Le Monde du 14 Mars 2006
Cité de la Musique, Bach fait résonner les compositeurs
d'aujourd'hui.
« Les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach s'apparentent à une succession
de sommets que peu de violoncellistes osent aborder d'une traite en public. Quelques
intrépides ont relevé le défi, à la fois technique et physique, mais aucun, à notre
connaissance, ne l'a placé, comme Jean-Guihen Queyras, dimanche 12 mars, à la Cide
la musique, à Paris, dans le cadre encore plus ambitieux d'une confrontation entre Bach
et ses successeurs.
L'ancien soliste de l'Ensemble intercontemporain a eu la bonne idée de faire précéder
chaque suite par la création d'une courte pièce, commandée selon le principe du "pré-
écho". Sous cette formule biscornue, au moins d'un point de vue acoustique, il faut
entendre la double fonction dévolue à l'œuvre nouvelle : introduire une page de Bach
dont elle aura constitué une résonance actuelle. Arc-en-ciel, d'Ivan Fedele, s'acquitte
parfaitement de cette tâche. Le déploiement spectral des harmoniques annonce l'arpège
du début de la Première Suite de Bach et l'éventail de timbres du violoncelle évoque le
devenir de l'instrument au XXe siècle.
SOLO, PAS MONOLOGUE
Plus judicieux encore, le ton quasi improvisé de cette création se prolonge naturellement
dans la très libre et sensuelle restitution du "Prélude" de la Première Suite. Foin de
l'ascèse monacale habituellement recherchée dans ces soliloques intemporels ! Pour le
jeune Français, solo ne signifie pas forcément monologue, et l'"Allemande" le prouve
comme une conversation animée par deux voix. Les autres danses paraissent tout aussi
légères et éloquentes.
Jean-Guihen Queyras, qui joue Bach par cœur et les yeux fermés, passe ensuite au
deuxième volet de son périple. Gilbert Amy en assure l'ouverture avec Ein... Es
Preludium, une partition qui ne se résout pas sans tiraillements existentiels (et c'est là
son prix) à demeurer dans l'antichambre de Bach. Le compositeur essaie de se maintenir
à distance de son intimidant modèle avant de brusquement plonger dans la source
baroque figurée par la Quatrième Suite. Celle-ci sera interprétée avec une étonnante
fraîcheur d'esprit, qualité encore présente quatre heures et demie (entractes compris)
après le début du titanesque récital de Jean-Guihen Queyras. György Kurtag (le seul à
n'avoir pas terminé sa commande à temps), Misato Mochizuki (tout en souplesse),
Jonathan Harvey (avec sérénité) et Ichiro Nodaïra (par démultiplication) auront réservé
le meilleur accueil à Bach, mais pas autant que le violoncelliste, qui l'aura transcendé en
gardant des forces pour un bis (création), de Philippe Schoeller, à la brûlante intériorité.
Intégrale des Suites pour violoncelle seul de Bach et oeuvres de Fedele, Amy,
Kurtag, Mochizuki, Harvey et Nodaïra par Jean-Guihen Queyras. Cité de la
musique, le 12 mars.
Pierre Gervasoni
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