La famille à venir dans la tradition et l’avenir du judaïsme Derrière le versant de lumière de la famille, le versant d’ombre nous inquiète. En France, 4000 enfants sont, chaque année, maltraités par leurs proches. Une femme meurt tous les deux jours sous les coups de son conjoint. Nombre de crimes et de viols sont perpétrés au sein même des familles. Combien de tyrans domestiques, font régner la terreur dans leur foyer. Combien de parents indifférents. Combien de ménages brisés et d’enfants dispersés. On croit entendre encore parfois le cri d’André Gide : « Familles, je vous hais ». Cependant c’est peut-être la prise de conscience de la réalité des ombres qui nous permet d’avancer vers la lumière. La famille est toujours à venir. L’histoire ne s’arrête pas comme dans les contes le jour du mariage. La famille est un travail de chaque instant. Le mot hébreu « avoda » est riche de plusieurs sens. Il désigne d’abord l’effort, l’application de chaque jour, mais aussi le service des autres, enfin le service divin ou pour André Neher, la prière. La famille dans l’avoda de l’amour Lorsque Jacob rencontre pour la première fois Rachel il pleure d’émotion et de joie. Au premier abord on pourrait parler de coup de foudre, mais en réalité, Jacob aime et s’engage de tout son cœur et de toute son âme et son engagement est une avancée dans le temps, une prise en charge du temps et non le feu de paille d’un instant. Il doit attendre et travailler quatorze ans pour épouser, pour mériter Rachel. Hans Jonas le philosophe juif parle de « la récolte accumulée du temps » et Franz Rosenzweig, dans l’Étoile de la Rédemption, insiste également sur l’amour dans le temps, avec le temps. L’amour est pour lui, un futur toujours amené à son propre dépassement. « L’amour croit qu’il est parvenu au degré qui n’en connaît pas de supérieur, et pourtant chaque jour l’amour aime un peu plus ce qu’il aime… L’amour suppose une vie en croissance. »1 En hébreu l’amour c’est l’Ahava romantique mais c’est aussi le verbe Yodéah, connaître. Rappelons alors la définition de Paul Claudel, connaître (co-naître), c’est naître avec. C’est un éveil et une quête toujours renouvelés. L’amour entre les époux et pour les enfants s’oriente alors vers l’amour de Dieu. Écoutons Martin Buber dans son livre phare, Je et Tu. « Quand un homme rend la vie d’une femme présente dans la sienne, qu’il l’aime véritablement, le tu qu’il voit luire dans ses yeux lui fait entrevoir un rayon du Tu éternel. »2 Et Jérémie, dans son rêve du verset 31, dit : « Voici, l’Éternel crée une merveille nouvelle sur terre. La femme par un cercle d’amour entoure l’homme ». Franz Rosenzwzeig, L’étoile de la rédemption, Seuil, 1982, p. 223 2 Martin Buber, Je et Tu (1935), trad., Aubier-Montaigne, 1992, p. 79 1 1 Le rôle majeur de la femme dans la famille Dans une société longtemps patriarcale, la femme juive était tenue à l’écart des responsabilités publiques et de la prêtrise. Isolée dans le temple, elle était déclarée inapte à l’étude de la Torah. Et pourtant c’est elle qui nouait et renouait sans cesse l’union de la famille. Pour le Talmud, c’est la femme qui transmet la qualité de juif et joue un rôle fondamental dans les fêtes et les rites juifs. Elle tisse le lien entre les générations, entre les membres de la famille. C’est la femme juive qui allume la lumière de l’avenir. La mère a préparé le repas de fête. La maison resplendit. La cendrillon harassée, irritable, dans sa robe élimée, son peignoir effrangé, les savates trouées, les rides creusées, se métamorphose soudain en Princesse Shabbat. « Lekha Dodi, allons mon ami à la rencontre de la Fiancée. » C’est à elle que revient la joie d’allumer les deux bougies d’alliance du Shabbat. La première, appelée « souviens-toi », éclaire la tradition, l’héritage divin. La seconde, nommée « observe », (mets en pratique les mitsvot) est la prière-avoda, l’œuvre de justice et d’avenir. Les deux bougies représentent les deux faces de la parole du Sinaï : « Souviens-toi du jour du Shabbat, pour le sanctifier ». Souvienstoi mais aussi prépare l’avenir, la sanctification du temps. Les deux bougies, marquent la vocation des femmes juives et de toutes les femmes d’alliance : unir le passé et l’avenir. Éclairer, inventer sans cesse, le temps et l’amour. Choisir la vie. L’ouverture de la famille à chaque autre Le disciple d’un maître hassidique lui demanda un jour : « Pourquoi donc la cigogne est-elle dite impure non casher, alors qu’elle est appelée hassida en hébreu ce qui signifie la pieuse ? Alors qu’elle est toujours fidèle et qu’elle aime tellement les siens ? Et le rabbi répondit : Parce qu’elle n’aime que les siens. » Le judaïsme insiste sur l’ouverture des portes aux autres, aux malheureux, aux vagabonds. Ils prennent souvent le visage du prophète Élie, qui d’après la tradition parcourt villes et campagnes dans ses haillons, pauvre parmi les pauvres. C’est ainsi que chaque soir de shabbat et chaque séder de Pâque, la maîtresse de maison met toujours une assiette de plus sur la table de fête. C’est l’assiette du prophète Élie, de l’étranger, de l’autre. Le lévitique 19, 18, : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ne peut se comprendre que si on le compare au lévitique 19, 33-34 : « Si un étranger vient habiter parmi vous, aimez-le comme vous-mêmes car vous-mêmes vous étiez étrangers ». J’aimerai l’étranger, mon lointain, l’autre là-bas, pour qu’il devienne mon frère, mon prochain. Oui je suis le gardien de mon frère, de mon prochain mais aussi de mon lointain. Je suis responsable de leur liberté et de leur avenir. Je ne peux refermer la porte sur mon tout, le tout de l’égoïsme personnel, mais aussi de l’égoïsme familial ou national trop souvent considéré comme sacré. Le dépassement du paraître Le second livre de Samuel décrit la danse de David devant l’Arche : « David dansait en tournoyant de toutes ses forces devant l’Éternel. Il avait ceint un simple pagne de lin… Mikhal la femme de David, fille de Saül, sortit à sa rencontre et dit : Comme il s’est fait honneur aujourd’hui le roi d’Israël ! Il s’est dénudé aujourd’hui au regard des serviteurs comme un homme de rien ! » (2 Samuel 6, 14 et s.) 2 David n’hésite pas à jeter le manteau de la gloire et de la renommée. Il ne tient compte ni des regards ni des convenances sociales. Combien de « grandes familles » tiennent plus à leur réputation, au paraître, qu’à l’être, lavant comme le dit le proverbe leur linge sale en famille, chassant les brebis considérées comme galeuses, refusant toute remise en cause. Il faut à tout prix garder son rang et sa position dominante, faire de la famille une idole. Le psaume 115 insiste sur les idoles de pierre qui ont des oreilles et n’entendent pas, des pieds et ne peuvent marcher. La famille n’est pas le repos du guerrier, le havre de quiétude immobile. Elle n’est pas un acquis social, une noblesse héréditaire. Elle est toujours vivante dans l’effort le service la prière, l’avoda de ses membres. Comme les disciples des sages dont parle le Talmud (Berakhot 64 a) elle est toujours à venir. « Les disciples des sages n’ont de repos ni dans ce monde ni dans l’autre car leur force va s’accroissant toujours plus. » Marcel Goldenberg 24 mai 2016 3