Le cerveau, cet artiste

publicité
VILAYANUR RAMACHANDRAN
Le cerveau, cet artiste
Traduit de l’anglais par Anne-Bénédicte Damon
© Eyrolles, 2005
ISBN : 2-7081-3327-6
Chapitre 1
Les fantômes du cerveau
L’histoire de l’humanité durant ces trois derniers siècles a été
ponctuée de nombreux bouleversements dans la pensée
humaine, que nous avons appelés des révolutions scientifiques.
Ces bouleversements ont profondément influencé notre point de
vue sur nous-mêmes et notre place dans le cosmos. Il y a d’abord
eu la révolution copernicienne : la théorie selon laquelle notre
planète, loin d’être le centre de l’univers, n’était qu’un simple
grain de poussière en orbite autour du soleil. Ensuite est venue la
révolution darwinienne, qui a trouvé son apogée dans l’idée que
nous n’étions pas des anges, mais simplement des singes sans
poils, comme l’a déclaré Thomas Henry Huxley, un jour, ici
même. Et finalement, la découverte de Freud, l’« inconscient » :
la théorie selon laquelle, bien que nous pensions être maîtres de
notre propre destinée, la plupart de nos comportements sont
gouvernés par un mélange de raison et d’émotions dont nous
sommes à peine conscients. En résumé, votre vie consciente
n’est qu’une rationalisation a posteriori de ce que vous faites pour
d’autres raisons.
Cependant, actuellement, nous sommes prêts pour la plus
grande de toutes les révolutions : la compréhension du cerveau
humain. Cela sera sûrement un moment décisif de l’histoire de
l’espèce humaine car, contrairement aux précédentes révolutions scientifiques, celle-ci ne concerne pas le monde extérieur,
15
la cosmologie, la biologie ou la physique, mais nous-mêmes, et,
en nous-mêmes, l’organe qui a permis ces précédentes révolutions. Je veux insister sur le fait que ces aperçus du cerveau
humain auront un impact profond non seulement sur les scientifiques, mais aussi sur les intellectuels. Ils nous permettront
peut-être même de relier ce que C.P. Snow a appelé les deux
cultures — la science d’un côté et les arts, la philosophie et les
lettres de l’autre. Étant donnée la quantité impressionnante de
recherches sur le cerveau, tout ce que je peux faire ici est de
vous donner une vue d’ensemble impressionniste : je ne peux
pas prétendre à l’exhaustivité. Ces conférences couvrent un
large spectre de sujets, mais deux thèmes sont particulièrement
récurrents. D’abord, l’idée que l’étude des syndromes neurologiques qui ont jusqu’à présent été ignorés et considérés comme
de simples bizarreries ou anomalies peut nous permettre
d’obtenir de nouvelles perspectives sur le fonctionnement du
cerveau normal. Ensuite, l’hypothèse selon laquelle on peut
comprendre de nombreuses fonctions du cerveau grâce à une
perspective évolutionniste.
Il a été dit que le cerveau humain était la structure organisée
la plus complexe de l’univers : pour apprécier cela, il vous suffit
de regarder quelques chiffres. Le cerveau est constitué de cent
milliards de cellules nerveuses ou « neurones », qui forment les
unités de base fonctionnelles du système nerveux (Figure 1.1).
Chaque neurone effectue environ mille à dix mille connexions
avec d’autres neurones, et on appelle synapses les points de
contact. C’est là que se passe l’échange d’informations. Sachant
cela, on a calculé que le nombre de permutations et combinaisons possibles de l’activité cérébrale, autrement dit le nombre
d’états cérébraux, était supérieur au nombre de particules élémentaires de l’univers connu. Bien que ce soit maintenant un
fait acquis, je ne cesse de m’étonner de ce que toute la richesse
16
© Eyrolles
LE CERVEAU, CET ARTISTE
LES FANTÔMES DU CERVEAU
FIGURE 1.1
© Eyrolles
Dessin d’un neurone montrant les dendrites qui reçoivent l’information
provenant des autres neurones et un long axone unique qui envoie
l’information aux autres neurones.
de notre vie mentale — nos sentiments, nos émotions, nos
pensées, nos ambitions, nos vies amoureuses, nos sentiments
religieux, et même ce que nous considérons comme notre moi
privé — ne soit que l’activité de ces petites particules de gelée
dans nos têtes, dans nos cerveaux. Il n’y a rien d’autre. Vu cette
complexité stupéfiante, par où commencer ? Eh bien, commençons par un peu d’anatomie de base. Au XXIe siècle, la plupart
des gens savent à quoi ressemble le cerveau. Il est composé de
deux moitiés symétriques, appelées hémisphères cérébraux, et
ressemble à une noix au bout d’une tige, appelée tronc cérébral. Chaque hémisphère est divisé en quatre lobes : frontal,
17
LE CERVEAU, CET ARTISTE
FIGURE 1.2
pariétal, occipital et temporal (Figure 1.2). Le lobe occipital, à
l’arrière, traite la vision. S’il est endommagé, cela peut provoquer la cécité. Le lobe temporal se charge de l’audition, des
émotions et de certains aspects de la perception visuelle. Les
lobes pariétaux du cerveau, sur les côtés, créent une représentation en trois dimensions de l’arrangement spatial du monde
extérieur et de votre propre corps à l’intérieur de cette représentation. Finalement, les lobes frontaux sont peut-être les plus
18
© Eyrolles
Anatomie grossière du cerveau. (a) Montre le côté gauche de l’hémisphère gauche. On voit les quatre lobes : frontal, pariétal, temporal et
occipital. Le lobe frontal est séparé du lobe pariétal par la scissure de
Rolando, et le lobe temporal du lobe pariétal par la scissure de Sylvius.
(b) Montre la surface interne de l’hémisphère gauche. On remarque le
corps calleux (noir) bien visible et le thalamus (blanc) au milieu. Le
corps calleux relie les deux hémisphères. (c) Montre une vue du dessus
des deux hémisphères. (a) Ramachandran ; (b) et (c) redessinés à partir
de Zeki, 1993.
© Eyrolles
LES FANTÔMES DU CERVEAU
mystérieux. Ils s’occupent de certains aspects très énigmatiques
de l’esprit et des comportements humains, comme votre sens
moral, votre sagesse, votre ambition et d’autres activités de
l’esprit qui nous sont, en grande partie, inconnues.
Il existe de nombreuses manières d’étudier le cerveau. Pour
ma part, j’étudie des individus chez qui une petite partie du
cerveau a été endommagée ou altérée. Il est intéressant de
constater que les individus dont une partie spécifique du cerveau a été légèrement atteinte ne souffrent pas d’une réduction
générale de leurs capacités cognitives : leurs facultés mentales
ne sont pas diminuées. Au lieu de cela, il se produit le plus souvent la perte extrêmement sélective d’une fonction spécifique,
alors que les autres fonctions demeurent intactes, ce qui indique bien que la partie affectée du cerveau est d’une manière ou
d’une autre impliquée dans le processus de la fonction endommagée. Je pourrais citer de nombreux exemples ; en voilà quelques-uns parmi mes préférés.
D’abord, la prosopagnosie ou trouble de reconnaissance des
visages. Quand une structure appelée le gyrus fusiforme située
dans les lobes temporaux est endommagée dans les deux hémisphères du cerveau, le patient ne peut plus reconnaître les visages (Figure 1.3). Le patient est encore capable de lire un livre, il
n’est donc pas aveugle, et il n’est ni psychotique ni en aucune
façon mentalement dérangé : il n’est simplement plus capable
de reconnaître les individus juste en voyant leurs visages.
La prosopagnosie est une maladie bien connue mais il existe
un autre syndrome beaucoup plus rare : le syndrome de Capgras.
Il y a quelque temps, j’ai eu un patient qui avait subi un accident
de voiture dans lequel il s’était blessé à la tête, ce qui avait
entraîné un coma. Il est sorti du coma après quelques semaines,
et était pratiquement intact neurologiquement lorsque je l’ai
examiné. Il souffrait pourtant d’une hallucination profonde ; il
19
LE CERVEAU, CET ARTISTE
Dessin d’artiste d’un cerveau dont le cortex convoluté extérieur a été
rendu partiellement transparent pour permettre de voir les structures
internes. On peut voir le thalamus (foncé) au milieu et, entre lui et le
cortex, des amas de cellules appelés les noyaux gris centraux (non visibles). Enchâssé dans l’avant du lobe temporal, on peut également voir
l’hippocampe (qui s’occupe de la mémoire). On voit aussi l’amygdale,
ainsi que d’autres composants du système limbique comme l’hypothalamus. Les structures limbiques traitent l’éveil émotionnel. Les hémisphères sont rattachés à la moelle épinière par le tronc cérébral (moelle,
pons et mésencéphale), et on trouve sous les lobes occipitaux le cervelet,
qui s’occupe surtout de la coordination des mouvements et du réglage
temporel. Le gyrus fusiforme – qui traite les visages – se situe dans la
partie intérieure du bas du lobe temporal. L’amygdale – qui reçoit des
signaux du fusiforme – est clairement visible sur le schéma.Tiré de
Brain, Mind and Behaviour, par Bloom et Laserson (1988) par
l’Educational Broadcasting Corporation. Reproduit avec la permission
deW.H. Freeman & Company.
20
© Eyrolles
FIGURE 1.3
© Eyrolles
LES FANTÔMES DU CERVEAU
regardait sa mère et me disait : « Docteur, cette femme ressemble à ma mère, mais ce n’est pas elle, c’est un imposteur. »
Pourquoi réagissait-il ainsi ? Rappelez-vous que ce patient, que
j’appellerai David, n’avait pas d’autres fonctions altérées. Il
était intelligent, éveillé, conversait aisément (du moins selon les
normes américaines), et n’était en aucune manière émotionnellement dérangé.
Pour comprendre cette maladie, il faut que vous conceviez
d’abord que la vision n’est pas un processus simple. Lorsque
vous ouvrez les yeux le matin, tout est là devant vous, il vous est
donc facile de penser que la vision est un phénomène simple et
instantané. Mais en fait, dans chacun de vos globes oculaires,
tout ce que vous avez, c’est une image du monde à l’envers,
minuscule et déformée. Celle-ci excite les photorécepteurs de
la rétine et les messages passent alors par le nerf optique
jusqu’au fond de votre cerveau, où ils sont analysés dans trente
zones optiques différentes. Ce n’est qu’après que vous finissez
par identifier ce que vous regardez. Est-ce votre mère ? Un
serpent ? Un cochon ? Ce processus d’identification se déroule
en partie dans une petite zone du cerveau appelée le gyrus fusiforme — la zone qui est endommagée chez les patients atteints
de prosopagnosie, ou trouble de reconnaissance des visages.
Finalement, une fois l’image reconnue, le message est transmis
à une structure nommée amygdale, parfois considérée comme
le portail vers le système limbique, le centre émotionnel de
votre cerveau, qui vous permet de juger de l’importance émotionnelle de ce que vous êtes en train de regarder. Est-ce un
prédateur ? Une proie qui s’offre à moi ? Un compagnon
potentiel ? Ou bien encore le directeur dont je dois me méfier,
un étranger qui n’a pour moi aucune importance, ou quelque
chose de complètement banal comme un morceau de bois à la
dérive ? Qu’est-ce que c’est ?
21
Dans le cas de David, il est probable que le gyrus fusiforme
et toutes les zones de la vision étaient complètement normales,
et c’est pourquoi son cerveau lui disait que la femme qu’il
voyait ressemblait à sa mère. Cependant, sommairement, on
peut dire que le « câble » qui reliait les centres visuels aux centres émotionnels en passant par l’amygdale avait été sectionné
dans l’accident. Il regardait donc sa mère en pensant : « Elle
ressemble à ma mère, mais si c’est ma mère, pourquoi est-ce
que je ne ressens rien en la voyant ? Non, ce ne peut pas être ma
mère, c’est donc une étrangère qui se fait passer pour ma
mère. » C’était la seule interprétation possible pour le cerveau
de David, à cause de cette coupure singulière.
Comment peut-on tester une idée aussi bizarre ? Bill
Hirstein, un de mes étudiants, et moi-même à La Jolla, Haydn
Ellis et Andrew Young en Angleterre, avons réalisé des expériences très simples en mesurant la réaction galvanique de la peau
(voir chapitre 5) 1. Nous avons en effet découvert que, dans le
cerveau de David, il y avait une coupure entre la vision et
l’émotion comme le supposait notre théorie. Le plus étonnant
est que, lorsque la mère de David l’appelait, il reconnaissait
immédiatement sa voix. Il ne se trompait pas. Cependant, si
une heure après, sa mère entrait dans la pièce, il lui disait
qu’elle ressemblait à sa mère, mais qu’elle était un imposteur.
On peut expliquer ainsi cette anomalie : il existe un chemin
séparé allant du cortex auditif situé dans le gyrus temporal
supérieur à l’amygdale, et ce chemin n’avait peut-être pas été
coupé dans l’accident. La reconnaissance auditive demeurait
donc intacte alors que la reconnaissance visuelle avait disparu.
C’est un joli exemple de ce que nous étudions : les neurosciences cognitives en action ; comment vous pouvez prendre un
syndrome neurologique étrange et apparemment incompréhen22
© Eyrolles
LE CERVEAU, CET ARTISTE
© Eyrolles
LES FANTÔMES DU CERVEAU
sible — un patient disant que sa mère est un imposteur — et
arriver à trouver une explication simple en utilisant les chemins
neuraux connus du cerveau.
Notre réponse émotionnelle aux images visuelles est évidemment nécessaire à notre survie, mais l’existence de connexions
entre les centres visuels du cerveau et le système limbique ou le
noyau émotionnel du cerveau soulève une autre question
intéressante : qu’est-ce que l’art ? Comment le cerveau réagit-il
à la beauté ? Étant données ces connexions entre la vision et
l’émotion, et le fait que l’art entraîne une réponse émotionnelle
esthétique à des images visuelles, ces connexions sont certainement impliquées dans le processus, et cela fera l’objet d’une
prochaine conférence.
Ces connexions complexes du cerveau sont-elles programmées dans le génome du fœtus, ou bien sont-elles acquises dans
la petite enfance lorsque nous commençons à interagir avec le
monde ? Nous nous retrouvons face au soi-disant débat inné/
acquis, au centre de mon prochain exemple : les membres fantômes. La plupart des gens savent ce qu’est un membre fantôme. Un patient ayant été amputé d’un bras à cause d’une
tumeur maligne ou d’une blessure inguérissable causée par un
accident continue à ressentir son bras amputé. Lord Nelson est
un exemple célèbre : il ressentait son bras fantôme longtemps
après avoir perdu son véritable bras lors d’une bataille. (Il a
d’ailleurs utilisé son propre exemple comme preuve quelque
peu imparfaite de l’existence d’une âme immatérielle. En effet,
si un bras peut survivre à une annihilation physique, disait-il,
pourquoi pas le corps entier ?)
J’ai eu un jour un patient amputé du bras gauche au-dessus
du coude. Il était assis dans mon bureau, un bandeau sur les
yeux, et je touchais doucement différentes zones de son corps,
en lui demandant de me dire où je le touchais. Tout se déroulait
23
LE CERVEAU, CET ARTISTE
FIGURE 1.4
comme prévu jusqu’à ce que je touche sa joue gauche, moment
où il s’exclama : « Oh, mon Dieu, vous touchez mon pouce
gauche », c’est-à-dire le pouce fantôme. Il parut aussi surpris
que moi. En touchant sa lèvre supérieure, je provoquais une
sensation dans son index fantôme, et toucher sa mâchoire
24
© Eyrolles
Endroits de la surface du corps qui donnent des sensations projetées dans
la main fantôme (ce patient a été amputé du bras gauche dix ans avant
nos expériences). On voit qu’il existe une carte complète de tous les doigts
(numérotés de 1 à 5) sur le visage et une autre carte sur le haut du bras.
Apparemment, l’input sensoriel de ces deux zones de la peau active maintenant, dans le cerveau, la région de la main (soit dans le thalamus, soit
dans le cortex). Ainsi, lorsque ces points sont touchés, les sensations sont
également ressenties comme provenant de la main manquante.
© Eyrolles
LES FANTÔMES DU CERVEAU
inférieure provoquait une sensation dans son auriculaire
fantôme. Il avait une carte entière et systématique de la main
fantôme manquante dessinée sur son visage (Figure 1.4).
Pourquoi ? Comme l’illusion de Capgras, le cas des membres
fantômes est un mystère qui aurait intrigué Sherlock Holmes.
Que se passe-t-il donc ? Nous trouvons encore une fois la
réponse dans l’anatomie du cerveau. Les signaux tactiles de
toute la surface de la peau du côté gauche du corps sont cartographiés dans l’hémisphère cérébral droit sur une bande verticale de tissu cortical appelé le gyrus post-central. En fait, il y a
de nombreuses cartes, mais pour faciliter la représentation, nous
pouvons imaginer qu’il n’y a qu’une seule carte, appelée S1, sur
le gyrus post-central. Il s’agit d’une image fidèle de tout le
corps, un peu comme s’il y avait un petit personnage étalé sur la
surface du cerveau (Figure 1.5) Nous appelons cette image
l’homoncule de Penfield, et elle est largement continue, ce qui
est assez logique avec une carte. Cependant, il y a une particularité : l’image du visage sur cette carte à la surface du cerveau est
juste à côté de celle de la main, et non pas près de l’image du cou
comme on s’y attendrait. La tête est disloquée (on ne sait pas
très bien pourquoi, cela a peut-être un rapport avec la phylogénie, ou la manière dont le cerveau se développe dans les débuts
de la vie fœtale ou dans la petite enfance, mais elle est disloquée). Cela m’a donné un indice pour comprendre la situation.
Lorsqu’un bras est amputé, la partie du cortex du cerveau correspondant à la main ne reçoit plus de signaux. Elle devient alors
avide d’apports sensoriels, et l’apport sensoriel de la peau du
visage envahit alors le territoire voisin libéré correspondant à la
main manquante. Les signaux reçus par le visage sont alors mal
interprétés par des centres supérieurs du cerveau comme provenant de la main manquante 2. La spécificité de ces signaux est
tellement irrésistible qu’un glaçon ou de l’eau chaude appliqués
25
Téléchargement