L’Italie expliquée aux Français DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION CAFÉ VOLTAIRE Jacques Julliard, Le Malheur français (2005). Régis Debray, Sur le pont d’Avignon (2005). Andreï Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer (2006). Michel Crépu, Solitude de la grenouille (2006). Élie Barnavi, Les religions meurtrières (2006). Tzvetan Todorov, La littérature en péril (2007). Michel Schneider, La confusion des sexes (2007). Pascal Mérigeau, Cinéma : Autopsie d’un meurtre (2007). Régis Debray, L’obscénité démocratique (2007). Lionel Jospin, L’impasse (2007). Jean Clair, Malaise dans les musées (2007). Jacques Julliard, La Reine du monde (2008). Mara Goyet, Tombeau pour le collège (2008). Étienne Klein, Galilée et les Indiens (2008). Sylviane Agacinski, Corps en miettes (2009). François Taillandier, La langue française au défi (2009). Janine Mossuz-Lavau, Guerre des sexes : stop ! (2009). Alain Badiou (avec Nicolas Truong), Éloge de l’amour (2009). Marin de Viry, Tous touristes (2010). Régis Debray, À un ami israélien, avec une réponse d’Élie Barnavi (2010). Alexandre Lacroix, Le Téléviathan, (2010). Mara Goyet, Formules enrichies (2010). Jean Clair, L’Hiver de la culture (2011). Corrado Augias L’Italie expliquée aux Français Traduit de l’italien par Anaïs Bokobza Flammarion © Flammarion, 2011. ISBN : 978-2-0812-7761-8 I MAIS COMMENT AVEZ-VOUS PU ? Je ne peux dîner à la table d’amis français sans que soit posée la question : « Mais comment avez-vous pu, vous, les Italiens ?... » Souvent la phrase reste pudiquement en suspens, aucun nom n’est prononcé, de toute façon le sous-entendu est clair. La question est importante et il est difficile d’y répondre au pied levé tout en dégustant les mets savoureux de la maîtresse de maison. Le repas appelle du bon vin et des conversations légères, mais se prête peu à un sujet qui traîne une longue histoire et implique une foule d’éléments et de personnages, grands et petits. Comment avez-vous pu, vous, les Italiens ? C’est vrai, comment avons-nous pu ? Et comment les Américains ont-ils pu envoyer deux fois à la Maison-Blanche un homme comme George W. Bush, de toute évidence inapte à occuper cette fonction ? Il arrive parfois que les peuples soient perdus, qu’ils ne 7 sachent pas comment résoudre la masse de problèmes qui leur tombe dessus ni à qui se fier pour trouver une solution. Ce n’est pas le seul problème de l’Italie. D’ailleurs, on a du mal à comprendre ce qu’est l’Italie aujourd’hui : d’un côté, un pays d’excellence pour la mode, le design, l’architecture, la musique, certains sports, la cuisine, le vin et une qualité de vie qui reste globalement bonne, malgré tout ; de l’autre, le pays du désordre, d’une vie politique confuse et inefficace, d’une corruption diffuse, d’une criminalité agressive et d’un Sud en état chronique de sous-développement. Laquelle est la véritable Italie ? Elles sont toutes deux réelles, et la difficulté à comprendre vient justement de la coexistence d’aspects si éloignés les uns des autres. Chacun peut choisir le point de vue (ou le préjugé) qu’il préfère, tout en étant assuré de saisir au moins une partie de la vérité. Sous les apparences se cache une réalité tout aussi complexe. L’Italie est le pays européen qui a subi les transformations les plus profondes dans les cinquante dernières années. En 1945, non seulement la topographie des villes – les chemins de fer, lignes électriques, ponts, hôpitaux et écoles – a été détruite par la guerre, mais, de plus, le moral du pays a été ruiné par vingt ans de fascisme, dont la monarchie s’était 8 faite complice : lois raciales infâmes de 1938, guerre menée de façon désastreuse et dans le mauvais camp, défaite. Le 10 juin 1940, je n’étais qu’un enfant, pourtant je me rappelle encore le visage de mon père (qui partirait peu après pour Giarabub, en Libye) quand Mussolini prononça à la radio la célèbre phrase : « La déclaration de guerre a été remise aux mains des ambassadeurs de Grande-Bretagne et de France. » C’est la seule fois où je l’ai vu pleurer, honteux de se laisser envahir par l’émotion devant son fils. Pourtant, il y eut des larmes bien plus importantes, ces jours-là. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Galeazzo Ciano, a décrit dans son Journal sa dernière rencontre avec l’ambassadeur de France, André FrançoisPoncet, la veille de la déclaration de guerre (le 9 juin 1940) : « Poncet vient prendre congé. Il est triste et abattu. Il admet désormais la défaite de son pays. Personnellement, il pencherait pour une paix séparée… Continuer la guerre représenterait une destruction terrible de civilisation, de richesses, de vies. Poncet a pleuré… nous nous sommes salués avec une émotion qu’aucun des deux n’a réussi à cacher. » Le détail touchant est que, dans ses Mémoires, Poncet raconte l’épisode avec des mots tout aussi émus. Le geste de Mussolini fut doublement criminel : partir en guerre aux côtés de 9 l’Allemagne nazie et se battre contre la France, à laquelle l’Italie était liée depuis des siècles. L’un des rares aspects positifs de cette époque dramatique a été la Résistance sous l’occupation nazie. Avec une différence importante par rapport à la Résistance française, qui, grâce notamment à l’aide de Charles de Gaulle, a pris un caractère essentiellement national, et même patriotique : la Résistance italienne a été nettement plus politique. Comme l’a écrit l’historien Claudio Pavone, trois courants se sont enchevêtrés dans notre guerre de libération : un courant patriotique luttant contre l’étranger, un courant de guerre civile entre Italiens et un courant politique mené principalement par les militants communistes. Ces derniers considéraient la guerre contre les nazis comme l’une des prémisses de la révolution qui, une fois la guerre terminée, instituerait un nouvel ordre social en Italie. Un fait analogue s’était produit en Grèce, avec les tristes conséquences que nous savons. Si la révolution n’eut pas lieu en Italie, c’est grâce à la sagesse du Parti communiste (alors dirigé par Palmiro Togliatti) et aussi au peu d’intérêt (voire à l’hostilité) de l’URSS pour une révolution dans la péninsule. En février 1945, à Yalta, Churchill, Staline et Roosevelt avaient coupé le monde en deux comme une pomme. L’Italie 10 était de l’autre côté du rideau de fer et une révolution dans ce pays n’aurait fait que compliquer les choses. Aujourd’hui encore, on entend parfois que la Résistance n’a rien représenté. Du point de vue militaire, c’est sans doute vrai. La guerre a été gagnée en Italie par la Ve et la VIIIe armée des Alliés. En France aussi, la guerre a été remportée par les Alliés, mais le fait que Paris ait été libéré par la IIe division du général Leclerc, par les forces de la Résistance et par l’insurrection populaire a eu un impact profond. De nombreuses villes du nord de l’Italie ont été libérées par les partisans qui ont vaincu les troupes du IIIe Reich. Mais la plus belle victoire issue de ces mois tragiques a été la Constitution républicaine de 1948, préambule à la reconstruction du pays, y compris morale et garante des libertés civiques des citoyens. Le professeur de droit Pietro Calamandrei, antifasciste notoire, a écrit au sujet de cette Charte des mots qui valent le détour, même si, aujourd’hui, la rhétorique de ces temps de guerre peut sembler un peu emphatique : « Si vous voulez faire un pèlerinage sur le lieu où est née notre Constitution, allez dans les montagnes où les partisans sont tombés, dans les prisons où ils ont été enfermés, dans les champs où ils ont été pendus. Partout où un Italien est mort pour la liberté et la dignité. Allez-y, jeunes gens, par 11 la pensée, parce que c’est là qu’est née notre Constitution. » Ensuite, la guerre froide a duré de 1948 à 1989 (chute du mur de Berlin). Quarante années pendant lesquelles l’Italie, du point de vue géopolitique, a été sur le fil du rasoir : Occident d’un côté, Empire soviétique de l’autre. Une position à la fois difficile et lucrative : le PCI était financé par Moscou, la Démocratie chrétienne par Washington. Les gouvernements ne duraient que quelques mois, mais les forces (et les hommes) en place restaient. Entre-temps, l’Italie agricole et patriarcale s’est transformée en pays industriel moderne ; en quelques années, la culture et les mœurs ont changé de façon radicale ; des millions de personnes ont quitté le Sud indigent pour les villes et les régions industrielles du Nord, l’automobile est devenue un bien de grande consommation, de même que le logement. Aujourd’hui, presque 90 % des Italiens sont propriétaires de leur maison, et la moitié de ces 90 % possèdent également une résidence secondaire. Une aisance inédite dans la péninsule. Probablement trop de maisons, d’ailleurs, sur un territoire qui représente plus ou moins la moitié de la France : 301 000 kilomètres carrés contre 547 000. Pendant des années, le PIB a augmenté aussi vite que ceux du Brésil ou de la Chine aujourd’hui. Les grandes transformations se sont 12 succédé, tandis que le système politique a été bloqué par les pressions opposées de Moscou et de Washington. Le Parti communiste recueillait plus du tiers des voix, qui restaient pourtant inutilisables dans le cadre d’une démocratie occidentale. Fondée en 1942, la Démocratie chrétienne a été un parti modéré, d’inspiration catholique, mais parfois capable de résister aux pressions toujours très fortes de l’Église. Un parti catholique mais pas vraiment religieux, visant à maintenir une certaine « laïcité positive ». Il ne faut jamais oublier que la péninsule italienne (Rome en particulier) héberge en son sein un État indépendant et souverain : le Vatican. Nous aurons l’occasion d’en reparler. La chute du mur de Berlin en 1989 et le démantèlement de l’URSS en 1991 ont incarné la fin de cette période. L’opération judiciaire connue sous le nom de « Mains propres » (1992) aurait été impossible sans la rupture de l’équilibre international qui avait gelé la situation pendant des années. Le Parti socialiste a volé en éclats, emporté par le scandale d’un système généralisé de potsde-vin. En 1991, le Parti communiste italien est mort à son tour après soixante-dix ans d’existence. En 1994, c’est la Démocratie chrétienne qui a pris fin. Une véritable révolution qui a 13 balayé une classe politique entière par la voie judiciaire, laissant à la place un immense vide. Dans ce vide se précipite, avec une intuition géniale, un entrepreneur au passé trouble et aux amitiés dangereuses, qui a gagné et perdu beaucoup d’argent, qui craint de finir derrière les barreaux et qui a surtout peur de la banqueroute. Il aime les jeux de hasard, se distingue par ses talents de communicant et n’y connaît rien à la politique et aux institutions républicaines. Les aventuriers dans son genre ont été nombreux dans l’histoire italienne. Celui-ci s’appelle Silvio Berlusconi, il est né à Milan le 29 septembre 1936 et dit avoir étudié à la Sorbonne, bien que son nom n’apparaisse pas dans les archives ; il a débuté en construisant des maisons. En 1994, il se présente aux élections législatives avec un parti créé en trois mois. Il a transformé sa structure territoriale, Publitalia, en parti et ses hommes, chargés de la publicité de ses chaînes de télévision, en fonctionnaires politiques. Première preuve de son intuition – et de son cynisme : il donne pour nom à son nouveau parti le slogan de l’équipe nationale de football : Forza Italia ! « Mais comment avez-vous pu, vous, les Italiens », élire et maintenir au gouvernement pendant toutes ces années une « canaille » comme lui, qui a démarré comme chanteur sur les bateaux de croisière, qui a construit un quartier entier à Milan avec de l’argent plus 14 que douteux ? Ceci peut se comprendre en analysant l’histoire récente de la péninsule, mais aussi certaines hérédités que les Italiens traînent depuis des siècles. Cette histoire commence à un moment précis. Un épisode dramatique et drôle à la fois. Une affaire qui a changé la vie de soixante millions de personnes et qui commence par une scène qu’on croirait tout droit sortie d’une comédie de Feydeau. II LE COMMENCEMENT DE L’HISTOIRE… Le 17 février 1992 au matin, la police surprend Mario Chiesa, président d’une association milanaise d’assistance aux personnes âgées, en train de jeter de l’argent dans la cuvette des toilettes. L’homme est pressé de se libérer de ces billets, mais la police en récupère une partie avant qu’il ait le temps de tirer la chasse d’eau. On découvrira par la suite qu’il y avait en tout 7 millions de lires (environ 3 500 euros), une somme plutôt modeste. Le plus comique dans cette situation est que, quelques jours auparavant, l’ex-épouse de Chiesa s’était plainte auprès du juge de la maigre pension alimentaire que son ex-mari lui versait chaque mois. Elle affirmait qu’il gagnait beaucoup plus, qu’il était mêlé à des transferts d’argent bizarres, beaucoup d’argent, et qu’elle, en tant qu’ex-femme, avait des droits dessus. Ce coup de théâtre marque le début de l’opération « Mains propres », qui bouleversera 17 pour toujours le panorama politique italien : une ex-femme vindicative, de l’argent, des toilettes. Mario Chiesa n’est en apparence qu’un petit notable infidèle de province. En fait, l’enquête montrera qu’il avait placé 12 milliards de lires (environ 6 millions d’euros) sur des comptes suisses. Et surtout, on découvrira que l’argent repêché dans ces toilettes faisait partie d’un énorme système de pots-de-vin répartis selon des quotes-parts entre les différents partis : 37,5 % au Parti socialiste, 18,75 % à la DC et aux communistes, 17 % au minuscule Parti social-démocrate, et ainsi de suite. La découverte de ces transferts de fonds et les premières arrestations ont suscité une véritable fièvre populaire. Comme si tout ce que tout le monde pensait tout bas explosait enfin au grand jour. Les magistrats milanais étaient applaudis dans la rue, tandis que la crédibilité des hommes politiques, déjà vacillante, s’effondrait. Seuls les communistes tirèrent plus ou moins leur épingle du jeu, pour deux raisons : d’abord, ils étaient impliqués dans le scandale dans une moindre mesure par rapport aux autres ; ensuite, ils occupaient moins de postes clés du pouvoir au plan national. Dans cette situation, il était clair que la gauche aurait facilement pu remporter les élections, même si les communistes n’étaient pas blancs comme neige. Un renouvellement radical du pouvoir en place aurait 18 No d’édition : L.01ELJN000414.N001 Dépôt légal : septembre 2011