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Le « Mouridisme » : une invention coloniale.
Par Khadim Ndiaye
C'est devenu un lieu commun de désigner le mouvement fondé par
Ahmadou Bamba du terme de « Mouridisme », dénomination francisée de l'arabe
« al-Murîdiyya ». Beaucoup d'historiens, de sociologues, d'anthropologues,
d'islamologues, de géographes, etc., usent de ce terme sans nécessairement
distinguer le sens particulier qu'il revêtait durant la période coloniale française au
Sénégal. Le vocable « Mouridisme » n'est pas seulement une simple appellation, il
est aussi censé désigner le corps de la pensée d' Ahmadou Bamba. Depuis Paul
Marty, le terme est passé de mode et est, chose curieuse, adopté même dans les
cercles de disciples du saint homme. L'intellectuel Edward Saïd nous montrait dans
L'Orientalisme (Editions du Seuil, Paris, 1980 ) comment le fait de désigner, de
nommer, d'indiquer, de fixer une chose par un terme ou une expression fait
considérer que ce terme ou cette expression a acquis une certaine réalité voire
est la réalité. Fort de cet enseignement et désireux de trier le bon grain de l'ivraie,
cet article essaie de démontrer que le « Mouridisme » n'est pas la doctrine
d'Ahmadou Bamba, mais le produit de l'ethno-islamologie coloniale, la
connaissance imaginaire de son ordre.
Ce travail qui peut s'apparenter à de la déconstruction mériterait
cependant à lui seul tout un ouvrage. Nous prendrons quelques exemples parmi
tant d'autres - qui ne peuvent tous donc être développés dans ce cadre - de la
façon dont est rendu ce qui est donné comme étant sa doctrine. Nous parlerons
aussi, comme produit du « Mouridisme », de l'étiquette politique qui lui a été collée
et qui consistait à le présenter comme voulant restaurer l'autorité des chefs déchus
à son profit.
Paul Marty ou du problème du texte qui fait autorité
Paul Marty est le pionnier des études sur Ahmadou Bamba et de son ordre.
Il est par ailleurs célèbre pour avoir écrit plusieurs monographies dans lesquelles il
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entreprit de dresser l’inventaire de lIslam dans l’Afrique Occidentale Française
(A.O.F.): Études sur l’Islam au Sénégal (1917) , Études sur l'islam en Côte d'Ivoire
(1922), Études sur l'Islam et les tribus du Soudan (1920), Études sur l'islam et les tribus
maures : les Brakna (1921), Études sur l'islam maure : Cheikh Sidïa, les Fadelïa, les
Ida ou Ali (1916), Études sur l'islam en Guinée : Fouta Diallon (1921), etc.).
Pour mieux contrôler ce que certains avaient appelé « Le péril de l'Islam »
(c’est le titre de l’étude du gouverneur Louis-Gaston Binger en 1906), les français
avaient créé en Afrique de l'Ouest, au sein de leur Bureau Politique, une section
des Affaires Musulmanes dirigée par un officier. Celui-ci se devait de veiller, entres
autres, à la surveillance des marabouts sur lesquels pesait un soupçon de rébellion.
Un des premiers officiers chargés des Affaires Musulmanes était Robert Arnaud qui
écrivit par ailleurs Une politique musulmane de la France en AOF. Il est remplacé à
ce poste par Paul Marty. Ce dernier, arabisant, est considéré par certain comme
l'un des plus fins connaisseurs de l' « Islam noir » (Moriba Magassouba in L’islam au
Sénégal, demain les mollahs?). Dans son ouvrage, Études sur l’Islam au Sénégal
(publié aux Éditions Ernest Leroux, Paris, 1917, et en deux tomes. Le tome I est sous-
titré « Les personnes », le tome II, « Les doctrines et les institutions »), Marty consacre
une bonne partie à Ahmadou Bamba et à son mouvement (plus d'une centaine
de pages). Cette étude est une version légèrement remaniée d'un travail plus
ancien, Les Mourides D’Amadou Bamba (Paris, Leroux, 1913).
Son étude sur le « Mouridisme » quoique critiqué par quelques auteurs
postérieurs n'en continue pas moins d'influencer des auteurs récents au point que
l'on peut parler à la suite d'Edwar Saïd du problème du texte qui fait autorité; texte
qui acquiert plus d'autorité que la réalité qu'il décrit et que l'on ne peut écarter
parce qu'on lui donne une valeur d'expertise. Le discours de Marty est celui de
l'agent, de l'administrateur-expert, mandaté par sa hiérarchie, pour servir « l'oeuvre
civilisatrice de la France ». Il se confronte au mouvement d'Ahmadou Bamba en
tant qu'acteur d'un empire colonial. Son discours avait un usage politique certain.
C'était un discours de pouvoir. « Espion » de l'Administration coloniale, Marty avait
la tâche d'étudier les personnes, les doctrines et les institutions islamiques du
Sénégal, notamment le mouvement d'Ahmadou Bamba afin de mettre à nu ses
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éventuels dangers. Son étude devait permettre de circonscrire l'ordre religieux
d'Ahmadou Bamba qui, disait-on, menaçait de troubler le calme du Sénégal.
C'est que les colons avaient une hantise de la tranquillité. Toute velléité offensive
devait être étouffée afin de prévenir toute dégénérescence, néfaste à l'activité
économique.
Son « Mouridisme » cependant, n'est qu'un ensemble de représentations sur
l'ordre religieux fondé par Ahmadou Bamba; représentations parce que reposant
sur l'extériorité. Cela est confirmé, tout d'abord, par la manière dont il essentialise
les Noirs. Marty fait de ces derniers une entité holistique formée d'éléments aux
traits ressemblants. Cette vision panoptique du Noir traverse toute son oeuvre et
transparaît par exemple quand il parle d' « âme noire », de « mentalité noire », de
« l'exagération coutumière des Noirs », de « paresse du Noir », que le « vêtement de
l'Islam » n'est pas «taillé pour les Noirs », que les « Noirs n'ont d'ailleurs aucun respect
pour les livres sacrés », etc. Ces expressions, nous le voyons, reproduisent les pires
clichés coloniaux. Le Noir dont parle Marty n'est par le Noir individuel avec un
itinéraire personnel bien défini, mais du Noir archétype, idéel, fabriqué par le
discours colonial.
Le mouvement d'Ahmadou Bamba n'a pas échappé à cette vision
réductrice. Sous l'appellation de « Mouridisme », Marty livre une explication
particulière. Rappelons que le terme de « Mouride » avec ses différentes variantes
durant l'intermède colonial Morite, « Mourite », « Mourid ») est apparu aux
alentours de 1909 dans les archives de l'Administration. Le substantif « Mouridisme »
lui a été consacré par Paul Marty dès ses premières investigations du mouvement
d'Ahmadou Bamba. Dans l'entendement du « mouridiste » Paul Marty (est
« « mouridiste » selon nous, tout auteur produisant un discours sur le « Mouridisme »
ou travaillant dans le sillage des idées de Marty), le « Mouridisme » désigne
d'abord, en tant que terme générique, tout mouvement rebelle susceptible
d'entraver l'action politique de l'Administration coloniale. C'est en ce sens qu'il
écrit, à propos du Cayor, qu'il s'y développe une « efflorescence de Mouridismes
en germe qui n'attendent qu'une occasion favorable pour se développer à l'égal
de celui d'Amadou Bamba. ». Dans une seconde acception, Marty définit par le
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terme de « Mouridisme », un mouvement sectateur hétérodoxe qui déforme les
préceptes de l'Islam. Et, dans cette acception, le mot « Mouridisme » n'est pas
seulement propre à l'ordre d'Ahmadou Bamba; il est applicable aussi à d'autres
formations religieuses. En effet, parce que, selon lui, Bou Kunta (du village de
Ndiassane près de Tivaouane. Il était le guide d'une filiale de la Qâdriyya au
Sénégal) et ses disciples « altèrent » les enseignement de l'Islam, il y a lieu de
parler, dit-il, de « Mouridisme de Bou Kunta » et de « Mouridisme de Bamba » (sic).
Ainsi « Mouridisme » est un terme valable non seulement pour le mouvement
d'Ahmadou Bamba mais aussi pour tout groupement irréductible à la politique
coloniale française et/ou hétérodoxe.
Le « Mouridisme », doctrine d'Ahmadou Bamba?
Il faut dire que c'est sur le terrain de l' « orthodoxie » que le « Mouridisme »,
donné à penser comme doctrine d'Ahmadou Bamba, a été le plus invoqpar
Marty. Celui-ci considère le « Mouridisme » en tant que corps des pensées et
pratiques auxquelles sont attachés Ahmadou Bamba et ses disciples comme une
« religion nouvelle née de l'Islam ». Il est selon lui, en ce sens, une hérésie qui se
caractérise par une mystique vague qui éradique les facultés intellectuelles de
l'individu, motif pris de ce qu'il prône une obéissance aveugle au maître spirituel.
Dans le même ordre d'idées, les principes de l'Islam ne seraient pas pris dans leur
véritable sens, Ahmadou Bamba ne comprenant d'ailleurs de l'Islam, selon lui, que
le sens apparent des textes. Sur le plan moral, le guide suprême livrerait à ses
disciples deux sortes de morales: une morale haute fruit d'une grande élévation
d'esprit et une morale à l'usage des disciples qui leur permet de s'abstenir de toute
obligation religieuse pourvu que l'attachement au Cheikh soit indéfectible.
Signalons en passant, que cette théorie du double discours - un enseignement
élevé d'une part, et un enseignement « bas de gamme » d'autre part, qui auraient
été prodigué par Ahmadou Bamba - revient le plus souvent sous la plume de
Marty. Par ailleurs, il y aurait selon lui une « saintêté mouride » à laquelle les
disciples parviennent en effectuant « un travail de bête de somme ». D'un mot, le
« Mouridisme » pour lui n'est qu'un « vagabondage islamique » théorisé par un
« marabout adroit» et qui n'est que l'expression de la « wolofisation de l'Islam », la
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réaction de la vieille Afrique animiste sur l'Islam, le produit d'un Islam noir qui ne
sera jamais l'égal de l'Islam d'Orient (la référence pour Marty). Les expressions de
« vagabondage islamique » et de « sanctification par le travail » ont connu du
reste une belle fortune chez les continuateurs de Marty, en particulier les auteurs
du CH.E.A.M qui reprendront tel quel son travail (l'étude de leurs travaux mérite à
elle seule tout un ouvrage. Ce sont entres autres, F. Quesnot, Abel Bourlon, J. C.
Froelich, etc. Le C.H.E.A.M. était le Centre de hautes études d'administration
musulmane devenu par la suite Centre des hautes études sur l'Afrique et l'Asie
modernes. Il formait des fonctionnaires de l'administration coloniale puis des
diplomates et hommes d'affaires français. Il n'existe plus depuis l'année 2000).
Si Marty, il est vrai, a disposé d'écrits d'Ahmadou Bamba parmi lesquels le
poème intitulé Maqâliq al-Niran wa Mafâtih al-Jinân (Les Verrous de l'Enfer et les
Clefs du Paradis), poème à propos duquel il affirme contenir de hautes vues
morales, il n'a pas disposé de toute l'oeuvre écrite du Cheikh, notamment ceux
ayant trait aux enseignements de la religion tels le Tazawwadu alighâr (Le
Viatique des Adolescents), le Mawâhibu l-Quddûs (Les Dons du Très-Saint), le
Tazawwudu al-Shubbân (Le Viatique des Jeunes), le Jawhar al-Nafîs (Le Joyau
Précieux), les Masâlik al-Jinân (Les Itinéraires du Paradis), etc.; ouvrages écrits
pourtant au tout début de son itinéraire religieux.
Il est inexact de dire comme le fait Marty que la doctrine d'Ahmadou
Bamba prône une obéissance aveugle du disciple à l'égard du maître spirituel.
C'est méconnaître le véritable enseignement du saint homme que de le
prétendre. Ahmadou Bamba fait le départ dans son oeuvre entre vénération
(ta'dhîm), recherche de la baraka (effluve sacrée) et adoration (al 'ibâda).
Prenant prétexte d'une question posée par un disciple à propos de l'utilisation de
l'eau bénite dite de Zamzam (le puits de Zamzam est situé dans l’enceinte de la
mosquée sacrée de la Mecque), il affirme, dans les Ajwiba (Réponses. C'est un
recueil de d'enseignements compilés par son fils Abdoul Ahad Mbacké) que la
vénération procède d'une imitation du Prophète de l'Islam: « Tout ce que le
Prophète a vénéré, dit-il, nous le vénérons ». Et, l'attitude du Prophète, poursuit-il,
nous apprend, par exemple, que la vénération du Coran ne consiste pas en des
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