DOSSIER 7 EXPOSITIONS COLONIALES

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DOSSIER 7
EXPOSITIONS COLONIALES, « VILLAGES NEGRES »
ET CULTURE IMPERIALE (XIXe – XXe SIECLES)
La question des cultures coloniales a été très présente dans l’historiographie de ces dernières
années, suscitant travaux et débats. Pour Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, les colonies ont
véritablement conquis la IIIe et la IVe République, ses valeurs : autrement dit, la vision impériale et
impérialiste s’est imposée à la société français, saturant de ses discours propagandistes la pensée, la
culture et les projets politiques, de la France de Jules Ferry à celle de Gaulle. De fait, on ne peut
qu’être frappé par l’omniprésence, le dynamisme, la variété des discours coloniaux, notamment
dans l’apogée de l’entre-deux-guerres : expositions, articles de presse, affiches, publicité, littérature,
cinéma, chanson, bande dessinée, etc., saturent le paysage, entre exotisme et colonialisme, au
prisme d’un ethnocentrisme sans complexes. Il n’est pas jusqu’aux menus gastronomiques de
certaines sociétés savantes qui ne soient accommodés à la sauce coloniale (doc. 3).
Pour autant, il paraît un peu délicat d’affirmer l’existence d’une « culture impériale » sans
s’interroger sur la réception de ces discours par la société. Finalement, l’omniprésence de la
propagande est-elle le signe d’une pénétration et d’une adhésion aux valeurs impériales ou, au
contraire, justement, l’aveu de la difficulté à s’imposer au plus grand monde ? Le succès de
l’Exposition coloniale de Vincennes (doc. 2), visitée en 1931 par 8 millions de personnes, doit-il
être interprété comme un soutien massif au projet colonial ou s’inscrit-il dans la culture et dans la
consommation de loisirs qui se développe depuis le XIXe siècle et qui voit triompher les parcs
d’attraction et les foires-expositions ?
Sur la question particulière des villages nègres (pour utiliser la terminologie de l’époque), les
interprétations sont également délicates : impitoyables « zoos humains » ou spectacles
exotiques finalement assez banals ? Lieux de pur avilissement de victimes exhibées malgré elles ou
mises en scènes plus complexes qui n’excluent pas la participation active des « indigènes » euxmêmes ? On s’en doute, la réponse est forcément nuancée, appelle au croisement des sources, à la
multiplication des études et à dépasser une vertueuse indignation rétrospective (doc. 1).
Au bout du compte, les vocations coloniales sont restées assez rares en France, quand on les
compare avec ce qui s’est passé au même moment en Grande-Bretagne. Et, face à la perte de leur
Empire dans les années 1950-60, les Français ont fait preuve d’une relative indifférence qui cadre
finalement assez mal avec l’idée d’un enracinement profond de la culture impériale.
LECTURES COMPLEMENTAIRES
 Jean-Michel BERGOUNIOU, Rémi CLIGNET et Philippe DAVID, Villages noirs et autres
visiteurs africains et malgaches en France et en Europe (1870-1940), Karthala, 2001.
 Pascal BLANCHARD, Nicolas Bancel et al., Zoos humains, au temps des exhibitions
humaines, La Découverte, 2e éd. 2004 (1re éd. 2002).
 Catherine Hodeir et Michel Pierre, 1931. L’Exposition coloniale, Editions complexe, coll.
« La Mémoire du siècle », 1999.
 Christèle LOZERE, Le Bordeaux colonial (1850-1940), Sud-Ouest, 2007.
1 – UN BAPTEME AU « VILLAGE NOIR »
CARTE POSTALE DE L’EXPOSITION DE TOULOUSE DE 1908
Depuis le milieu du XIXe siècle, on ne compte plus en Europe les expositions, qu’elles soient
universelles (comme à Londres en 1851 ou à Paris en 1889 ou en 1900) ou locales. Toutes les
grandes villes de France organisèrent en effet des foires ou des expositions commerciales et, de plus
en plus souvent, coloniales, au fur et à mesure que s’étendait la domination impériale française en
Asie et en Afrique.
Lors de ces manifestations, les visiteurs pouvaient alors découvrir des villages indigènes, qu’ils
soient africains ou asiatiques. L’idée de ce type d’exhibition remonte au début du XIXe siècle où l’on
a commencé à montrer, dans le cadre des Jardins d’acclimatation, des Lapons, par exemple, ou
autres peuples considérés comme exotiques. Mais, avec la colonisation, ce sont plutôt les
populations des pays soumis par la France qui sont données à voir. Dans les premiers temps des
exhibitions humaines, l’accent était plutôt mis sur l’aspect étrange, dépaysant, des personnes ainsi
livrées à la curiosité des Occidentaux. À la fin du XIXe siècle, leur situation de colonisés est
également mise en valeur. Leur présence dans les allées des foires et expositions de la métropole
rappelle et exalte la geste coloniale. Elle permet, en replaçant les individus dans des villages
reconstitués et « vendus » comme authentiques, de mesurer l’écart entre les indigènes et les
habitants métropolitains et de légitimer ainsi la domination coloniale. Si l’on insistait sur le
caractère encore fruste, voire sauvage des populations exhibées, c’était bien pour souligner les
efforts de la France à les faire accéder aux stades supérieurs de la « civilisation ».
À partir de l’Exposition universelle de 1889 où les visiteurs purent découvrir pour la première
fois quatre « villages noirs », le phénomène se répand en France. Des « villages nègres » sont
présentés à Marseille en 1890 et 1906, à Strasbourg (1891, 1895, 1924), Bordeaux (1895, 1904,
1907), etc. Devenus des attractions recherchées, ils sont pris en main par de véritables
organisateurs. L’un de ces entrepreneurs est Ferdinand Gravier, ancien militaire colonial, qui
proposa, dès la fin du XIXe siècle, des villages noirs et annamites dans le cadre de diverses
expositions et foires locales. Il fit la rencontre de Jean-Alfred Vigé, qui fut le maître d’œuvre de
l’exposition de Toulouse. Celui-ci, ancien courtier bordelais, se fit nommer administrateur de
l’exposition internationale et coloniale de Rochefort, en 1898, ce qui marqua ses premiers pas dans
la carrière. Il fut ainsi l’organisateur d’une vingtaine d’expositions en France et d’une douzaine de
villages noirs. Ainsi, si la foire de Toulouse qui se tint dans la ville de mai à octobre 1908, n’était
en aucune manière coloniale, elle n’en compta pas moins un village noir, de la seule initiative de
Vigé qui fit venir 98 Sénégalais.
Les organisateurs des villages nègres recouraient au service de notables sénégalais ou guinéens
pour recruter les acteurs de leur mise en scène. Ceux-ci, mobilisant leur réseau familial pour
répondre aux demandes des entrepreneurs français, sont devenus à leur tour de véritables
professionnels de l’exhibition de leurs compatriotes. Ainsi le bijoutier sénégalais Jean Thiam, chef
de « village noir », est-il présent à de nombreuses expositions où il reçoit, comme à Toulouse en
1908, des prix récompensant ses productions. Il fut élu au conseil municipal de Gorée en 1904 et
reçut la légion d’honneur en 1920. Son activité de « chef de village » professionnel lui procura
donc une honnête aisance, qui en fit un véritable notable au Sénégal. Les autres « villageois »
recevaient, quant à eux, un modeste salaire.
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Source : Archives municipales de Toulouse
Les villages noirs se présentaient comme des enclos où des maisons ou cases avaient été
construites pour loger les habitants. Inclus dans le périmètre de l’exposition, ils se visitaient
toutefois à part. Les droits d’entrée variaient entre 25 et 50 centimes par personne.
Les organisateurs cherchaient à reconstituer la vie d’un village, avec ses artisans, ses
activités de tous les jours et même les lieux de culte. Mais le souci « anthropologique » ne
l’emportait pas toujours et les conditions de vie des populations exhibées laissaient souvent à
désirer. Les villages regroupaient 50 à 200 personnes, selon les cas. Enfin, les directeurs des
villages nègres se plaisaient à mettre en scène les fêtes religieuses, musulmanes pour la
plupart, et les cérémonies liées au cycle de la vie. Les naissances étaient particulièrement
bienvenues. Les recruteurs prenaient d’ailleurs soin de choisir des femmes enceintes dans leur
équipe. Les déclarations de naissances donnaient lieu à des baptêmes, parfaitement
médiatisés.
À Toulouse, il y eut cinq naissances ! La carte postale présentée illustre l’une de ces fêtes
orchestrées pour la curiosité des Toulousains. Il s’agit peut-être du baptême de l’enfant de
Guej Ndiaye, né le 12 mai 1908, auquel Vigié, en tant que parrain, avait donné son double
prénom de Jean-Alfred. À l’un de ces baptêmes toulousains, l’on note aussi la présence de
François Benga, jeune Sénégalais, étudiant à Montpellier, appartenant peut-être à la famille
d’un des membres du village noir de Toulouse.
On ne peut nier le succès remporté par les villages noirs qui attirèrent un public curieux et
volontiers condescendant à l’égard des « indigènes ». La presse locale, comme la fit La
Dépêche à Toulouse, ne manqua pas de saluer l’événement et d’en faire des comptes rendus
élogieux. Un des journalistes du journal de Toulouse écrit ainsi en 1908 : « Physiquement, les
hommes sont beaux, grands robustes et si chez les femmes, les traits du visage ne répond pas
à notre idée de la beauté, du moins présentent-elles une physionomie des plus régulières ».
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Mais les villages noirs ne manquèrent pas non plus, çà et là, de choquer, car ils bafouaient
la dignité des personnes ainsi exhibées. À Bordeaux, l’une des associations culturelles
importantes où se retrouvait une partie de l’élite politique et commerçante de la vie, très liée
au mouvement colonial, la société philomatique de Bordeaux, dénonça le village noir organisé
en 1895 par Ferdinand Gravier, qualifié « d’exhibitions de simili-anthropologie ». L’un des
membres de la société allait même jusqu’à écrire : « Je ne puis m’empêcher de plaindre ces
pauvres diables en deuil de soleil, rongés de nostalgie. Je les plains, oh sincèrement, d’avoir
vécu six mois au contact de l’énorme et féroce bêtise des foules occidentales. » On ne saurait
mieux dire.
En 1912, le journaliste Léon Werth, de retour d’une visite d’un village indigène au Jardin
d’acclimatation de Paris, dressait un portrait féroce des spectateurs des villages noirs,
volontiers racistes et méprisants à l’égard des populations exhibées. En 1931, le ministre des
Colonies, Paul Reynaud, dénonça « la curiosité malsaine » qui entourait ces manifestations et
interdit aux administrateurs coloniaux le recrutement d’indigènes pour des spectacles privés.
Le temps des villages noirs était révolu, laissant la place à des expositions qui se voulaient
plus ethnographiques des peuples colonisés….
Mots-clés
Indigènes, expositions coloniales, Toulouse, villages noirs, racisme
Place dans les programmes
Classes de 4e, de 1re et de Ter.S.
Questions
1/ Quels sont les éléments qui rappellent le contexte colonial sur la carte postale ?
2/ Quelles sont les régions de l’Afrique colonisées par les Français en 1908 ? Comment sont-elles
alors organisées ?
3/ Rechercher dans des ouvrages locaux la trace de villages noirs.
4/ À quelle date se tint la grande exposition coloniale à Paris ? Y trouvait-on des villages indigènes ?
5/ Le souvenir de ces villages noirs est-il de nos jours toujours vivace ?
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2 – « L’EXPOSITION COLONIALE DE 1931.
CARTOGRAPHIE DE L’IMAGINAIRE COLONIAL »
L’ensemble de l’article (paru dans Mappemonde, n° 1, 1991, p. 23-28), est téléchargeable en
format pdf à l’adresse suivante :
http://www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/Mappe191R.html
Mots-clés
Culture coloniale, expositions coloniales, Exposition de 1931, propagande.
Niveaux
Classes de 4e, de 1re et de Ter. S.
Thématiques
-
Réflexion sur les formes multiples prises par la propagande coloniale.
Réflexion sur la réception de la « culture coloniale ».
Pistes de travail possibles
On trouvera dans ce document, plusieurs schémas analysant l’espace de l’Exposition
coloniale de 1931, ainsi que la reproduction d’un plan scénographique d’ensemble publié du
numéro spécial de L’Illustration de 1931 consacré à l’événement de la Porte Dorée.
Cet ensemble pourra fournir aux enseignants un document original, faisant appréhender
de manière concrète aux élèves l’espace de l’Exposition, sa « scénographie » et étudier une
des manifestations phares révélatrices de la « culture coloniale » de l’entre-deux-guerres.
Il pourra aussi permettre aux enseignants d’aborder l’épineuse question de la réception de
ces expositions coloniales : y t-il eu acquiescement profond à l’idée coloniale ou simple
engouement pour une expérience « exotique » à peu de frais ? Leur forme ludique a assuré
aux expositions coloniales de véritable succès populaires en termes de fréquentation. Ainsi,
l’Exposition coloniale de 1931 a-t-elle donné lieu à la vente de 24 millions de billets d’entrée
– ce qui a correspondu à une fréquentation réelle de 8 millions de personnes (il fallait en effet
acheter 3 billets différents pour accéder aux différents espaces – attention, l’article, déjà
ancien, est fautif sur les chiffres réels de fréquentation !).
Au final, quelle fut la profondeur réelle de l’adhésion au projet colonial, et l’enracinement de
cette culture « impériale » ? C’est là une des questions les plus difficiles à résoudre en histoire
des représentations – et une question souvent éludée par les ouvrages consacrés à la
propagande et à l’iconographie coloniales.
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3 – MENU GASTRONOMIQUE
DE LA SOCIETE DE GEOGRAPHIE DE TOULOUSE (1903)
Vingtième anniversaire de la Société de géographie de Toulouse
Compte-rendu du 14 février 1902
Tous les membres de la société s’intéressant particulièrement à sa prospérité, ont fêté,
dans un banquet, le vingtième anniversaire de sa fondation. Ce banquet a été admirablement
servi par M. Dupont, dans les vastes salons de l’hôtel de l’Europe, très bien décorés par la
circonstance.
Voici le menu de cette agréable agape :
Potages Niams-Niams
Purée de Huang-Ho ou fleuve jaune
Manioc des Galibis
Relevé saharo-cambdogien
Saumon du T’chad ou du Toulé-Sap
Entrées d’Andranovopolopaposy
Filet d’auroch aux truffes caraïbes
Cuissot du grand cerf des cavernes
Pâté de foie chinois à la japonaise
Rôts des Taïpings
Faisans vénérés de l’Inde aux truffes
Primeurs des tropiques
Salade truffée de congaïs, de mousmées et de bayadères
Entremets polaires
Glaciers du Nethou
Fragments de l’Himalaya
Croustades Barios
Vins
Graves Moulins à vent !
Saint-Esthèphe, L. Chandon
Moka, vieille fine
Source : Bulletin de la société de géographie de Toulouse, 1903, T.XXII, p.30
Présentation du document
Si la société de géographie de Paris a vu le jour dès 1821, il faut attendre le derniers tiers
du XIXe siècle pour que les autres villes de France se dotent d’une institution semblable : Lyon
en 1873, Bordeaux en 1874, Marseille en 1876 et Toulouse en 1882. La création en série des
sociétés de géographie est en partie liée à la reprise de l’expansion coloniale qui coïncide avec
les débuts de la Troisième République.
Les sociétés de géographie ont pour objectif de diffuser, parmi un public d’amateurs et
d’érudits, le goût pour la connaissance des territoires et des peuples qui les habitent, proches
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ou lointains. Elles vont largement participer au mouvement impérial, en finançant des
explorations en Afrique ou en Asie et en publiant des études sur les régions lointaines.
La Société de géographie de Toulouse est donc fondée en 1882. Elle regroupait des
hommes d’affaires, des membres des professions libérales, des universitaires et des militaires.
Ces derniers étaient alors le principal lien de la capitale languedocienne avec les colonies.
Beaucoup d’entre eux y avaient effectué un séjour de plus ou moins longue durée avant d’être
affectés dans la ville rose. La présidence de la société de géographie leur était attribuée une
année sur deux.
La société se dote d’un bulletin mensuel assez dense. On peut y lire le texte des
conférences données dans les salons de l’institution par les érudits locaux ou les explorateurs
de passage à Toulouse et des études géographiques sur le Sud-ouest de la France ou le vaste
monde. Les centres d’intérêt de l’institution sont en effet fort variés comme en atteste de
manière humoristique le menu de son vingtième anniversaire. La région toulousaine et surtout
les Pyrénées occupaient une place importante dans les colonnes du périodique. Mais dès sa
création, la société s’intéresse de très près au monde colonial : l’Afrique, Madagascar,
l’Extrême-Orient indochinois font l’objet de multiples articles. Ainsi, par le biais des
conférences et du bulletin de l’Association, Toulouse s’est-elle mise à l’heure impériale au
temps de la Belle Époque.
Place dans les programmes
Classes de 4e, de 1re et de Ter.S.
Questions
1. Sur une carte du monde, porter les régions colonisées par la France en 1902.
2. À l’aide de dictionnaire et d’ouvrages sur la colonisation, trouver les régions de
l’Empire colonial français auxquels font allusion de manière humoristique les plats
suivants :
• Relevé saharo-cambdogien
• Saumon du T’chad ou du Toulé-Sap
• Potages Niams-niams
3. À quel pays font référence la purée de Huang-Ho ou fleuve jaune ou les rôts des
Taïpings ?
4. Chercher dans un dictionnaire la signification des termes : congaïs, mousmées et
bayadères. Quelles visions de la femme dans les colonies ou les pays lointains nous
révèlent-ils ?
5. Chercher également la signification du terme Niam-Niam ? Quelle représentation des
populations africaines suggère-t-il ?
Mots-clés
Colonisation, sociétés savantes, sociétés de géographie, culture coloniale, Afrique, Indochine.
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4 – UNIVERSALITE DE LA CULTURE, CRITIQUE DE L’ETHNOCENTRISME
Pendant la période coloniale, l'administration et les pouvoirs établis sur place et en
métropole ont utilisé les enquêtes sur une région ou sur une ethnie faites par les
anthropologues pour consolider leur domination et leur exploitation.
Plus gravement l'anthropologie a été accusée - non sans quelques raisons par rapport aux
premières générations d'anthropologues - d'avoir servi de caution à l'idée d'une « mission
civilisatrice », d'avoir rempli une fonction plus légitimante que contestatrice vis à vis du
colonialisme.
Certaines analyses ethnologiques ou leurs interprétations parfois tendancieuses ont
accrédité l'idée que les sociétés dites primitives1 vivent dans une sorte d'enfance de l'humanité
ou en marge du progrès et de la civilisation, ou encore bloquées dans leur évolution à un stade
depuis longtemps dépassé par les sociétés les plus développées de l'humanité. L'inventaire
des différences culturelles et sociales fut lié de manière plus ou moins explicite à des
conceptions de l'histoire dominées par le progressisme et l'évolutionnisme culturel quand il
n'était pas rabattu sur une prétendue hiérarchie des races. Des travaux - parfois polarisés sur
les différences anatomiques - suscitèrent l'inquiétude de quelques esprits héritiers des
Lumières qui défendaient l'unité du genre humain et l'universalité de la raison. Si
l'anthropologie raciale céda à une anthropologie de plus en plus sociale, il n'en demeure pas
moins que la plupart des anthropologues jusque dans les dernières années du XIX° siècle,
partageaient l'idée dominante de leur époque d'une histoire universelle embrassant dans un
même mouvement, orienté et irréversible, l'ensemble de l'humanité, ce qui ne permettait guère
un regard critique sur la croyance d'une supériorité non seulement technique mais
économique, sociale, voire morale de l'Occident sur les autres peuples au point d'approuver ou
ne pas désavouer les politiques coloniales de leurs nations d'origine. Si ces anthropologues
soutenaient, en effet, l'unité du genre humain et s'opposaient par là à toute forme de racisme,
ils postulaient en même temps que ce genre était soumis à une seule et même histoire ce qui
revenait, par voie de conséquence, à justifier une politique coloniale paternaliste qui avait le
devoir d'arracher les peuples enfants à la stagnation pour les conduire à la maturité. L'Europe
et ses colons étaient chargés d'une lourde mission devant l'humanité, celle de faire connaître
aux peuples sauvages, aux sociétés primitives les bienfaits de la civilisation. La mystification
consistait à penser que les puissances coloniales apportaient la civilisation alors qu'elles
n'apportaient - ce qui est évident pour nous a postériori - que leur civilisation.
Nous ne proposons pas de présenter les méandres d'une histoire de l'anthropologie, notre
objectif est de faire partager la pertinence, la rigueur, parfois la malice de C. Lévi-Strauss
dans sa critique des avatars passés que l'anthropologie a pu, parfois en dépit de ses intentions
ou projets, engendrer, les a priori idéologiques, des illusions sur son objectivité sous-estimant
le lien qui unissait les ethnologues à leur société d'origine dont ils étaient l'émanation
culturelle.
L'œuvre de Lévi-Strauss permet de mesurer le travail d'élucidation de l'anthropologie, y
compris à l'égard de sa propre démarche, travail sans doute inachevé et non exempt de crise.
Un des intérêts de la démarche anthropologique consiste à nous étonner de ce qui nous est le
plus familier (ce que nous vivons quotidiennement dans la société dans laquelle nous sommes
nés) et à rendre plus familier ce qui nous est étranger (les comportements, les croyances, les
coutumes des sociétés qui ne sont pas les nôtres, mais dans lesquelles nous aurions pu naître).
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Ce n'est que très récemment que les arts de ces peuples ne sont plus qualifiés de « primitifs » mais de
« premiers » ce qui ne demeure pas dénué d'ambiguïtés. Et même pendant longtemps la production artistique de
ces peuples n'était considéré que comme folklore ou au mieux artisanat.
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Avant l'exposé de quelques éléments de réflexion, parmi d'autres, que nous inspirent les
analyses de Lévi-Strauss, il convient de souligner les mises au point, les inflexions, voire les
renversements opérés par l'anthropologie par rapport à ses débuts :
- la considération des multiples dimensions de l'être humain en société et, par voie de
conséquence, le souci d'articuler les divers champs d'investigation ;
- l'étude de l'homme dans toutes les sociétés, sous toutes les latitudes ;
- la reconnaissance de la diversité culturelle sans référence à sa propre culture prise comme
l'expression de la civilisation ou l'expression de la raison universelle, bref sans
hiérarchisation ;
- un engagement en faveur de l'anticolonialisme et pour les droits des minorités ethniques ;
- l'urgence de conservation des patrimoines culturels menacés ;
- la conviction forte qu'il n'y a pas d'anthropologie sans échange, ce qui implique une
rupture avec une conception asymétrique de la recherche, fondée seulement sur une captation
d'informations.
1. Tous les peuples ont une culture.
Lévi-Strauss dénonce le préjugé qui consiste à rejeter hors de la culture des peuples parce
que nous les tenons pour plus proches de la nature que nous. En fait, tous les peuples sans
exception ont une culture, c'est-à-dire une langue, un système de parenté, des croyances, une
organisation politique et juridique etc... Le monde de l'homme est le monde de la culture avec
la même rigueur quelles que soient les sociétés, leur niveau de pauvreté ou de prospérité
économique. La présence de la culture se signale par des règles, , des techniques, des
institutions par lesquelles les sociétés se différencient et s'opposent. Ainsi si « le dénuement
où vivent les Nambikwara paraît à peine croyable », ils n'ont pas moins des techniques de
jardinage, des parures, des mœurs qui les situent d'emblée du coté de la culture :
« L'année nambikwara se divise en deux périodes distinctes. Pendant la saison
pluvieuse, d'octobre à mars, chaque groupe séjourne sur une petite éminence
surplombant le cours d'un ruisseau (...). Ils ouvrent des brûlis dans la forêt-galerie qui
occupe le fond humide des vallées, et ils plantent et cultivent des jardins où figurent
surtout le manioc (doux et amer), diverses espèces de maïs, du tabac, parfois des
haricots, du coton, des arachides et des calebasses (...).
Au début de la saison sèche, le village est abandonné et chaque groupe éclate en
plusieurs bandes nomades. Pendant sept mois, ces bandes vont errer à travers la savane,
à la recherche du gibier : petits animaux surtout, tels que larves, araignées, sauterelles,
rongeurs, serpents, lézards ; et de fruits, graines, racines ou miel sauvage, bref tout ce
qui peut les empêcher de mourir de faim.
(…) Le costume des femmes se réduisait à un mince rang de perles de coquilles, noué
autour de la taille et quelques autres en guise de colliers ou de bandoulières ; des
pendants d'oreilles en nacre ou en plumes, des bracelets taillés dans la carapace du
grand tatou et parfois d'étroites bandelettes en coton (tissé par les hommes) ou en paille,
serrées autour des biceps ou des chevilles.
(…) Tous les biens des Nambikwara tiennent aisément dans la hotte portée par les
femmes au cours de la vie nomade.
(…) La consonance du nambikwara est un peu sourde, comme si la langue était
aspirée ou chuchotée. Les femmes se plaisent à souligner ce caractère et déforment
certains mots (ainsi, kititu devient dans leur bouche kediustu) ; articulant du bout des
lèvres (…) leur émission témoigne d'un maniérisme et d'une préciosité dont elles ont
parfaitement conscience » (Tristes tropiques 1955 La Pléiade Gallimard 2008, p.273-277).
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L'anthropologue observe que chez tous les groupes humains le pas qui mène de l'animalité
à l'artifice, des instincts à l'institution, de la nuit animale au symbolisme et à la fonction
clarifiante du langage articulé, a toujours déjà été franchi. Aucun peuple ne vit naturellement.
L'expression « vivre naturellement » pour l'homme est une contradiction dans les termes ; elle
n'est pour l'animal qu'une tautologie. Le pire contre-sens que l'on puisse commettre sur les
peuples sans écriture ou sur les peuples sans histoire -il serait plus judicieux de préciser que
ce sont des peuples qui n'ont pas envie d'avoir des histoires- est de les imaginer vivre comme
des animaux. A bien des égards , leurs croyances et leurs mœurs sont plus complexes que les
nôtres, leurs conventions et leurs artifices témoignent d'une ingéniosité dont nous avons perdu
le sens.
L'homme est le seul animal à ne pas se contenter de ce que la nature lui donne. Partout
l'homme orne, maquille, peint, vêt son corps. Aucun animal ne le fait.
De même aucun animal ne fera cuire ses aliments avant de les absorber.
De même si les animaux ont des signes de communication, ceux-ci sont liés à des
stimulations internes ou externes, seul l'homme a un langage articulé, institué, symbolique et
grâce à la combinaison de mots il peut produire un discours au potentiel infini pour exprimer
ses pensées et connaître le monde.
De même seul l'homme cultive la terre.
De même seul l'homme ne transforme pas seulement la nature mais se transforme luimême. Il ne se laisse pas commander par ses instincts, ses pulsions de façon incontrôlée, sa
conduite se soumet à des règles, à des interdits qui n'existent pas à l'état naturel comme la
prohibition de l'inceste et toutes sortes de prescriptions.
La culture n'est pas une particularité ou une donnée seulement propre à certaines sociétés
humaines, elle est un fait humain fondamental : par le jeu combiné du symbolisme et de la
fabrication, les hommes ne vivent pas une vie simplement animale, consistant à naître, se
conserver, se reproduire et mourir. Ce décalage de la vie humaine d'avec la vie animale
signifie que toute injonction d'un retour à la nature ne doit être comprise que
métaphoriquement et qu'il s'agit en l'occurrence d'une injonction culturelle.
Le fait même de vivre dans des cultures est le lot commun des hommes : les langues
diffèrent et avec elles les manières de symboliser et de discourir, mais on ne connait pas
d'homme vivant en dehors du langage ; les formes du travail et de la production diffèrent dans
le temps et l'espace, mais le travail est partout présent ; les institutions juridiques, politiques,
les coutumes varient, mais il y en a dans toutes les sociétés humaines. Ce qu'ont en commun
les hommes, c'est leur aptitude à la variation culturelle.
2. Le concept de culture sous l'angle de l'anthropologie.
L'anthropologie culturelle a commencé par une rupture épistémologique avec le
sens traditionnel et normatif du terme culture désignant et valorisant certaines pratiques,
notamment les productions intellectuelles et les manières de l'élite d'une société. Pour les
anthropologues, la culture concerne aussi les phénomènes que leur banalité, leur quotidienneté
faisaient apparaître à tort comme insignifiants ou naturels, ils ont considéré que la culture est
constitué de l'ensemble des activités, des comportements et des représentations acquis par
l'homme, de toutes les manières d'être, de faire, de penser qui forment un système
relativement stable, susceptible de se transmettre au fil des générations. Relèvent de la culture
pour les anthropologues sans appréciation de valeur positive ou négative aussi bien la tragédie
grecque, la dynamo électrique, la sorcellerie etc. L'on voit, par là, que les anthropologues
donnent congé à des jugements de valeur établis sur des normes culturelles particulières qui,
bien qu'elles soient en réalité des plus variables du fait de la diversité des cultures, s'imposent
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de façon quasi inconsciente comme des références évidentes à ceux qui font partie de cette
culture. Ainsi l'anthropologie nous rend attentifs à ne pas tenir la diversité des cultures pour
une inégalité des cultures, nous rend compréhensible ce qui, au premier abord, ne l'était pas
(comment peut-on penser qu'un mariage avec toute autre personne que sa cousine est
condamnable ? Comment peut-on croire à la magie ?, etc.) nous oblige enfin à prendre
quelque distance à l'égard de jugements qui valorisent certaines choses mais à l'exclusion
d'autres, et finalement nous comprendre les uns les autres.
« L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un
escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles
dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie
sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis,
amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur un, on est toujours exposé
à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative,
c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable. (...)
La civilisation occidentale s'est entièrement voué, depuis deux ou trois siècles, à
mettre à la disposition de l'homme des moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si
l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant
l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La
civilisation occidentale sous sa forme nord-américaine occupera la place en tête, les
sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et
africaines qui deviendront vite indistinctes (...). Si le critère retenu avait été le degré
d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de
doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre emporteraient la palme.
L'Inde a su, mieux qu'aucune autre civilisation, élaborer un système philosophicoreligieux, et la Chine un genre de vie1, l'un et l'autre capable de réduire les conséquences
psychologiques d'un déséquilibre démographique. Il a déjà treize siècles, l'Islam a
formulé une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine : technique,
économique, sociale, spirituelle2, que l'Occident ne devait retrouver que tout récemment
avec certains aspects de la pensée marxiste et la naissance de l'ethnologie moderne. On
sait quelle place prééminente cette vision prophétique a permis aux Arabes d'occuper
dans la vie spirituelle du Moyen Age. L'Occident, maître des machines, témoigne de
connaissances très élémentaires sur l'utilisation et les ressources de cette suprême
machine qu'est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui
connexe des rapports entre le physique et le moral, l'Orient et l'Extrême-Orient
possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires ; ils ont produit ces vastes sommes
théoriques et pratiques que sont le yoga de l'Inde, les techniques du souffle chinoises ou
la gymnastique viscérale des anciens Maoris3. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire ,
folio essais 1997, p. 38-39, 46-47).
Les sociétés les plus différentes de la nôtre, nous les tenons spontanément pour
indifférenciées, elles « deviennent vite indistinctes », alors qu'elles sont en fait aussi
différentes entre elles qu'elles le sont de celle à laquelle nous appartenons. Et, plus encore,
elles sont pour chacune d'entre elles, très rarement homogènes (comme nous pouvions
spontanément nous y attendre) mais, au contraire, diversifiées.
Chaque culture représente un ensemble d'adaptations à un milieu donné et de réponses aux
interrogations de l'homme, chacune privilégie certains aspects de l'existence, des exigences et
1
Lévi-Strauss pense vraisemblablement au bouddhisme d'une part, au confucianisme de l'autre.
Cf. par exemple l'œuvre d'Ibn Khaldoun (1332-1406).
3
Indigènes de Nouvelle-Zélande.
2
11
des projets spécifiques, certaines valeurs plutôt que d'autres. Il n'existe en conséquence aucun
critère neutre ou absolu qui permettrait d'établir une hiérarchie entre les cultures.
3. La critique du racisme
Le racisme soutient que les hommes constitue un ensemble hétérogène et inégal de
« races » hiérarchiquement réparties, il veut préserver la race dite supérieure de tout
croisement et prétend justifier sa domination sur les autres races. Dans les pays
démocratiques, la constitution et les lois condamnent toutes les formes de discrimination
raciale. Pour autant, un racisme diffus ou virulent n'en persiste pas moins.
Le fantasme biologique est dominant dans le racisme : on sait le rôle qu'y jouent la couleur
de la peau ou la prétendue pureté du sang. En ravalant l'autre à un rang inférieur, le raciste
cherche à présenter et à préserver les inégalités sociales comme des inégalités de race fondées
en nature.
Pour les biologistes, l'humanité est une même espèce génétiquement. Tout découpage dans
le champ continu de l'espèce humaine est arbitraire : il n'existe pas scientifiquement de races
humaines, il existe certes des types physiques (taille, forme de visage, couleur de la peau etc.)
mais leur variété extrême rend tout classement scientifique impossible.
Quant aux peuples, leur existence est le résultat de leur culture.
On peut aussi effectuer un retour sur la civilisation qui a généré l'idéologie raciste, dans sa
prétention faussement scientifique, et l'expansion coloniale qu'elle a justifiée en tant qu'
exploitation méthodique d'un territoire étranger et asservissement de sa population : c'est
interroger l'Occident et dans une certaine mesure le monde arabe. Cela permet de souligner
qu'aujourd'hui ce qui importe c'est le refus théorique, politique et moral de tout compromis
ou de toute compromission avec une idéologie obscurantiste s'opposant aux droits de l'
homme.
Lévi-Strauss, dans les extraits qui suivent, a le mérite d'élucider les préjugés d'une
idéologie qui confond les différences physiques entre les hommes avec des différences
culturelles, qui prétend déduire de caractères physiques un mode de comportement, des
aptitudes intellectuelles ou des qualités morales. Lévi-Strauss démontre l'absurdité des
présupposés d'une telle idéologie dont les premières générations d'anthropologues n'ont pas
été exempts.
« Le péché originel de l'anthropologie consiste dans la confusion entre la notion
purement biologique de race (à supposer, d'ailleurs, que, même sur ce terrain limité,
cette notion puise prétendre à l'objectivité ce que la génétique moderne conteste) et les
productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. (…)
[L'originalité des apports culturels de l'Asie ou de l'Europe, de l'Afrique ou de
l'Amérique] tient à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à
des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des
jaunes ou des blancs. (…) Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races
humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux
cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer autant,
ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignées. » (Race et
histoire, p. 10-11).
12
4. La critique de l'illusion archaïque.
Une autre façon de méconnaître la culture de certains peuples, tout aussi anti-scientifique,
c'est de les considérer comme les survivants d'une enfance de l'humanité. Ce ne sont plus des
bêtes mais ce sont encore des primitifs (en tout cas ils demeurent inaccomplis)1. Ce préjugé
que Lévi-Strauss qualifie d' « illusion archaïque », en engendre un autre le faux
évolutionnisme assimilant les différentes cultures aux différents stades d'un même processus
évolutif: « Car, si l'on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant
anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d'un développement unique
qui, partant d'un même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que
la diversité n'est plus qu'apparente. » (Race et histoire, p. 23-24)
Le faux évolutionnisme présuppose que l'on retrouverait, étalés dans l'espace, les différents
stades culturels qui se sont succédés dans le temps et dont l'aboutissement est représenté par
l'Occident. C'est ainsi que le touriste s'imagine retrouver l'âge de pierre auprès des aborigènes
en Australie, nos premiers siècles dans les campagnes en Ethiopie, le Moyen Age dans
certains marchés du Proche-Orient.
Quant à l'illusion archaïque, elle consiste à penser que certaines sociétés seraient, du fait
d'une stagnation culturelle, plus proches des états originaires de l'humanité représentant une
figure de l'histoire passée ; bref tout en feignant de leur reconnaître une culture, cette illusion
nie à sa façon la diversité culturelle dans la mesure où celle-ci est rattachée aux étapes d'un
développement social uniforme, comparable aux âges de la vie. Or aucun peuple ne représente
une étape infantile de l'humanité, les peuples dits primitifs ne sont ni des enfants attardés ni
des témoins vivants des temps préhistoriques, appelés à devenir adultes, « matures » en
s'intégrant à la civilisation occidentale. Lévi-Strauss critique cette illusion en expliquant
comment s'est formée une telle représentation et les raisons de sa persistance.
« Il est tentant, en vérité, de voir dans les sociétés primitives une image approximative
d'une plus ou moins métaphorique enfance de l'humanité, dont le développement
intellectuel de l'enfant reproduirait aussi pour sa part et sur le plan individuel, les stades
principaux (…).
[Mais l'enfant n'est] pas un adulte ; il ne l'est, ni dans notre société, ni dans aucune
autre, et dans toutes, il est également éloigné du niveau de pensée de l'adulte ; si bien
que la distinction entre pensée adulte et pensée infantile recoupe, si l'on peut dire, sur la
même ligne, toutes les cultures et toutes les formes d'organisation sociale. (…) la culture
la plus primitive est toujours une culture adulte, et par cela même incompatible avec les
manifestations infantiles (...).
Quand nous comparons la pensée primitive et la pensée infantile, et que nous voyons
apparaître tant de ressemblances entre les deux, nous sommes donc victimes d'une
illusion subjective, et qui se reproduirait sans doute pour les adultes de n'importe quelle
culture comparant leurs propres enfants avec les adultes relevant d'une culture
différente. La pensée de l'enfant étant moins spécialisée que celle e l'adulte, elle offre en
effet, toujours à celui-ci, non seulement l'image de sa propre synthèse, mais aussi de
toutes celles susceptibles de se réaliser ailleurs et sous d'autres conditions (…) si bien
1
La notion de primitivité appliquée aux sociétés non occidentales est une invention du XVIII° siècle: elle repose
sur l'idée que certaines sociétés figurent un stade de développement révolu. Cette notion, comme celle de
civilisation qui lui fait pendant, est liée à une conception de l'histoire qui embrasserait dans un même
mouvement uniforme, linéaire et ascendant l'ensemble des sociétés. Précisons que lorsque Lévi-Strauss utilise
l'expression « sociétés primitives », il ne fait que désigner sans aucune connotation péjorative et selon une
convention ethnologique qui perdure, des sociétés sans écriture; dans ses dernières œuvres, il prend la
précaution d'employer l'expression « sociétés dites primitives ».
13
que, pour une société quelconque, ce sont toujours ses propres enfants qui offrent le
point de comparaison le plus commode avec des coutumes et des attitudes étrangères.
Les mœurs très éloignées des nôtres nous apparaissent toujours, et très normalement,
puériles » (Les structures élémentaires de la parenté,1947, Mouton, 1971, p. 102-111)
L'enfant n'est pas encore formé par la culture ; il reste apte à acquérir tous les
comportements possibles, de même qu'il n'a pas encore , parmi l'infinité des sons qu'il reste
apte encore à prononcer, sélectionné sous l'effet de l'habitude et de l'imitation, le système de
sons et de règles grammaticales qui constituera son langage. Mais ne soyons pas victimes de
cette illusion en confondant le monde adulte et celui de l'enfant. Tous les peuples sont adultes.
Lévi-Strauss remet en cause la mystique d'un devenir historique univoque conçu comme
une évolution continue, le postulat d'un sens de l'histoire unique et totalisateur avec sa
tendance à ne reconnaître les singularités culturelles qu' étalonnées par référence à la norme
des sociétés occidentales.
Les sociétés dites primitives se définissaient avant tout par leurs insuffisances leurs
manques supposées : sans écriture, sans histoire, sans État. Les particules privatives
employées pour qualifier ces sociétés par rapport à la nôtre, ne sont désormais plus
dépréciatives. Ainsi l'ethnologue Pierre Clastres a vu dans l'absence d'État une maîtrise
intentionnelle de défense contre la division de la société : « Tout se passe comme si ces
sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d'une intuition qui leur tiendrait lieu
de règle: à savoir que le pouvoir est en son essence coercition.(..) Ces sociétés ont très tôt
pressenti que la transcendance du pouvoir recèle pour le groupe un risque mortel. » La société
contre l'État, Minuit, 1974, p. 40.
5. La critique de l'ethnocentrisme.
A la différence de l'idéologie raciste qui n'a imprégné que certaines sociétés à certaines
époques, l'ethnocentrisme apparaît comme un comportement quasi universel1.
En quoi consiste l'ethnocentrisme? Il désigne une attitude collective à répudier les autres
cultures à partir de la sienne érigée, le plus souvent inconsciemment, en absolu, à refuser une
culture autre. Pour chaque groupe social, l'humanité cesse à la frontière linguistique, ethnique
voire de classe ou de caste. On préfère diagnostiquer l'absence de culture plutôt que la
diversité des cultures. Bien souvent les peuples se nomment eux-mêmes les « hommes », les
« bons »,les « excellents » les « complets », « impliquant ainsi que les autres tribus, groupes
ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout au
plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d' « œufs de pou ».
(Race et histoire, p. 21). Les autres, les étrangers, sont vus comme des sauvages ou des
barbares, leur langue est inintelligible, leur nourriture immangeable, leurs vêtements ridicules,
leurs lois injustes. Nous refusons aux autres le droit d'être différents en jugeant leurs manières
d'être, de faire, de penser d'après les critères propres à notre culture prise comme référence
universelle et en allant jusqu'à rejeter hors de l'humanité ceux dont les us et coutumes
apparaissent trop incompréhensibles ou nous semblent trop éloignés de nos habitudes
culturelles. Ce rejet trahit à la fois un dégoût et une peur. Les hommes d'autres cultures ne
sont donc parfois pas reconnus comme des hommes à part entière, comme nos semblables,
leur réalité relève d'un ordre fantasmé, imaginaire, qui fait écran à leur (re)connaissance.
Ainsi les Espagnols dressèrent le catalogue des comportements inhumains qui leur
permettent de voir en tout Indien, une bête: «Ils mangent de la chair humaine,ils n'ont pas de
1
Cf. M. Leiris, Cinq études d'ethnologie, Denoël-Gonthier, 1969.
14
justice, ils vont tous nus, mangent des puces, des araignées et des vers crus...Ils n'ont pas de
barbe et si par hasard il leur en pousse, ils s'empressent de l'épiler.» (Ortiz devant le Conseil
des Indes, 1525.) (Tristes tropiques, p. 61). La conclusion s'impose: ils seront mieux en
«hommes esclaves» qu'en «animaux libres». Quant aux Indiens pour vérifier l'éventuelle
divinité des Espagnols, ils montaient la garde autour de leurs cadavres afin de voir s'ils étaient
sujets à putréfaction on non.
Ce mécanisme psychologique et social semble bien être la chose du monde la plus
partagée et fait de nous tous des barbares si l'on y prend garde ; le partage ne se joue pas
entre civilisés d'une part et barbares de l'autre, mais au sein même de toutes les cultures,
chacune peut être porteuse de barbarie.
« L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur les fondements
psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous
sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et
simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les
plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages »,
« cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de
réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence
de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité
confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-latine)
sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de
sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il
est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à
l'inarticulation du chant des oiseaux opposées à la valeur signifiante du langage humain
; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par
opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de
la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui
ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit (...).
Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux
qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la
plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la
notion d'humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les
formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'expansion limitée(...). C'est
dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les
coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier(...) Le
barbare, c'est d'abord celui qui croit à la barbarie » (Race et histoire, p.19 à 22)
Il convient de bien interpréter la pensée de Lévi-Strauss : toute nomination qualifiant
l'autre de barbare est prisonnière d'une affirmation systématique du particulier, elle nie ou
déprécie la culture des autres. Mais il y a plus qu'une barbarie: la plus terrifiante ne provient
pas de ces peuples démunis, de ces « Indiens des tropiques et leurs semblables dans le
monde », « tous voués à l'extinction, sous le choc des maladies et des modes de vie- plus
horribles encore- que nous leur avons apportés » (Anthropologie structurale II, Plon 1973 p.
44).
L'ethnocentrisme peut engendrer l'intolérance - du fait d'une adhésion aveugle et exclusive
à ses propres valeurs -, prendre des formes extrêmes (religieuses, politiques, culturelles) allant
jusqu'à la destruction d'autres cultures et d'autres peuples (ethnocide, génocide).
Un exemple de cet ethnocentrisme est la répulsion que suscite l'anthropophagie. La
question est de savoir si certaines de nos institutions ne sembleraient pas tout aussi barbares à
des hommes d'une autre culture. Les coutumes sont des règles sociales qui font partie de la
culture des peuples chez qui elles apparaissent et leurs usages ont une raison d'être par la
15
fonction qu'ils remplissent dans la société. Les procédés en usage dans notre société sont-ils
toujours plus honorables ?
« Prenons le cas de l'anthropophagie, qui, de toutes les pratiques sauvages, est sans
doute celle qui nous inspire le plus d'horreur et de dégoût (...) l'ingestion d'une parcelle
du corps d'un ascendant ou d'un fragment d'un cadavre ennemi, pour permettre
l'incorporation de ses vertus ou encore la neutralisation de son pouvoir ; outre que de
tels rites s'accomplissent le plus souvent de manière fort discrète, portant sur de menues
quantités de matière organique pulvérisée ou mêlée à d'autres aliments, on reconnaîtra,
même quand elles revêtent des formes plus franches, que la condamnation morale de
telles coutumes implique soit une croyance dans la résurrection corporelle qui serait
compromise par la destruction matérielle du cadavre, soit l'affirmation d'un lien entre
l'âme et le corps et le dualisme correspondant, c'est-à-dire des convictions qui sont de
même nature que celles au nom desquelles la consommation rituelle est pratiquée, et que
nous n'avons pas de raisons de leur préférer. D'autant plus que la désinvolture vis à vis
de la mémoire du défunt, dont nous pourrions faire grief au cannibalisme, n'est
certainement pas plus grande, que celle que nous tolérons dans les amphithéâtres de
dissection.
Mais surtout, nous devons nous persuader que certains usages qui nous sont propres,
considérés par un observateur relevant d'une société différente, lui apparaîtraient de
même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de
civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. A les étudier du
dehors, on serait tenté d'opposer deux types de sociétés: celles qui pratiquent
l'anthropophagie, c'est-à-dire qui voient dans l'absorption de certains individus
détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les
mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce que l'on pourrait appeler
l'anthropoémie (du grec émein, vomir) ; placés devant le même problème, elles ont choisi
la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les
tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l'humanité, dans des
établissements destinés à cet usage. A la plupart des sociétés que nous appelons
primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde ; elle nous marquerait à
leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de
leurs coutumes symétriques. (Tristes tropiques, p. 415-416)
Thèmes et débats
. Pour ne pas succomber à l'ethnocentrisme -dont on ne se libère peut-être jamais
complètement- le mieux est de s'adonner à l'étude patiente et généreuse des autres
cultures, ce qui amène à relativiser celle dans laquelle nous avons été éduqués. Faut-il pour
autant répudier toute exigence d' universalité et de normativité? Si tous les points de vue se
valent, au nom de quoi combattre l'ethnocentrisme? Ou encore: prendre en compte la
diversité des cultures contraint-il à renoncer à l'idée même de valeurs universelles?
. Peut-on juger sa propre culture?
. Le phénomène communautariste
. Que faut-il penser de l'expression « choc des civilisations »?
Mots clés
anthropologie/barbarie/civilisation/culture/ethnologie/ethnocentrisme/évolutionnisme/
illusion archaïque /sauvage.
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