Mise en page 1 - Provence historique

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LA TRADITION RÉPUBLICAINE
DE LA GRANDE RÉVOLUTION
DANS LA NAISSANCE
DU MOUVEMENT
DÉMOCRATIQUE ITALIEN
On connaît bien l’apport des républicains (à savoir surtout la Fédération
de la Jeune Italie, le mouvement démocratique créé par Giuseppe Mazzini en
1831 à Marseille) à la révolution nationale. Et toutefois, comme on le sait bien,
à l’occasion de 1848 les démocrates furent largement battus et l’initiative politique passa dans les mains des modérés. Ainsi, il est bien vrai que la révolution
nationale représente un tournant décisif dans l’histoire politique de l’Italie
contemporaine, cependant, pour la solution du problème national, il vaut la
peine de rappeler dès maintenant que c’est la fin de 1848 plutôt que
l’explosion révolutionnaire qui représente le moment le plus important1.
Nous savons, par ailleurs, qu’à l’occasion de 1848, des constitutions,
largement empruntées à l’exemple de la Charte, furent mises en exercice dans
tous les états de la péninsule et celle qui fut octroyée à Turin par le roi de
Sardaigne, Charles Albert de Savoie (bientôt connue comme Statuto albertino) survécut même à la défaite de la guerre contre l’Autriche. C’est
pourquoi, dans les années suivantes, le Piémont constitutionnel finit par rallier les élites italiennes autour de la Maison de Savoie, qui envisageait la solution du problème national dans les termes d’un simple élargissement du
Royaume de Sardaigne2.
1. Cf. M. MERIGGI, « Centralismo e federalismo in Italia. Les aspettative preunitarie », dans Centralisme e federalismo tra Otto e Novecento. Italia e Germania a confronto, édité
par O. Janz, P. Schiera et H. Siegrist, Bologne, 1977, p. 49-63.
2. Cf. R. ROMÉO, Dal Piemonte sabaudo all’Italia liberale, Rome-Bari, 1974.
Provence historique – Fascicule 194 – 1998
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L’historiographie du XIXe siècle a bien revendiqué la valeur d’assemblage
du Statuto albertino dans le processus de nationalisation de la péninsule : d’une
part, la solution constitutionnelle aurait soutenu les prétentions des modérés d’éloigner le radicalisme et le républicanisme de la nouvelle vie politique
nationale ; et de l’autre, elle aurait assuré la possibilité d’identifier une voie
italienne à l’unité politique de la nation, une voie qui aurait nettement distingué la révolution d’Italie (à savoir le Risorgimento) de l’exemple des
révolutions de la France. Une lecture qui s’est largement maintenue au
XXe siècle3, quand – après la chute du fascisme (et des interprétations antilibérales
du Risorgimento que le régime avait à la fois soutenu et exploitées) – les historiens de l’après-guerre sont revenus, apparemment d’accord entre eux, sur
la lecture d’un 1848 aux conséquences modérées : d’un côté, on a souligné
avec faveur la formation d’une élite politique italienne qui, surmontant
de nombreuses difficultés et bravant des moments de tension sociale, aurait
également assuré au nouvel état unitaire une dimension parlementaire et libérale ; à gauche, on a mis par contre l’accent sur le fait que la défaite de
1848 confirma, une fois de plus, la faiblesse d’un mouvement démocratique
– la Jeune Italie de Mazzini – qui, en se distinguant, à partir des années Trente,
de l’exemple révolutionnaire français, en refusant le lien entre républicanisme
et 1793, avait condamné la cause de la démocratie à la minorité politique4.
Cette lecture a largement dominé les études sur le républicanisme mises
au point dans l’après-guerre, mais elle paraît désormais de plus en plus
insuffisante : puisque l’identification d’un 1848 modéré (et hostile à l’exemple
de la France) à la seule convaincante perspective du Risorgimento donne peutêtre l’opportunité de mieux cerner les raisons de la défaite républicaine
lors de l’unification de la péninsule – les démocrates auraient été incapables
de comprendre les attentes profondes du peuple et des paysans en particulier
– mais laisse aussi supposer que le manque de soutien populaire à la démocratie serait la marque de l’originalité politique italienne : d’où, cela va sans
dire, l’exclusion du mouvement républicain des forces dominantes du
Risorgimento5.
On peut rappeler, à ce propos, comment les historiens de gauche, en
critiquant la lecture libérale du mouvement national, ont largement fini
par la rejoindre, car aucun d’eux ne nie que l’interprétation du Risorgimento
se résumerait à un mouvement politique modéré, lequel, grâce à l’engagement
3. Pour une mise au point du problème, cf. C. GHISALBERTI, Stato e costituzione nel
Risorgimento, Milan, 1972.
4. Pour une synthèse de l’historiographie des dernières décennies sur le Risorgimento,
voir L. RYALL, The Italian Risorgimento. State, society and national Unification, Londres-New
Yord, 1994.
5. F. DELLA PERUTA, Conservatori, liberali e democratici nel Risorgimento, Milan,
1989.
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direct des élites sociales et à leur méfiance vis-à-vis de l’intervention
populaire, avait assuré la solution du problème national en excluant la violence révolutionnaire.
Ce qui ne va pas sans contradictions, car l’acceptation de la soi-disant
originalité du Risorgimento – à savoir la formation d’un parti politique modéré
aux racines profondément ancrées dans la tradition nationale pré-existante
à 17896 – empêche la perception de l’ampleur de ses rapports avec la culture
politique de la Révolution française7. Il s’agit, par contre, d’une liaison assez
forte, qui se déroule bien sûr, à partir de l’arrivée du jeune Bonaparte en Italie
c’est-à-dire du Triennio jacobin (1796-1799), mais qui se maintient, à
mon avis, sous un angle aux nombreuses options politiques, tout au long
de la première moitié du XIXe siècle, et qui ne s’épanouira qu’à la fin de la
révolution nationale, quand l’initiative politique du Piémont (et le fiasco
des insurrections républicaines de Milan, 1853, et de Pisacane à Sapri,
1856) écarta les démocrates du jeu politique, assurant en même temps
aux modérés la victoire et, avec le triomphe politique, leur donna aussi la
possibilité de repenser la culture de la révolution nationale et de lui attribuer des racines francophobes, lesquelles, à vrai dire, n’avaient (et n’ont)
jamais existé8.
Cette perspective s’impose tel un constat lorsqu’on passe à l’examen de
l’ouvrage politique le plus important paru après la défaite de la révolution
italienne, à savoir le Rinnovamento civile d’Italia, par l’abbé Vincent
Gioberti, l’homme qui à l’occasion de 1848 avait combattu avec le plus
d’acharnement Mazzini et le républicanisme, car, à son avis, les démocrates
ne faisaient que reproposer, d’une façon abstraite et velléitaire, l’exemple
transalpin. Dans son ouvrage, publié en 1851 à Paris, l’abbé italien rappelait l’influence négative de la France et de ses révolutions, car « la première
secoua les réformes commencées par les princes et la dernière avait empêché la rédemption opérée entre-temps par les rois et par les peuples » ; c’est
pourquoi il invitait les Italiens à se défaire de la culture politique de la révolution et il préconisait la nécessité d’un nouveau rapport d’amitié avec la France,
fondé sur le refus de la part des italiens de rester aussi bien misogalli (à savoir
antifrançais) que pappagalli (c’est-à-dire des perroquets politiques, qui imitaient d’une façon maladroite la voix révolutionnaire)9.
6. Cf. S. LA SALVIA, « Il moderatismo in Italia », dans Istituzioni ed ideologie in Italia
e in Germania tra le rivoluzioni, édité par N. Corsini et R. Lill, Bologne, 1987, p. 169-310.
7. Cf. G. SORGE, Interpretazioni italiane della rivoluzione francese nel secolo decimonono, Rome, 1973.
8. Je renvoie à ce propos à mon « Ideologie e movimenti politici », dans Storia d’Italia.
Le premesse dell’Unità. Dalla fine del Settecento al 1861, édité par G. Sabbatucci et V.
Vidotto, Rome-Bari, 1994, p. 229-337.
9. Cf. V. GIOBERTI, Del rinnovamento civile d’Italie, édité par F. Nicolini, Bari, 1911.
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Or, ce qui me paraît fort important à souligner dès maintenant c’est que
même Gioberti, à savoir le penseur politique qui a concouru le plus à la formation d’une identité modérée au mouvement national, en se posant le problème d’arriver à secouer le lien entre la culture de la France révolutionnaire
et celle du Risorgimento, n’entrevoyait d’autres possibilités que celles de remanier les catégories politiques mises en cercle en Italie à l’occasion de la période
napoléonienne. Et il est frappant de voir qu’en soulignant l’incapacité
des républicains à faire aimer le Risorgimento par le peuple, en jugeant leurs
programmes trop proches de l’exemple français et donc trop abstraits par
rapport à la situation italienne, en distinguant un 1848 péninsulaire du modèle
transalpin, Gioberti ne faisait que se rapprocher, d’une manière antagoniste
bien sûr, de la ligne politique mise au point par les démocrates à partir de
1796 et maintenue, comme on le verra bien d’ici peu, tout au long de la période
révolutionnaire.
Cette hypothèse peut être vérifiée par l’examen de la proposition
fédérative mise au point par Gioberti en 1843, à l’occasion de la parution de
son ouvrage le plus répandu, à savoir, le Primato morale e civile degli
italiani. Dans cet ouvrage, Gioberti proposait une fédération entre les
états de la péninsule, qui, en excluant l’Autriche, les aurait réunis par le lien
d’une adhésion commune aux valeurs nationales et libérales. En d’autres termes,
les états italiens, devenus constitutionnels, se seraient ensuite fédérés
autour du Pape pour arriver à l’indépendance de la péninsule : et il convient
tout de suite de préciser que Gioberti n’excluait pas du tout l’unité politique
qu’il subordonnait toutefois au passage préliminaire par l’indépendance, qui,
à son avis, imposait l’exclusion militaire de l’Autriche et l’éloignement culturel de la France par le biais d’une alliance entre les pouvoirs traditionnels
de l’Italie, à savoir, l’Etat, l’Eglise et les principautés.
Or, il va de soi que la fédération préconisée par Gioberti, qui se reférait à une tradition politique relevant de la nécessité d’une identité et d’un
patrimoine italiens (et qui se révélait don bien problématique), finit par devenir d’ailleurs le drapeau de tous les modérés et par représenter l’option politique la plus importante dans la révolution de 1848. Et toutefois, ses
refléxions, qui naissaient du souci d’empêcher le reconduction du schéma
républicain dans la péninsule, n’étaient qu’un remaniement de catégories mises
au point en Italie à l’époque bonapartiste, car on a récemment mis en évidence comment, à cette époque là, les suggestions favorables à une solution
fédérative étaient partie prenante du panorama de la pratique révolutionnaire10 et on a également souligné comment, à la même époque, le souci de
la part des jacobins italiens d’assurer un nouvel ordre mieux adapté aux cir10. Voir M. DE NICOLO, « Naissance et déclin du premier fédéralisme italien » dans Les
fédéralismes. Réalités et représentations, 1789-1794, Aix-en-Provence, 1995, p. 391-390.
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constances présentes en Italie représentait la volonté de définir une ligne culturelle italienne par rapport à la prédominance française11. De ce point de
vue, il me paraît évident que Gioberti n’a fait que reprendre la culture politique révolutionnaire en la pliant, dès les années Quarante, aux intérêts et
aux soucis d’un parti modéré qui ne disposait pas, alors, d’une culture politique propre.
Bref, une première piste de recherche aux nombreuses implications :
il n’existe pas – comme on l’a néanmoins souvent proposé – une culture politique nationale dans l’Italie du Risorgimento ; et on ne peut pas parler d’un
mouvement conservateur qui remonterait au débat politique dans l’Italie
des Lumières, et l’on ne peut pas non plus tracer des coordonnées culturelles du parti modéré qui soient indépendantes de la tradition politique de
la révolution, puisque, tout au long du Risorgimento, tous les patriotes –
aussi bien démocrates que modérés – ne font que réinterpréter (en y faisant
donc un large appui) les catégories politiques mises au point pendant la période
révolutionnaire.
Cela est d’autant plus évident si l’on examine l’action politique de la
Jeune Italie. Toutefois, avant de mettre en évidence les termes de l’attrait
exercé par la tradition révolutionnaire sur la nouvelle génération républicaine,
il paraît très important de proposer préalablement une très rapide description
de la lecture du mouvement démocratique qui a, par contre, dominé le panorama de l’historiographie de l’après-guerre et qui est encore couramment reproposée.
A ce propos, on sait que le fascisme se proposa comme le seul mouvement
politique capable de clore le Risorgimento en assurant l’adhésion des
masses populaires à l’état unitaire et dans cette perspective, polémiquant avec
l’interprétation libérale, il se réclama souvent de la pensée politique de Mazzini :
les nombreux éloges de son spiritualisme, et de son ardent nationalisme et
de son refus de la lutte des classes au nom de la collaboration sociale laissent d’ailleurs entendre comment la philosophie politique de Mazzini
pouvait, en quelque sorte, être pliée aux prétentions du régime dans le but
de représenter une troisième voie entre le socialisme et le capital. C’est pourquoi l’historiographie nationaliste (et celle ouvertement fasciste), à contrecourant par rapport à celle libérale, firent toujours l’éloge de Mazzini, qui
aurait nié toute filiation entre la Jeune Italie et le mouvement démocratique
français du XIXe siècle12.
Or, il va de soi qu’au lendemain de la guerre, les lectures favorables à
Mazzini ne purent que baisser, mais il est quand même frappant de remar11. Voir A.-M. RAO, « Unité et fédéralisme chez les jacobins italiens de 1794 à 1800 » ,
ibid, p. 391-390.
12. Exemplaires sont les réflexions proposées par G. GENTILE, Giuseppe Mazzini ; per
l’inaugurazione dell’Istituto mazziniano, Gênes, 1934.
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quer comment les historiens de gauche, en polémiquant à leur tour avec les
interprétations nationalistes de l’Italie moderne, dans leur effort de revenir sur les vraies causes de la défaite républicaine lors du Risorgimento, ne
sont pas arrivés, somme toute, à se distinguer des thèses libérales : pour eux
aussi, en effet, le manque de soutien populaire avait dominé la scène politique du Risorgimento, pour eux aussi l’aporie entre élites éclairées et
collectivités paysannes était la cause finale de l’échec révolutionnaire. Il est
intéressant de noter à ce propos les arguments avancés : Mazzini avait
rapidement voulu se distinguer de Buonarroti et, en refusant l’idéologie jacobine que l’ami de Babeuf avait pourtant introduite en Italie à l’occasion de
l’arrivée des troupes françaises, il avait rompu tout lien entre la révolution
politique et la révolution sociale13. Ainsi, il est frappant de remarquer que
les historiens progressistes de l’après-guerre finissaient par rejoindre la thèse
nationaliste d’un Risorgimento fort imperméable à la culture politique de
la Révolution française, avec la différence que pour les uns ce manque représentait une valeur alors que, pour les autres, c’était la raison profonde de la
défaillance politique de l’Italie libérale.
Et toutefois, il paraît évident que cette nouvelle lecture du triomphe
modéré à l’occasion du Risorgimento (le manque d’un lien idéologique et
politique entre républicanisme et robespierrisme aurait privé la démocratie italienne de tout espoir de victoire), était l’expression d’une multiplicité
d’inquiétudes intellectuelles et politiques propres à l’Italie de l’aprèsguerre qui convergeaient directement avec l’historiographie française à
l’instar des travaux de Mathiez et Lefebvre. Cette perspective paraît bien évidente si l’on passe à l’examen de l’image du mouvement républicain qui en
Italie – faute d’un refus bien prolongé de toute interprétation critique de la
révolution – est devenue conventionnelle.
Ainsi, on a souvent fait l’éloge de Mazzini : il aurait reproposé au début
des années Trente l’idée unitaire contre le particularisme municipal et provincial, il aurait été capable de lier une large partie des travailleurs des villes
au problème national ; de plus il aurait créé le premier parti politique
dans l’histoire d’Italie, en faisant preuve d’un certain pragmatisme, voire
d’une capacité d’adapter ses projets au gré des opportunités politiques du
moment, en repoussant toute sorte de fédéralisme. Appréciations qui
relèvent de l’analyse de ses premières idées politiques, qui étaient très proches
de celles de Buonarroti et des montagnards, puisqu’il considérait la
Terreur et le gouvernement révolutionnaire comme deux piliers de la
démocratie, se posait la question sociale et gardait comme indissoluble le
lien unité-souveraineté populaire. Par contre, on lui réserve de violentes cri13. Voir A. SAITTA, Filippo Buonarotti. Contributi alla storia della sua vita e del suo pensiero, Rome, 1950, 2 vol. et F. DELLA PERUTA, Democrazia e socialismo nel Risorgimento. Saggi
e ricerche, Rome, 1965.
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tiques dès qu’il dénonça, en 1833, l’alliance politique avec Buonarroti : car
de là, il aurait accentué son spiritualisme, de là il aurait refusé la tradition
révolutionnaire française, de là il aurait prêché l’initiative italienne et de là
il aurait fini par distinguer la Jeune Italie du républicanisme de France14.
D’où l’impression que l’interprétation du mouvement démocratique
italien relève directement de l’adhésion (ou moins) aux valeurs profondes
du robespierrisme : ainsi, l’an II et le gouvernement révolutionnaire
deviendraient (et sont longtemps devenus) la seule référence pour accepter
ou refuser les programmes de la Jeune Italie. Il s’en est suivi que les historiens
italiens, en faisant de l’interprétation classique de la Révolution française
la pierre de touche de toute réflexion sur la démocratie italienne au XIXe siècle
ont sacrifié sa propre dimension, qui se base certainement sur l’héritage révolutionnaire, mais d’une façon bien différente par rapport à celle que l’on a
jusqu’ici esquissé.
Deuxième pause, donc : l’historiographie italienne semble avoir longtemps
mésestimé les problèmes qui concernent la naissance d’une culture politique
dans l’Italie du XIXe siècle et ce manque relève aussi bien de la tendance des
historiens du XVIIIe siècle à englober le moment napoléonien dans un
« Settecento » prolongé que de l’acceptation des historiens du Risorgimento
à dater des années Trente (et des années Trente seulement) les origines du mouvement national : d’où une tendance à valoriser d’un côté le mouvement réformateur du XVIIIe siècle et sa contribution à la modernisation bonapartiste et
de l’autre cependant à mortifier l’héritage idéologique que la génération
napoléonienne assura sans doute aux révolutionnaires des années Trente15.
Cela dit, après avoir élucidé les perplexités que l’on réserve à l’encontre
de l’interprétation dominante de Mazzini et du républicanisme italien, il est
temps de proposer quelques pistes de recherche, en s’appuyant sur le lien
d’ordre idéologique et politique qui unit les patriotes italiens à l’époque révolutionnaire avec ceux qui les remplacèrent au lendemain de 1830. A ce propos, j’ai récemment publié dans les Annales historiques de la Révolution française une hypothèse de travail qui, se fondant sur les nouvelles acquisitions
en matière de jacobinisme à l’époque du Directoire, peut être formulée dans
les termes d’un mouvement jacobin italien qui loin de se référer à la
Terreur se reconnaîtrait plutôt dans la ligne constitutionnelle des démocrates
français à la veille de Brumaire.
Ce qui ne veut pas dire que les patriotes italiens étaient des modérés,
car leur refus de l’expérience du gouvernement révolutionnaire s’inscrit dans
14. Voir, à ce propos, F. DELLA PERUTA, Mazzini e i rivoluzionari italiani : il « partito
d’azione », 1830-1845, Milan, 1974.
15. Rien de semblable, du côté italien, donc à ce que R.-S. ALEXANDER, Bonapartism and
revolutionnary tradition in France, Cambridge, 1991, p. 70-94 vient de proposer pour
l’Empire.
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la réflexion politique mise au point au lendemain de l’an IV, tandis que leur
adhésion aux valeurs démocratiques du constitutionnalisme les met à côté
des jacobins à l’époque du Directoire. Ce qui ne veut pas dire non plus que
les patriotes italiens étaient, en quelque sorte, privés de toute originalité :
la recherche d’une constitution adaptée aux exigences de la réalité italienne traverse, en effet, la période jacobine et va se reproposer d’une
façon plus mûre au lendemain de Marengo, quand l’expérience négative de
1799 et le fiasco des républiques sœurs tout-à-fait subordonnées à la
volonté du Directoire convaincront de nombreux patriotes qu’il fallait
établir un nouvel ordre lequel, tout en sauvegardant la souveraineté populaire, adaptait la démocratie politique aux circonstances présentes en Italie.
C’est pourquoi le débat constitutionnel qui va se développer en vue des comices
de Lyon propose une nouvelle politique jacobine, qui envisageait
l’indépendance nationale et l’affranchissement du pouvoir français par la
réflexion sur la tragédie de 1799, par les critiques du passé, et au-delà par
la recherche d’une politique tout-à-fait conforme à la nouvelle réalité
d’Italie16.
D’où la nécessité pour les historiens de revenir sur la confrontation entre
aspirations unitaires et suggestions favorables à une solution fédérative, qui
avait animé le débat politique à l’occasion du « Triennio » : à cette époque,
aux partisans des unitaires, qui prêchaient la reconduction du schéma français dans la péninsule pour donner une stabilité à la nouvelle république,
s’opposaient les tenants de la solution fédérative, pour lesquels le fédéralisme,
qui aurait dû reposer sur l’adhésion progressive de tous à la démocratie, était
le seul instrument possible pour surmonter les nombreux clivages encore existants entre les régions italiennes. Au lendemain de Marengo, cette aporie était
désormais résolue, car tous reconnaissaient que la future unité politique dériverait d’un ordre constitutionnel nécessairement différent de celui de l’an III,
qui avait été incapable de rapprocher les collectivités locales de la révolution
et tous subordonnaient la future république italienne au passage préliminaire
de l’uniformisation administrative de la péninsule.
Or, ce qui étonne à ce propos, c’est qu’en historiographie on a largement sous-estimé la période napoléonienne, qui est pourtant la saison
politique où le débat sur le problème dont je viens de parler s’est révélé le
plus profond : en effet, il y a un consensus général parmi les historiens sur
le fait que l’époque de l’Empire mena à un changement capital des institutions
administratives et en même temps, il y a bien unanimité sur la crise des idéologies, au point que la lecture du moment administratif devient en quelque
sorte antagoniste au moment de la politique. Par contre, il me semble
16. Voir A. D E F RANCESCO , « Aux origines du mouvement démocratique italien,
quelques perspectives de recherche d’après l’exemple de la période révolutionnaire, 1796-1801 »,
dans Annales historiques de la Révolution française, 1997, n° 2, p. 333-348.
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important de mettre l’accent sur la forte continuité entre l’époque révolutionnaire et celle de l’Empire, une continuité qui ne permet pas de parler
d’une cassure idéologique, car l’idéal de l’unité nationale – reformulé
dans les termes d’un propos d’indépendance par la voie d’une solution constitutionnelle – se maintint tout au long de la période française en Italie.
C’est un aspect qui ne peut être naturellement débattu dans le cadre de
cet exposé, mais il est important de mettre en lumière que l’acceptation de
l’Empire et donc de la subordonnation à la France n’empêchait pas de
garder l’espoir qu’à la modernisation administrative pouvait quand même
succéder l’indépendance politique. C’est pourquoi de nombreux patriotes
approuvèrent l’administration napoléonienne : il ne s’agissait pas du tout
d’un repliement idéologique, ni d’une acceptation imposée (ou intéressée)
de l’autoritarisme bonapartiste, car l’adhésion au centralisme conservait pour
but de remédier aux anomalies de la situation italienne pour arriver à
mettre en scène toutes les conditions favorables à l’unité politique de la péninsule.
Ainsi, en Italie, à l’époque de l’Empire reprenait vitalité une sorte d’idéal
fédératif, car le Royaume d’Italie, le Royaume de Naples et les départements
italiens de l’Empire se fondaient tous sur le même système de pouvoir et la
nouvelle géographie politique de la péninsule laissait réapparaître l’hypothèse
(déjà parue en 1799, à l’occasion de la démocratisation de Italie par la
création de quatre républiques sœurs) d’une solution unitaire par la voie de
l’intégration administrative.
C’est ce qui va transparaître dans le roman philosophique Platone in
Italia – traduit par Bertrand Barère sous le titre : Le voyage de Platon en Italie
– publié à Milan de 1804 à 1806 par Vincenzo Cuoco, le penseur qui au lendemain de 1799 avait créé la catégorie politique de « la rivoluzione passiva »,
en soulignant de cette manière que le jacobinisme avait été imposé en
Italie par une minorité ne s’appuyant que sur la force des baïonnettes
françaises. Le Voyage de Platon est surtout un ouvrage politique, qui se développe dans l’Italie de l’Antiquité à la veille de devenir la proie de
l’expansionisme romain et qui se dénoue à travers une forte accentuation de
la primauté culturelle des Italiques qui à ces temps-là avaient dépassé
même les Grecs. D’où – il est clair – l’allégorie de la nation italienne, qui disposait d’une propre originalité culturelle sacrifiée cependant à la puissance des institutions politiques étrangères ; d’où le problème de la liberté
politique, qui sous la domination bonapartiste était perdue, mais que la modernisation administrative imposée par les Français avait fini, d’autre part, par
reproposer, en favorisant le développement d’une conscience nationale à tra17. Cf. P. V IOLA , « Delfico, Cuoco e il problema delle libertà » dans Annali delle
Scuola normale superiore di Pisa, XVIII, 1988, p. 595-597.
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vers un attachement de plus en plus profond à la nouvelle culture politique17.
Il n’est donc pas étonnant de constater, au lendemain de la chute de
Bonaparte, à l’occasion de la malheureuse initiative de Joachim Murat de soulever, en 1815, la péninsule entière au nom de l’unité d’Italie, une reprise de
l’idéal constitutionnel. C’est ce que notait Fouché en écrivant, dès 1813, de
Naples à l’Empereur : « C’était des peuples isolés ; Votre Majesté en a fait
une nation et les forces qu’elle a prises sous la domination de Votre
Majesté ont accru sa confiance en elle-même. La plupart des Italiens désirent avoir une existence politique » ; et encore : « le mot indépendance égare
les têtes napolitaines comme les mots liberté et égalité ont égaré les Français
en 1789. J’ai démontré au roi que sous ce nom d’indépendance un parti cachait
la secrète pensée d’avoir un roi citoyen »18. Et il n’est pas frappant de voir
les mêmes hommes politiques (et les mêmes idéaux) se reproposer sur la scène
entre 1820 et 1821, à l’occasion des révolutions constitutionnelles qui
eurent lieu aussi bien à Naples qu’à Turin.
A l’époque, peu désormais importait du républicanisme, car après la chute
de l’Empire, qui avait amplifié le mouvement constitutionnal, pour les
patriotes italiens les raisons pour une vie politique démocratique n’excluaient
ni la monarchie ni le fédéralisme et il faut ici souligner comment jusqu’aux
révolutions de 1820-21 la solution constitutionnelle et fédérative eût largement
le dessus sur l’hypothèse républicaine. C’est pourquoi, au lendemain de 1830,
à l’occasion de la création de la Fédération de la Jeune Italie, Mazzini
jugea fondamental de redéfinir, du point de vue politique et idéologique, la
démocratie italienne : à son avis, il fallait être républicains et unitaires et il
fallait se défier de toute suggestion constitutionnelle et fédérative.
Apparemment, de cette manière, il allait reprendre un idéal démocratique
remontant directement à la grande Révolution française, et cependant
toutes les coordonnées étaient différentes, car la réflexion de Mazzini
naissait à l’intérieur de la culture politique italienne du début du XIXe siècle
et ce n’est que par cette médiation (et cette médiation seulement) qu’elle remontait jusqu’à l’exemple de la grande Révolution. Son sens de la démocratie reflétait en effet une profonde connaissance des idées des patriotes de la période
napoléonienne, car Mazzini reconnaissait que le fédéralisme impliquait, de
même qu’un état unitaire, la possibilité d’une vie politique démocratique et
n’excluait pas du tout la solution transitoire d’une alliance fédérative avec
des monarchies constitutionnelles. Et toutefois, il pensait – d’après la
réflexion que l’on a vu également traverser la période napoléonienne – que
des petites républiques n’auraient jamais pu faire front à l’Autriche, qu’il
fallait donc passer par l’unification de la péninsule, mais qu’en raison de cette
18. Archives du Ministère des Affaires étrangères, Paris, Correspondance politique, Naples,
supplément, vol. 7, f. 274 r et vol. 140 f. av., partiellement reproduit dans A. LUMBROSO, Muratiana,
Rome, 1898, p. 6.
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LA TRADITION REPUBLICAINE
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nécessité la révolution italienne n’a jamais pu avoir les mêmes caractéristiques
que la française, et qu’en fin de compte il n’était pas souhaitable d’imiter le
modèle transalpin ; d’ailleurs il se prononça toujours contre l’hégémonie politique française19.
Ainsi, il devient possible de saisir comment les points naturels de
référence de Mazzini sont parmi les démocrates unitaires italiens à l’époque
révolutionnaire, car il conserva tous les éléments qui avaient dominé le débat
politique après Marengo, et son unitarisme reflétait aussi bien la méfiance
des patriotes au lendemain de 1799 envers les faiblesses des petites républiques
fédérées que l’ambition de formuler un nouvel ordre conforme aux exigences
de la société italienne. Il convient à ce propos de rappeler que l’auteur de
réference de Mazzini était encore une fois Vincenzo lusco celui qui avait le
plus influencé la réflexion des patriotes italiens tout au long de la période
napoléonienne, que son père avait été un journaliste patriote unitaire
gênois et que parmi ses maîtres l’on trouve Giacomo Breganze, un démocrate vénitien, proche des unitaires, qui avait poursuivi son idéal d’une démocratie représentative tout au long de l’Empire à travers le sectarisme charbonnier.
D’où la raison profonde de l’opposition de Mazzini envers Buonarroti :
l’ancien ami de Babeuf reproposait un modèle politique que Mazzini ne pouvait accepter à la fois parce que sa formation politique était orientée vers le
jacobinisme italien, que l’on a vu rapporté aux démocrates constitutionnels
français et doué d’une dimension originale, et parce qu’après 1830, réfugié
à Marseille, il prit contact avec le jeune mouvement républicain. A ces
courants démocratiques, la Jeune Italie porta son attention : dans la ligne politique majoritaire de la Société des Droits de l’Homme, nous retrouvons en
effet bien des fondements du discours de Mazzini. A cette occasion – suivant
un idéal démocratique qui devait plus à Saint-Simon qu’à la laïcité jacobine
– se définirent l’idée du refus de la dictature révolutionnaire, un regard critique sur les mythes du passé, les assurances à la classe moyenne quant au respect de la propriété privée, la nécessité du suffrage universel en tant que condition pour la naissance d’un pouvoir légitime apte à résoudre la question sociale
et le développement des associations ouvrières dans le but de vaincre
l’exploitation. Et de là, la naissance des rapports féconds entre républicains
français et républicains italiens tout au long de la Monarchie de Juillet et en
particulier à l’occasion de la révolution de 1848 ; et à cet égard, il ne me paraît
pas inutile de nous rappeler la journée parisienne du 13 juin 1849.
Il est temps de résumer : la lecture des rapports entre la grande
Révolution et les républicains italiens ne représente qu’un point de départ
d’une recherche sur la culture politique du Risogimento que j’aimerais
19. Voir S. MASTELLONE, Mazzini e la Giovine Italia, 1831-1834, Pise, 1960.
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bien mener, tôt ou tard, à son terme. Et c’est une lecture qui laisse entendre
comment l’historiographie de l’après-guerre a fait, d’une certaine manière,
obstacle à une réévaluation du mouvement démocratique italien : en accréditant la thèse d’un républicanisme fortement spiritualiste et en réitérant pour
des raisons opposées le discours instrumental des historiens nationaliste, on
s’est souvent interdit – avouons-le d’appréhender le phénomène républicain au XIXe siècle dans les termes d’une relation complexe entre l’histoire
des idées et l’histoire politique de telle sorte que l’on a souvent fini par le
priver de toute liaison correcte à la grande tradition démocratique française.
C’est pourquoi on peut terminer en rappelant, comme on l’a rarement
souligné, que la force révolutionnaire du message mazzinien reposait sur la
capacité de placer la tradition démocratique italienne de la période napoléonienne, à l’intérieur de l’adhésion immédiate aux lignes de tendance les
plus vivantes et originales de la pensée démocratique française des années
Trente.
Antonio de FRANCESCO
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