Casals, épisode 1 texte et musiques

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1 EPISODE 1 Bach, oui, La musique de Bach m’a accompagné tout au long de mon existence. Tous les matins je commence ma journée en jouant deux Prélude et Fugues du Clavier bien tempéré. Ce n’est pas une routine, c’est une chose essentielle de ma vie. Cette musique me fait prendre conscience, chaque jour à nouveau, du miracle de la vie et du bonheur incroyable d’être un être humain. Elle n’est jamais deux fois la même, jamais. Chaque jour elle est neuve, inouïe. C’est le miracle de Bach, qui est aussi celui de la nature, et de son éternel renouvellement. Lorsque j’étais jeune, les gens considéraient la musique de Bach comme froide, académique, cérébrale, impersonnelle. Rien n’est plus faux ! On trouve dans sa musique tous les sentiments humains, sauf les mauvais, la mesquinerie ou la bassesse. Il y a jusque dans les fugues une sensibilité frémissante, un esprit de liberté. Il n’y a que Shakespeare qui soit allé aussi loin que lui dans l’exploration de la psychologie humaine ! Bach, c’est une sensibilité frémissante et, souvent, un volcan ! Bach : Suite pour violoncelle n° 3, Prélude (enregistré au festival de Prades 1955) Je n’oublierai jamais le jour où j’ai découvert la partition des six Suites pour violoncelle. J’avais treize ans et j’étudiais au Conservatoire de Barcelone. Mon père était venu me voir et m’avait offert une fois mon premier violoncelle d’adulte. J’en avais tant rêvé ! Nous sommes allés ensuite dans un vieux magasin de musique tout près du port. Je fouillais dans un paquet de partitions et je découvris un cahier écorné et jauni par le temps : Six Suites pour violoncelle seul de Jean-­‐Sébastien Bach. Je n’en croyais pas mes yeux. Quelle magie et quel mystère se cachaient sous ces mots ? J’ignorais l’existence de ces œuvres. Personne ne les jouait à cette époque. Dès que je rentrai à la maison, je passais mon temps à les lire et à les relire, sans oser encore les jouer ! Un univers nouveau s’ouvrait à moi, et cet émerveillement n’a jamais cessé de croitre tout au long de ma vie. Je les ai travaillées pendant douze ans avant d’oser les présenter en public, mais avec quel bonheur, quelle émotion ! Bach : Suite pour violoncelle n°1, Prélude (enregistrement pour le film de Robert Snyder). Mon père ne voulait pas que je devienne musicien… Il aurait voulu que je sois menuisier ou charpentier, de vrais métiers où l’on peut gagner sa vie. Il savait trop bien ce qu’était alors l’existence d’un musicien. Il tenait l’orgue de l’église d’El Vendrell, une petite ville de Catalogne située à 70 kms au sud-­‐ouest de Barcelone, où je suis né 29 décembre 1876. Il donnait des leçons de solfège et de piano, et jouait dans tous les bals et les fêtes des villages environnants. Il avait aussi créé une chorale, et composait des chansons. Mais tout cela suffisait à peine pour nourrir sa famille. Il ne pouvait imaginer que son fils ait la même vie. Mon père était un pur artiste. Il savait tirer de la moindre danse ou mélodie tout ce qu’elle contenait de vraie musique. C’était un républicain et un catalan convaincu. Grâce à lui, j’ai 2 baigné dans la musique dès mon plus jeune âge. J’ai commencé à chanter dans le chœur de l’Eglise à cinq ans, puis à jouer du piano et du violon. Il m’a fallu attendre -­‐ avec quelle impatience ! -­‐ d’avoir les jambes assez longues pour atteindre le pédalier avant qu’il me permette de jouer son orgue. Un merveilleux orgue ancien sur lequel Bach sonnait si bien ! Bach : Prélude de choral. Helmut Walcha (CD Archiv). C’est à onze ans que j’entendis pour la première fois un violoncelle. Un trio vint à Vendrell donner un concert, et le violoncelliste était Josep Garcia, professeur au Conservatoire de Barcelone. Je fus bouleversé. Le son du violoncelle était si beau, si tendre et si humain – terriblement humain. Je dis à mon père : « Papa, c’est l’instrument le plus beau que j’aie jamais entendu. C’est celui dont je veux jouer. » Schubert : Trio n° 1, andante. Istomin, Schneider, Casals. (CD Sony) A force de patience, ma mère réussit à convaincre mon père que ma vocation était d’être violoncelliste. Il y eut des discussions violentes entre eux, qui me rendaient très malheureux. Ma mère avait une force de caractère exceptionnelle. Elle était capable de surmonter avec sérénité toutes les difficultés : l’exil de son île natale de Porto Rico, la mort en bas âge de sept enfants, la pauvreté… Elle se fiait à son intuition et lorsqu’elle pensait qu’une chose était bonne, rien ne pouvait venir à bout de sa détermination. Peu lui importait les lois ou les principes, elle n’agissait que selon sa conscience. Je lui dois beaucoup. Dès ma première année d’études au Conservatoire, je fus engagé pour jouer au café Tost, trois heures chaque soir de la semaine. Je gagnais quatre pesetas. Avec un pianiste et un violoniste, nous jouions des marches, des danses, des airs d’opéra à la mode. J’introduisis aussi quelques œuvres plus ambitieuses, qui furent appréciées par les consommateurs, si bien qu’il fut décidé de consacrer chaque semaine une soirée à la musique classique. On m’appelait el nen, le petit, et j’étais devenu l’attraction du café. De grands musiciens venaient pour m’entendre, Saint-­‐Saëns et Albeniz. Albeniz fut si enthousiasmé par mon jeu et par mes compositions qu’il voulut m’emmener tout de suite à Londres avec lui. Ma mère refusa tout net. Albeniz se contenta de lui remettre une lettre de recommandation pour le Comte de Morphy, qui nous sera fort utile trois ans plus tard… Anton Rubinstein : Mélodie. I Salonisti (CD DHM). Pendant la dernière année que je passais à Barcelone, je fus aux prises avec une crise existentielle. Il y avait l’incertitude de mon avenir de musicien, les incessantes disputes entre mes parents, à cause de moi. Il y avait aussi la découverte du monde, avec ses beautés et ses horreurs, l’injustice, l’inégalité, la violence, qui me révoltaient. Quel est le sens de notre vie ? La musique n’est pas une réponse en elle-­‐même, elle ne fait qu’attiser notre sensibilité. Je fus tenté par le suicide, puis je tombais dans le mysticisme, avant de plonger passionnément dans les théories socialistes. Je fus cruellement déçu par les réponses superficielles des gens d’Eglise et j’eus bien vite conscience que le marxisme était une spéculation utopique. Je suis 3 sorti de cette période difficile avec la conviction que toutes les religions ont des principes moraux proches et respectables, mais que pour ma part je préférais me tenir à un dialogue intime et personnel, sans intermédiaires entre ma conscience et la Divinité. Quant à la politique, je m’en suis tenu éloigné, mais j’ai toujours eu à cœur d’être un homme avant d’être un musicien, d’être à l’écoute du monde et de servir les idéaux de l’humanité. J’avais ainsi passé plus de trois années à Barcelone. Trois années très riches, qui m’avaient permis d’élargir considérablement mon univers musical. J’avais découvert Brahms, Wagner et Richard Strauss, qui était venu diriger ses œuvres. Chaque été, je revenais à la maison et j’allais jouer dans les orchestres des bals et des fêtes de village, heureux de partager ces musiques toutes simples avec le public et les danseurs. R. Strauss : Till l’espiègle. Staatskapelle de Dresde. Rudolf Kempe (CD EMI). J’allais avoir 17 ans, il était temps pour moi de changer une nouvelle fois de vie. Ma mère pensa qu’il fallait aller à Madrid et présenter la lettre d’Albeniz au Comte de Morphy. Il nous reçut avec beaucoup de gentillesse. Il me présenta aussitôt à la Régente, la Reine Maria Cristina, dont il était alors le secrétaire particulier. La famille royale devint un peu ma deuxième famille. J’y étais reçu sans cérémonial, je jouais à quatre mains avec la reine et racontais des histoires au futur roi Alphonse XIII. Quant au Comte de Morphy, il fut vraiment pour moi un second père. Lui qui avait été le précepteur du roi Alphonse XII se chargea de mon éducation. Sa femme m’apprit l’allemand, lui se chargea de l’anglais et du français. Il m’ouvrit merveilleusement l’esprit à l’histoire, à la littérature, aux mathématiques et à la philosophie. Chaque semaine je devais me rendre au Prado et au Parlement, puis rédiger un compte-­‐rendu de ce que j’y avais vu et entendu. On m’avait alloué une bourse mensuelle de 250 pesetas, qui permettait de louer une mansarde sous les toits, juste en face du Palais Royal, où je vivais avec ma mère et mes deux jeunes frères. Nous menions une vie très heureuse. Mon professeur de composition était Tomas Breton et j’assistai à la création de son opéra le plus célèbre, La Verbena de la Paloma, qui remporta un immense succès… R. Chapi. La Patria chica. Victoria de los Angeles, soprano. Orchestre National d’Espagne. Rafael Frühbeck de Burgos. CD EMI. Le Comte de Morphy me fit rencontrer Pablo de Sarasate. Sur scène il avait beaucoup d’allure mais il jouait souvent très faux. La mode était aux grands airs et au maniérisme poussé à l’extrême. Sarasate nous proposa de boire un cognac avec lui et il fut très surpris que je refuse : « Comment ? Ce jeune homme veut être un artiste et ne boit pas de Cognac !! » Sarasate : Zapateado. Eduardo Hernandez Asain, violon ; Jesus Galdea, piano (CD EMI) Le Comte de Morphy voulait que je devienne compositeur, que je poursuive la renaissance de la musique espagnole brillamment initiée par Granados et Albeniz, et que je contribue à redonner vie à l’opéra national. Mais ma mère ne l’entendait pas de cette oreille. Un 4 compositeur ne vit que de ses commandes et connaît souvent la pauvreté, tandis qu’un violoncelliste peut toujours gagner sa vie. De plus approfondir le violoncelle ne nuisait nullement à la composition, tandis que se consacrer maintenant à la composition m’interdirait à jamais de faire une carrière de violoncelliste. Ce fut une rude bataille dans laquelle ma mère finit par avoir gain de cause. Morphy résolut de nous envoyer à Bruxelles. Le Conservatoire était un des meilleurs d’Europe pour les instruments à cordes et il était dirigé par un de ses grands amis, Gevaert, dont il espérait qu’il pourrait continuer à m’enseigner la composition. Gevaert nous reçut très cordialement, il examina mes compositions avec attention et en fit des commentaires élogieux. Mais il ajouta que son grand âge ne lui permettait malheureusement plus d’enseigner. Il m’invita à auditionner le lendemain dans la classe de violoncelle. J’étais un peu inquiet car les violoncellistes belges, depuis Servais, avaient une très grande réputation. Je m’installais au dernier rang et écoutais. J’étais très impressionné par leur allure et leur longue chevelure, mais beaucoup moins par leur jeu. A la fin du cours, le professeur se souvint tout à coup de moi : -­‐
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« Hé ! vous, le petit espagnol, vous voulez jouer quelque chose ? » Oui, je voudrais essayer. Que voulez-­‐vous jouer ? Ce que vous voudrez. Il se mit à énumérer des titres et comme il s’agissait d’œuvres que j’avais étudiées, je répondais chaque fois affirmativement. -­‐
« Parbleu ! ce garçon sait tout. Nous devons être en face d’un musicien extraordinaire » Tout le monde riait, j’étais rouge d’indignation. -­‐
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Voyons vous allez nous jouer le Souvenir de Spa. Avez-­‐vous apporté votre violoncelle ? Non. Alors, avec quel instrument allez-­‐vous jouer ? Avec celui qu’on voudra bien me prêter. Quel garçon, il peut jouer avec n’importe quel instrument ! J’étais fou de rage, mais je réussis à garder le contrôle de moi-­‐même. Dès les premières notes je sentis l’étonnement sur les visages, et il y eut un grand silence quand j’eus fini de jouer. Le professeur se leva et me fit venir dans son bureau. Il me dit qu’il serait fier d’être mon professeur, et il me promit un Premier Prix dès la fin de la première année, ce qui était contraire au règlement. Je refusai. Il s’était moqué de moi devant tous ses élèves, et j’avais de toute façon le sentiment que je n’avais rien à apprendre dans sa classe. Servais : Souvenir de Spa. Edmond Baert, violoncelle ; Serge Bémant, piano. CD Pavane 5 Dès le lendemain nous sommes partis pour Paris. Nous eûmes beau expliquer au Comte de Morphy ce qui s’était passé, il se mit en colère et supprima notre bourse. Nous n’avions plus aucunes ressources. Nous nous sommes installés, ma mère, mes deux frères et moi, dans un taudis de la Porte Saint-­‐Denis. Je réussis à me faire engager comme violoncelliste dans l’orchestre des Folies Marigny, un théâtre dédié au French cancan. Je gagnais quatre francs par jour et j’y allais à pied, le matin pour les répétitions, le soir pour les représentations, pour économiser le prix des tickets de métro. Mais cela ne suffisait pas pour nous faire vivre. Ma mère faisait quelques travaux de couture. Mon père envoyait ce qu’il pouvait, c’est-­‐à-­‐
dire presque rien. Nous avons vécu des jours sombres, angoissants. L’hiver fut horriblement froid et je tombais malade, une sorte de dysenterie qui m’obligeait à garder le lit. Sans jamais perdre sa bonne humeur et son esprit positif, ma mère travailla de plus belle, elle dut même vendre sa splendide chevelure. Comme les médecins ne parvenaient pas à me guérir, nous avons décidé de quitter Paris glacial et de de réserver nos dernières économies pour rentrer en Catalogne. Mon père fut à la fois heureux de nous retrouver et désespéré de cet échec qui avait englouti toutes les économies familiales. A Barcelone, j’eus tôt fait de me remettre. Je n’étais nullement découragé, d’autant que les circonstances m’étaient favorables. Josep Garcia, mon professeur, avait décidé de s’installer en Argentine. Alors j’héritai de son poste au Conservatoire, de sa place de 1er violoncelle au Liceu, l’opéra de Barcelone, et même de ses fonctions d’organiste d’église ! J’étais particulièrement heureux d’enseigner. C’est la tâche la plus importante, la plus exaltante qui soit, et j’ai toujours eu le sentiment d’apprendre moi-­‐même autant que mes élèves ! Je continuais bien sûr à travailler mon violoncelle avec ténacité, persuadé que le secret de l’art est davantage dans le travail régulier et l’approfondissement que dans d’hypothétiques coups de génie. J’avais aussi créé un quatuor avec Mathieu Crickboom, le disciple préféré d’Ysaÿe. L’été, je donnais des concerts avec Granados… Mendelssohn : Trio n° 1 (premier mouvement) Istomin Stern Casals (enregistré au Festival de Porto Rico en 1959). Pendant l’été 1899, je fus invité au Portugal pour participer à la saison du casino d’Espinho. Je décidai de m’arrêter à Madrid pour revoir mon maître et ami très cher, le Comte de Morphy. Je lui avais écrit une longue lettre et il m’avait pardonné mes désobéissances. Je revis aussi longuement la Reine Maria Cristina, qui m’offrit un très beau violoncelle de Gagliano et un magnifique saphir bleu que je fis sertir sur mon archet. Elle me fit Chevalier de l’Ordre de Carlos III. J’étais resté à Barcelone pour rétablir les finances de la famille. Je me sentais prêt maintenant prêt à retourner à Paris avec de grandes ambitions. A peine arrivé, ma première démarche fut d’aller rendre visite au grand chef d’orchestre Charles Lamoureux. Il était à son bureau, absorbé dans son travail. Il se préparait alors à diriger la première représentation de Tristan et Isolde à Paris. Je patientais un bon moment avant d’oser l’interrompre pour lui dire que je lui apportais une lettre de recommandation du Comte de Morphy. Il la prit, la lut 6 rapidement et me répondit sèchement : « Venez demain avec un pianiste et votre violoncelle ». Le lendemain, même scénario. J’étais sur le point de me retirer, lorsqu’il me demanda de jouer le Concerto de Lalo. A peine avais-­‐je terminé qu’il me prit dans ses bras et me dit : « Mon enfant, vous êtes un élu ». Et il bouscula le programme de son prochain concert pour me permettre d’y participer. J’étais paralysé par le trac ! Je jouai le premier mouvement du Concerto de Lalo et ce fut une ovation. Le succès public et critique fut si grand que Lamoureux me réengagea aussitôt pour un concert en décembre où je jouai le Concerto de Saint-­‐Saëns. Ma carrière était lancée… Lalo : Concerto pour violoncelle. André Navarra, Orchestre Lamoureux, Charles Munch (CD Erato) 
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