Provence historique – Fascicule 194 – 1998
LA TRADITION RÉPUBLICAINE
DE LA GRANDE RÉVOLUTION
DANS LA NAISSANCE
DU MOUVEMENT
DÉMOCRATIQUE ITALIEN
On connaît bien l’apport des républicains (à savoir surtout la Fédération
de la Jeune Italie, le mouvement démocratique créé par Giuseppe Mazzini en
1831 à Marseille) à la révolution nationale. Et toutefois, comme on le sait bien,
à l’occasion de 1848 les démocrates furent largement battus et l’initiative poli-
tique passa dans les mains des modérés. Ainsi, il est bien vrai que la révolution
nationale représente un tournant décisif dans l’histoire politique de l’Italie
contemporaine, cependant, pour la solution du problème national, il vaut la
peine de rappeler dès maintenant que c’est la fin de 1848 plutôt que
l’explosion révolutionnaire qui représente le moment le plus important1.
Nous savons, par ailleurs, qu’à l’occasion de 1848, des constitutions,
largement empruntées à l’exemple de la Charte, furent mises en exercice dans
tous les états de la péninsule et celle qui fut octroyée à Turin par le roi de
Sardaigne, Charles Albert de Savoie (bientôt connue comme Statuto alber-
tino) survécut même à la défaite de la guerre contre l’Autriche. C’est
pourquoi, dans les années suivantes, le Piémont constitutionnel finit par ral-
lier les élites italiennes autour de la Maison de Savoie, qui envisageait la solu-
tion du problème national dans les termes d’un simple élargissement du
Royaume de Sardaigne2.
1. Cf. M. MERIGGI, « Centralismo e federalismo in Italia. Les aspettative preunita-
rie », dans Centralisme e federalismo tra Otto e Novecento. Italia e Germania a confronto, édité
par O. Janz, P. Schiera et H. Siegrist, Bologne, 1977, p. 49-63.
2. Cf. R. ROO,Dal Piemonte sabaudo all’Italia liberale, Rome-Bari, 1974.
MEP 194:MEP 194 28/10/11 15:38 Page 397
ANTONIO DE FRANCESCO398
L’historiographie du XIXesiècle a bien revendiqué la valeur d’assemblage
du Statuto albertino dans le processus de nationalisation de la péninsule : d’une
part, la solution constitutionnelle aurait soutenu les prétentions des modé-
rés d’éloigner le radicalisme et le républicanisme de la nouvelle vie politique
nationale; et de l’autre, elle aurait assuré la possibilité d’identifier une voie
italienne à l’unité politique de la nation, une voie qui aurait nettement dis-
tingué la révolution d’Italie (à savoir le Risorgimento) de l’exemple des
révolutions de la France. Une lecture qui s’est largement maintenue au
XXesiècle3, quand – après la chute du fascisme (et des interprétations antilibérales
du Risorgimento que le régime avait à la fois soutenu et exploitées) – les his-
toriens de l’après-guerre sont revenus, apparemment d’accord entre eux, sur
la lecture d’un 1848 aux conquences modérées : d’un cô, on a soulig
avec faveur la formation d’une élite politique italienne qui, surmontant
de nombreuses difficultés et bravant des moments de tension sociale, aurait
également assuré au nouvel état unitaire une dimension parlementaire et libé-
rale ; à gauche, on a mis par contre l’accent sur le fait que la défaite de
1848 confirma, une fois de plus, la faiblesse d’un mouvement démocratique
– la Jeune Italie de Mazzini – qui, en se distinguant, à partir des années Trente,
de l’exemple révolutionnaire français, en refusant le lien entre républicanisme
et 1793, avait condamné la cause de la démocratie à la minorité politique4.
Cette lecture a largement dominé les études sur le républicanisme mises
au point dans l’après-guerre, mais elle paraît désormais de plus en plus
insuffisante : puisque l’identification d’un 1848 modéré (et hostile à l’exemple
de la France) à la seule convaincante perspective du Risorgimento donne peut-
être l’opportunité de mieux cerner les raisons de la défaite républicaine
lors de l’unification de la péninsule – les démocrates auraient été incapables
de comprendre les attentes profondes du peuple et des paysans en particulier
– mais laisse aussi supposer que le manque de soutien populaire à la démo-
cratie serait la marque de l’originalité politique italienne : d’où, cela va sans
dire, l’exclusion du mouvement républicain des forces dominantes du
Risorgimento5.
On peut rappeler, à ce propos, comment les historiens de gauche, en
critiquant la lecture libérale du mouvement national, ont largement fini
par la rejoindre, car aucun d’eux ne nie que l’interprétation du Risorgimento
se résumerait à un mouvement politique modéré, lequel, grâce à l’engagement
3. Pour une mise au point du problème, cf. C. GHISALBERTI,Stato e costituzione nel
Risorgimento, Milan, 1972.
4. Pour une synthèse de l’historiographie des dernières décennies sur le Risorgimento,
voir L. RYALL,The Italian Risorgimento.State, society and national Unification, Londres-New
Yord, 1994.
5. F. DELLA PERUTA,Conservatori, liberali e democratici nel Risorgimento, Milan,
1989.
MEP 194:MEP 194 28/10/11 15:39 Page 398
LA TRADITION REPUBLICAINE 399
direct des élites sociales et à leur méfiance vis-à-vis de l’intervention
populaire, avait assuré la solution du problème national en excluant la vio-
lence révolutionnaire.
Ce qui ne va pas sans contradictions, car l’acceptation de la soi-disant
originalité du Risorgimento – à savoir la formation d’un parti politique modéré
aux racines profondément ancrées dans la tradition nationale pré-existante
à 17896– empêche la perception de l’ampleur de ses rapports avec la culture
politique de la Révolution française7. Il s’agit, par contre, d’une liaison assez
forte, qui se déroule bien sûr, à partir de l’arrivée du jeune Bonaparte en Italie
c’est-à-dire du Triennio jacobin (1796-1799), mais qui se maintient, à
mon avis, sous un angle aux nombreuses options politiques, tout au long
de la premre moitié du XIXescle, et qui ne s’épanouira qu’à la fin de la
révolution nationale, quand l’initiative politique du Piémont (et le fiasco
des insurrections républicaines de Milan, 1853, et de Pisacane à Sapri,
1856) écarta les démocrates du jeu politique, assurant en même temps
aux modérés la victoire et, avec le triomphe politique, leur donna aussi la
possibilité de repenser la culture de la révolution nationale et de lui attri-
buer des racines francophobes, lesquelles, à vrai dire, n’avaient (et n’ont)
jamais existé8.
Cette perspective s’impose tel un constat lorsqu’on passe à l’examen de
l’ouvrage politique le plus important paru après la défaite de la révolution
italienne, à savoir le Rinnovamento civile dItalia, par labbé Vincent
Gioberti, l’homme qui à l’occasion de 1848 avait combattu avec le plus
d’acharnement Mazzini et le républicanisme, car, à son avis, les démocrates
ne faisaient que reproposer, d’une façon abstraite et velléitaire, l’exemple
transalpin. Dans son ouvrage, publié en 1851 à Paris, l’abbé italien rappe-
lait l’influence négative de la France et de ses révolutions, car « la premre
secoua les réformes commencées par les princes et la dernière avait empê-
ché la rédemption opérée entre-temps par les rois et par les peuples »; c’est
pourquoi il invitait les Italiens à se défaire de la culture politique de la révo-
lution et il pconisait la nécessité d’un nouveau rapport d’amitié avec la France,
fondé sur le refus de la part des italiens de rester aussi bien misogalli (à savoir
antifrançais) que pappagalli (c’est-à-dire des perroquets politiques, qui imi-
taient d’une façon maladroite la voix révolutionnaire)9.
6. Cf. S. LASALVIAIl moderatismo in Italia », dans Istituzioni ed ideologie in Italia
e in Germania tra le rivoluzioni, édité par N. Corsini et R. Lill, Bologne, 1987, p. 169-310.
7. Cf. G. SORGE,Interpretazioni italiane della rivoluzione francese nel secolo decimo-
nono, Rome, 1973.
8. Je renvoie à ce propos à mon « Ideologie e movimenti politici », dans Storia d’Italia.
Le premesse dell’Unità. Dalla fine del Settecento al 1861, édité par G. Sabbatucci et V.
Vidotto, Rome-Bari, 1994, p. 229-337.
9. Cf. V. GIOBERTI,Del rinnovamento civile d’Italie, édité par F. Nicolini, Bari, 1911.
MEP 194:MEP 194 28/10/11 15:39 Page 399
ANTONIO DE FRANCESCO400
Or, ce qui me paraît fort important à souligner dès maintenant c’est que
même Gioberti, à savoir le penseur politique qui a concouru le plus à la for-
mation d’une identité modérée au mouvement national, en se posant le pro-
blème d’arriver à secouer le lien entre la culture de la France révolutionnaire
et celle du Risorgimento, n’entrevoyait d’autres possibilités que celles de rema-
nier les catégories politiques mises en cercle en Italie à l’occasion de la période
napoléonienne. Et il est frappant de voir qu’en soulignant l’incapacité
des républicains à faire aimer le Risorgimento par le peuple, en jugeant leurs
programmes trop proches de l’exemple fraais et donc trop abstraits par
rapport à la situation italienne, en distinguant un 1848 péninsulaire du modèle
transalpin, Gioberti ne faisait que se rapprocher, d’une manière antagoniste
bien sûr, de la ligne politique mise au point par les démocrates à partir de
1796 et maintenue, comme on le verra bien d’ici peu, tout au long de la période
révolutionnaire.
Cette hypothèse peut être vérifiée par lexamen de la proposition
fédérative mise au point par Gioberti en 1843, à l’occasion de la parution de
son ouvrage le plus répandu, à savoir, le Primato morale e civile degli
italiani. Dans cet ouvrage, Gioberti proposait une fédération entre les
états de la péninsule, qui, en excluant l’Autriche, les aurait réunis par le lien
d’une adhésion commune aux valeurs nationales et lirales. En d’autres termes,
les états italiens, devenus constitutionnels, se seraient ensuite fédérés
autour du Pape pour arriver à l’indépendance de la péninsule : et il convient
tout de suite de préciser que Gioberti n’excluait pas du tout l’unité politique
qu’il subordonnait toutefois au passage préliminaire par l’indépendance, qui,
à son avis, imposait l’exclusion militaire de l’Autriche et l’éloignement cul-
turel de la France par le biais d’une alliance entre les pouvoirs traditionnels
de l’Italie, à savoir, l’Etat, l’Eglise et les principautés.
Or, il va de soi que la fédération pconisée par Gioberti, qui se refé-
rait à une tradition politique relevant de la nécessité d’une identité et d’un
patrimoine italiens (et qui se révélait don bien problématique), finit par deve-
nir d’ailleurs le drapeau de tous les modérés et par représenter l’option poli-
tique la plus importante dans la révolution de 1848. Et toutefois, ses
refléxions, qui naissaient du souci d’empêcher le reconduction du schéma
publicain dans la péninsule, n’étaient qu’un remaniement de catégories mises
au point en Italie à l’époque bonapartiste, car on a récemment mis en évi-
dence comment, à cette époque là, les suggestions favorables à une solution
fédérative étaient partie prenante du panorama de la pratique révolution-
naire10 et on a également souligné comment, à la même époque, le souci de
la part des jacobins italiens d’assurer un nouvel ordre mieux adapté aux cir-
10. Voir M. DE NICOLO, « Naissance et déclin du premier fédéralisme italien » dans Les
fédéralismes. Réalités et représentations, 1789-1794, Aix-en-Provence, 1995, p. 391-390.
MEP 194:MEP 194 28/10/11 15:39 Page 400
LA TRADITION REPUBLICAINE 401
constances présentes en Italie représentait la volonté de définir une ligne cul-
turelle italienne par rapport à la prédominance française11. De ce point de
vue, il me paraît évident que Gioberti n’a fait que reprendre la culture poli-
tique révolutionnaire en la pliant, dès les années Quarante, aux intérêts et
aux soucis d’un parti modéré qui ne disposait pas, alors, d’une culture poli-
tique propre.
Bref, une première piste de recherche aux nombreuses implications :
il n’existe pas – comme on l’a néanmoins souvent proposé – une culture poli-
tique nationale dans l’Italie du Risorgimento; et on ne peut pas parler d’un
mouvement conservateur qui remonterait au débat politique dans l’Italie
des Lumres, et lon ne peut pas non plus tracer des coordonnées cultu-
relles du parti modéré qui soient indépendantes de la tradition politique de
la révolution, puisque, tout au long du Risorgimento, tous les patriotes –
aussi bien démocrates que modérés – ne font que réinterpréter (en y faisant
donc un large appui) les catégories politiques mises au point pendant la période
révolutionnaire.
Cela est dautant plus évident si l’on examine laction politique de la
Jeune Italie. Toutefois, avant de mettre en évidence les termes de lattrait
exercé par la tradition révolutionnaire sur la nouvelle génération républicaine,
il paraît très important de proposer préalablement une très rapide description
de la lecture du mouvement démocratique qui a, par contre, dominé le pano-
rama de l’historiographie de l’après-guerre et qui est encore couram-
ment reproposée.
A ce propos, on sait que le fascisme se proposa comme le seul mouvement
politique capable de clore le Risorgimento en assurant l’adhésion des
masses populaires à l’état unitaire et dans cette perspective, polémiquant avec
l’interptation lirale, il se réclama souvent de la pene politique de Mazzini :
les nombreux éloges de son spiritualisme, et de son ardent nationalisme et
de son refus de la lutte des classes au nom de la collaboration sociale lais-
sent d’ailleurs entendre comment la philosophie politique de Mazzini
pouvait, en quelque sorte, être pliée aux prétentions du régime dans le but
de représenter une troisième voie entre le socialisme et le capital. C’est pour-
quoi l’historiographie nationaliste (et celle ouvertement fasciste), à contre-
courant par rapport à celle libérale, firent toujours l’éloge de Mazzini, qui
aurait nié toute filiation entre la Jeune Italie et le mouvement démocratique
français du XIXesiècle12.
Or, il va de soi qu’au lendemain de la guerre, les lectures favorables à
Mazzini ne purent que baisser, mais il est quand même frappant de remar-
11. Voir A.-M. RAO, « Unité et fédéralisme chez les jacobins italiens de 1794 à 1800 » ,
ibid, p. 391-390.
12. Exemplaires sont les réflexions proposées par G. GENTILE,Giuseppe Mazzini ; per
l’inaugurazione dell’Istituto mazziniano, Gênes, 1934.
MEP 194:MEP 194 28/10/11 15:39 Page 401
1 / 12 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !