflation et je ne pense pas que la situa-
tion soit susceptible de changer à court
termeA long terme, disait Keynes,
nous serons tous morts. Dans l’attente,
il convient de lutter avec pragmatisme
contre les effets détères de l’économie
de la dépression. «Les seuls obstacles
importants à la prospérité du monde
sont les doctrines obsotes qui
encombrent l’esprit des hom-
me, affirme encore le profes-
seur d’économie à Princeton
dans son livre sur les crises.
Jouer avec des idées. Lui ne s’in-
terdit pas de prôner des remèdes
peu orthodoxes, tels qu’un
contrôle momentané des capi-
taux dans un pays affaibli par
une hémorragie d’argent. me
s’il «n’aime pas l’idée que les
Etats aient à intervenir sur les
marchés», il affirme dans cet
ouvrage, en bon observateur de la réali:
«Il est difficile de concevoir comment
quelqu’un d’attentif pourrait s’entêter,
aujourd’hui, à dire qu’il ne faut rien faire,
que les marchés récompenseront tou-
jours la vertu et châtieront le vice.» Les
effets conjugués de l’aléa moral (moral
hazard) et de leffet de levier pratiq par
les hedge fundsdéjà évoqués dans ce
petit livre pour expliquer la rapide conta-
gion des crises de la fin du XXe siècle –
ont me plutôt provoq le contraire!
Comme lécrivait déjà Krugman à propos
des investissements hasardeux de cer-
taines sociétés financières asiatiques
proches de politiciens locaux au début
des années 90: «Face, je gagne; pile, le
contribuable perd.»
Qu’on ne s’y trompe pas, le récent Prix
Nobel déconomie prône le pragmatisme
pour mieux défendre les marcs: «En
règle rale, les marchés concurren-
tiels, avec tous les avantages qu’ils
apportent, ont peu de chances de survi-
vre dans un monde où la demande
insuffisante constitue une menace
constante.» Une décennie plus tard,
GENEVIÈVE BRUNET
«Je pense être unaliste qui, dans
ses analyses, fait preuve d’un cer-
tain pessimismePaul Krugman se
finit lui-même ainsi dans une récente
interview donnée à Londres, à loccasion
du Salon du Credit suisse. Un pessimiste
visionnaire: dans un petit livre digé en
janvier 1999 intitu Pourquoi les crises
reviennent toujours le lauréat du prix
Nobel déconomie 2008, et bre chro-
niqueur au New York Times, écrit que «le
risque le plus imminent avec le retour
de l’économie de la dépression est évi-
demment la possibili de propagation
du malaise (…) que la déation en Europe
ou un krach aux Etats-Unis créent des
conditions semblables à celles du Japon
dans lensemble du monde velop».
Analyse apparaissant pour le moins pré-
monitoire, dix ans aps, à l’heure où la
production diminue dans de nombreux
pays et où le malheureux Japon s’enlise
dans la déflation avec un recul record en
juin de 1,7% de ses prix à la consomma-
tion, hors produits périssables.
La crise en cours est suffisamment sévère
pour forcer chacun à reconntre que le
consensus des économistes des années
80 péchait par exs doptimisme. «Nous
étions rs que les dangers économiques
à venir présenteraient peu de similitudes
avec ceux des années 20 et 30», relève
lauteur. Et pour cause: banques centrales
et gouvernements avaient appris à éviter
de concert les récessions par une baisse
des taux d’intét et de puissants stimu-
lants budgétaires pour substituer une
dem
ande publique à une demande pri-
vée anémique. Exactement ce que ten-
tent actuellement de nombreux pays
et… ce que se sont employées à faire
sans succès les autorités japonaises
depuis les années 90.
Le piège de la trappe à liquidité. Quest-
ce qui peut bien avoir poussé cette
grande économie, jusque-là considérée
comme très efficace, dans la «trappe à
liquidité»? Cette situation prédéflation-
niste où ménages et entreprises préfè-
rent conserver des liquidités pour pro-
fiter de futures baisses de prix, plutôt
que de miser sur des placements ou
investissements que l’on espère plus
rentables que le cash? «Même avec un
taux d’intérêt nul constate Paul Krug-
man en 1999 – la population japonaise
ne semble pas disposée à dépenser suf-
fisamment pour utiliser toutes les capa-
cités de l’économie.» Une constatation
qui pourrait s’appliquer aujourd’hui à de
nombreux Américains et Européens
traumatisés par la fonte de leur épargne
et la menace du cmage. Pour sortir de
ce piège, il suggère «le recours à lattente
inflationniste». Si les agents économi-
ques nippons avaient été persuadés que
leur gouvernement et la Banque cen-
trale étaient fermement décidés à créer
une inflation de 3 à 4% par an, ils
auraient é convaincus que le yen vau-
drait moins un an plus tard et auraient
changé de comportement. Encore fau-
drait-il trouver le moyen d’inciter les
ménages à craindre l’inflation plutôt
que la déflation…
Les clarations de la BNS sur sa ferme
volonté de ne pas laisser s’apprécier le
franc ou celles des participants au G20
évoquant dé des stratégies de «sortie
de crise» pourraient bien relever de cette
méthode Coué, destinée à convaincre
tout un chacun que l’inflation reviendra
t ou tard. Plut tard que t, pourtant,
Paul Krugman. Dans un livre prémonitoire rédigé en janvier
1999, il relève que les récentes crises financières posent
la question d’une demande insuffisante.
Le retour de léconomie
de la dépression
nous y sommes. Et les fameuses tenta-
tions protectionnistes se font pressan-
tes, même dans des pays considés il y
a peu comme des parangons du tout-
marché. Dans son analyse des crises
asiatiques et sud-américaines des
années 90, le professeur d’économie
s’essaie avec humour à éviter la «clair-
voyancetrospective». Les économis-
tes sont généralement reconnus pour
leur habile à avoir raison aps. Celui-
ci est convaincu que «pour arriver à
comprendre des phénomènes
nouveaux et complexes, on
devrait être prêt à jouer avec des
idées».
Le moins que lon pourrait atten-
dre des économistes et, au-
delà, des intellectuels qui font
profession de tenter d’expliquer
le monde serait qu’ils prati-
quent ce jeu avec sérieux: le man-
que d’imagination de ceux sup-
posés savoir ayant entraîné le
malheur de millions d’autres.
Paul Krugman n’hésite pas à
prendre le risque de froisser ses
confrères orthodoxes: «Refuser de
réexaminer le bien-fondé de l’absence
d’inflation lorsque votre pays se trouve
au fond ou même au bord d’une trappe
à liquidité, refuser d’envisager les
contrôles sur les capitaux lorsque les
craintes d’un effondrement économi-
que, que pressentent les investisseurs,
se transforment en une prophétie auto-
alisatrice, revient à accorder la pré-
rence à lapparence plut quà la réali
d’une économie saine.» Reste à définir
cette réali. L’auteur s’y est essayé pour
son pays dans un ouvrage récent, L’Amé-
rique que nous voulons.
Reconnu à la fois pour la pertinence de
ses travaux acamiques, couronnés du
prix Nobel, et la clarté de ses analyses
bihebdomadaires de l’actualité, Paul
Krugman souligne volontiers que «lana-
lyse économique n’est en aucune façon
un ensemble de gles qu’il faudrait sui-
vre en toute occasion; elle s’apparente
plutôt à un mode de pensée, à une
démarche qui permet d’élaborer des
réponses nouvelles pour un monde en
pertuelle transformation
Ironiquement, avec les crises financière et économique, des auteurs jadis snobés pour certains d’entre eux refont surface.
«Le capital» s’arrache en librairie, Keynes a retrouvé droit de cité et les commentateurs usent de leurs bons mots (destruction créatrice,
cycles économiques...). Du 9 juillet au 20 août, «L’Hebdo» évoque ces intellectuels qui, un jour, ont pris le temps de penser la crise.
À LIRE
Pourquoi les crises reviennent toujours?
Le Seuil, 2000.
L’Arique que nous voulons,
Flammarion, 2008.
Economie internationale, De Boeck
Universi, 2009.
http://krugman.blogs.nytimes.com
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«LES SEULS
ObStaCLES
IMPORtaNtS
À La PROSPéRIté
dU MONdE SONt
LES dOCtRINES
ObSOLètES QUI
ENCOMbRENt
LESPRIt
dES hOMMES.»
l’ESSENTIEl
RÉCESSION Une récession tient
généralement à ce que le public essaie
d’accumuler des liquidités.
PRODUCTIVITÉ Dans les années 90,
des économistes ont remis en cause le mythe
asiatique en montrant que la forte croissance
économique ne s‘était pas accompagnée
d’une augmentation de la productivité
globale des facteurs de production.
CHANGE Faute de confiance à long
terme des investisseurs, de nombreux pays
émergents ont subi un effondrement de leur
devise alors qu’ils ne souhaitaient qu’une
faiblevaluation par rapport au dollar.
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VERBATIM
«Que signifie laffirmation: léconomie
de la dépression est de retour? En gros,
cela veut dire que, pour la première fois
en deux gérations, des failles sont
apparues du côté de la demande des
penses pries insufsantes pour
utiliser pleinement la capacité
productive existante –, devenant
des limites évidentes à la prospérité
d’une grande partie de la planète.
Nous n’y étions pas préparés – par nous,
j’entends les économistes, les déci-
deurs et le public averti, au sens large.
Le corpus dies creuses qui avait
des prétentions à l’appellation
d’«économie du côté de l’offre»
est une doctrine loufoque qui aurait
eu peu dinfluence si elle n’avait pas
fait appel aux pjugés de rédactions
diatiques et d’hommes riches.
Or, au cours des dernièrescennies,
on a constaté un rieux déplacement
du centre dintérêt dans la pensée
économique de la demande vers
l’offre.»
Pourquoi les crises reviennent toujours.
Paul Krugman. Le Seuil, p. 191-192.
profIl
PAUL
KRUGMAN
Naissance le 28 février
1953 à New York. Prix
Nobel d’économie
en 2008 pour son
«analyse des modèles
du commerce mondial
et de la localisation de
l’activité économique».
Professeur d’économie
à l’Université de
Princeton. Auteur de
nombreux ouvrages
dont Les crises
reviennent toujours
qui semblait prédire,
il y a dix ans, l’actuelle
crise économique.
Chroniqueur émérite
au New York Times.
A exercé des fonctions
de conseiller auprès
de politiciens.
JOSEPH
SCHUMPETER JOHN KENNETH
GALBRAITH PAUL
KRUGMAN NASSIM
NICHOLAS TALEB
JOHN MAYNARD
KEYNES
NIKOLAÏ
KONDRATIEFF
KARL
MARX
DESSINS ORIGINAUX dENIS kORMaNN
L’HEBDO 13 at 2009
C M Y K
13 août 2009 L’HEBDO
C M Y K
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