Théâtre Denise-Pelletier DIRECTION ARTISTIQUE CL AUDE POISSANT L es C ahiers / N um é ro 9 6 Cahier d’hiver M U L I AT S LE MIEL EST PLUS DOUX QUE LE SANG LOVE IS IN THE BIRDS F R AT R I E L’ O R A N G E R A I E SIMONE ET LE WHOLE SHEBANG LES ZURBAINS 2016 en savoir Salle Denise-Pelletier / 2 3 m a r s a u 16 av r i l 2 016 L’ORANGERAIE T E X T E LARRY T RE M B LAY M I S E E N S C È N E C LAUDE P O I S S A N T Avec G A B R I E L C L O U T I E R - T R E M B L AY, É VA D A I G L E , PHILIPPE DUROCHER, ARIEL IFERGAN, J E A N - M O Ï S E M A R T I N , V I N C E N T- G U I L L A U M E O T I S , D A N I E L PA R E N T, J A C K R O B I TA I L L E , MANI SOLEYMANLOU ET SÉBASTIEN TESSIER COPRODUCTION DU THÉÂTRE DENISE-PELLETIER ET DU THÉÂTRE DU TRIDENT Une famille vit dans une orangeraie, là où les roses trémières conversent avec la lune. Puis, un obus traverse le ciel et tue les grands-parents des jumeaux de neuf ans, Amed et Aziz. Alors que les frères auraient pu vivre à l’ombre des orangers, la guerre vole dès lors leur enfance et trace en rouge leurs crédules destins. Car Zohal, leur père, doit choisir entre ses deux fils pour clamer sa vengeance. Quittant son village du Moyen-Orient, Amed, à moins que ce ne soit Aziz, devra traverser la montagne et consentir au plus grand des sacrifices. Des années plus tard, l’un des jumeaux aspire à devenir comédien en Amérique. Aidé de Mikaël, un jeune enseignant, il cherche le chemin de la résilience. L’orangeraie est d’abord un roman, Larry Tremblay l’a lui-même adapté pour la scène. Fable sur l’enfance et la guerre, l’œuvre romanesque a déjà reçu plusieurs prix depuis sa publication en 2013. Cette création du TDP sera le fruit d’une cinquième collaboration complice entre l’auteur et le metteur en scène, après les pièces Le Ventriloque, Abraham Lincoln va au théâtre, The Dragonfly of Chicoutimi et, tout récemment Grande Écoute, toutes créées à Espace GO par le Théâtre PàP. © Catherine Lepage 30 E ntretien LARRY TREMBLAY EN 16 FRAGMENTS Par Nicolas Gendron La forme (En)quête Pour L’orangeraie, j’ai hésité dès le départ entre un roman et une pièce de théâtre. Au fait, il m’arrive très souvent, quand je commence une œuvre, de ne pas savoir si c’est de la poésie, du théâtre ou un roman. Ça peut durer plusieurs mois. J’essaie de me surprendre. J’ai écrit, il y a quelques années 158 fragments d’un Francis Bacon explosés, un recueil de poésie, parce que Bacon est un de mes peintres préférés. J’ai imaginé une de ses toiles explosée en 158 fragments, et pour chaque fragment, j’ai écrit un poème. J’aime à fragmenter ma pensée. Je n’écris pas avec un plan. Et au départ, je ne sais pas grand-chose. Mon réflexe d’auteur dramatique, c’est de faire parler mes personnages. Je considère les premières pages d’une œuvre comme une scène de crime. Il s’est passé quelque chose, mais comme je n’y étais pas, je dois enquêter et interroger mes personnages. Qu’ont-ils fait ? D’ailleurs, comment s’appellent-ils ? Que faisaient-ils cette journée-là ? Je ne suis pas un enquêteur méchant, mais assez entêté, je vais au fond des choses. Parce que les personnages ne disent pas toujours la vérité, alors je dois les poursuivre et m’acharner sur eux. Il y a deux grands mouvements, il y a la quête et l’enquête. Dans la quête, les choses jaillissent, ce sont souvent les personnages, les prémisses d’une œuvre. L’enquête, c’est tout le travail d’élaboration, de réflexion, de construction, de montage, bref de mise en scène dans l’écriture. © Bernard Préfontaine S’adapter soi-même C’était une expérience nouvelle pour moi. Mais au bout du compte, ce n’était pas trop astreignant. L’orangeraie avait déjà une grande théâtralité en lui, comme roman. Il comporte déjà beaucoup de dialogues, il est très court et dense, parce que justement, je bénéficie de mon expérience d’écriture dramatique pour mes romans, et je mets l’accent sur l’action, ce qui est primordial au théâtre. Donc, chacun des chapitres est une roue qui fait avancer un engrenage pour aboutir à la finale. Et comme par hasard, ça se termine au théâtre. P ourquoi ? Tel Larry Tremblay, j’ai hésité, puis me suis dit : une rencontre avec cet auteur d’exception ne saurait souffrir une linéarité classique, alors voilà… – N. Gendron. L’orangeraie 31 La cuisinière LE FÉTICHISME LITTÉRAIRE Je suis quelqu’un qui s’ennuie assez vite, donc je dois souvent écrire plusieurs œuvres en même temps. Pour qu’elles agissent l’une sur l’autre, en contrepoints. Sinon, c’est exigeant d’être toujours dans la même histoire ou la même atmosphère. J’ai toujours l’image d’une cuisinière avec plusieurs ronds. J’ai un roman qui mijote alors que j’ai une pièce de théâtre qui bout. L’un à feu doux, l’autre à feu très puissant. J’ai besoin des quatre ronds ! Mais il ne faut pas que je les néglige, ça pourrait prendre feu. J’ai essayé ardemment de faire en sorte que ce soit une vraie pièce de théâtre, et non pas des grands morceaux de récit. L’adaptation est presque entièrement dialoguée, à 90-95%, ce qui n’est pas rien. Parce que la grande difficulté, c’est de prendre cette matière, et de fusionner des espaces pour travailler sur le principe de l’économie au théâtre, de réduire les personnages, d’aller à l’essentiel, tout le temps, et d’accepter de couper des passages de son roman. Et moi, j’ai cette qualité de ne pas être fétichiste. Je coupe beaucoup de texte. Surtout les miens ! Parce que je suis un homme de théâtre, je sais que le texte fait partie d’une aventure collective, et que l’objectif, c’est que le spectacle soit bon. Le fétichisme littéraire, je ne l’ai pas. C’est la même chose quand mes œuvres sont traduites en plusieurs langues, je dois faire confiance. L’orange dans la montagne Ça a commencé par un duo vocal, comme une cantate. Ce n’était ni totalement romanesque ni totalement théâtral. Le projet était associé à la Maison de l’architecture à Montréal. Il y a cinq ou six ans, la Maison de l’architecture avait jumelé cinq écrivains à cinq architectes, autour d’un thème commun : frontières émouvantes. J’avais été jumelé avec l’architecte Éric Gauthier, qui a refait l’Espace Go, le Quat’Sous et la Licorne, donc quelqu’un de très près du théâtre. À ma première rencontre avec Éric, j’ai dessiné un triangle sur un napperon. Et le triangle m’a amené à y voir une montagne. Comme architecte, Éric a élaboré les plans de la montagne, et j’ai soudainement dit à Éric, mets donc une orange dans la montagne. Je suis parti avec l’idée qu’il y avait des frères ennemis d’un côté et de l’autre. Or, cette montagne à deux versants m’a amené au thème de la gémellité, et me sont apparus deux jumeaux, Amed et Aziz… Ç’a été lu à l’époque par Sébastien Ricard et Ariel Ifergan, qui sera d’ailleurs de l’adaptation théâtrale. Voilà toute l’histoire ! LA COMPLEXITÉ Mes textes, il paraît qu’ils sont complexes, pas compliqués, mais complexes. Et je le prends comme un compliment. J’aime que mes textes aient plusieurs niveaux de compréhension possibles, et qu’il reste quand même un mystère, qu’on ne puisse pas digérer tout le texte et dire : j’ai tout compris. Il doit rester quelque chose à gruger, penser et réfléchir. The Orange Grove, traduction anglaise publiée chez Biblioasis L’orangeraie 32 Ce qu’il y a de bien avec Claude, c’est qu’il comprend mes textes, je n’ai pas besoin de les lui expliquer ! Évidemment, un metteur en scène doit fouiller toutes les trappes et les sous-trappes du texte, et Claude le fait admirablement bien. Il ne réduit pas mes personnages à des êtres psychologiques, parce qu’ils sont plus que ça, voire encore moins que ça, parce que j’accorde beaucoup d’importance à la chair des mots, à la musicalité. Claude sait très bien que rendre ça trop psychologique atténuerait la musique du texte, qu’il faut trouver avant de passer aux émotions. L’émotion doit arriver en dernier, comme une fleur. LE DOUBLE C’est très présent dans mes œuvres, oui, du Génie de la rue Drolet au Ventriloque… Il faudrait que je voie un psychanalyste ! Je pense que c’est une thématique riche, qui fonctionne avec ma réflexion sur l’identité. Qui sommes-nous ? Sommes-nous seuls en nous-mêmes ? Sommes-nous composés de plusieurs personnalités ? J’ai beaucoup étudié la philosophie, j’ai été très influencé par Jean-Paul Sartre, par l’essentialisme, la phénoménologie, c’est-à-dire ce qui apparaît à la conscience, les perceptions… La pensée sur l’ego qui peut se fractionner m’a toujours fasciné et ma dramaturgie a toujours été influencée par cette approche philosophique. Mes personnages sont moins psychologiques que philosophiques ou métaphysiques, ils deviennent donc très ludiques. Un peut en cacher un autre qui peut en cacher un autre… © Jean-François Brière CLAUDE POISSANT Larry Tremblay et Claude Poissant THE DRAGONFLY OF… THE WORLD ? LA GUERRE VUE DE L’OCCIDENT La mise en scène de Claude du Dragonfly of Chicoutimi, avec un quintette plutôt qu’un monologue, est un bel exemple que mes personnages peuvent se fragmenter. Et se dissocier d’eux-mêmes. Claude a fait encore là un travail très musical et orchestral, et ça rejoint mon approche de l’écriture. J’avais monté ce solo à l’époque du référendum de 1995, avec Jean-Louis Millette… Maintenant, le Dragonfly de Claude a une autre signification, comme le Québec a bougé depuis. Et la dichotomie Québec-Canada, c’est beaucoup plus maintenant le Québec et le monde. La preuve, c’est que L’orangeraie, ça concerne beaucoup plus le Moyen-Orient que le Québec, même si je n’ai pas nommé le pays. Il y a une ouverture de l’imaginaire québécois sur le monde. On n’a pas le choix de toute façon, on ne peut pas toujours parler de son salon, de sa cuisine ou de son ego ! Il y a tellement de conflits actuellement, il y en a toujours eu, mais j’ai l’impression que je suis plus sensible à tout ça, et je me sens très impuissant, comme beaucoup de gens d’ailleurs. Qu’est-ce qu’on peut faire ? On le voit avec la Syrie, les migrants, tous ces gens qui fuient leur pays et essaient de s’intégrer ailleurs, c’est une situation catastrophique. Je me dis qu’on fait tous partie du même bateau, maintenant. Quand est arrivé le printemps arabe, je me sentais assez concerné, et c’est comme ça que j’ai commencé Cantate de guerre, puis L’orangeraie. Parce que ces guerres-là, on en est aussi responsables, d’une certaine façon. Moi, comme écrivain, je vais essayer d’écrire là-dessus. Mais ce n’est pas évident pour un auteur québécois, qui n’est pas un soldat, qui n’a jamais connu la guerre : est-ce que j’ai le droit d’écrire une pièce aussi violente et cruelle que Cantate de guerre ? Est-ce légitime ? J’ai pris le droit et je l’ai assumé. L’orangeraie 33 LA MISE EN ABYME LA RELIGION Cantate de guerre, c’était l’histoire d’un soldat qui hésite à tuer un petit garçon de 7 ans, qui lui fait penser à son propre fils… Sans ce moment d’hésitation, il n’y aurait pas de pièce de théâtre ! C’est là où la conscience surgit, ce petit moment philosophique où on sort de l’engrenage. J’ai ramené cette situation dans L’orangeraie, pour boucler une boucle. Comme un musicien qui fonctionne avec des leitmotivs, qu’on retrouverait dans une cantate et plus tard dans un quintette ou une symphonie. J’ai toujours dit que j’écrivais un peu comme de la musique. Cantate de guerre se terminait par une question : « Dismoi pourquoi je ne te tuerais pas ? » Et dans L’orangeraie aussi, ça finit par : « L’entends-tu ? » C’est un appel qui s’adresse au public. Ou aux lecteurs. C’est un roman tragique, que je ne pouvais pas conclure par un happyend, ça aurait détruit le roman. Mais je voulais quand même terminer sur une lueur d’espoir. J’essaie le plus possible de ne pas m’imposer. De permettre au lecteur de lui-même faire ses choix. Et avec L’orangeraie, je crois que je l’ai réussi, parce que je n’ai jamais eu d’échos comme quoi je jugeais mes personnages, et ça, c’est plutôt bon signe pour moi. Ce n’est pas facile, quand on est dans une histoire avec des conflits ethniques ou religieux, de ne pas tracer tout de suite avec un trait rouge les méchants et les bons ! Il y a deux semaines, je faisais une conférence, et une dame d’origine arabe est venue me voir, pour me parler du personnage de Tamara, la maman. Elle m’a dit : Comment vous avez fait, pour faire parler une Arabe – parce que pour elle, c’en était une –, c’est tout à fait ça ! Elle était convaincue que je connaissais des femmes arabes ou que j’avais vécu là-bas. Non, j’ai tout imaginé. L’ENFANCE J’ai écrit dans le roman que la guerre efface les frontières entre le monde des enfants et celui des adultes. C’est ce qui me guidait : montrer comment la guerre transforme et kidnappe l’enfance ! Dès que tu installes la haine dans le cerveau d’un enfant, que tu le programmes pour haïr, ce n’est plus un enfant. L’enfance est plutôt un monde de découverte, de curiosité, d’ouverture et de non-préjugé. L’ÉCRITURE L’écriture est toujours un travail, ce n’est jamais naturel. C’est une profession chez moi, ça fait 40 ans que j’écris. Je me pose des questions sur le processus de création, chaque œuvre génère le sien… Mais quand j’écris, j’écris. Je ne me pose pas de questions sur la distribution, la production, l’argent, la compagnie, le théâtre, sinon c’est très mauvais pour la création. Quand je donne des ateliers d’écriture, je dis souvent : ne pensez pas à ce que ça pourrait devenir, créez plutôt. Si vous voulez avoir de la neige ou 12 000 personnes sur scène, allez-y ! Il ne faut pas freiner son imaginaire. LA COMPASSION Mon roman vise à amener les lecteurs à se mettre à la place de ces gens face à des choix tragiques. Pour faire en sorte que le lecteur vive le tout de l’intérieur, et non pas comme lorsqu’il ouvre la télé, qu’il n’observe pas, mais qu’il devienne Tamara, Amed ou Aziz, par osmose ou par empathie, sans les juger. Plein de gens vont dire : jamais de la vie je ne sacrifierais mon enfant ! Mais mets-toi donc à sa place. Le roman permet ça, mais pas la nouvelle à Radio-Canada. Un phénomène de compassion s’installe. C’est une façon de comprendre les autres à travers le cœur. Et puis, mon roman porte sur les conséquences de la guerre, ce n’est pas un roman guerrier. L’orangeraie, édition originale publiée chez Alto LARRY TREMBLAY est tout à la fois romancier, dramaturge, pédagogue, comédien et metteur en scène. Sa collaboration avec Claude Poissant est plus que féconde (Les Huit péchés capitaux – Éloge de la paresse, Le Ventriloque, Abraham Lincoln va au théâtre, The Dragonfly of Chicoutimi, Grande Écoute). Son roman L’orangeraie a remporté huit prix au Québec seulement, dont le Prix des Libraires et le Prix littéraire des collégiens. L’orangeraie 34 La voix des morts Par Guillaume Corbeil Un peu plus de deux ans après la parution de son roman L’orangeraie, Larry Tremblay transporte l’histoire des jumeaux Amed et Aziz là où elle se termine : au théâtre. À travers le regard candide de deux enfants, l’auteur de Dragonfly of Chicoutimi et de Abraham Lincoln va au théâtre dépeint un pays en guerre et le moteur de la haine qui le ronge : la vengeance. La pièce s’ouvre sur Shaanan, la grand-mère des jumeaux, qui nous parle d’outre-tombe : « M’entendez-vous ? », nous demande-t-elle. Entre les murs du Théâtre DenisePelletier, les morts, eux au nom de qui on tue, voudront nous dire quelque chose. Mais quoi ? La situation politique dans laquelle ont grandi les personnages n’est pas sans rappeler l’actualité récente, où les terroristes défraient les manchettes en multipliant les attentats au nom de Dieu. Ayant souvent eu le dessous de l’Histoire, ces peuples souhaitent venger les nombreux affronts commis à l’endroit de leurs pères, morts dans un conflit dont les racines sont si profondes qu’on peine à en imaginer la fin. Le sens d’une telle guerre n’est pas stratégique. Les attaques ne visent pas à prendre des positions pour protéger un territoire et assurer la sécurité ou la croissance d’une nation ; elles ne sont pas tournées vers l’avenir et un monde meilleur pour les enfants, mais vers le passé. C'est un serpent qui mange sa propre queue. Le mythe du sacrifice s’inscrit dans toutes les grandes religions, l’Islam comme le Judaïsme, où Dieu demande à Abraham d’immoler son fils – Ismaël chez les musulmans, Isaac chez les juifs. Le père s’exécute et l’enfant consent sans broncher parce que c'est la volonté de Dieu. Au moment où Abraham s’apprête à allumer le bûcher, un ange l’arrête. Dieu sait maintenant que l’homme est prêt à Lui donner ce qu’il a de plus précieux et, pour le récompenser de sa soumission totale, lui offre une longue descendance. C'est à ce paradoxe inscrit dans le cœur du patriarcat auquel s’attaque Larry Tremblay. Depuis le début de la guerre, l’orangeraie, qui représente tout le peuple des jumeaux, a perdu en vitalité et le désert a gagné du terrain. On ne laisse plus les fruits mûrir et tomber, on ne laisse plus les pépins germer pour permettre à d’autres arbres de pousser. On ne laisse plus la vie suivre son cours. P ourquoi ? L’orangeraie, le roman comme la pièce, pose des questions plus qu’il n’apporte des réponses. En sa qualité de grand connaisseur de l’œuvre de Tremblay, et en sa qualité d’artiste-citoyen, tout simplement, j’ai invité Guillaume Corbeil à valser entre analyse littéraire et réflexions philosophiques, avec la culpabilité des survivants comme seule boussole. – N. Gendron L’orangeraie 35 Dans ce monde en guerre depuis toujours, la vie vient avec une dette contractée envers les morts. On ne peut l’honorer qu’en acceptant de perdre quelque chose. Et à Dieu, on donne ce que l’on a de plus cher. Si mourir constitue le sacrifice ultime et permet d’accéder aux honneurs des martyrs, rester en vie représente un acte de lâcheté. Cette idée représente un détournement du sens même de la religion, où Dieu est d'abord et avant tout Amour. Dieu fait cadeau de la vie et il ne demande rien en retour. Alors que ceux qui acceptent de se sacrifier croient se rapprocher de Dieu et venger les morts, on sait aujourd'hui que des organisations comme le groupe armé État islamique et Al-Qaïda obéissent à des modes de fonctionnement calqués sur ceux des entreprises. Leurs attentats, toujours plus spectaculaires, jouent le rôle de publicités en assurant le rayonnement de la « marque » de ces fabricants de l’horreur. Leur objectif est d’attirer toujours plus de consommateurs-croyants, pour recevoir toujours plus d’argent de la part des riches commanditaires. Si on tue au nom des morts, en vérité ceux-ci sont les prête-noms d’obscurs dirigeants. au fond jamais demandé à être vengés. Ceux qui se sont sacrifiés ont peut-être été trahis. Ceux qu’il aimait sont morts en vain. Dans ce monde patriarcal, les femmes sont prises en otage. Elles qui donnent la vie voient leurs enfants sacrifiés les uns après les autres. On dit qu’il n’y a rien de plus terrible que d’enterrer ses enfants. Les envoyer consciemment dans leurs tombes va à l’encontre de toute logique, voire à l’encontre du corps de la mère. Si le fantôme de son grand-père demande à ce qu’on le venge, le personnage principal de L’orangeraie finit par tendre l’oreille à la parole de sa grand-mère, qui, elle, comme un oranger, demande qu’on laisse les pépins de ses fruits produire d’autres arbres et ainsi voir s’agrandir l’orangeraie. Plus il y aura d’arbres, moins le sol sera aride. Il n’y a qu’en permettant à la vie de suivre son cours que l’on peut repousser les frontières du désert. On met des mots dans la bouche des morts. La révolution que vit le personnage principal est en ce sens féministe : il passe d’une vision du monde patriarcale à une matriarcale. Plutôt que de venger les morts en répétant leur destin, il leur donne vie en les faisant entendre au théâtre. Vénus, déesse de la Beauté, triomphe ainsi sur Mars, dieu de la Guerre. Quand le personnage principal de la fable de Larry Tremblay est amené à quitter son pays, ce qu’il découvre à Montréal provoque son désenchantement, révolution intérieure qui n’est évidemment pas des plus faciles à accepter. Ceux au nom de qui on a tué n’ont peut-être Si les morts cherchent à nous dire quelque chose, ce n’est sûrement pas de les imiter en nous jetant à pieds joints dans notre cercueil, mais au contraire d’apprendre de leurs destins tragiques et d’honorer nos mères, elles dont nous sommes les fruits, en vivant. Heiner Müller voyait dans le théâtre le lieu d’un dialogue avec les morts. Déjà, dans la tragédie, les Grecs donnaient la parole aux anciens rois et aux figures mythologiques. Dans l’acte final, la catharsis ne visait pas à faire prendre conscience au spectateur de la fatalité de son destin, mais à purger ses pulsions pour l’inviter à apprendre de la vie de ceux qu’il a vus mourir sur scène. Au théâtre, les morts nous demandent de tourner notre regard vers l’avenir. Les entendez-vous ? GUILLAUME CORBEIL est auteur et dramaturge. On lui doit le recueil L’art de la fugue, la biographie Brassard et le roman Pleurer comme dans les films. Sur les planches, on a pu voir ses pièces Cinq visages pour Camille Brunelle, Tu iras la chercher et, ce printemps, Unité Modèle, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. L’orangeraie 36 Le lieu de la guerre, la guerre comme lieu Par Pierre Lefebvre La guerre, il faut bien l’avouer, n’est pas un thème typique du théâtre québécois. Cela ne veut bien sûr pas dire que les dramaturges d’ici n’abordent jamais la chose, mais avant l’arrivée du XXI e siècle, on ne peut certainement pas dire qu’elle occupe sur nos scènes une présence récurrente. Au tout début de notre dramaturgie moderne, sa présence est non seulement peu commune, mais souvent, même quand elle met en scène un soldat comme personnage central, la guerre demeure, elle, un ailleurs, un hors champ, tant les tensions internes de la société occupent alors l’imaginaire de la collectivité. Le Tit-Coq de Gratien Gélinas en est un exemple éclairant. Créée en 1948, aux lendemains donc de la Seconde Guerre mondiale, la pièce s’attache au destin d’un orphelin né de père inconnu, ce qui dans la province de Québec de l’époque, encore dominée par la chape de plomb morale de l’Église catholique, faisait de vous ou de quiconque un paria. Malgré cela, Tit-Coq rencontre MarieAnge, une femme qui l’aime, mais la conscription vient l’arracher à elle. Malgré les promesses, à son retour, Marie-Ange n’a pas su résister à la pression sociale et familiale. Elle s’est mariée avec un homme au statut plus respectueux des mœurs et Tit-Coq, en dépit du fait que Marie-Ange veut quitter son mari et partir avec lui, choisit d’assumer son rang de citoyen de seconde zone. Affiche du film Tit-Coq, de René Delacroix et Gratien Gélinas (Collection Cinémathèque québécoise) En 1958, avec Un simple soldat, Marcel Dubé fera lui aussi jouer le même rôle à la guerre, soit celui d’un ailleurs permettant de mettre de l’avant la dureté du conformisme social. De retour à la vie civile, Joseph Latour, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, n’arrive pas à canaliser la colère qui l’habite. Il ne s’entend pas avec sa famille, et plus précisément avec son père dont il n’arrive pas à accepter le remariage. Accablé par la disparition de sa mère, le monde qui l’entoure l’étouffe au point de lui rendre désirable le champ de bataille et l’armée qui, lui semble-t-il, peut lui offrir une place, un statut, une fonction. Il s’enrôle ainsi de nouveau, puis part pour la guerre de Corée où il mourra, anonyme et sans gloire. Tout comme chez Gélinas, la guerre, sans être une abstraction, est ce qui se passe au loin. La véritable violence, la concrète, celle qui affecte réellement les vies se trouve ici, dans les replis gangrénés d’une société craquant de partout. Et non dans ces contrées lointaines où les carnages font rage. Il n’est d’ailleurs pas innocent que ces deux pièces fassent partie des œuvres préfigurant le passage du Canada français au Québec. P ourquoi ? Qu’ont à dire nos auteurs québécois sur la Guerre avec un grand G et ses enjeux trop souvent lointains ? Reconnu pour ses fines analyses, Pierre Lefebvre se penche avec enthousiasme sur cette dramaturgie de la guerre. – N. Gendron L’orangeraie 37 La véritable violence, la concrète, celle qui affecte réellement les vies se trouve ici, dans les replis gangrénés d’une société craquant de partout. Et non dans ces contrées lointaines où les carnages font rage. Il n’est d’ailleurs pas innocent que ces deux pièces fassent partie des œuvres préfigurant le passage du Canada français au Québec. Une douzaine d’années plus tard, en 1970, alors que la Révolution tranquille, justement, s’apprête à prendre fin dans la violence de la crise d’octobre, La guerre, yes sir ! de Roch Carrier se sert du thème de la guerre cette fois-ci pour mieux mettre en lumière les antagonismes entre anglophones et francophones. Adaptation théâtrale du roman du même nom, par son auteur, la pièce traite de la crise de conscription lors de la Première Guerre mondiale, dans un village reculé du Québec. La guerre y est donc essentiellement une métaphore des tensions et des politiques entre les deux groupes linguistiques. Il faudra attendre les années 1990 pour voir la guerre en tant que cadre ou contexte dans lequel se déploie la condition humaine. Les raisons en sont nombreuses et mentionnons parmi celles-ci la fin de la guerre froide qui inaugure une ère de nouveaux conflits et l’effritement du modèle de l’État-nation qui, chez nous, vient aussi bouleverser la question nationale et identitaire québécoise. À tout cela s’ajoute bien sûr que le Québec voit émerger des dramaturges issus de pays où la guerre n’est ni un simple fait historique, ni un pur objet médiatique, mais une réalité concrète. Wajdi Mouawad vient naturellement tout de suite à l’esprit. On n’a qu’à penser à Incendies et Littoral, ses pièces les plus connues, pour saisir à quel point la guerre est chez lui un thème de prédilection, bien que ces œuvres explorent plus précisément la difficulté de renouer avec le fil de la filiation et des traditions, une fois la guerre achevée. Par contre, Journée de noces chez les Cromagnons, écrite en 1991, se déroule dans une famille déterminée, coûte que coûte, à organiser une noce lors d’un bombardement faisant rage là où elle habite. Mouawad illustre ici à quel point la guerre n’est pas seulement une affaire de violence affectant le corps (comme le disait le cinéaste Jean-Luc Godard : « La guerre, c’est entrer un morceau de fer dans un morceau de chair »), mais aussi l’esprit et, même, la culture. Bien que d’une toute autre manière, c’est aussi cet aspect qu’explore Isabelle Hubert avec À tu et à toi, pièce dans laquelle on assiste aux retrouvailles de David, un ancien Casque bleu, avec des amies du secondaire. Sa seule présence d’outsider dans ce petit groupe autrefois tricoté serré réveillera les angoisses, et fera remonter les nouvelles tensions et les vieilles rancœurs à la surface. Pourtant, à la différence de Tit-Coq, ou encore du Joseph d’Un simple soldat, David erre pour sa part dans une société d’une vacuité accablante. Son expérience au Liban, comme son statut de souffre-douleur au sein de l’armée canadienne, L’orangeraie 38 À l’époque de la Seconde Guerre mondiale, aux lendemains du conflit, ceux qui avaient fait la guerre étaient légion et pour la population, la raison pour laquelle ils étaient partis se battre, stopper le fascisme, était aussi noble que claire. © Jordy Meow rend ainsi encore plus tristement insignifiants les déboires de ces vies dépourvues de toute teneur éthique ou politique. Les désillusions matrimoniales et professionnelles de ses anciennes camarades apparaissent ainsi peu à peu non seulement comme l’envers grotesque d’un monde préservé de la guerre mais, pire encore, préservé par celle-ci. À noter d’ailleurs qu’au contraire de ses prédécesseurs, le statut de vétéran de David en fait une curiosité, une exception. À l’époque de la Seconde Guerre mondiale, aux lendemains du conflit, ceux qui avaient fait la guerre étaient légion et pour la population, la raison pour laquelle ils étaient partis se battre, stopper le fascisme, était aussi noble que claire. Pour David, comme pour le Éric Drolet d’Au champ de Mars de Pierre-Michel Tremblay, le fait même de faire partie des rares personnes à avoir participé à un conflit dont peu de gens peuvent comprendre réellement les tenants et les aboutissants, les marginalise et semble même les dépouiller, aux yeux de leur concitoyens, d’une part de leur humanité. Marco illustre tout particulièrement combien être aujourd’hui un vétéran, c’est être un marginal, un déchu, peut-être même un déchet. L’orangeraie n’est pas la première excursion de Larry Tremblay dans le monde de la guerre. En 2011, il écrit Cantate de guerre dans laquelle, hors de toute situation concrète, d’un conflit nommé, d’antagonistes concrets, un père enseigne à son fils la haine. La pièce évoque ainsi la guerre sans son appareillage habituel et sans non plus la mettre en scène. En lieu et place d’un récit, une litanie, rythmée, entêtante, angoissante, avec laquelle un chœur de soldats, un père et son fils, s’emballent et s’enragent à nier toute humanité à ceux d’en face. Tremblay nous indique ainsi que la haine, que l’horreur, le ressentiment, l’aversion, l’animosité sont d’abord une parole, entêtante et transmise, avant d’être une affaire de stratégie militaire et de sang répandu. C’est d’ailleurs en quelque sorte la même idée qu’il explore plus avant avec L’orangeraie, dans laquelle, là encore, la guerre est intimement liée à la vie. Elle devient même semble-t-il pour les personnages de la pièce non pas tant un état qu’un lieu. Ils ne sont ainsi pas tant en guerre qu’ils habitent en guerre. Celleci, malgré, ou peut-être bien à cause du chaos qu’elle incarne et déchaine, devient peu à peu pour ceux qui la subissent un cadre de vie, de pensée et de culture, bref tout à la fois le monde et sa représentation. PIERRE LEFEBVRE est le rédacteur en chef de la revue Liberté. Il est aussi auteur dramatique (Loups, Lortie) et publiait à l’été 2015 l’essai Confessions d’un cassé. L’orangeraie 39 « Il y a DEUX traces et nous sommes seuls » par Anne-Marie-Cousineau Observant des traces laissées sur le sol lunaire, les Dupont et Dupond concluent à la présence d’autres hommes sur la Lune. Leur raisonnement est irréfutable. « Impossible que ce soit UN d’entre nous : il y a DEUX traces parallèles. », affirme Dupont ; « DEUX traces et nous sommes seuls », renchérit Dupond. Ainsi vont les jumeaux : irrémédiablement unis et nécessairement séparés. Inséparables Dupont et Dupond qui marchent, parlent et s’habillent pareillement, identiques à la moustache près, ne sont pas de vrais jumeaux : ils ne portent pas le même nom de famille. Difficiles à différencier l’un de l’autre, ils cherchent à s’assimiler aux populations des pays qu’ils traversent, en adoptant leurs costumes folkloriques. Leurs déguisements révèlent l’identité qu’ils veulent cacher : absolument reconnaissables, ils restent seuls dans la foule. Les personnages d’Hergé ont des ancêtres mythologiques : les Gémeaux Castor et Pollux, nés le même jour de la même mère, mais de pères différents. Une seule chose les distingue : Castor est né d’un mortel et Pollux de Zeus. À la mort de Castor, Pollux demande à son père d’accorder l’immortalité à son jumeau. Zeus exauce partiellement sa prière : les Gémeaux iront en alternance et également aux enfers, lieu des morts, et dans l’Olympe des dieux, inséparables comme la nuit et le jour. Dupont et Dupond, personnages de la bande dessinée Tintin, créés par Hergé. P ourquoi ? Rédactrice émérite des Cahiers, Anne-Marie Cousineau était la personne tout indiquée pour se prêter au jeu d’un précis sur les jumeaux dans la littérature, avec leurs mythes fondateurs et… leur unicité. – N. Gendron L’orangeraie 40 Mais pour accomplir un destin individuel, affirmer une identité propre, les jumeaux devront établir une frontière entre eux, s’affranchir de leur double. « Chaque individu doit avoir sa propre vie », affirme le père qui devient malgré lui l’instrument de leur séparation. L’un des jumeaux traversera le terrain miné à la frontière du pays, marchant dans les traces et sur le corps immolé du père. Rivaux Sacrifiées Qui ne connait l’histoire du Masque de fer, personnage créé par Alexandre Dumas dans Le Vicomte de Bragelonne ? Philippe, jumeau du roi, est enfermé pour cette raison à la Bastille et caché à la vue de tous par un masque de fer. La monarchie absolue de droit divin s’accommode difficilement de la gémellité. Éliminer le frère jumeau annule une éventuelle contestation de légitimité au trône. La petite fille qui aimait trop les allumettes a provoqué un incendie et la mort de la mère ; petite fille brulée, enfermée, enchainée, Ariane est condamnée par son père à être le Juste Châtiment. Entre Ariane et Alice, sa sœur jumelle, se tisse un lien puissant. « On dit il ou elle en parlant du Juste Châtiment » explique Alice, et ce flou identitaire se répercute sur elle aussi, qui s’identifie d’abord comme garçon, n’affirmant sa féminité qu’après la mort du père. Surtout, Ariane a « pris tout le silence pour elle-même ». La sœur sacrifiée permet à sa jumelle, devenue narratrice de leur histoire, « d’être à tu et à toi avec la parole », et d’être ainsi sauvée. Je est un autre Les jumeaux du Grand Cahier « ne font qu’une seule et même personne », dit leur mère : ils se partagent le prénom composé de leur grand-père – un prénom pour deux ; ils disent « notre voix », « notre tête » ; interchangeables, ils inversent leur rôle indifféremment. Mais pour accomplir un destin individuel, affirmer une identité propre, les jumeaux devront établir une frontière entre eux, s’affranchir de leur double. « Chaque individu doit avoir sa propre vie », affirme le père qui devient malgré lui l’instrument de leur séparation. L’un des jumeaux traversera le terrain miné à la frontière du pays, marchant dans les traces et sur le corps immolé du père. © Marie-Claude Hamel La gémellité de Rémus et Romulus est elle aussi devenue un obstacle au moment d’ériger un empire. Nécessairement complices pour exécuter le grand-oncle qui avait ravi le trône à leur grand-père, ils s’affrontent pour déterminer lequel sera le fondateur de la cité qu’ils veulent construire sur les bords du Tibre. Romulus, se croyant désigné par les dieux, creuse le fossé limitant la cité. Rémus, par bravade, le franchit. Romulus tue son frère. Ainsi naquit Rome, d’un meurtre fratricide. Renaud Lacelle-Bourdon et Olivier Morin dans Le Grand Cahier d’Agota Kristof, mise en scène de Catherine Vidal. ANNE-MARIE COUSINEAU est enseignante, conseillère dramaturgique et rédactrice, entre autres aux Cahiers du TDP. Romulus et Rémus par Rubens L’orangeraie 41 F iction JUMEAUX Par François Gilbert Ça fait un an aujourd’hui qu’on ne s’est pas parlé, Olivier. L’époque où passer cinq minutes sans se voir nous déboussolait, où être identiques nous rendait fiers, complices, ce temps-là me manque de plus en plus. J’en rêve même avec nostalgie. Je repense à ce jeu que, petit, j’avais inventé. T’en souviens-tu ? On se plaçait côte à côte devant le miroir et chacun regardait l’autre. Tu étais mon reflet. J’étais le tien. On a dû trop jouer. Aujourd’hui, devant la glace, c’est encore toi que je vois. Et je me cherche. P ourquoi ? François Gilbert est un jeune écrivain – pour ne pas dire une voix – que nous aimons beaucoup, Claude Poissant et moi. Comme il s’intéresse particulièrement à la notion du double, nous l’avons convié à rencontrer des jumeaux pour accoucher d’une courte fiction. Un jumeau artiste et un jumeau professeur de mathématiques ont croisé sa route. – N. Gendron C’est ce qui explique mon entêtement à régler notre désaccord. Malgré ton silence et le mur que tu t’obstines à dresser entre nous, je m’acharne. Parce que te revoir, ce serait un peu me revoir. « Ce ne sera pas possible, m’as-tu dit d’une voix monocorde lors de ma première tentative. Je veux remettre mes limites. Digérer ton roman. T’es allé trop loin. Le jour où t’as voulu devenir écrivain, je l’avais prédit que ça finirait comme ça, mal. » Prédit n’est pas le mot juste. Interdit serait plus approprié. J’entends encore tes paroles, après avoir lu mon premier roman. « Tu penses écrire des affaires sur ta vie, mais ça nous implique tous les deux. Arrête, François. Arrête avant que je ne sois plus capable de te pardonner. » Ce qui vient de toi et ce qui vient de moi, c’est un peu comme départager le vrai du faux, le réel de la fiction. C’est pourquoi je trouve encore tes accusations difficiles à accepter, même si je pense les avoir excusées. Mais comment peux-tu prétendre que c’est toi que j’ai essayé de mettre à nu dans mon deuxième livre ? Que j’aurais dû te déguiser un peu, ou parler seulement de moi ? Comme s’il y avait dans ma tête un territoire qui t’appartenait et auquel tu pouvais me refuser l’accès? Ma nouvelle blonde insiste pour en apprendre plus sur toi. Elle a lu tes romans en une soirée. Après, j’ai eu droit à des interventions maladroites : « Je comprends pas ce qui t’a tant dérangé. T’exagères. Je veux que tu me le présentes. As-tu peur que je tombe amoureuse de lui, comme la fille dans son premier livre ? Oui ! Je sais qu’il est gai, mais c’est vraiment arrivé ou pas, ça ? » Chez maman, elle a regardé nos vieux albums de photos. Elle posait des questions stéréotypées, s’attendant à des récits sur la télépathie ou à des blagues de changements d’identité. Notre froid la stupéfait. Tout comme apprendre qu’on ne s’entend pas très bien, depuis longtemps. Elle a osé sonder maman qui, bien sûr, préfère ne pas s’en mêler. Mais ils sont jumeaux, qu’elle répète, ils devraient être inséparables, non ? Tu aurais roulé les yeux, comme quand nos tantes te sortent leurs discours psycho-pop prétendant que c’est plus facile, le couple, pour deux hommes, parce que vous venez de la même planète. Ta frustration montait en moi. Ta voix perçante résonnait dans ma tête : « Faut vraiment être simple d’esprit pour penser qu’en étant pareils, on s’aime sans effort. » Je l’ai fait taire pour répondre de manière plus pédagogique. « Et avec toi ma chérie, tu es toujours en harmonie ? Avec tes propres choix, tes décisions ? » L’orangeraie 42 Je repense à ce jeu que, petit, j’avais inventé. T’en souviens-tu ? On se plaçait côte à côte devant le miroir et chacun regardait l’autre. Tu étais mon reflet. J’étais le tien. On a dû trop jouer. Aujourd’hui, devant la glace, c’est encore toi que je vois. Et je me cherche. Elle a baissé la tête, m’accusant de l’infantiliser. Maman a ri, prétendant que j’ai toujours été pareil avec toi. À cause de nos bulletins du primaire, maman n’a pas cessé de répéter : François c’est les lettres et Olivier les chiffres. Sans le savoir, elle traçait ta porte de sortie, ton chemin vers l’individualisation. Tu voulais être différent, c’en était presque une obsession. Comme si être moi, c’était mal. À six ans, déjà, ça t’insultait qu’on nous confonde et tes réactions me brisaient le cœur. Voir l’être que t’aimes le plus au monde commencer à te détester, puis s’éloigner peu à peu sans que tu comprennes pourquoi, alors que cette personne est une partie de toi, te semble être toi, c’est difficile Olivier, c’est terrible. Depuis ce temps, j’ai l’impression d’être une créature binaire. Quand on était toujours ensemble, je me sentais entier. L’écriture est la seule manière que j’ai trouvé de te faire revivre en moi, de me sentir complet. par la négative. Son incapacité à s’aimer tel qu’il est, sa quête de différenciation qui le dénature peu à peu, le personnage dans lequel il s’emprisonne au quotidien et le meurtre du frère comme seule et ultime libération, ça m’a profondément offensé. Ton roman fait de moi un monstre. J’ai eu mal. J’ai fortement réagi. Mais j’en accepte la raison seulement aujourd’hui. Tu as vu juste, François. Tout ce que je n’aime pas en moi, tout ce que je trouve faible, tout ce que je tente d’améliorer, d’éradiquer, ce sont les parties qui te ressemblent. Et si la scène de meurtre m’a autant troublé, c’est que depuis l’enfance, je tente de l’accomplir de manière symbolique, en moi. Mais malgré tous mes efforts je n’y peux rien, quand je me regarde dans le miroir, c’est encore toi que je vois. FRANÇOIS GILBERT est écrivain. Ses trois romans, Coma, La maison d’une autre et, en mars 2016, Hare Krishna, sont tous publiés chez Leméac Éditeur. Content que tu l’avoues enfin. Tu t’es servi de moi pour l’écrire, ton histoire de mathématicien qui se définit Les deux premiers romans de François Gilbert L’orangeraie 43 Les Klingons et Nous © Emile Zeizig Par Pascale Rafie La recette de baklawas P ourquoi ? Dans le roman L’orangeraie, j’avais été frappé par ce court segment où l’oncle tente de dissuader son neveu de ne pas devenir comédien : « Il me disait qu’avec mon accent personne ne me donnerait de rôle. Que je ne pourrais pas travailler dans mon nouveau pays. Que j’étais trop différent. » Ça peut paraître anecdotique, dans la foulée de cette histoire tragique, mais ça révèle néanmoins un malaise persistant, voire grandissant, dans le milieu théâtral et même la population en général, à savoir que la « diversité culturelle » est plus ou moins présente sur nos scènes et dans nos écrans. Je garde un souvenir très heureux de la troupe de La recette de baklawas, et je ne pouvais rêver de meilleures alliées, l’auteure Pascale Rafie en tête, pour se frotter à cette délicate – et essentielle – question. - N. Gendron « Ça va paraître contradictoire, mais ça ne l’est pas pour moi. Je ne me considère pas comme une comédienne issue de la “diversité”. Je refuse qu’on me mette dans une catégorie. Oui, ma mère s’appelle Sylvie, elle est originaire de Berthier et elle est catholique. Oui, mon père s’appelle Abdallah, il vient de Casablanca et il est musulman… Et alors ? » Sounia Balha est sortie de l’École nationale de théâtre du Canada en 2008. On a pu la voir sur la scène du Théâtre d’Aujourd’hui dans la pièce Trois de Mani Soleymanlou, aux côtés de nombreux comédiens dits « de la diversité », dont Talia Hallmona. Un an plus tôt, elles étaient sur cette même scène pour présenter en lecture publique ma dernière pièce, La recette de baklawas1. J’invite toute la distribution, à laquelle il faut ajouter Mireille Tawfik, Natalie Tannous et Leïla Thibeault-Louchem (qui n’a pas pu prendre part à notre discussion), à réfléchir avec moi sur ce sujet sensible : la « diversité2 culturelle » sur la scène québécoise. Cinq comédiennes québécoises… qui portent toutes un nom venu d’ailleurs. Comme moi, en passant, qui suis d’origine libanaise par mon père. Le milieu du théâtre québécois réfléchit lui aussi à cette question de la diversité culturelle sur nos scènes. Le congrès du Conseil québécois du théâtre (CQT), qui s’est tenu en novembre dernier à Montréal, en a d’ailleurs fait son thème central. On parle d’une évidente sous-représentation des artistes issus de l’immigration (comédiens, comédiennes, mais aussi auteurs et metteurs en scène). Selon l’étude menée par le CQT, pour la saison 2014-2015, seulement 10.5% des contrats liés à la scène ont été attribués à des artistes de la diversité, alors que les personnes issues de l’immigration forment 33% de la population montréalaise3. Présentation dans le cadre de Dramaturgies en dialogues, CEAD, édition 2013. Nathalie Doummar jouait alors le rôle de la narratrice qu’a repris Natalie Tannous en 2015. 1 Vous avez dit « diversité » ? D’après le Larousse en ligne, la diversité désigne l’« ensemble des personnes qui diffèrent les unes des autres par leur origine géographique, socio-culturelle ou religieuse, leur âge, leur sexe, leur orientation sexuelle, etc., et qui constituent la communauté nationale à laquelle elles appartiennent. […] (Cette notion, qui intègre des différences comme le handicap, est développée pour lutter contre la discrimination.) » Cliquez ici. Le terme sent un peu la rectitude politique, mais utilisons-le tout de même. 2 3 Hugo Larose-Pilon, 11 novembre 2015, La Presse « Diversité culturelle : le théâtre manque-t-il d’ouverture ? » Cliquez ici L’orangeraie 44 La vaste question de la place de la diversité culturelle sur nos scènes touche selon moi à la définition du fameux Nous québécois, un Nous qui semble hésiter à inclure l’Autre. Pourtant, l’immigration ne date pas d’hier, et les jeunes issus de la première ou deuxième génération d’immigrants ont des histoires à raconter qui font déjà partie de notre Histoire. Qu’attend le théâtre pour s’en saisir ? Bien sûr, ce débat comporte son lot de non-dits : malentendus, frustrations, ruminations, déni et silence. Car le sujet rejoint l’individu dans ce qu’il a de plus intime : son identité… Et celle-ci est certainement plus complexe et nuancée qu’il n’y paraît. Comment avancer sur ce terrain miné ? Sounia explique : « Si vous me regardez droit dans les yeux et que vous vous dites, elle vient d’ailleurs, je dis oui, je comprends. J’ai comme tout le monde un casting qui me colle à la peau. Mais si vous prenez deux minutes pour me parler et que vous arrivez à la même conclusion, alors là, je ne sais pas quoi vous dire. Sinon que je n’ai pas de problème avec mon identité et ce que je suis. » « De la diversité, il y en a depuis longtemps, poursuit Sounia. Dans Star Trek, par exemple ! Avec les Klingons et tout !... Et regardez aujourd’hui les séries Orange is the new black, ou Walking Dead. » © Larry Dufresne S’agit-il de discrimination ? Certains organismes ont mis sur pied des programmes pour tenter de favoriser l’accès à la scène des minorités culturelles. Par exemple, le projet Horizons Diversité, créé il y a trois ans, permet à des jeunes curieux d’art dramatique de vivre l’expérience de l’École nationale de théâtre du Canada pendant quelques jours. Ou encore, Les Auditions de la diversité donnent l’occasion aux comédiens et comédiennes issus de l’immigration de se faire connaître des metteurs en scène du milieu. Mais est-ce suffisant ? Marche comme une Égyptienne, texte et interpretation de Mireille Tawfik Mais revenons au Québec. Est-ce que j’ai le droit de dire que c’est justement cette « diversité » qui m’a attirée vers Sounia et Talia ? C’est au moment où elles terminent leur formation à l’École nationale de théâtre du Canada. Je les croise dans des projets de lectures, j’admire leur talent, leur fougue. Nous discutons, un verre à la main, je ne sais plus, et tout à coup, ça me frappe : elles ressemblent à mes tantes libanaises! Talia a la bouche de l’une, tandis que Sounia a l’air rêveur de l’autre. Et s’impose alors à moi le désir d’écrire pour elles une pièce inspirée de l’histoire de ces tantes. La recette de baklawas n’aurait pu voir le jour sans cette rencontre. « Dans La recette de baklawas, on joue des rôles de sœurs, de mères, de cousines, au Québec. Pas des rôles de Libanaises », remarque Talia. Affiche du film La Prière Ça change du casting de l’étranger dans lequel plusieurs sont confinés. C’est vrai : l’étranger, l’inconnu, l’immigrant, l’émigré, le migrant, le réfugié… le Klingon, peut-être ? Celui qui fait peur, qu’on ne connaît pas, qui menace… Et si on cherchait à le connaître, vraiment, de l’intérieur ? « Dans un Québec qui défend son identité et sa langue, dit Natalie Tannous, il reste peu de place à l’autre même si cette autre est bel et bien née ici et se sent full Québécoise. Ce qui est particulier dans ce cas-là, c’est qu’on peut avoir l’allure nord-américaine (oui, oui, le Québec est francophone, mais nord-américain tout de même) et ne pas avoir d’accent, mais notre nom suffit à écarter notre candidature d’un potentiel casting. » Talia continue : « La recette de baklawas parle d’ici, pas d’ailleurs. » Sounia : « Moi l’ailleurs, je ne le connais même pas ! » L’orangeraie 45 Chaque expérience est distincte. « Je suis un produit de l’immigration, dit Mireille. On a souvent pris pour acquis que j’étais musulmane, alors que mes parents sont d’une minorité catholique. Même si je me dissocie de ces croyances religieuses, quand on catégorise d’emblée les gens dans une boîte qui ne leur correspond pas, on vient occulter leur réalité. Il y a une douleur associée au fait de ne pas exister dans l’imaginaire des gens, comme si on effaçait une partie de la population. » Et en ce qui concerne le théâtre plus spécifiquement, elle ajoute : « On le sait, le milieu du théâtre est un milieu difficile pour tous. Les rouages de la discrimination sont difficiles à démonter pour l’individu qui n’a que son vécu personnel comme référent. Dans mon cas, c’est le théâtre Montréal, arts interculturels (MAI) qui m’a donné la chance de prendre le clavier ET la scène, et ainsi, de faire exister cette réalité qui est la mienne et celle de tant d’autres. » Mes amies veulent faire entendre leurs voix d’artistes. En cela, elles ne sont pas si différentes de leurs collègues québécois dits « de souche » qui peinent à trouver leur place dans un marché restreint et décident de monter leurs propres pièces. Mireille a écrit, joué et produit, avec sa compagnie Face de Râ, Marche comme une Égyptienne, un solo dans lequel elle revient sur ses origines, créé en 2011 et présenté en tournée jusqu’en 2014. Ce fut aussi le choix de Talia, avec la création de Moi et l’autre, spectacle pour adolescents, écrit en collaboration avec Pascal Brullemans, qui a gagné le Prix Louise-Lahaye 2015 du meilleur texte jeune public, décerné par le CEAD. En 2014-2015, Talia joue dans sa pièce, la produit avec sa compagnie le Théâtre Fêlé et, en mars 2016, la présente à la Maison Théâtre. Sounia a participé à l’élaboration du projet N’habbek/Je t’aime, un spectacle pour la jeunesse produit par le Théâtre de Quartier, en 2008. Leïla a cofondé la troupe de théâtre Les Berbères mémères avec ses cousines Ines et Elkahna Talbi. Elles produisent Temps de nuit, dans un bar de Montréal, et Bang Bang Love, qui impliquait de l’improvisation. Quant à Natalie, elle scénarise et réalise des courts métrages, dont La prière, un réquisitoire contre la violence faite aux femmes. La solution semble être la création, l’écriture. Il y a tant à raconter. Que ces spectacles témoignent de la réalité de l’immigration ou non, qu’ils s’en inspirent ou lui tournent le dos, ils participent au grand récit du Québec, au dialogue qui s’installe avec les hommes et les femmes d’ici. N’est-ce pas ainsi qu’un pays se définit : les histoires que nous nous racontons nous permettent de nous voir, de nous reconnaître, de nous rêver, de nous construire ensemble. Le milieu théâtral québécois est-il au rendezvous4 ? L’intégration de la diversité culturelle est un enjeu crucial pour le développement du théâtre québécois… tout comme l’intégration de la diversité culturelle est essentielle au développement de la société québécoise… « Je refuse d’être la comédienne « ethnique » de service, lance Natalie Tannous. Il est temps que le Québec s’ouvre aux autres. Ce que le public voit sur scène ou à l’écran est un reflet de son quotidien et quand on verra des gens comme nous – comme eux ! – à l’écran, sur scène, interprétant tous les types de rôles, incluant les premiers rôles, eh bien là, je suis convaincue, nous verrons du changement. » Nous sommes tous Klingons ! Vous pensez peut-être à des auteurs issus de la diversité qui ont réussi à atteindre les grandes scènes : Wajdi Mouawad par exemple ou, plus récemment, Mani Soleymanlou qui a su aborder la question de l’identité de façon étonnante. Ou encore Olivier Kemeid avec L’Énéïde et Moi, dans les ruines rouges du siècle. Je cherche un nom de femme de la nouvelle génération, mais aucun ne me vient en tête. 4 © Louis-Paul Legault Comme auteure, j’aimerais bien parler de cette part d’ailleurs que je porte en moi et qui n’est pas entendue. Ce sentiment d’être d’ici, mais pas tout à fait. D’appartenir à un ailleurs, le Liban peut-être, mais de ne pas me sentir légitimée de m’en réclamer. Une partie de moi existe en silence et veut se faire entendre. Moi et l’autre Liens pour poursuivre la réflexion Étude du CQT sur la diversité Horizons Diversité (École nationale de théâtre du Canada) Les Auditions de la diversité Diversité Artistique Montréal (DAM) Au sujet des artistes Sounia Balha / N’habbek/Je t’aime Talia Hallmona / Moi et l’autre Mireille Tawfik / Marche comme une Égyptienne Natalie Tannous / La prière Leïla Thibeault-Louchem / Bang Bang Love Pascale Rafie / La recette de baklawas L’orangeraie 46