A-2006/N°14-L`hégémonie américaine et ses stratégies

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Siréas
asbl
Service International de Recherche , d’Education et d’Action Sociale
Année 2006
DOCUMENT n° 14
Analyses et études
L’HÉGÉMONIE AMÉRICAINE ET SES STRATÉGIES
DOMINANTES
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L’HÉGÉMONIE AMÉRICAINE ET SES STRATÉGIES DOMINANTES
La pression des Etats-Unis dans le monde est de plus en plus écrasante et fait l’objet de
nombreuses critiques dans les milieux culturels et de défense des droits de l’homme. Il est
dès lors légitime de se demander d’où vient une telle puissance et quelle est son éventuelle
réversibilité.
Nous vivons sous l’hégémonie des Etats-Unis. Cette hégémonie se base sur quatre
domaines interdépendants qui se renforcent mutuellement :
a) Militaire
b) Economique et Financier
c) Technologique
d) Culturel 1
Bien que chacun de ces domaines recèle des éléments de vulnérabilité, la puissance
hégémonique des Etats-Unis repose sur l’ensemble et sur l’interaction de ces éléments.
Cette hégémonie est moins concentrée qu’on ne pourrait penser à première vue 2. Les
différents acteurs de ces quatre domaines sont simultanément en coopération et en
compétition entre eux. Les acteurs ne sont même pas tous situés aux Etats-Unis. Nous,
Européens, vivons sous ce régime. Nous sommes en quelque sorte un satellite de ce
régime; nous participons au pouvoir et en tirons profit. Mais le centre se trouve aux EtatsUnis, dans les environs de Washington DC.
1. Les 4 domaines
Passons en revue ces quatre domaines sur lesquels repose l’hégémonie américaine :
1.1- Le domaine militaire
La suprématie de l’armée américaine (surtout sur le plan technologique - puissance
nucléaire ; technologie de communication ; armement sophistiqué) est évidente. Les
dépenses militaires américaines dépassent de loin celles des autres nations. (L’Europe de
l’OTAN a profité pendant plus de cinquante ans de cette suprématie. La protection
américaine nous permet de réduire sensiblement nos dépenses militaires).
1
Basé sur les livres de Susan Strange :
- « Retreat of the State ; diffusion of Power in the World Economy »
- « States and Markets »
On pourrait justifier l’ajout d’un 5e domaine, le politique. Nous ne l’avons pas fait. Nous traitons dans
ce qui suit la politique comme un domaine dépendant des 4 autres domaines.
2
C’est le président et la branche exécutive qui ont intérêt à se baser le plus sur cette situation
d’hégémonie. Les financiers voient plus la dimension globalisante de l’économie et s’opposent à des
actions qui nuisent à ces intérêts. Même dans l’exécutif, il y a souvent désaccord entre les militaires et
les diplomates. Ces contestations font partie du système américain ; la constitution les a instituées
et a créé des moyens de les sauvegarder.
2
La volonté des Etats-Unis d’employer leur puissance militaire supérieure (Afghanistan,
Iraq) agit en tant qu’élément de persuasion pour inciter les nations à se ranger du côté des
Etats-Unis lorsqu’il y a conflit ; ou au moins à se réfréner de les combattre 3.
1.2- Le domaine économique et financier
Cet aspect de la puissance des Etats-Unis est exercé structurellement. C’est en dictant les
règles du jeu que les Américains forcent les autres pays à se conformer à un système qui
sert leurs intérêts politiques et (surtout) économiques. Il s’agit ici de structures et de
règles du jeu de l’inclusion et de l’exclusion.
-Inclusion : Comment étendre les régions et les secteurs où le commerce peut opérer sans
entraves (globalisation ; software ; investissement ; financement) ?
-Exclusion : Brevets et marques ; propriétés intellectuelles, combat de la contrefaçon.
Si pendant la période coloniale les Nations européennes géraient leurs colonies plutôt par
la force (policière ou militaire), aujourd’hui les Etats-Unis se servent de ces structures
pour dominer les gens, les peuples et les organisations.
1.2.1. Les institutions internationales
Les exemples les plus visibles sont les institutions internationales comme le FMI (Fonds
Monétaire International), la Banque Mondiale et l’OMC (Organisation Mondiale du
Commerce). Les sièges du FMI et de la Banque Mondiale se trouvent dans la proximité
immédiate du Treasury (Ministère des Finances des Etats-Unis). La plupart des
économistes de ces trois institutions sont formés dans les mêmes facultés économiques
aux Etats-Unis (p.ex. Chicago). A noter que d’autres institutions ont été créées à
l’instigation des Etats-Unis, mais n’ont pas réussi à imposer leur autorité. Dans ce cas,
elles subissent une stratégie d’affaiblissement. (Le cas le plus visible est celui des Nations
Unies, dont le siège est à New York, qui sont souvent contrecarrées par les Etats-Unis
qui, entre autres, refusent fréquemment de payer leur contribution).
1.2.2. La réglementation américaine devient règle internationale
Plus influents encore sont la législation économique des Etats-Unis et le comportement
des institutions officielles et semi-officielles qui dirigent les décisions des sociétés
commerciales, même lorsque leur siège se trouve à l’étranger. Il suffit que ces sociétés
aient un lien avec les Etats-Unis – parce qu’elles y vendent ou y achètent quelque chose ou qu’elles se servent d’une structure acceptable à la pratique américaine (p.ex. les hedge
funds qui imposent des restructurations en Allemagne. Tout en étant légales, elles ne
tiennent pas compte des pratiques culturelles allemandes et des stakeholders (les divers
acteurs, à intérêts divergents, qui font tourner l’entreprise : propriétaire, client, employés,
fournisseurs et la société commerciale elle-même). C’est la pratique américaine qui dicte
de ce qui est considéré comme légal).
3
La limitation majeure de la puissance militaire des Etats-Unis est liée au fait qu’ils ont besoin de
soldats pour mener la guerre :
- il y a pénurie de soldats professionnels qualifiés et formés pour utiliser des engins militaires de plus
en plus complexes.
- il y a la réaction de la population américaine lorsque des soldats américains meurent au combat
(Vietnam, Iraq).
Il y a une tendance aux Etats-Unis à essayer de développer une manière de faire la guerre sans
mettre en danger des soldats-citoyens : la guerre à distance. Les fautes de stratégie commises en
Iraq (moins de soldats que le minimum pour maintenir la paix après la victoire ; manque évident de
contacts entre soldats et population iraquienne) sont liées à cette approche.
3
1.3 - Le domaine technologique
1.3.1. La recherche scientifique
La société américaine est parmi les plus riches. La structure socio-économique américaine
favorise le succès des individus forts, intelligents, dynamiques et/ou créatifs, souvent au
détriment des faibles (« la survie des plus forts » : le Darwinisme social). L’enjeu du succès
est énorme.
De ce fait, la société américaine attire de partout dans le monde les chercheurs qui se
conforment à ce profil. Il suffit de vérifier les prix Nobel des chercheurs qui travaillent
dans des instituts américains pour se rendre compte que le développement scientifique de
pointe se situe souvent aux Etats-Unis, même si les chercheurs viennent d’ailleurs.
1.3.2 L’application (le développement et le marketing)
En plus, il existe aux Etats-Unis une mentalité orientée vers l’application qui cherche
comment transformer de manière proactive les résultats scientifiques en technologies
commerciales pour les exploiter avec profit. C’est cette combinaison de la science de
pointe et de la recherche proactive d’applications potentielles qui produit une économie
américaine dynamique à très haut degré d’innovation. Dans un premier temps, ces
innovations sont validées aux Etats-Unis (brevets protégés), pour être exportées ensuite
dans le monde entier afin de maximaliser le profit dans le cadre de l’économie globale.
Ces interventions au plan global dynamisent et rompent l’équilibre existant. Pour les
Américains, l’avantage est évident : ils appliquent ce qu’ils ont déjà essayé. L’hégémonie
américaine se manifeste par la nécessité de réagir qu’elle impose aux autres. Les autres
peuvent combattre, suivre, imiter, améliorer ; mais l’initiative réside aux Etats-Unis.
1.4- Le domaine culturel
La définition de ce qui est « culture » est passée de l’Europe aux Etats-Unis. Avec ce
changement de régisseur, la fonction de la culture a changé fondamentalement. Notre
culture est devenue une culture de marché, une culture de consommateur, une culture de
masse, une « low culture » ; la culture qui avait jadis, du moins en principe, pour fonction
principale de développer l’esprit et la réflexion critique, est devenue divertissement (TV,
films, Hollywood; pop music).
L’hégémonie américaine est également la cause de l’avènement de l’anglais comme langue
globale dans les contacts internationaux (communication ; transport ; World Wide Web;
Windows; commerce ; tourisme).
L’appartenance commerciale du concept de « culture » est renforcée par le discours
néolibéral de la démocratisation 4 . Ce discours est répandu par la publicité, d’origine
commerciale, et ses techniques s’appliquent partout dans le domaine public, donc aussi au
niveau de la culture. Ce qui se vend sur le marché est considéré comme acceptable.
4
Ce discours dit « démocratique » met l’accent sur la liberté d’initiative ‘égale pour tout le monde’, où
tous ont soi-disant les mêmes chances de réussite. Un discours romantique qui ne se préoccupe point
des limitations réelles, imposées par la pauvreté, l’éducation ou l’origine sociologique. Selon ce
discours ‘chacun parmi nous peut réussir et devenir riche’. En fait, la réalité américaine est beaucoup
plus dure ; c’est plutôt une société de classes hautement stratifiée, avec un régime policier qui met en
prison un pourcentage élevé de pauvres, surtout des hommes jeunes. Changer de classe économique
est exceptionnel, peut-être plus qu’en Europe où la classe dirigeante a (avait) la réputation d’être
rigide, cloisonnée.
La tenacité de ce discours démocratique parmi la classe moyenne américaine est due à sa bonne
stratégie de vente plus qu’à la réalité.
4
La manière de mener la politique culturelle de nos pays commence également à se
conformer à ces techniques de vente développées et testées aux Etats-Unis et exportées
ensuite.
C’est cette synergie commercialo-culturelle qui
renforce l’hégémonie
5
Américaine .
2. L’interaction entre ces quatre domaines.
C’est dans l’interaction que l’hégémonie des Etats-Unis est renforcée, qu’elle augmente sa
puissance.
2.1- Le domaine militaire :
2.1.1 - en interaction avec l’économie américaine. Il y a 30 à 40 ans, on parlait du « MICcomplex », le complexe militaro-industriel. Un nombre important d’industries et de
sociétés commerciales vivent en symbiose étroite avec le système militaire. Ces deux
groupes se soutiennent mutuellement dans le lobbying à Washington DC pour obtenir un
budget militaire élevé et pour développer et renouveler des systèmes d’armes innovants.
Les financements provenant du budget militaire sont des revenus importants pour les
sociétés qui se spécialisant dans les technologies de pointe (aviation ; communication ;
espace). Sans constituer officiellement un subside d’état, ces revenus leur donnent un
avantage sérieux au niveau de la compétition internationale dans ces secteurs (p. ex.
Boeing vs Airbus)
2.1.2 – en interaction avec le développement technologique. La suprématie militaire des Etats-Unis
se base sur leur supériorité technologique. Une symbiose similaire à ce qui est décrit au
point 2.1.1 ci-dessus s’installe entre les trois partenaires: le système militaire, les instituts
d’application militaire et les industries d’armement. Le financement de ces instituts se
justifie par une course aux armements sans répit, il permet d’attirer des spécialistes de 1re
classe.
2.1.3 – en interaction avec le domaine culturel. La société américaine est caractérisée par un
profil dur, qui a son origine dans le passé pionnier des Etats-Unis. Que quelqu’un puisse
se défendre soi-même et sa famille, et donc porter des armes, est ressenti comme un droit
civil qui garantit la liberté, pas seulement individuelle, mais aussi collective. La société
5
Notre tradition européenne sur la fonction de la culture est différente.
Il y a eu le règne de la culture du citoyen, basée sur la Lumière et les idéaux de la révolution
française, définissant la « culture » comme un domaine indépendant, en tension critique avec le
monde commercial. (Le conflit entre la TV commerciale et la TV publique est un bon exemple du choc
de nos deux interprétations de la culture. La TV commerciale semble gagner).
La culture avait une fonction critique de jugement et de correction, défendant les valeurs humaines.
Cette fonction devait être exécutée de trois manières :
- par la responsabilité, surtout de l’élite, qu’il s’agisse d’une élite d’autorité ou de jugement
- par une certaine distance critique pour se former une opinion de ce qui était valable.
- par un style de vie discipliné (noblesse oblige).
Ceci dit, la pratique était souvent moins qu’idéale, quand la force brutale remplaçait l’analyse.
A présent, il existe d’autres alternatives qui contredisent la culture de marché et qui constituent la
base de conflits actuels (alternative de la religion, alternative de l’idéologie nationaliste, traditionaliste
ou marxiste.)
5
accepte et promeut un comportement assertif qui insiste sur ses propres droits et les
défend légalement 6.
Cette mentalité est basée sur l’image romantique du rugged individual, le pionnier qui ne fuit
pas le conflit mais qui, au contraire, confronte le danger, vainc l’ennemi et en sort
victorieux. Cette image fait partie du folklore américain et est largement diffusée par les
films et les récits. Cela se traduit sur la scène internationale par l’insistance de la
population américaine pour un système militaire fort et proactif. Les politiciens américains
ne font souvent que suivre ce que vivent les gens.
2.2 . Le domaine économique et financier
2.2.1 – en interaction avec le domaine militaire
La définition des peuples ennemis et de ceux avec lesquels une collaboration plus ou
moins cordiale est indiquée, est déterminée par les intérêts économiques ou par
l’insécurité financière représentée par ces peuples (p. ex. Arabie Séoudite; Iraq ; le
programme nucléaire de l’Inde; la Chine). Si les conséquences économico-financières
pèsent moins lourd, les Américains s’abstiennent d’intervenir militairement eux-mêmes
(Afrique ; Palestine).
2.2.2 – en interaction avec le développement technologique
Comme expliqué au point 1.3, l’innovation technologique est la technique préférée dans la
lutte compétitive. Ces développements technologiques ne se limitent pas à des produits
physiques. L’innovation dans les services est plus importante encore : nouveaux produits
financiers ; tourisme ; services d’achats globalisés, outsourcing (externalisation) vers les pays
en développement).
C’est dans ces domaines que joue pleinement la technologie des structures sur laquelle se
base la puissance commerciale des Etats-Unis.
Exemples : Qu’est ce qui est légal ou illégal dans les transactions financières ? Les
discussions à l’OMC sur la propriété intellectuelle. Quelles sont les règles du jeu de
l’exclusion ou de l’inclusion (système des brevets-software) ? 7
2.2.3 – en interaction avec le domaine culturel
L’influence des puissances financières dans le domaine culturel passe par les médias.
Quoique théoriquement indépendants, les médias sont financés en grande partie par la
publicité commerciale. En outre, il y a une dynamique qui fait que ces médias deviennent
de plus en plus la propriété de holdings internationaux qui s’assurent que la gestion passe
à des personnes qui ne nuisent pas à l’hégémonie des Etats-Unis.
6
Cette mentalité fait qu’aux Etats-Unis le nombre de juristes civils est bien plus élevée qu’ailleurs.
Ceci est illustré notamment par le phénomène du juriste qui se spécialise dans des cas de tort civil
(ambulance chasers), où l’avocat prend l’initiative de commencer un procès pour faute professionnelle
(malpractice). Cette mentalité juridique antagoniste, plutôt de routine aux Etats-Unis, a tendance à
s’introduire via les américains dans les relations commerciales et diplomatiques partout dans le
monde.
7
Il serait intéressant d’étudier les domaines de la globalisation où l’absence de réglementation est due
au fait qu’elle pouvait nuire à l’hégémonie américaine (nuisant en même temps aux intérêts des
financiers non-américains). Exemples : Impôts; financement global de l’éducation et de la recherche
médicale; globalisation dans le domaine du travail.
6
3. Les effets de l’hégémonie américaine
3.1. Le bilan depuis 1945 est globalement positif.
Le système de l’hégémonie américaine a créé une sorte de « Pax Americana » qui a assuré
pendant 60 ans un temps de paix et de progrès dans la plus grande partie du monde noncommuniste. Cette paix coïncidait avec la « guerre froide », la tension entre les Etats-Unis
et USSR. Dans ce système, l’USSR fonctionnait comme opposition externe.
Depuis la chute du mur de Berlin les dernières traces de cette opposition ont disparu.
Entre 1945 et 1990, plusieurs guerres non-froides ont été menées avec l’appui des deux
camps. A noter que les crises humaines les plus graves se sont déroulées souvent en
dehors de la zone d’influence américaine (Mao, Khmers rouges).
La dernière décennie du 20e siècle a été marquée par l’intégration des pays excommunistes dans la communauté Européenne (zone d’influence du système américain),
par la croissance économique rapide de la Chine et de l’Inde liée à leur intégration dans
l’économie globale.
3.2. Le danger d’une hégémonie sans restrictions
Depuis septembre 2001, utilisant une terminologie de guerre, le président Bush a adopté
une stratégie polarisante. Notons que son règne coïncide avec une majorité absolue des
républicains dans toutes les branches du gouvernement (législative, juridique, exécutive).
L’absence quasi complète d’opposition politique 8 a causé une situation où les restrictions
à l’action du président ont disparu. Ce développement montre clairement le danger d’une
hégémonie sans limitations.
Dans cette situation de puissance du gouvernement américain, le fait que le néoconservatisme ait pu se manifester si fort est moins important que la nécessité de faire
fonctionner une opposition réelle à l’égard du président et des départements de la branche
exécutive.
3.3. Le côté négatif du régime actuel.
3.3.1 . L’exclusion des démunis.
Plus que n’importe quelle autre faiblesse, c’est l’existence d’une sous-classe qui se crée
avec le régime géré sous l’hégémonie des Etats-Unis. Ce n’est pas une coïncidence
malheureuse. Le système demande qu’il y ait des gagnants et des perdants dans le
« combat pour la survie » (survival of the fittest).
Ce «combat darwiniste» est le modèle qui permet de comprendre la société actuelle.
C’est le modèle qui constitue la base conceptuelle :
-du système d’armement acharné (domaine militaire)
-du néolibéralisme (domaine économique),
-de la lutte continue pour l’innovation et le changement proactif (domaine technologique).
-de la création d’entités de plus en plus englobantes dans le monde des médias (domaine
culturel)
8
Aussi bien externe qu’interne. Le parti démocrate étant dispersé et sans chef de file après la défaite
de Al Gore. Le discours qui maintenait que les Etats-Unis étaient en guerre « contre les terroristes»
imposait la solidarité nationale, surtout lorsque, au début, la guerre en Afghanistan a démontré la
suprématie militaire des Américains, suprématie coïncidant avec à une perte négligeable de soldats
morts ou blessés.
7
Dans notre régime, il y a une tension de plus en plus grande entre gagnants et perdants,
entre riches et pauvres, entre puissants et faibles, entre épanouissement et misère.
L’accroissement de cette tension est un phénomène qui s’accélère continuellement.
Si on examine l’évolution proportionnelle des revenus gagnés par les fractions les plus
riches par rapport aux fractions les plus pauvres, on constate que la part de revenus des
riches grandit d’année en année :
-La fraction du revenu américain gagnée par les 1% des top-earners (ceux qui gagnent le
plus) est passée de 8% en 1980 à 16% en 2005.
-Le profit des corporations américaines est passé de 7% en 2001 à 13% en 2006.
-Le salaire d’un travailleur américain moyen a chuté de 4% au cours de la même période.
Cette tension est à l’origine des stratégies d’exclusion de plus en plus fortes, souvent
soutenues par des discours de criminalisation des faibles et des pauvres. Il suffit d‘étudier
les statistiques d’emprisonnement aux Etats-Unis et d’y noter le pourcentage des hommes
appartenant à la classe inférieure9.
D’autres phénomènes prennent leur origine dans la même tension : communautés
clôturées; milices privées; privatisation des établissements d’emprisonnement; three strikes
and out (prison à vie après trois condamnations) ; tolérance zéro; évolution antidémocratique de la législation sur la sécurité.
Qualifier cette tension d’injuste risque de causer une réaction conflictuelle chez les forts,
et d’augmenter ainsi leur réaction pour se protéger contre le « danger de la misère des
pauvres ». C’est un conflit dans lequel les faibles ne peuvent que perdre.
Il vaut mieux adopter une stratégie de mise en question de l’idéologie du Darwinisme qui
est à la base du système actuel. C'est-à-dire montrer aux forts et aux riches comment
cette tension croissante augmente leur sentiment d’insécurité. Et solliciter leur
collaboration pour diminuer la menace de la pauvreté. Il vaut mieux expliquer qu’on
risque de créer l’injustice et d’augmenter la menace si on maintient précisément les
mesures d’isolement face à l’insécurité, c'est-à-dire les mesures d’exclusion, le discours de
criminalisation et le refus de prendre des mesures adéquates pour garantir une vie
humaine décente aux démunis et à leurs enfants.
3.3.2. La Sécurité Sociale
L’effet du régime actuel est la perte de perdre la solidarité, l’élément constitutif de la
société civile. Cette lacune impose des mesures pour protéger les plus faibles : en cas de
chômage, de maladie, de retraite, de besoins liés à l’éducation des enfants, …
En Europe, la politique a créé un système de solidarité légalisée, la sécurité sociale et
l’aide sociale qui couvrent en principe tous les résidents face à la plupart de ces risques.
Aux Etats-Unis, le système de sécurité sociale est beaucoup plus exclusif. Il exclut les
marginalisés, les pauvres, les groupes qui en ont le plus besoin : les chômeurs; les
immigrés; les familles démunies. La situation des pauvres aux Etats-Unis est en
9
A partir des chiffres de 1991, les statisticiens du Ministère de la justice ont calculé que, sur la durée d’une vie, la
probabilité cumulée qu’un Noir américain a d’être frappé d’une peine d’emprisonnement ferme supérieure à un an
s’élève à 28,5%, contre 16% pour un Latino et 4,4% pour un Blanc. Si les Noirs sont devenus les premiers
“clients” du système carcéral américain (…), c’est que cette communauté se situe au point de confluence des
trois systèmes de forces (…) : la dualisation du marché du travail et la généralisation du salariat précaire et souspayé pour les classes populaires; le démantelement des programmes publics d’assistance aux démunis (…);
enfin la crise du ghetto comme instrument de contrôle et d’enferment d'une population stigmatisée, considérée
comme étrangère au corps national et superflue au double plan économique et politique.
(cfr. Loïc Wacquant : http://1libertaire.free.fr/Wacquant01.html
8
conséquence bien plus dure qu’en Europe. On peut dire qu’une partie du potentiel
humain aux Etats-Unis est perdu 10.
On dit de plus en plus en Europe que notre système social et nos politiques salariales
coûtent trop cher, qu’il faut les abandonner. On se rapprocherait alors du système
américain. Nous ne pouvons pas soutenir cette thèse.
Aux Etats-Unis, la politique des hauts salaires profite surtout aux classes moyennes. En
Europe, le système social profite à l’ensemble de la population. Dans les deux cas, les
systèmes sont coûteux et ont des conséquences néfastes sur les pays les plus démunis.
Tout en ayant des systèmes sociaux différents, les deux systèmes tendent à augmenter la
tension entre pays pauvres et pays riches, repoussent la pauvreté en dehors des frontières,
les restrictions à l’immigration deviennent de plus en plus sévères. Ce problème est
d’abord politique avant d’être économique.
Economiquement, une plus forte immigration peut être une bonne affaire à long terme
parce qu’elle rajeunit et dynamise la population autochtone qui a tendance à vieillir.
3.5. Perspectives à plus long terme.
3.5.1 – sur le plan économique
Plusieurs développements indiquent que l’hégémonie américaine actuelle pourrait être
confrontée et changée en un système qui garantirait mieux l’équilibre des forces:
- Le développement économique explosif des pays de l’Asie, surtout de la Chine et de
l’Inde, semble aller dans la direction d’un équilibre, d’abord économique, mais capable
de s’étendre aussi à d’autres domaines.
- L’expansion économique (la croissance du Produit National Brut) de la Chine et de
l’Inde est de 7% alors qu’elle n’est que de 2.3 % pour les Etats-Unis et l’Europe.
- Le taux de l’épargne dans ces nouveaux pays est très élevé (50% pour la Chine), alors
que le déficit des américains atteint 7%. En conséquence, ces pays détiennent 70% des
réserves mondiales monétaires.
- Les pays en développement produisent actuellement plus de 50 % du Produit mondial
brut (compté au taux PPP- purchasing power parity).
- Parmi les 2.5 millions d’étudiants diplômés chaque année en sciences et ingénierie, 50 %
sont des Chinois et des Indiens, soit 1.250.000.
Avec de tels développements, l’hégémonie américaine peut être érodée rapidement.
3.5.2- sur le terrain spirituel
Nous sommes en train de vivre un renouveau religieux qui se manifeste dans deux milieux
totalement différents. Ils se manifestent si différemment l’un de l’autre qu’on pourrait
penser qu’ils se neutralisent mutuellement. Il s’agit du renouveau Islamique (antimoderniste) et du renouveau Pentecôtiste en Afrique et en Amérique du Sud (antimatérialiste).
Mais ces mouvements pourraient jaillir d’une source commune : la tension croissante
entre gagnants et perdants et l’arrogance des plus forts. Ces mouvements sont d’une
force limitée mais sont soutenus par la partie de la population la plus défavorisée. Leurs
situations ont des caractéristiques communes : Les deux mouvements se trouvent en
10
On peut penser aux familles mono-parentales où la mère doit aller travailler pour survivre, avec
toutes les conséquences néfastes pour le développement des enfants.
9
même temps en marge du monde des pauvres, tout en étant en contact avec le monde
riche. On pourrait établir un parallèle avec le monde syndicaliste du 19e siècle.11
4- La stratégie de l’Europe confrontée à l’hégémonie des Etats-Unis
La réaction viscérale face à une puissance hégémonique telle que celle des Etats-Unis peut
être de deux natures : le rejet ou la soumission. L’anti-américanisme ou le pastiche. Ni
l’une, ni l’autre de ces réactions ne semble juste pour l’Europe.
Nous sommes liés intimement au système dans lequel les américains sont maîtres. Nous
avons un héritage commun. Les Américains nous ont libérés du nazisme et de la menace
du communisme russe. Et sous la Pax Americana, nous avons pu vivre en liberté et
croître en richesse. Nous faisons partie du système et en profitons. L’anti-américanisme
est donc une erreur. Chercher et maintenir un contact amical et solidaire avec la société
américaine semble être plus évident et plus sage.
Il y a là un travail de réparation à faire : notre réputation en tant qu’Européens est plutôt
négative ; nous avons réagi fortement contre la politique de polarisation du président
Bush en développant des stéréotypes. Notre anti-américanisme n’a pas fait la distinction
entre les personnes qui ont gagné les élections de 2000 (avec un pourcentage infime) et
une population américaine qui comprend divers groupements et de multiples opinions. La
société américaine est sophistiquée à un très haut degré et bien plus complexe que nous le
présumons.
Notre approche peu nuancée est perçue comme un manque de solidarité par une
population américaine qui se souvient plus que nous comment ils se sont efforcés à nous
libérer en 1944-45. Il est nécessaire de réparer les lignes de cordialité.
Mais ce qui s’est présenté pendant les cinq dernières années (depuis septembre 2001)
montre le danger d’une hégémonie sans restrictions, où l’opposition a disparu. Dans nos
contacts amicaux avec les américains, il nous faudra surtout chercher à renforcer
l’opposition, intérieure et extérieure.
A l’intérieur, cela signifie soutenir les groupes de population moins favorisés (mexicains ;
noirs) afin qu’ils puissent assumer pleinement leur rôle d’opposition, participer davantage
à la citoyenneté en exerçant plus massivement leurs droits politiques.
A l’extérieur il faudra resserrer les liens avec les pays limitrophes : Mexique et Canada
(membres de l’ALENA : Accord de Libre Echange Nord Américain) et les grands pays
de l’Amérique du Sud. L’Europe occidentale, surtout l’Espagne et le Portugal, ont une
relation d’histoire et de culture communes.
11
Notons que le renouveau Pentecôtiste a également des effets aux Etats-Unis ainsi que le
renouveau Islamique en Europe.
10
Conclusion
L’histoire nous enseigne que la poussée hégémonique d’un empire est le signe de sa
décadence. En effet, si on observe le rôle toujours prépondérant des Etats-Unis dans le
monde, on remarque aussi des faiblesses profondes. On peut se demander si la poussée
hégémonique des Etats-Unis aujourd’hui ne constitue pas le talon d’Achille de cet empire.
Sur le plan économique, le monde occidental s’est aligné sur le système américain.
Cependant, la crise des années 90 a prouvé que ce système ne pouvait donner toutes les
garanties : chute de la bourse, baisse des taux d’intérêt. Il a fallu recourir à l’ouverture du
commerce et de l’industrie notamment à la Russie, à la Chine, à l’Inde, … On a relancé
les investissements, le commerce, les profits, on a amélioré l’économie mondiale mais à
quel prix ? Bien que ces pays aient accepté les règles du marché imposées par les EtatsUnis, ils sont en train de devenir des puissances économiques importantes et
concurrentes.
Dans le domaine militaire, malgré la toute puissance technologique, les interventions
américaines se sont souvent soldées par des échecs. Echec politique par le refus d’être
suivi par de nombreux pays amis et par l’ONU, échec dans la lutte contre le terrorisme,
échec sur le plan du respect des droits de l’homme (réduction des droits démocratiques,
prisons illégales, torture) et enfin échec dans la guerre sur le terrain (Vietnam,
Afghanistan, Iraq) et dans les guerres menées en Afrique avec le soutien nord-américain
(et européen en partie) : au Rwanda, où le conflit s’est soldé par le génocide d’un million
de rwandais, et dans l’Est du Congo envahi le Rwanda et l’Ouganda, où on a compté plus
de trois millions de morts 12.
La situation de la guerre en Iraq en particulier confirme et renforce la thèse de Niall
Ferguson, professeur à Harvard, selon lequel :
« les Etats-Unis ne peuvent devenir une puissance impériale de longue durée comme le fut
le Royaume Uni, et cela pour trois motifs : le déficit du budget, le déficit d’attention et,
peut-être le plus surprenant, le déficit en personnel. Avec un peu de caricature, on peut
comparer l’empire américain à un stratège en pantoufles … qui achète à crédit, qui refuse
d’aller au front et qui est prompt à se désintéresser de toute entreprise difficile qui traîne.
(…) Au Moyen Orient, aucun Plan Marshall pour remettre l’économie iraqienne sur pied, et
sur le plan interne un soutien éphémère à la guerre. (…) L’invasion de l’Iraq fut un
anachronisme, un retour à une époque où les empires européens et leurs descendants
américains pouvaient effectivement dominer le reste du monde. » 13
L’Europe reste cependant fidèle au Pacte Atlantique et intègre dans sa politique les
systèmes économiques et financiers et les politiques sécuritaires des Etats-Unis. Certains
pays européens collaborent aux efforts militaires des Etats-Unis, malgré les réticences
officielles concernant la guerre en Iraq exprimées par la Belgique, l’Allemagne et la
France, et ensuite par l’Espagne.
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13
Voir notamment les rapports d’Amnesty International : http://web.amnesty.org/pages/ttt4-article_4-fra
Corriere della Sera du 23 octobre 2006. Traduction libre.
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Mais de plus en plus, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, le doute s’installe quant à
l’efficacité des actions de guerre « pour imposer la paix et la démocratie ». Les défenseurs
des principes des droits de l’homme ne considèrent pas qu’un pays est démocratique par
le simple fait que son gouvernement est issu des élections. La démocratie est fondée sur
d’autres critères que les seuls critères électoraux. Elle se fonde sur le respect des principes
des droits de l’homme et des conventions internationales. L’extension des mesures
sécuritaires des Etats-Unis, l’application de la peine de mort, le refus de signer le Statut de
Rome instituant la Cour Pénale Internationale (compétant pour les crimes de guerre, les
crimes contre l’humanité, les crimes de génocide) sont autant d’éléments qui accentuent
le contraste entre le respect des principes des Droits de l’homme et de la Charte
internationale des droits humains et les offensives à visée hégémonique des Etats-Unis.
Au niveau culturel, la prépondérance des Etats-Unis sur l’Europe est très forte. Mais les
racines de l’Europe sont profondes et nombreux sont ceux qui s’efforcent de résister à
cette pression hégémonique. Pour les Européens, la culture ne peut reposer uniquement
sur sa valeur marchande.
D’autre part, de nombreux Européens souhaitent que nos médias se libèrent de l’emprise
des grandes compagnies de presse américaines et que l’Europe puisse jouer un rôle
important dans la recherche d’une politique internationale plus équilibrée. Mais le
lobbying américain est très fort et l’Europe est à la recherche de son identité. Et cette
situation perdurera encore longtemps.
Quoi qu’il en soit, nous pouvons conclure cette analyse par la réflexion du Professeur
Niall Ferguson :
« En 2050, selon les projections des Nations Unies, les 10 pays les plus peuplés du monde
seront asiatiques ou africains, à deux exceptions près : le Mexique et les Etats-Unis. Mais
attention, selon les Services de Recensement, plus d’un quart de la population américaine
sera d’origine sud-américaine et seulement un habitant sur deux sera un blanc d’origine
non-hispanique. On me demande souvent pourquoi mon dernier livre porte comme soustitre Le déclin de l’Occident. Qui sait ? » 14
On peut se demander dès lors si, dans 50 ans, la puissance financière, technologique et
militaire de l’Europe et des Etats-Unis suffira pour imposer son modèle au monde. Il
faudrait se demander dès à présent si la théorie des blocs, qui ont certes permis au bloc
occidental de l’emporter sur le bloc soviétique, ne devrait pas être abandonnée pour
ouvrir la porte à d’autres stratégies qui ne seraient pas fondées sur le concept
d’hégémonie.
14
Corriere della Sera du 23 octobre 2006. Traduction libre.
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