1 – UN BAPTEME AU « VILLAGE NOIR »
CARTE POSTALE DE L’EXPOSITION DE TOULOUSE DE 1908
Depuis le milieu du XIXe siècle, on ne compte plus en Europe les expositions, qu’elles soient
universelles (comme à Londres en 1851 ou à Paris en 1889 ou en 1900) ou locales. Toutes les
grandes villes de France organisèrent en effet des foires ou des expositions commerciales et, de plus
en plus souvent, coloniales, au fur et à mesure que s’étendait la domination impériale française en
Asie et en Afrique.
Lors de ces manifestations, les visiteurs pouvaient alors découvrir des villages indigènes, qu’ils
soient africains ou asiatiques. L’idée de ce type d’exhibition remonte au début du XIXe siècle où l’on
a commencé à montrer, dans le cadre des Jardins d’acclimatation, des Lapons, par exemple, ou
autres peuples considérés comme exotiques. Mais, avec la colonisation, ce sont plutôt les
populations des pays soumis par la France qui sont données à voir. Dans les premiers temps des
exhibitions humaines, l’accent était plutôt mis sur l’aspect étrange, dépaysant, des personnes ainsi
livrées à la curiosité des Occidentaux. À la fin du XIXe siècle, leur situation de colonisés est
également mise en valeur. Leur présence dans les allées des foires et expositions de la métropole
rappelle et exalte la geste coloniale. Elle permet, en replaçant les individus dans des villages
reconstitués et « vendus » comme authentiques, de mesurer l’écart entre les indigènes et les
habitants métropolitains et de légitimer ainsi la domination coloniale. Si l’on insistait sur le
caractère encore fruste, voire sauvage des populations exhibées, c’était bien pour souligner les
efforts de la France à les faire accéder aux stades supérieurs de la « civilisation ».
À partir de l’Exposition universelle de 1889 où les visiteurs purent découvrir pour la première
fois quatre « villages noirs », le phénomène se répand en France. Des « villages nègres » sont
présentés à Marseille en 1890 et 1906, à Strasbourg (1891, 1895, 1924), Bordeaux (1895, 1904,
1907), etc. Devenus des attractions recherchées, ils sont pris en main par de véritables
organisateurs. L’un de ces entrepreneurs est Ferdinand Gravier, ancien militaire colonial, qui
proposa, dès la fin du XIXe siècle, des villages noirs et annamites dans le cadre de diverses
expositions et foires locales. Il fit la rencontre de Jean-Alfred Vigé, qui fut le maître d’œuvre de
l’exposition de Toulouse. Celui-ci, ancien courtier bordelais, se fit nommer administrateur de
l’exposition internationale et coloniale de Rochefort, en 1898, ce qui marqua ses premiers pas dans
la carrière. Il fut ainsi l’organisateur d’une vingtaine d’expositions en France et d’une douzaine de
villages noirs. Ainsi, si la foire de Toulouse qui se tint dans la ville de mai à octobre 1908, n’était
en aucune manière coloniale, elle n’en compta pas moins un village noir, de la seule initiative de
Vigé qui fit venir 98 Sénégalais.
Les organisateurs des villages nègres recouraient au service de notables sénégalais ou guinéens
pour recruter les acteurs de leur mise en scène. Ceux-ci, mobilisant leur réseau familial pour
répondre aux demandes des entrepreneurs français, sont devenus à leur tour de véritables
professionnels de l’exhibition de leurs compatriotes. Ainsi le bijoutier sénégalais Jean Thiam, chef
de « village noir », est-il présent à de nombreuses expositions où il reçoit, comme à Toulouse en
1908, des prix récompensant ses productions. Il fut élu au conseil municipal de Gorée en 1904 et
reçut la légion d’honneur en 1920. Son activité de « chef de village » professionnel lui procura
donc une honnête aisance, qui en fit un véritable notable au Sénégal. Les autres « villageois »
recevaient, quant à eux, un modeste salaire.