Questions internationales Questions Le Kazakhstan La question des Roms en Bulgarie Un diplomate oublié : Jean Jules Jusserand Allemagne CANADA : 14.50 $ CAN 3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@a@p@e@a; 0) E5' N° 54 Mars-avril 2012 Les défis de la puissance Prochain numéro le 4 mai Spécial Brésil Questions internationales Comité scientifique Gilles Andréani Christian de Boissieu Yves Boyer Frédéric Bozo Frédéric Charillon Georges Couffignal Alain Dieckhoff Robert Frank Nicole Gnesotto Pierre Grosser Pierre Jacquet Pascal Lorot Guillaume Parmentier Fabrice Picod Philippe Ryfman Jean-Luc Sauron Ezra Suleiman Serge Sur Équipe de rédaction Serge Sur Rédacteur en chef Jérôme Gallois Rédacteur en chef adjoint Céline Bayou Ninon Bruguière Daniela Heimerl Rédactrices-analystes Anne-Marie Barbey-Beresi Sophie Unvois Secrétaires de rédaction Isabel Ollivier Traductrice Marie-France Raffiani Secrétaire Constance Favereau Stagiaire Cartographie Thomas Ansart Benoît Martin Patrice Mitrano (Atelier de cartographie de Sciences Po) Roberto Gimeno Conception graphique Studio des éditions de la DILA Mise en page et impression DILA Contacter la rédaction : [email protected] Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication contraire. Éditorial P lus de deux décennies après la réunification, vingt ans après le traité de Maastricht, dix ans après l’introduction de l’euro fiduciaire, où en est l’Allemagne ? Le simple rappel de ces événements montre clairement qu’elle est au cœur de la construction européenne, et que sa place en son sein a été le catalyseur de leur évolution commune. Mais l’Allemagne ne se résume pas à cela. Elle s’inscrit, comme tous les pays européens, dans une histoire longue et tourmentée qui, en définitive, n’est apaisée que depuis peu de temps. Elle apparaît aujourd’hui comme un pôle de stabilité et de prospérité enviables pour beaucoup de ses voisins et partenaires. Le présent dossier en explore les principales dimensions. Équilibre et consensus, démocratie et État de droit semblent des caractéristiques dominantes, de même qu’une certaine introversion. Mais les questions sur son avenir ne manquent pas. Que fera-t-elle de sa puissance ? Grande Suisse ou nouvel acteur mondial ? Attachement au couple franco-allemand ou porte de sortie vers les grands marchés mondiaux, ou plus modestement percée à l’Est ? Déclin démographique assuré ou acceptation d’une nouvelle identité multiculturelle, ouverte à l’immigration ? Stabilité politique et sociale durable ou possibilité de nouvelles mutations générées par la mondialisation ? Pour les rubriques récurrentes, « Questions européennes » et « Regards sur le monde » s’attachent à la Bulgarie et au Kazakhstan. Confrontés aux difficultés de la démocratisation, de la conversion économique et de la construction d’institutions pluralistes, domineront-ils corruption, sectarisme et discriminations ? Annoncée dès la précédente livraison de Questions internationales, s’inaugure une nouvelle rubrique régulière, les « Regards sur l’actualité internationale ». Géopolitique et stratégie sont à l’ordre du jour, avec l’Afghanistan d’un côté et les risques d’un déséquilibre franco-allemand structurel de l’autre. Les points de vue exprimés sont personnels à leurs auteurs, ils ouvrent des débats de façon non pas provocante mais stimulante, ils témoignent de la liberté de ton qui est l’un des critères de la recherche. Avec « Les portraits de Questions internationales », on découvrira un grand ambassadeur oublié, Jean Jules Jusserand. Il fut le représentant de la France aux États-Unis au tournant des xixe et xxe siècle pour une durée inusitée, plus de deux décennies, durant une période cruciale, marquée par l’engagement américain dans la Première Guerre mondiale. Personnalité riche et multiple, il était un peu devenu autant le représentant des États-Unis auprès de la France que l’inverse, ce qui l’a rendu exceptionnellement populaire outre-Atlantique. Retour enfin au thème du dossier, l’Allemagne, avec des documents trop peu connus, qui illustrent les métamorphoses du pays. De Mme de Staël, d’une Allemagne entre Lumières et Romantisme, on passe à Henri Heine, non seulement poète mais aussi esprit politique pénétrant et prophétique. Il annonce les bouleversements qui vont conduire à l’unité allemande et avertit des menaces que porte un nationalisme exacerbé. Quant à la correspondance entre Guillaume II et Bernhard von Bülow, chancelier de l’Empire au début du xxe siècle, elle exprime les ambitions impériales et un esprit de rivalité, avec le Royaume-Uni spécialement, qui est l’une des clés de la Première Guerre mondiale. Questions internationales Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 1 o N 54 SOMMAIRE DOSSIER… Allemagne Les défis de la puissance 4 Ouverture – L’Allemagne et ses métamorphoses Serge Sur 8 Une histoire tourmentée : l’Allemagne unie ou désunie Georges-Henri Soutou 22 Le système économique et social : équilibre et consensus Isabelle Bourgeois 35 État de droit et démocratie : le rôle central du Tribunal fédéral constitutionnel Jérôme Vaillant 46 © DR 55 Une puissance gauche Entretien avec Rainer Hudemann La politique étrangère : une singularité persistante Stephan Martens 2 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Regards sur l’ACTUALITÉ INTERNATIONALE 68 Un rôle moteur dans la construction européenne Anne-Marie Le Gloannec 79 Le couple franco-allemand : passé fécond, présent ambigu, avenir incertain Daniel Colard raisons de l’impatience 104 Les occidentale en Afghanistan Renaud Girard français, 106 Décrochage insularité allemande Gilles Andréani PORTRAITS de Questions internationales Jules Jusserand, un 108 Jean ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau Monde Et les contributions de Cyril Buffet (p. 52), Claire Demesmay (p. 43), Isabelle Guinaudeau (p. 31), Daniela Heimerl (p. 41), Hans Stark (p. 76) et Julien Thorel (p. 65) Isabelle Dasque Documents de RÉFÉRENCE Trois visions 118 politiques ou culturelles de l’ancienne Allemagne Questions EUROPÉENNES 87 Temps de colère : les questions roms en Bulgarie Nadège Ragaru Germaine de Staël, Henri Heine, Guillaume II (extraits) Les questions internationales sur INTERNET 124 Regards sur le MONDE 94 Le Kazakhstan : une stabilité politique en trompe-l’œil Grégory Lecomte Liste des CARTES et ENCADRÉS ABSTRACTS 125 et 126 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 3 Dossier Allemagne : les défis de la puissance L’Allemagne et ses métamorphoses Voici nombre de décennies que l’Allemagne fascine la France. L’intérêt qu’elle suscite ne se limite certes pas à la relation franco-allemande, mais celle-ci, pour le pire et le meilleur, a joué et continue à jouer un tel rôle dans les relations internationales qu’il est difficile d’en ignorer le prisme. Cette fascination a pour caractéristique que, en réalité, les deux peuples ne se connaissent guère et conservent l’un vis-à-vis de l’autre nombre de perceptions superficielles, voire de préjugés. Il est vrai que l’un et l’autre ont vécu au cours des derniers siècles tant de transformations, politiques, culturelles, économiques, sociales que les souvenirs du passé occultent parfois les réalités du présent et les évolutions en cours. La France a traversé une grande révolution qu’elle n’a jamais fini d’achever, l’Allemagne est passée par des métamorphoses successives et surmonte son passé. La France est convulsionnaire là où l’Allemagne est métamorphique, mais au bout du compte un même mouvement les a portés vers le progrès. Ancien titulaire de l’emploi d’ennemi héréditaire, l’Allemagne est désormais le partenaire privilégié, l’autre composante du couple, tout en demeurant à beaucoup d’égards l’antonyme – comme dans les légendes germaniques du double, chacun échangeant sa figure et sa posture selon les temps. Désormais, l’Allemagne inaugure une nouvelle forme de puissance, dépourvue d’instrument militaire, discrète sur le plan politique, modeste sur le plan culturel, géopolitiquement sans relief, démographiquement déclinante, sans guère de relais internationaux en dehors des institutions européennes – en même temps géante économique, ainsi puissance réelle, la première de l’ouest de l’Europe, perçue comme telle et consciente de l’être. Consciente de l’être, mais aussi puissance sans emploi défini, comme si 4 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 l’Allemagne répugnait à assumer les responsabilités qu’elle pourrait impliquer et ne s’avançait dans les relations internationales que masquée, sur la pointe des pieds, redoutant les solliciteurs et avant tout soucieuse d’intérêts limités. Les deux décennies qui ont suivi la réunification ont consacré la dernière en date des métamorphoses allemandes et l’ont replacée au cœur du continent européen, après la période qui avait fait de la République fédérale d’Allemagne (RFA) et de Berlin-Ouest la pointe avancée et vulnérable de l’Occident. Que deviendra cette nouvelle Allemagne ? Sa mobilité passée ne permet guère d’anticiper son identité future, et sa singularité limite son exemplarité. Mobilité historique, identité fluctuante Car, lorsque l’on parle de l’Allemagne, de laquelle parle-t-on ? Commence-t-elle en 1945, année 0, en 1990, sa réunification, en 1648 avec le traité de Westphalie et la fin de la guerre de Trente Ans ? En 1763 avec les succès de Frédéric II, en 1815 avec la montée en puissance de la Prusse, en 1871 avec la proclamation à Versailles de l’Empire allemand ? Que reste-t-il de ces incarnations multiples ? De Clausewitz et du grand état-major ? Qu’en est-il de son territoire, étendu puis perdu à l’Est en régions slaves teutonisées, réduit ou élargi au gré des guerres et des partages, suivant qu’elle a été champ de bataille de l’Europe ou que son armée de fer a débordé sur ses voisins pour les soumettre voire les dépecer, avant d’être elle-même partagée ? De son âme politique, féodale, impériale, républicaine puis totalitaire et nazie avant de redevenir plus proche d’une Allemagne intemporelle, civile, commerçante, industrieuse, perfectionniste, tournée (Berlin) Le Reichstag abrite depuis 2000 une œuvre végétale évolutive de l’artiste allemand Hans Haacke. Après un vif débat autour de la notion de souveraineté, ce projet a été dédié par les députés à la population dans son ensemble (Der Bevölkerung). Cette mention fait pendant à l’inscription « Au peuple allemand » (Dem deutschen Volke) qui orne le frontispice de l’édifice. © DR vers elle-même, quoique sans rêves et dont les poètes, philosophes et musiciens sont loin d’avoir le rayonnement de leurs devanciers. Napoléon l’avait réveillée, séduite puis rassemblée contre lui, père infortuné et aveugle de son unité avant que celle-ci ne se cristallise grâce à un double plus malin car plus modeste, Bismarck, qui fit payer au neveu les frasques de l’oncle. Aujourd’hui, comme Candide, elle aspire à cultiver son jardin. Mais demain ? Son identité est à coup sûr allemande, avec parfois des traces d’une conception ethnique aux relents dangereux, et loin de se borner au « patriotisme constitutionnel » de Jürgen Habermas. Mais si l’identité est culturelle, celle d’une langue vernaculaire qui n’a pas réussi à devenir internationale, que sont les Autrichiens réduits à leur composante germanique ou les Suisses alémaniques ? Il a aussi fallu à l’Allemagne renoncer à, ou rapatrier un ensemble de minorités dispersées en Europe centrale et jusqu’en Russie. La RFA a trouvé une solution élégante et efficace à la question de l’État, avec le respect de différences régionales légères mais solides et enracinées dans une longue histoire féodale. La nation allemande a préexisté à son identité étatique, elle a survécu à ses divisions prolongées. La RFA est aujourd’hui l’un des rares pays européens qui ne soit pas affecté d’autonomismes voire de séparatismes, et qui ait récemment connu un processus d’unification là où tant d’États étaient confrontés à la dislocation. Elle est aussi celui qui a subi et accepté de grandes amputations après ses défaites sans en conserver de durables frustrations. Même si elle connaît les signes d’une renaissance culturelle depuis la réunification, l’Allemagne est également un pays dans lequel s’exerce pleinement – comme ailleurs autour d’elle – l’influence dominante de la civilisation américaine, identifiée à la modernité, sans que ses élites en aient fait un tremplin pour un rayonnement universel. Plus de Leibniz, de Kant, de Hegel, de Marx qui parlaient à l’Europe tout entière, et au monde. Plus non plus de Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, devenus patrimoine commun de l’humanité. La lumière venait de Vienne, de Paris, d’Italie, d’Angleterre ou d’Écosse, mais leur génie la transformait en soleil de l’esprit ou en beauté absolue – tout cela pour s’abolir en Hitler, négation vertigineuse de tout ce qui l’avait précédé. Son échec, l’adhésion qu’il avait suscitée dans le peuple, ses crimes, le génocide des juifs d’Europe semblent avoir rendu mutique un pays littéralement écrasé, en état de sidération, comme un vampire repenti qui redoute que l’on brandisse devant lui une gousse d’ail. Que pense-t-il en profondeur ? Se lasserat-il d’une culpabilité héréditaire qui a remplacé la race supérieure ? L’Allemagne, qui n’a plus rien à craindre de ses voisins ni rien à leur envier, a-t-elle trouvé un équilibre intérieur qui coïncide avec l’équilibre extérieur ? Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 5 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Singularité affirmée, exemplarité limitée Si l’on parle d’un modèle allemand, ce n’est pas tant pour en faire un exemple que comme ensemble de caractéristiques propres qui permettent de l’identifier et de le singulariser. Considérons d’abord l’Allemagne en elle-même, avant de la situer dans son contexte international. Une première caractéristique est la stabilité politique. Ses institutions fédérales visent à limiter le pouvoir central, son modèle de gouvernement est en théorie plus proche du régime d’Assemblée que du régime parlementaire, son bicaméralisme complique les décisions, le Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe lui impose le strict respect d’un État de droit judiciairement garanti, bien que la Loi fondamentale de 1949 ne soit virtuellement que provisoire – le contrepied total du pouvoir personnel et absolu d’un führer charismatique. Le droit tient la politique en laisse. Pourtant, l’autorité des chanceliers successifs a été dans l’ensemble forte, appuyée par des majorités certes alternantes, parfois par de grandes coalitions. Le système de partis est solide, un bipartisme dominant tempéré par des groupes charnières qui se font respecter. L’exécutif a présenté, surtout par rapport aux pays occidentaux comparables, une remarquable stabilité : huit chanceliers depuis la fondation de la RFA, contre douze présidents américains durant la même période, une vingtaine de Premiers ministres britanniques, et ne parlons pas de la France ou de l’Italie. Même la réunification n’a pas entraîné de trouble institutionnel. Elle s’est simplement traduite par l’absorption de nouveaux Länder. Une deuxième caractéristique est l’existence d’un consensus économique et social dominant, assumé par les forces patronales et syndicales autour d’objectifs communs, l’économie sociale de marché, qualifiée de « capitalisme rhénan », industriel, solidaire autour de la production, la répartition, le compromis, la stabilité monétaire. Rien de plus étranger que la lutte des classes à ce modèle, qui s’écarte aussi bien d’un capitalisme purement bancaire et financier à l’anglosaxonne. Il se tourne désormais vers l’exportation et la compétitivité, peut-être au détriment de l’égalité des conditions et de la protection sociale. 6 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Mais christianisme social et social-démocratie se retrouvent dans ce consensus, et l’environnement lui-même est considéré sous un angle économique plus qu’idéologique. Sans doute ne faut-il pas idéaliser ce modèle, qui comporte ses limites et ses contraintes, notamment en termes de paupérisation d’une partie de la population et d’inégalités économiques, mais ses résultats sont supérieurs à ceux de ses grands voisins et concurrents. L’une de ses limites, plus culturelles qu’économique, est sans doute la situation des populations immigrées, dont l’Allemagne ne semble pas savoir s’il faut les intégrer ou les communautariser – mais elle n’est pas le seul pays dans ce cas. Elle connaît certes, de façon récurrente ou locale, le surgissement d’initiatives créatrices en faveur d’une société multiculturelle ou d’une nouvelle sociabilité, et Berlin semble un laboratoire du xxie siècle. Mais la touchent-elles en profondeur ? Une autre caractéristique est en effet son déclin démographique, peu propice aux changements, et qu’il n’est pas si facile d’expliquer. La réussite du modèle est avant tout allemande, et le chef-d’œuvre de la RFA a été la réunification. Elle s’est opérée, à l’inverse de l’unification bismarckienne, par des moyens pacifiques et démocratiques, avec l’aval de tous, volens nolens. Elle a été le fruit d’une politique discrète, constante, tenace, dialectique – c’est en reconnaissant la République démocratique allemande (RDA) et en semblant accepter la pérennisation de la division que l’Allemagne a préparé l’effondrement de son double communiste. L’Allemagne a grandi en s’agenouillant avec le chancelier Brandt, elle a reconstitué son image en remplaçant les imprécations de Hitler par la musique de Deutsche Grammophon, les panzers par Mercedes et l’expansion territoriale brutale par le miracle économique et l’excellence industrielle. Ainsi l’Allemagne démocratique et pacifique a contribué à obtenir ce que la plus inexpiable des guerres n’avait pu atteindre, la chute de l’URSS et le rétablissement de l’influence allemande en Russie. Il lui reste à franchir un seuil, celui de la politique mondiale avec une participation comme membre permanent au Conseil de sécurité. Une attitude moins frileuse en matière militaire serait nécessaire, sans être pour autant suffisante. Il est clair que la construction européenne a considérablement favorisé les dernières métamorphoses allemandes. Elle en a été l’une des principales bénéficiaires, en la réintégrant dans le « concert » des nations européennes, lui rendant légitimité politique et respectabilité diplomatique, tandis que l’euro la place au cœur de l’économie du continent. Le projet communautaire, idée française, a servi sa renaissance étatique comme économique. Pour autant, l’Allemagne ne s’y est jamais limitée, attachant le plus grand prix à ses rapports avec les États-Unis, médiatisés par l’OTAN, garante de sa sécurité, et toujours attentive à ses relations à l’Est. L’équilibre mobile entre Union européenne, monde occidental et monde oriental, y compris l’Asie, convient bien à sa perception d’une position centrale, et l’équilibre lui interdit la domination comme il écarte sa soumission. L’Allemagne détient aujourd’hui la clé de l’Union, mais elle ne la détient pas seule. Toute tentative de posture solitaire réveillerait les anciennes craintes et comporterait des risques destructeurs redoutables. Une petite idée en a d’ores et déjà été donnée avec l’affaire yougoslave dans laquelle ses initiatives unilaté- rales ont été néfastes. Le repli et l’inaction ne seraient pas moins dangereux pour l’Europe, et à cet égard l’entente franco-allemande demeure sans alternative. lll Revenons pour conclure sur les échanges entre la France et l’Allemagne. Il est deux FrancoAllemands symboliques de leur proximité et de leurs différences, mais à beaucoup d’égards marginaux : Henri Heine au xixe siècle, Daniel Cohn-Bendit aujourd’hui. Le premier, francophile, admirateur de la Révolution et de Napoléon, voltairien mais profondément allemand par sa culture et son génie, a vainement attiré l’attention des Français, bien avant les grands conflits, sur les risques du nationalisme allemand, et même perçu les ferments du nazisme. Le second, de trublion devenu sage de l’Europe, passant habilement au Parlement européen d’une élection allemande à une élection française, incarne une relation intime, confiante, équilibrée, paisible, tournée vers l’avenir. Puisse t-il en être le clairvoyant prophète. n Serge Sur Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 7 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Une histoire tourmentée : l’Allemagne unie ou désunie Georges-Henri Soutou * * Georges-Henri Soutou est membre de l’Académie des sciences morales et politiques et professeur L’Allemagne a toujours été moins désunie ou inversement moins unie que ne le pensaient les contemporains. À première (Paris-IV). Il a notamment publié La Guerre de Cinquante Ans. Les relations vue, une nation divisée entre plusieurs États, telle est la quasiEst-Ouest 1943-1990 (Fayard, 2001) ; constante historique jusqu’en 1871, et à nouveau entre 1945 L’Europe de 1815 à nos jours (PUF, 2007). et 1990. En même temps, les relations entre les différentes parties ont souvent été plus étroites qu’on ne l’imaginait à l’extérieur. C’est ainsi que s’est développée progressivement à travers les âges une forme très spécifique et complexe de fédéralisme, qu’il importe de bien comprendre étant donné son importance pour l’Europe. émérite à l’université de Paris-Sorbonne Historiquement, l’unité étatique allemande, telle du moins que les Français conçoivent l’unité nationale, a été une exception. Une nation divisée entre plusieurs États, telle est la quasiconstante historique : 360 à l’époque du Saint Empire romain de nation germanique, au moins deux à l’époque de la guerre froide – République fédérale d’Allemagne (RFA) et République démocratique allemande (RDA) –, auxquels certains ajoutaient l’Autriche et même la Suisse alémanique (Deutschschweiz). En même temps, les relations entre les différentes parties du « Corps germanique » – vieille expression des xviie et xviiie siècles, mais au fond très parlante – ont été en général beaucoup plus développées et étroites qu’on ne l’imaginait à l’extérieur. La notion de « fédéralisme », à laquelle on essaie souvent de raccrocher cette particularité constitutionnelle de 8 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 l’Allemagne, est à la fois utile et insuffisante. La nature profonde de l’Allemagne et, par conséquent, la façon dont les Allemands conçoivent le fédéralisme, chez eux et par extension pour l’Europe, sont aujourd’hui plus que jamais des questions essentielles. Les forces profondes Les forces centripètes qui ont marqué la construction de l’unité allemande sont d’abord culturelles (la langue, la littérature, la musique, la philosophie) et ethniques. Elles ont été aussi religieuses. Si le Saint Empire romain de nation germanique était une structure de type médiéval dans laquelle l’empereur prétendait être le bras séculier de l’Église romaine, la Réforme luthérienne au xvie siècle a sans doute été le point de départ du sentiment d’apparte- © Wikimedia Commons La ratification de la paix de Münster (second traité de Westphalie) par Gerard ter Borch (1648). nance à un ensemble allemand sous sa forme pré-moderne. Pour autant, la religion, lors de la guerre de Trente Ans entre catholiques et protestants de 1618 à 1648, a été un grave facteur de division, qui a toutefois conduit avec les traités de Westphalie de 1648 à un système juridique complexe, permettant de maintenir un ensemble allemand malgré les divisions religieuses. À partir du xix e siècle, le développement d’un espace économique puissant, à partir de l’union douanière (Zollverein) créée par la Prusse, a constitué une grande force d’unification, tandis que se renforçait l’unité culturelle et que se développait un sentiment national réellement allemand avec des guerres menées ensemble : la « guerre de libération » contre Napoléon en 1813, les guerres d’unification contre l’Autriche (1866) puis contre la France (1870-1871) et, évidemment, ensuite la Première Guerre mondiale. Face aux forces centripètes, les forces centrifuges n’ont pas été absentes, notamment sous forme de particularismes qui ne se réduisent pas au régionalisme : la Bavière, la Prusse en son temps, la Saxe, mais aussi bien d’autres États allemands ont conservé, jusqu’à nos jours, une forte personnalité administrative, politique, institutionnelle, culturelle et psychologique. Il convient de rappeler les principales étapes de cette dialectique. Le Saint Empire L’histoire du Saint Empire est très mal connue en France. Même après les traités de Westphalie de 1648, justement conçus par les Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 9 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Français et les Suédois pour l’affaiblir, et malgré la grande indépendance des États membres par rapport à l’Empereur – ils pouvaient en particulier conclure des traités avec des puissances étrangères –, le Saint Empire est resté plus structuré qu’on ne le pense. Une Cour suprême existait notamment, qui jouait un rôle important. Il y avait en outre une unité monétaire de compte, le thaler. Enfin, l’organisation militaire du Reich, si elle ne permettait aucune action réelle en dehors de ses frontières, avait une efficacité défensive certaine. On le vit lors du siège de Vienne par les Turcs en 1683 1. Le Saint Empire remontait à Charlemagne. À l’origine, il incorporait l’ambition d’une monarchie chrétienne universelle et comprenait, en Italie, dans la France actuelle et à l’Est, de nombreuses provinces qui n’avaient rien de « germanique ». À partir du xviie siècle, la situation évolue. Louis XIV enlève au Reich les provinces qu’il possédait encore sur le territoire de la France actuelle (Franche-Comté et Alsace) et Louis XV annexe la Lorraine. En dehors de l’actuelle Belgique et des pays tchèques, le territoire du Saint Empire est désormais essentiellement allemand. La maison de Habsbourg, qui détenait la dignité impériale, possédait la Hongrie et des territoires slaves à l’Est, mais ces régions ne faisaient pas partie du Saint Empire. Le nouvel ensemble possède une unité linguistique et culturelle « allemande », portée, déjà, par un réseau de grandes universités et par le développement d’une vie culturelle et artistique spécifique qui a marqué toute la région, en particulier dans le domaine musical. « Petite Allemagne » et « grande Allemagne » La formation de la Confédération germanique Napoléon sortit brutalement l’Allemagne du Moyen Âge. Il imposa en 1806 la disparition du Saint Empire – désormais les Habsbourg 1 Karl Otmar von Aretin, Das Reich. Friedensordnung und europäisches Gleichgewicht, 1648-1806, Klett-Cotta, Stuttgart, 1986. 10 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 seraient empereurs d’Autriche – et il supprima de nombreux petits États. La Confédération du Rhin créée par lui, et qui ressemblait beaucoup à la RFA avant la réunification, regroupait seulement 37 États ou principautés. Au congrès de Vienne de 1815, les Alliés ne remirent pas fondamentalement en cause cette modernisation du vieux Corps germanique. Certains Prussiens, artisans du mouvement national-libéral qui avait soulevé le pays contre Napoléon en 1813, auraient voulu une Allemagne unitaire, inspirée par les idées nationalistes et révolutionnaires de l’époque. Mais, devant l’opposition des milieux conservateurs en Allemagne et des gouvernements alliés représentés à Vienne, on décida de constituer une Confédération germanique, présidée par l’Autriche, avec une diète fédérale à Francfort représentant les États. Les pouvoirs de cette organisation étaient cependant limités. Il s’agissait d’une simple confédération, dont les membres restaient souverains et pouvaient librement conclure des traités internationaux. Les aspirations nationales et libérales manifestées par certains milieux – essentiellement une partie de la bourgeoisie, la jeunesse étudiante et ses professeurs – pendant la présence française n’étaient pas totalement oubliées. La Confédération germanique disposait de certaines structures, y compris militaires et il ne faut pas exagérer son impuissance – elle sera par la suite surtout victime de la rivalité entre la Prusse et l’Autriche. Son but, d’après l’article II du Pacte fédéral, était la sécurité extérieure et intérieure de l’Allemagne, ainsi que l’indépendance et l’intégrité des différents États participants. Elle comportait un processus d’arbitrage entre les membres ainsi qu’un système militaire – même si chaque État conservait le droit de ne pas participer à une action militaire décidée par la Confédération. Ses décisions en principe devaient être exécutées par les États membres, qui n’avaient pas à les approuver mais simplement à les publier et à les mettre en pratique. Ces éléments sont donc caractéristiques d’une confédération (Staatenbund), car les États membres conservent leur souveraineté. Dans le même temps, la Confédération 1648 : le Saint Empire après les traités de Westphalie 1871 : l’Empire unifié Königsberg PROVINCESUNIES Berlin ROYAUME DE POLOGNE Münster RUSSIE Berlin Francfort Prague Prague Paris Vienne FRANCE Buda ROY. DE FRANCE Königsberg Kiel AUTRICHEHONGRIE Vienne Budapest Belgrade EMPIRE OTTOMAN EMPIRE OTTOMAN ITALIE Rome 1 000 km 1933-1939 : l’Allemagne nazie 1924 : la république de Weimar Memel Dantzig Dantzig Berlin URSS Varsovie Weimar POLOGNE POLOGNE TCHÉC. Munich 04 AUT. HONG. ligne Curzon TCHÉC. Munich FRANCE FRANCE AUT. 1 000 km frontières en septembre 1939 L’Empire unifié : Bonn RFA FRANCE Varsovie RDA POLOGNE TCHÉC. AUT. 1 000 km HONG. HONG. 1 000 km l’Allemagne aujourd’hui 1949 : l’Allemagne divisée Berlin URSS Varsovie Berlin Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 1 000 km villes impériales URSS Confédération germanique (1815) Royaume de Prusse (1861) Acquisitions prussiennes (1866) États de l’Allemagne du Sud (1866) Alsace-Lorraine (1871) Empire allemand (1871) L’Allemagne nazie : annexion de l’Autriche et des Sudètes (mars 1938) annexion de la BohêmeMoravie (mars 1939) annexion de la Pologne (septembre 1939) offensives L’Allemagne divisée : partage de l’Allemagne en RFA et RDA (1949) ligne Oder-Neisse rideau de fer Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse, Paris, 2003 et Colin McEvedy, Atlas de l’histoire des XIXe et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 11 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance germanique présente dans certains domaines les caractères d’une fédération (Bundesstaat). La définition juridique officielle proclamée par le Bund en 1820 était plutôt celle d’une confédération, « une association de droit international des princes souverains et des villes libres allemands ». On remarquera que le titre officiel, Deutscher Bund, selon l’appellation allemande de la Confédération germanique, ne permettait pas de trancher entre Staatenbund et Bundesstaat. Dans la pratique et sur le terrain politique et non plus juridique, il s’agissait bien d’une confédération, car ni la Prusse ni l’Autriche ne se pliaient, quand leurs intérêts vitaux étaient en jeu, à une décision majoritaire de la Diète. Cependant, une évolution sensible dans les esprits depuis la fin du siècle précédent était à l’œuvre : l’aspiration à un État-nation unifié, gommant les différences régionales et dépassant les clivages traditionnels de l’ancienne société d’ordres (Stände) tout en assurant les libertés et droits fondamentaux des citoyens. L’Étatnation était ainsi étroitement uni au libéralisme. Mais, à la différence de la notion française et rousseauiste de contrat social entre les citoyens, on insistait en Allemagne, à la suite de Johann Gottfried von Herder (1744-1803), sur la nation en tant qu’organisme vivant et communauté historique. L’idéal libéral et démocratique était accompagné par une nostalgie de l’Allemagne médiévale et de son idée impériale. Les libéraux d’Allemagne du Sud étaient plus proches de la conception française. L’une des associations les plus actives dans la propagation de l’idée nationale était la société de gymnastique fondée par le pédagogue Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852), répandue dans toute l’Allemagne et militant en faveur d’une unification du pays sous direction prussienne. Étroitement liées à cette société, on trouvait des associations d’étudiants, les Burschenschaften, à l’origine formées par des volontaires de la lutte contre Napoléon en 1813, qui voulaient remplacer les anciennes corporations d’étudiants et elles aussi unifier l’Allemagne dans la liberté. Ces associations, sur le conseil de Jahn, choisirent comme drapeau les couleurs noir-rouge-or, couleurs d’un corps de 12 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 volontaires prussiens de la guerre de libération de 1813, et qui sont devenues par la suite, à partir de 1849 et jusqu’à nos jours, les couleurs de l’Allemagne, chaque fois que celle-ci a été unie et démocratique. L’échec de l’Assemblée de Francfort La question allemande fut au cœur des événements révolutionnaires européens de 1848-1851, d’une part parce que la Confédération germanique était la pierre angulaire du droit public européen défini en 1815, d’autre part parce que le problème allemand montra toutes les ambiguïtés des rapports entre libéralisme et nationalités et toutes les contradictions inhérentes au principe même des nationalités. Début mars 1848, un groupe de libéraux d’Allemagne du Sud appela à l’élection d’une assemblée nationale qui se substituerait à la Diète de la Confédération. Un « pré-parlement » (Vorparlament) formé de notables se réunit à Francfort et organisa les élections de la première Assemblée nationale allemande qui siégea à partir de la fin mai à la Paulskirche à Francfort. Celle-ci devait établir une Constitution pour un empire allemand unitaire qui viendrait se substituer à la Confédération germanique. Ce fut un échec en raison de deux difficultés essentielles : d’une part, la définition des frontières de l’Allemagne posa un problème 2. À Francfort, le courant nationaliste, prétendant englober des populations non allemandes, était majoritaire, ce qui inquiéta beaucoup les puissances du Concert européen. Il apparut d’autre part difficile de faire coexister dans le même organisme étatique les deux grandes puissances qu’étaient la Prusse et l’Autriche avec les trois douzaines d’États allemands moyens et petits. Le premier projet adopté par l’Assemblée de Francfort en octobre 1848 fut celui d’une « grande Allemagne », incluant la partie de l’Autriche qui faisait partie de la Confédération germanique, mais le reste de l’Empire autrichien n’étant rattaché au futur Reich que par une union 2 Il est essentiel de garder à l’esprit que la Confédération germanique de 1815 ne comprenait ni la Pologne prussienne ni la partie hongroise de l’Autriche. © Wikimedia Commons L’église Saint-Paul (Paulskirche) de Francfort a accueilli en 1848-1849 les séances de la première assemblée librement élue dans l’histoire allemande, chargée de rédiger une Constitution pour l’Allemagne unie après la révolution de Mars. personnelle. Une telle proposition était inacceptable pour Vienne, parce qu’elle entraînait la fin de l’unité de l’Empire et l’abandon du principe supranational qui était à la base même de la monarchie des Habsbourg. En conséquence, le nouveau chancelier autrichien, le prince Schwarzenberg, rejeta ce plan. Il rejeta également le plan suivant proposé par l’Assemblée de Francfort, celui d’une fédération allemande « étroite » sous direction prussienne et sans l’Autriche, mais établissant avec celle-ci une fédération « large » au moyen d’une série de traités. Une telle formule aboutissait en fait à exclure l’Autriche de l’Allemagne. En désespoir de cause, l’Assemblée de Francfort proposa au printemps 1849 une troisième formule : une « petite Allemagne » sous direction prussienne, et le roi de Prusse se vit proposer d’être empereur d’Allemagne. Mais comme ce plan aurait comporté la dissolution de la Prusse au sein de l’Empire allemand, Berlin le refusa. Union prussienne contre plan Schwarzenberg L’Assemblée de Francfort ayant échoué, Berlin et Vienne prirent alors les choses en main et présentèrent au printemps 1849 deux plans rivaux. La Prusse reprit à son compte l’idée d’une fédération « étroite », que Berlin aurait dirigée. Vienne présenta de son côté le plan d’une très grande Allemagne (« plan Schwarzenberg »), qui aurait inclus tous les territoires autrichiens, et qui, avec 70 millions d’habitants, se serait étendue de la Hongrie à l’Italie du Nord et au Rhin, et jusqu’à la mer Baltique et la mer du Nord. Derrière ces deux propositions, la vraie question était de savoir qui contrôlerait l’Allemagne, de la Prusse ou de l’Autriche, puisque Francfort n’avait pas réussi à construire une Allemagne unitaire qui aurait permis de dépasser cette rivalité. Celle-ci menaça de déboucher sur une guerre, mais la Prusse recula devant l’Autriche (« reculade d’Olmütz » du 29 novembre 1850) et renonça à établir l’Union prussienne. Le prince Schwarzenberg dut toutefois également renoncer à son plan de grande Allemagne, non seulement parce que la Prusse Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 13 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance exigeait l’égalité des droits avec l’Autriche dans la direction de la future Allemagne et parce que les États allemands moyens, en particulier la Bavière, défendaient leur particularisme, mais surtout parce que les grandes puissances intervinrent. Elles avaient en effet compris que le plan Schwarzenberg de très grande Allemagne aurait compromis l’équilibre européen, et elles firent valoir que la Confédération germanique étant depuis Vienne un élément du droit public européen, les États allemands ne pouvaient pas la modifier sans l’accord des grandes puissances. Finalement, la solution fut de rétablir la Confédération germanique (conférence de Dresde, mai 1851). Bismarck et l’unité allemande C’est dans ce contexte que Bismarck entra en scène. Deux grands courants se manifestaient alors en Allemagne : d’un côté, les conservateurs partisans du maintien du système européen de 1815 – qui niait les nationalités – et de l’ordre politique et social établi ; de l’autre, le mouvement libéral-national. Celui-ci voulait accomplir en Allemagne les idéaux du soulèvement de 1813, qui reposaient sur la fusion des aspirations nationales et libérales. Dès son entrée en politique en 1851, comme représentant de la Prusse à la Diète de la Confédération germanique à Francfort, Bismarck détonne. Ni conservateur de l’ordre allemand et européen de 1815, ni national-libéral dans le sens de 1813, c’est à lui que l’on doit la sortie du débat figé entre une vision nostalgique et romantique néo-impériale, à relents de plus en plus ethnicistes voire racistes, et un conservatisme dépassé. Il trouva la formule d’unification permettant à la fois de satisfaire les aspirations évidentes et croissantes des Allemands à l’unité, et de ne pas provoquer les autres grandes puissances européennes. Bismarck refusa en outre la prépondérance de l’Autriche en Allemagne, sur laquelle reposait aussi largement l’équilibre de 1815, et qui avait été réaffirmée lors de la « reculade d’Olmütz » en 1850. Il était enfin très opposé à la conception beaucoup plus nationaliste que libérale des libéraux du parlement de Francfort, qui souhaitaient une extension de l’Allemagne unie au-delà des limites de la Confédération, 14 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 de façon à englober tout l’Empire autrichien, y compris la Hongrie. Il demeurait persuadé que les grandes puissances ne toléreraient jamais une telle rupture de l’équilibre européen. En octobre 1862, Guillaume Ier, roi de Prusse, nomma Bismarck ministre-président. Opposé aux libéraux en politique intérieure, il s’entendit en revanche avec eux en politique extérieure. Le parti libéral prussien était en effet passé de l’idée de la grande Allemagne romantique envisagée au parlement de Francfort lors du mouvement de 1848 à une petite Allemagne, sans l’Autriche et centrée sur la Prusse. Bismarck va se rallier à ce programme. Avec le concept de petite Allemagne, Bismarck a trouvé une solution qui permettait de satisfaire les libéraux et qui fût acceptable pour l’Europe, tout en renforçant la Prusse et en en faisant une des premières puissances d’Europe, ce qui était son objectif permanent. En 1866, par une guerre contre l’Autriche et la victoire de Sadowa, Bismarck obtint ce qu’il voulait : la fin de la Confédération germanique, la Prusse seule maîtresse en Allemagne. Contre l’avis du roi et des militaires, il imposa une paix modérée, sans annexion de territoires autrichiens. L’Autriche deviendra en 1867 l’Autriche-Hongrie et procédera à sa réorientation danubienne, voulue par Bismarck, tandis que la même année il créait de son côté la Confédération d’Allemagne du Nord. Celle-ci conclut rapidement des traités d’alliance avec les États du sud de l’Allemagne, traités qui préparaient l’unification de l’ensemble. Le dernier pas fut accompli en 1870-1871, avec la guerre victorieuse contre la France. Le 18 janvier 1871, ce fut la fondation du Reich, dans la galerie des Glaces à Versailles, immense succès, malgré l’erreur de l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine qui devait rendre l’antagonisme franco-allemand inexpiable pour trois générations. Bismarck avait eu raison : l’Europe, hostile d’ailleurs en général à la France de Napoléon III, considéra le Reich (petite Allemagne) comme un moindre mal, par rapport à la grande Allemagne dont avaient rêvé autrefois les libéraux 3. 3 Pour ce passage, voir G.-H. Soutou, L’Europe de 1815 à nos jours, coll. « Nouvelle Clio », PUF, Paris, 2007, p. 20, p. 70-71 et p. 96-102. Portrait d’Otto von Bismarck par Franz von Lenbach. Les conséquences de la Première Guerre mondiale © Wikimedia Commons La Première Guerre mondiale et la défaite du Reich en 1918 ne remirent pas totalement en cause l’œuvre de Bismarck. Le traité de Versailles de 1919, en ôtant à l’Allemagne ses provinces polonaises et l’Alsace-Lorraine, et en lui interdisant de se réunir (Anschluss) à l’Autriche, elle-même privée de son empire, renforça son caractère d’État-nation « petit allemand ». L’expérience d’une guerre mondiale menée en commun et la disparition des dynasties traditionnelles avec les révolutions de novembre 1918 renforcèrent en outre le sentiment d’unité nationale. Il y eut bien des tentatives séparatistes entre 1919 et 1923 – en particulier en Rhénanie, sous la pression des occupants français – mais elles échouèrent rapidement. Il y en eut une également en Bavière en 1923, mais il s’agissait moins d’un véritable séparatisme que d’une tentative pour renverser le gouvernement de Berlin, alors plutôt à gauche, et pour contribuer à mettre en place au niveau du Reich un gouvernement réactionnaire et beaucoup plus nationaliste. Sur le plan institutionnel, la république de Weimar fut beaucoup plus centralisée que l’ancien Reich. Les États (Staaten) devenaient désormais de simples « pays » (Länder). Ce qui avait été encore largement, avec la Constitution de 1871, une confédération 4, devint une fédération. Sauf que la Prusse y représentait deux tiers du territoire et deux tiers de la population, ce qui posait des problèmes incontestables. Le mode 4 En particulier avec des ressources propres sévèrement limitées et dépendant, pour une bonne part, du bon vouloir des États. de fonctionnement de la république de Weimar annonçait largement celui de l’actuelle RFA, dont la Loi fondamentale reprend d’ailleurs beaucoup d’éléments de la Constitution de Weimar. « Un Reich germanique de nation allemande » Cette évolution ne faisait pas l’unanimité. Depuis la fin du xixe siècle, une puissante association « pangermaniste » préconisait la réunion au Reich de tous les pays non seulement allemands, comme l’Autriche, mais « germaniques » (Pays-Bas, Scandinavie). D’autres milieux préconisaient la création Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 15 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance d’une Mitteleuropa dirigée de Berlin, sur les plans politique, stratégique et économique 5. Les deux tendances, sans jamais se confondre, furent néanmoins parallèles. Pendant la Première Guerre mondiale, Berlin envisagea comme but de guerre essentiel la création d’une union économique de l’Europe centrale, qui aurait regroupé le Reich, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, la Roumanie et les territoires arrachés à la Russie (Pologne, provinces baltes). Cette union aurait constitué un paravent pour un contrôle politique de toute la zone. La crise des années 1930 fit revenir en force l’idée d’un « grand espace économique européen » organisé autour de l’Allemagne, tandis que l’idéologie raciste national-socialiste réactualisait les tendances pangermanistes. Dès 1938, Hitler avait réuni l’Autriche. Même si le IIIe Reich ne définit jamais clairement ses buts de guerre, car Hitler voulait conserver toute sa liberté de manœuvre, la combinaison des deux tendances aurait probablement conduit à une réorganisation économique de l’Europe autour du Reich, et à une incorporation à celui-ci, outre d’importants territoires slaves, de régions « germaniques », des Pays-Bas à la Norvège. « Un Reich germanique de nation allemande », selon l’expression de Hitler, se situant à l’opposé du concept de l’État-nation européen. Les deux Allemagnes et la réunification Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés envisagèrent la possibilité de diviser l’Allemagne après sa défaite. Finalement les accords de Potsdam d’août 1945, contrairement à une idée répandue, réaffirmèrent le principe d’une Allemagne unitaire, mais dénazifiée, démocratisée et démilitarisée. Les Alliés changèrent d’avis sur ce point sans doute par crainte de voir le partenaire-rival (l’URSS pour les Anglo-Saxons, et inversement) profiter de la division en mettant sa mainmise sur telle ou telle partie de l’ancien Reich, mais aussi parce que la disparition de celui-ci aurait laissé un vide politique et économique considérable au cœur de l’Europe. 5 16 Jacques Le Rider, Mitteleuropa, PUF, Paris, 1996. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Ce furent finalement les débuts de la guerre froide qui conduisirent dès 1949 à la division, avec la création de la RFA à l’Ouest et de la RDA à l’Est. Officiellement, personne n’abandonnait le principe de l’unité de l’Allemagne, ou plutôt désormais de sa réunification, et ce principe était maintenu dans les textes internationaux, comme les accords de Paris de 1954 intégrant la RFA à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ou encore les différents traités accompagnant la construction européenne. Les Français et les Britanniques dès le départ, les Soviétiques dès 1953, les Américains dès les années 1960 se résignèrent cependant assez facilement à la division de l’ancien géant. Dans les années 1970 ou 1980, la division de l’Allemagne était quasi unanimement considérée comme durable, voire définitive. On croyait en particulier distinguer une « identité » est-allemande, reposant sur un prétendu héritage prussien censé la prédisposer au socialisme, et justifiant l’existence de la RDA en tant qu’Étatnation. On a du mal à imaginer aujourd’hui à quel point la division de l’Allemagne était intériorisée, y compris par la plupart des Allemands. L’« Ostpolitik » des dirigeants ouest-allemands, ou politique de rapprochement avec l’Est lancée par le chancelier Willy Brandt en 1969, rejetait la réunification à un horizon lointain, voire asymptotique. Sa formule, « deux États, une nation allemande », servait à justifier le maintien de liens particuliers entre les deux Allemagnes pour éviter une dérive complète, mais en même temps et, d’une certaine façon, elle renvoyait à l’ambiguïté soulignée depuis le début de cet article : ce qui est « allemand » en Europe ne se renferme pas dans les limites d’un État donné, mais correspond à une notion de « Volk » fort difficile à traduire en français. « Le peuple allemand, uni en ses tribus », disait la Constitution de Weimar. Peuple historique, groupe ethnique, nation culturelle ? Dispersée, confédérale ou unitaire ? Tous ces avatars historiques et toutes ces ambiguïtés d’un pays protéiforme, qui s’est qualifié de « romain » au début de son histoire, qui a proclamé sa première unité dans le sens moderne du terme à l’étranger – lors d’une cérémonie dans la galerie des Glaces à Versailles L’Allemagne contemporaine Mer Baltique DANEMARK Kiel Mer du Nord SCHLESWIG-HOLSTEIN MECKLEMBOURG-POMÉRANIEOCCIDENTALE Lübeck Schwerin Hambourg HAMBOURG POLOGNE BRÊME Elbe Brême PAYS-BAS BRANDEBOURG BASSE-SAXE r BERLIN B Potsdam Francfort sur-l’Oder Hanovre Osnabrück Od e Berlin We se Magdebourg r Elbe Münster SAXE-ANHALT RHÉNANIE-DU-NORD-WESTPHALIE Dortmund Leipzig Duisbourg Dresde Düsseldorf Weimar Erfurt Cologne Aix-laChapelle Iéna THURINGE Saal Bonn e HESSE Rh in BELG. LUX. Francfortsur-le-Main Main Wiesbaden os e ll e Coblence M RHÉNANIEPALATINAT Mayence Darmstadt Mannheim Heidelberg SARRE Bayreuth BAVIÈRE Karlsruhe FRANCE Stuttgart Baden-Baden r cka Ne BADE-WURTEMBERG RÉP. TCHÈQUE Nuremberg Sarrebruck Rh in Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 SAXE Danu be r Isa Augsbourg Munich Fribourg AUTRICHE SUISSE 0 50 100 km Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 17 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance en janvier 1871 ! – tout cela a été résolu finalement avec la réunification en 1990 : désormais, la République fédérale est un État-nation européen de type normal. Comment fonctionne la République fédérale 6 L’Allemagne est organisée, d’après la Loi fondamentale de 1949, en fédération, comme l’avaient d’ailleurs souhaité les Occidentaux, qui voulaient qu’elle rompe avec la très forte centralisation du iiie Reich. Le fédéralisme se manifeste doublement : d’une part, les Länder ont des compétences étendues, y compris sur les plans fiscal et judiciaire, pour l’enseignement, la culture, le maintien de l’ordre, l’organisation de l’espace, etc. D’autre part, il existe deux chambres : si le Bundestag représente l’ensemble de la population, le Bundesrat représente les États fédérés. Toutes les décisions importantes supposent l’accord des deux chambres ; même si les majorités s’y dessinent en fonction des orientations des partis – un Land gouverné par le Parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD) suivra au Bundesrat les indications du SPD – ce système assure que le fédéralisme a toujours des défenseurs vigilants. Le fédéralisme allemand fonctionne, malgré quelques lourdeurs, avec une efficacité dont on ne perçoit pas toujours en France les raisons. D’abord, beaucoup d’entreprises, de projets, d’organisations sont communs au Bund et à tel ou tel Land, ou groupe de Länder. Il en va ainsi pour de nombreuses infrastructures, pour les universités, la recherche, la sécurité, etc. Cela permet d’éviter à la fois les pièges du provincialisme, voire du clientélisme local, et ceux de l’hypercentralisation. Il existe en outre de discrets garde-fous contre les possibles dérives régionales. C’est ainsi que la Cour des comptes fédérale et les cours des comptes des Länder travaillent la main dans la 6 Voir Hans Stark et Michèle Weinachter (dir.), L’Allemagne unifiée 20 ans après la chute du Mur, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2010. 18 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 main, et « en temps réel » : les dépenses publiques sont surveillées en continu, pas seulement approuvées dix ans plus tard... Le système fiscal est beaucoup plus centralisé en RFA que dans d’autres pays fédéraux comme la Suisse ou les États-Unis, avec une forte péréquation des ressources entre les Länder. Cette pratique se traduit par une cogestion généralisée entre les Länder et le Bund, avec des rapports de force changeants. L’avantage de cette apparente foire d’empoigne complexe est que, lorsque l’on parvient enfin à une décision, celle-ci est consensuelle et personne n’a le sentiment d’avoir été court-circuité. En réalité, le système pousse à la recherche permanente du consensus entre les différents acteurs, recherche facilitée, outre une tradition culturelle commune, par le fait que le droit administratif allemand, relativement souple, admet qu’un accord unanime entre les parties permet de ne pas tenir compte, sur tel ou tel point, du règlement concerné, afin de trouver des solutions pragmatiques. Cette forme de fédéralisme repose bien évidemment sur de fortes réalités locales : les différents Länder ont les élites, les activités, les moyens de recherche et de communication qui permettent à leurs dirigeants de jouer pleinement leur rôle non seulement au niveau local, mais aussi au niveau national – et international par le biais des représentations très actives des Länder auprès de l’Union européenne à Bruxelles. La question allemande et l’Europe L’Allemagne, unie ou désunie, est d’abord un ordre juridique immergé dans le droit public européen. Le droit public est très présent dans l’évolution de la question allemande, comme le prouve l’importance prise, depuis quelques années, par les décisions du Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe 7 en matière d’évolution de l’Union européenne. Depuis les traités de Westphalie et le congrès de Vienne, la question allemande a toujours été une question centrale du droit public européen. Elle ne relevait 7 Voir la contribution de Jérôme Vaillant, p. 35. pas uniquement de la souveraineté étatique au sens classique, ou du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les traités de Westphalie et de Vienne comprenaient en effet un droit de regard sur le Saint Empire au profit de certaines puissances extérieures. La Confédération germanique créée en 1815 était elle aussi un élément essentiel du système européen de l’époque. Les décisions des Quatre à propos du IIIe Reich après la fin de la Seconde Guerre mondiale constituent une autre illustration éclatante de cette dépendance de la question allemande par rapport au statut général de l’Europe. La triple obligation de dénazification, de démocratisation et de désarmement de l’ancien Reich était conçue comme le point de départ d’une reconstruction du continent, et pas seulement comme une simple mise hors d’état de nuire de l’Allemagne, même si très rapidement le déclenchement de la guerre froide devait écarter cette perspective. Toute la guerre froide, sur son front central, en Allemagne, fut marquée par cette relation structurelle entre la question allemande et l’Europe. Les accords de Londres de 1948 liaient la création de la RFA à la constitution d’un ensemble européen. Les accords de Paris de 1954 assuraient un lien étroit (Junktim) entre le rétablissement « de l’autorité d’un État souverain » en RFA et la constitution de l’Union de l’Europe occidentale, dernier avatar de la Communauté européenne de défense mort-née, et seule organisation européenne de défense jusqu’à sa dissolution finale dans le cadre du traité de Lisbonne (2009). Et parallèlement à la réunification en 1990, le chancelier Helmut Kohl contribua à relancer la construction européenne, pour éviter tout risque de rechute de ses compatriotes dans le nationalisme et pour tranquilliser les voisins de l’Allemagne. L’Allemagne est vraiment Mitten in Europa, au cœur de l’Europe, un élément fondamental du système européen et non un pur État-nation souverain dans le sens français du terme. La question de l’unité et de la division de l’Allemagne et celle de la position particulière des Allemands – qui dans l’ensemble, semblet-il, ne voient pas d’opposition entre l’État-nation et l’Europe mais une relation dialectique entre les deux pôles de leur existence historique – sont d’autant plus importantes dans le débat actuel sur l’avenir de l’Union européenne. Robert Schuman, Konrad Adenauer et les autres pères fondateurs de l’Europe étaient, quant à eux, dès 1945 arrivés à la conclusion que seule une construction européenne à vocation supranationale permettrait de résoudre l’équation posée par le poids spécifique de l’Allemagne, l’impossibilité à long terme de lui refuser le bénéfice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et donc de la maintenir divisée, et le souci de sécurité de ses partenaires européens. L’évolution progressive de l’Allemagne jusqu’au statut d’État-nation de type normal, sans nostalgie impériale ou ethnique, a été inséparable de l’évolution permanente de l’Europe vers une organisation toujours plus poussée, et ce depuis 1815 au moins 8. n 8 Voir G.-H. Soutou et Jean-Marie Valentin (dir.), Le statut international de l’Allemagne. Des traités de Westphalie aux accords « 2 + 4 », dossier de la revue Études germaniques, n° 4, Klincksieck, Paris, 2004. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 19 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance X Allemagne : éléments chronologiques xe siècle Le Saint Empire (Sacrum Imperium) émerge sous la dynastie des Ottoniens à partir de l’ancienne Francie orientale carolingienne. XIIe -XIIIe siècles Apogée du Saint Empire romain (Sacrum Romanum Imperium) sous la dynastie des Hohenstaufen. L’ensemble, qui ne cesse de croître à partir de l’Allemagne et de l’Italie, ne possède toutefois pas d’unité, ce qui va conduire à sa partition au XIVe siècle. 1450 Johannes Gutenberg ouvre un atelier d’imprimerie à Mayence. XVe siècle La couronne du Saint Empire romain (devenu vers 1450 de nation germanique – Sacrum Romanum Imperium Nationis Germanicae) se fixe dans la dynastie des Habsbourg qui, grâce à une politique matrimoniale, augmente la puissance et les frontières de l’Empire qui réunit près de 360 territoires autonomes. 1522 La traduction en allemand de la Bible par Luther pose les jalons de la formation d’une langue allemande unifiée. La Réforme luthérienne entraîne la division religieuse de l’Empire. 1555 La Paix d’Augsbourg suspend les hostilités entre les États luthériens et les États catholiques au sein de l’Empire autour d’un compromis reposant sur le principe « tel prince, telle religion » (cujus regio, ejus religio). XVIIe siècle L’Empire, privé de ses provinces françaises et italiennes, devient un territoire essentiellement allemand, développant une riche vie culturelle autour de grandes villes (Francfort, Nuremberg) et d’universités. 1618-1648 La guerre de Trente Ans oppose le camp des Habsbourg d’Espagne et du Saint Empire, soutenu par l’Église catholique romaine, aux États allemands protestants du Saint Empire, auxquels sont alliées les puissances européennes voisines 20 à majorité protestante ainsi que la France qui souhaite réduire la puissance des Habsbourg sur le continent. 1648 Les traités de Westphalie consacrent l’affaiblissement du Saint Empire en Europe tout en maintenant un ensemble allemand uni malgré les divisions religieuses. 1803 Le sentiment national allemand teinté de romantisme se répand au moment de l’annexion de territoires allemands par les armées napoléoniennes. 1806 Après la défaite de l’armée prussienne à la bataille d’Iéna, l’empereur François II renonce à la couronne du Sacrum Romanum Imperium Nationis Germanicae qui est dissous. 1813 La déroute de l’armée napoléonienne en Russie conduit à une guerre de libération qui s’achève par le retrait français. 1815-1866 Création, lors du congrès de Vienne, de la Confédération germanique qui comprend 39 États (35 en 1863). La Prusse et l’Autriche en font partie avec les territoires qui étaient auparavant intégrés au Saint Empire. 1817 La réunion des confédérations étudiantes (les Burschenschaften) à Wartebourg marque le souhait du peuple allemand de vivre au sein d’un État-nation allemand émancipé de l’Autriche. 1828-1834 Dans le contexte de la révolution industrielle, création du Zollverein, une union douanière et commerciale formée par une majorité des États de la Confédération germanique. Dominé par la Prusse, le Zollverein adopte le thaler prussien comme monnaie commune. 1848-1849 La révolution de Mars (Märzrevolution), qui se déroule au sein de la Confédération germanique et dans les pays et provinces sous domination autrichienne et prussienne, est violemment réprimée. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 1851 Dépassant le débat opposant les tenants d’une « petite Allemagne » rassemblée autour de la Prusse à ceux d’une « grande Allemagne » englobant l’Autriche, Bismarck entreprend de faire d’une Allemagne « restreinte », centrée autour de la Prusse, une grande puissance européenne. 1864 Suite à la guerre des Duchés, le Danemark cède une partie du Schleswig-Holstein à l’empire d’Autriche et au royaume de Prusse. 1866 À la suite de la victoire de Sadowa contre l’Autriche, Bismarck met fin à la Confédération germanique et crée la Confédération d’Allemagne du Nord dont la Prusse est l’élément central. 1870-1871 La victoire de la Prusse sur la France est suivie de la naissance du Reich allemand. Guillaume Ier, roi de Prusse depuis 1861, devient empereur d’Allemagne dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. 1888 L’empereur Guillaume II s’engage dans une politique d’expansion coloniale qui se heurte rapidement aux intérêts britanniques et français déjà en place. 1914-1918 La Première Guerre mondiale conduit à l’effondrement de l’Empire allemand. La défaite, corroborée par le sentiment d’injustice lié au « diktat » du traité de Versailles, est vécue comme une humiliation par les Allemands. 1918-1919 La république de Weimar est mise en place au lendemain de l’abdication de l’empereur Guillaume II. Le régime est marqué par de nombreuses tensions politiques et économiques mais aussi par une très grande effervescence culturelle et intellectuelle. 1933 Dans un contexte de forte crise économique et politique marqué par l’augmentation du chômage, de l’inflation et de la pauvreté, Adolf Hitler arrive au pouvoir. 1936 La remilitarisation de la Rhénanie constitue une atteinte décisive au traité de Versailles face à laquelle les vainqueurs de la Première Guerre mondiale restent sans réaction. 1938 L’Allemagne nazie annexe l’Autriche (Anschluss) sans que les autres pays européens réagissent. 1939-1945 En envahissant la Pologne le 1er septembre 1939, l’Allemagne nazie provoque la Seconde Guerre mondiale. Après sa défaite en 1945 et les conférences de Yalta et de Potsdam, son territoire amputé des régions situées à l’est de la ligne Oder-Neisse est occupé et partagé en quatre zones réparties entre les puissances victorieuses. 1948-1949 Le début de la guerre froide, marqué notamment par le blocus de Berlin, conduit à la partition de l’Allemagne entre une République fédérale d’Allemagne (RFA) et une République démocratique allemande (RDA) arrimées respectivement à l’Alliance atlantique et au pacte de Varsovie. 1952-1957 La création des Communautés européennes confirme la volonté des pays européens, et notamment de la RFA, d’instaurer des relations pacifiques et de coopération en Europe. 1954 Les accords de Paris mettent fin au statut d’occupation de l’Allemagne de l’Ouest et rétablissent une souveraineté limitée. 1961 La construction du mur de Berlin, devenu depuis le symbole de l’Allemagne divisée, enterre pour longtemps les espoirs de réunification. 1963 Signé par le chancelier Adenauer et le général de Gaulle, le traité de l’Élysée marque le rapprochement diplomatique et économique entre la France et la RFA et scelle leur réconciliation. 1969 1995 Le chancelier ouest-allemand Willy Brandt amorce une politique de rapprochement et de détente avec la RDA et le bloc soviétique (Ostpolitik). Années 1970 En RFA, plusieurs groupes d’extrême gauche pratiquant la lutte armée mènent un activisme politique violent (années de plomb). 1972 L’accord quadripartite sur Berlin, conclu entre l’URSS, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, pose les bases d’une série d’accords Est-Ouest plus tard qualifiée de « Détente ». 1973 La RFA et la RDA adhèrent aux Nations Unies. 1989 Alors que des mouvements de révoltes ébranlent le bloc de l’Est, la chute du mur de Berlin le 9 novembre constitue le premier pas vers la réunification (Wiedervereinigung) allemande (3 octobre 1990) et annonce la dissolution de l’URSS. 1990 Suite à la conférence « 2 + 4 » qui réunit à Bonn les gouvernements des deux Allemagnes et ceux des quatre pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, et à la signature du traité de Moscou, la RDA est intégrée à la RFA sous la houlette du chancelier Kohl. 1991 Prenant de court ses partenaires européens, l’Allemagne reconnaît de façon unilatérale la Slovénie et la Croatie. 1992 L’Allemagne signe le traité de Maastricht qui trace notamment la voie de l’union monétaire européenne, effective en 1999-2002. 1994 Le Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe rend un jugement autorisant les opérations militaires de la Bundeswehr en dehors du territoire allemand et de la zone couverte par l’OTAN, tout en maintenant l’interdiction de tout engagement offensif. L’armée allemande participe à l’IFOR (Implementation Force) en vue du rétablissement de la paix en ex-Yougoslavie. 1999 L’Allemagne participe aux bombardements menés dans le cadre de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie afin de protéger les populations du Kosovo. 2003 Le chancelier Schröder s’oppose à l’invasion de l’Irak décidée par le gouvernement américain de George W. Bush. Identique à celle de la France et de la Russie, cette position qui tranche avec l’atlantisme allemand des années de l’après-guerre confirme l’émergence d’une diplomatie allemande indépendante. 2005 Symbole de leur partenariat énergétique et économique, l’Allemagne et la Russie décident la construction du gazoduc Nord Stream qui les relie depuis 2012 par la Baltique en contournant les pays baltes et la Pologne. 2008-2012 En dépit de la crise financière mondiale, l’Allemagne parvient à maintenir une économie compétitive, notamment grâce à ses exportations, et confirme son statut de première puissance économique européenne et de quatrième puissance économique mondiale. La crise financière lui offre en outre un rôle majeur dans la garantie de la stabilité économique et financière et la pérennité de la zone euro. 2011 L’Allemagne, alors membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, s’abstient lors du vote de la résolution 1973 autorisant une intervention militaire en Libye afin de protéger les civils des violences du régime du colonel Kadhafi. Questions internationales Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 21 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Le système économique et social : équilibre et consensus Isabelle Bourgeois * * Isabelle Bourgeois est chargée de recherche au Centre d’information et de recherche L’Allemagne n’est pas un « modèle » au sens où on l’entend actuellement en France. Sa compétitivité ne se résume pas à quelques politiques économiques ou axes de réformes. Ses performances sont par essence collectives, résultant de l’action multiple des responsables politiques, des entreprises et de la société. Son « modèle économique » est en réalité un système d’interactions complexes dont le pivot est la quête permanente d’un équilibre entre intérêts particuliers et collectifs. Il s’agit donc, au fond, d’un modèle de société. sur l’Allemagne contemporaine (CIRAC), rédactrice en chef de Regards sur l’économie allemande – Bulletin économique du CIRAC (www.cirac.u-cergy.fr). La rapidité avec laquelle l’Allemagne est sortie en 2010 de la profonde récession de 2009 – la plus abrupte depuis 1949 – a de quoi fasciner. Après avoir plongé de 5 %, son PIB a crû de 3,7 %. En 2011, avec une croissance de 3 % environ, son économie a rattrapé dans l’ensemble son niveau d’avant la crise de la finance mondiale. En Europe, c’est aujourd’hui l’économie de loin la plus dynamique. L’Allemagne, première de la classe Fortement exportatrice, dotée d’une base industrielle solide et bien insérée dans le nouveau partage mondial du travail qui s’installe au fil de la globalisation des activités et de la montée en puissance des économies émergentes comme l’Inde ou la Chine, l’économie allemande se trouve dès lors érigée en 22 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 « modèle ». Faisons comme ce « premier de la classe », nous (Français) dit-on, et nous conserverons aussi notre « triple A ». Imitons l’Allemagne, et nous aurons, nous aussi, notre « Mittelstand » industriel qui nous hissera sur le podium des « champions à l’export » et tirera l’emploi. Menons comme elle une « politique d’austérité », et nous atteindrons le même niveau de compétitivité. Ce discours irrite, et à juste titre. Certes, il convient toujours de se caler sur les « meilleurs » pour accroître ses propres performances économiques. C’est la logique du benchmarking qui passe par une analyse des forces et faiblesses respectives pour devenir plus concurrentiel. Mais la notion de « modèle » demeure problématique. Si l’on entend par là l’exemplarité absolue, alors l’Allemagne n’est pas un modèle, puisque son économie présente un certain nombre de faiblesses qui sont souvent les mêmes qu’en © Wikimedia Commons Troisième port maritime d’Europe spécialisé dans le trafic de conteneurs, Hambourg entend se doter d’une salle de concert monumentale, la Philharmonie de l’Elbe, dont l’édifice semble pourfendre les vagues comme la proue du vaisseau fantôme. France : une dette disproportionnée – plus de 2 000 milliards d’euros en 2011, soit un peu plus de 81 % du PIB ; un système de protection sociale dont le financement n’est pas totalement assuré à l’avenir, malgré de nombreuses réformes de fond ; des inégalités sociales qui, bien qu’elles soient un peu moins prononcées qu’en France, ne s’en accentuent pas moins ces dernières années sous l’effet des mutations de l’activité. Ces faiblesses, les médias français s’en délectent d’autant plus volontiers que les pointer du doigt permet aussi de canaliser cette envie, voire cette jalousie, que fait naître cette voisine dont il s’agirait de « copier le modèle » à l’identique. Si l’économie allemande est un modèle, c’est par contraste avec les performances de ses partenaires au sein de l’Union européenne, donc uniquement du fait du regard des autres. Elle-même ne se considère pas comme « supérieure », contrairement à cette tentation qu’on lui prête souvent. Certes, les Allemands sont conscients de leurs qualités, ce qui leur permet d’aborder les crises avec une certaine sérénité. S’ils en ont traversé plusieurs depuis que la République fédérale existe – crises pétrolières, choc de la réunification, récessions et restructurations industrielles mondiales, éclatement de la bulle de la nouvelle économie –, ils en sont toujours sortis plus compétitifs qu’avant et sont, de ce fait, plus confiants en leurs capacités à rebondir. C’est le fruit de cette expérience qui leur a permis de renouer rapidement avec la croissance après la récente crise de la finance mondiale. Cette expérience fonde actuellement la solide confiance des entreprises, alors que la crise des dettes souveraines dans la zone euro et ses répercussions sur l’économie européenne et mondiale assombrissent les perspectives. Elles ont saisi cette crise comme une chance, la mettant à profit pour innover, rationaliser encore plus leur production ou identifier au plus près la demande sur un marché mondial en pleine évolution. Et les entreprises ont mené cette stratégie en tant que communautés où chacun a apporté sa contribution. Les patrons ont puisé dans leur patrimoine, les salariés ont assuré la survie de leur entreprise en mettant à sa disposition leur travail. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 23 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Le PIB des Länder (2009) Taux de chômage par Land (2011) Brême 26,7 Berlin Rhénaniedu-NordWestphalie 522,9 92,8 PIB (en milliards d’euros) PIB par habitant (en milliers d’euros) 21,3 23,9 28,6 36,4 47,5 Source : Statistisches Bundesamt Deutschland, www.destatis.de L’Allemagne est certes consciente aujourd’hui de ses valeurs, au point qu’elle les exporte en même temps que les biens ou les investissements qu’elle effectue hors de ses frontières. Lorsqu’elles ouvrent un site de production en Chine, en Inde, au Brésil ou ailleurs, les entreprises emportent littéralement dans leurs bagages leur mode de fonctionnement en réseaux de partenariat et leur culture du respect des salariés, veillant à leurs qualifications et à leur coresponsabilité. La réputation mondiale du « made in Germany » repose tout à la fois sur la qualité des produits, la fiabilité comme la réactivité des services, et une certaine philosophie qui réserve le premier rôle au facteur humain. Des réformes « juste à temps » L’Allemagne n’impose pas son « modèle » aux autres. Pourquoi le ferait-elle d’ailleurs ? Les Allemands sont les premiers à le critiquer 24 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 En % 3,8 6 Source : Statistisches Bundesamt Deutschland, www.destatis.de 8 11 13,3 Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Saxe Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 91,8 avec virulence et à relever systématiquement ses moindres faiblesses, le tout sur la place publique et par médias interposés. L’Allemagne ne connaît pas de « déclinologues », mais pratique en permanence la critique constructive – celle qui permet d’adapter le fonctionnement de son modèle économique et social à un contexte et une situation en perpétuelle évolution. Le rôle du Conseil des Sages Le Conseil des Sages (Sachverständigenrat zur Begutachtung der gesamtwirtschaftlichen Entwicklung) en est une incarnation. Cette haute autorité scientifique indépendante, qui a pour mission d’évaluer la politique économique du gouvernement fédéral et qui publie tous les ans, en novembre ou décembre, un rapport dans lequel elle formule des recommandations, est réputée pour être particulièrement sévère. Depuis des années, elle ne cesse d’enjoindre les pouvoirs publics de redoubler d’efforts pour consolider les finances publiques, pour mieux garantir le finan- cement des caisses d’assurance sociale, pour rendre les conditions-cadre de l’activité économique encore plus performantes, notamment grâce à une baisse des prélèvements. Les recommandations que ce Conseil avait formulées en 2002 à l’intention du gouvernement avaient ainsi largement inspiré l’agenda de réformes structurelles présenté par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder en mars 2003 (« Agenda 2010 »). L’Allemagne, en pleine récession, était alors montrée du doigt par ses partenaires européens parce qu’elle était devenue la « lanterne rouge de l’Europe ». Mise en œuvre entre 2003 et 2005, cette politique drastique de réformes a permis à l’Allemagne de rompre avec cette « germanosclérose » dans laquelle ses voisins voyaient une lourde menace pour un espace européen solidaire, et ainsi de redynamiser sa compétitivité 1. « Pour être à la hauteur de nos responsabilités européennes, nous devons assumer un changement interne », avait déclaré le chancelier dans son discours devant le Bundestag en mars 2003. L’impératif de compétitivité Le sursaut de compétitivité amorcé à cette époque grâce à ces réformes reposait sur la prise de conscience que la compétitivité économique du pays était lourdement lestée par un État-providence hypertrophié : les prélèvements (impôts et cotisations) accaparaient plus de 42 % du produit intérieur brut (PIB). Certes, le constat d’un poids disproportionné de la protection sociale s’appliquait à tous les États de l’Union européenne. Ils avaient d’ailleurs adopté à Lisbonne en 2000 une stratégie destinée à y remédier, mais cette stratégie était pour l’essentiel restée lettre morte. Seule l’Allemagne l’a mise en œuvre, bien que tardivement. Il est vrai que la réunification avait forcé la prise de conscience de l’impact du financement de l’État social sur la compétitivité globale. Du jour au lendemain, les caisses de retraite de l’Ouest avaient dû verser leurs pensions aux retraités ➜ FOCUS Ordo-libéralisme, ou libéralisme organisé La doctrine du libéralisme organisé, développée par l’École de Fribourg, a largement inspiré le modèle de l’économie sociale de marché tel qu’il s’est imposé en Allemagne après 1949. Ses valeurs fondatrices sont d’une part le respect de la liberté, sous toutes ses formes, et la valorisation de l’effort individuel qui en découle, et d’autre part son corollaire indissociable : la responsabilité de l’individu dans le jeu collectif. Autrement dit, le « modèle allemand » repose sur le libre jeu de la concurrence des acteurs ou des marchés, mais cette concurrence n’est pas sauvage : elle est régulée pour en limiter les excès. Cette régulation se fait grâce à un cadre général que fixe le législateur, mais qui se contente d’établir des grandes règles du jeu. Les parlements et les gouvernements ne réglementent pas par la loi l’activité en tant que telle. Le respect de ces règles relève de la responsabilité des seuls acteurs économiques, soit à l’échelon individuel soit, dans le cas d’intérêts collectifs, par l’adoption de codes d’autorégulation qui répondent à la logique du contrat librement consenti. de l’ex-République démocratique allemande (RDA), alors que ceux-ci n’avaient jamais cotisé, et pour cause, à l’Ouest. Pour débrider la compétitivité de l’économie, il fallait donc refonder l’État social. Cette analyse était et est toujours partagée par le mouvement syndical 2. Patronat et syndicats ont dès lors pris à cœur d’accompagner les réformes gouvernementales en matière de protection chômage – dont la création d’une aide aux chômeurs de longue durée, connue sous le nom de « Hartz IV », qui a servi de modèle au revenu de solidarité active (RSA) français. Dans leur domaine de compétence propre (fixation des salaires et de la durée du temps de travail), c’est-à-dire celui où la Loi fondamentale garantit leur autonomie, ils ont ainsi entrepris d’accroître la flexibilité du marché du travail, en ouvrant notamment la fourchette salariale vers le bas pour faciliter l’insertion des salariés les moins 1 I. Bourgeois, « Les recommandations du Conseil des Sages qui inspirent l’Agenda 2010 », in I. Bourgeois (dir), Le Modèle social allemand en mutation, Éditions du CIRAC, Cergy-Pontoise, 2005. 2 Voir par exemple Wolfgang Schroeder, « Pour un État social plus équitable », in I. Bourgeois (dir), Le Modèle […], op. cit. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 25 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance qualifiés, comme le leur avait vivement conseillé le Conseil des Sages. La flexibilité de l’activité Ajoutées aux réformes menées par le législateur, les mesures de flexibilisation adoptées par les partenaires sociaux – dont divers régimes de comptes épargne-temps –, parallèlement à la hausse de la durée du temps de travail hebdomadaire – variable selon les branches et secteurs, elle se situe aujourd’hui en moyenne à près de 39 heures –, ont fini par relancer l’activité, réduire significativement le nombre de chômeurs et surtout comprimer le chômage de longue durée, donc réduire l’exclusion. L’effet aussi a été bénéfique pour les finances publiques, moins mises à contribution pour les revenus de substitution, ce qui a permis en retour de réduire un peu le poids des cotisations pesant sur les employeurs 3 et de faciliter l’embauche. Dans le même temps, la réduction des dépenses sociales a permis d’accroître les investissements et de réduire les déficits. Ces grandes réformes ont été poursuivies sous les gouvernements suivants, donnant lieu à une révision du financement de l’assurance maladie ou à la hausse de l’âge légal de départ à la retraite qui sera porté à 67 ans en 2019 pour tenir compte de l’allongement de l’espérance de vie et du fait que la faible natalité fait progressivement peser le poids du financement des retraites sur de moins en moins de salariés. Parallèlement, la consolidation budgétaire progressait, et le budget fédéral était légèrement excédentaire au moment où éclatait la crise de la finance mondiale en 2008. Cette amélioration a permis de financer les programmes de soutien à la conjoncture – prime à la casse dans l’automobile, coup de pouce aux revenus des ménages les plus modestes, aides au chômage partiel, ou mesures pour garantir l’accès au crédit bancaire des entreprises – et de lancer une série de programmes d’investissement dans les infrastructures éducatives ou de transport. 3 Voir Cour des comptes, Rapport public thématique. Les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne, Paris, mars 2011 (www.ccomptes.fr). 26 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Le libéralisme organisé comme système économique et social Le « modèle » économique et social allemand n’est pas figé une fois pour toutes. Au contraire, il est foncièrement évolutif, dans le respect toutefois d’un certain nombre de principes qui sont, eux, invariants. Les politiques, c’est-à-dire la manière dont ces principes sont mis en œuvre concrètement, sont donc toujours perfectibles, comme le rappelle régulièrement le Conseil des Sages. Sa mission ne se limite pas à mesurer l’évolution conjoncturelle de l’économie et à préconiser des politiques en réponse aux problèmes ou dysfonctionnements constatés. Il a aussi en charge de veiller au respect de l’orthodoxie ordo-libérale (voir encadré p. 25). Son rôle consiste donc « à maintenir ou à faire prévaloir par des mesures et des règles du jeu appropriées (Ordnungspolitik) un cadre général favorable à l’activité économique et à la compétitivité globale » 4. « L’impératif du maintien de la compétitivité économique [est] un problème sociétal, au sens où l’enjeu ne se borne pas au seul cadre macro-économique d’ensemble mais, au-delà, porte sur la capacité de la société à s’ouvrir et à s’adapter face aux évolutions récentes et aux défis nouveaux 5. » Telle est la vision allemande. On comprend dès lors que le terme de « modèle » n’est guère approprié pour désigner cet ensemble complexe d’actions qui déterminent le fonctionnement et l’évolution de l’économie allemande. Il faut lui préférer celui de « système » qui tient compte des interactions multiples, et à tous les niveaux, entre les responsables politiques, les acteurs économiques, la société civile et ses représentants – et qui traduit mieux le fait qu’il s’agit d’un processus. 4 Voir Markus Gabel et René Lasserre, « L’expertise économique et le conseil politique à l’épreuve du changement », Regards sur l’économie allemande. Bulletin économique du CIRAC, n° 78, octobre 2006 (consultable en ligne sur www.cairn.info et www.revues.org). 5 Rapport de 1993 du ministère fédéral de l’Économie sur la compétitivité du Standort Deutschland. Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Autonomie Allemagne : la principale Contribution et polycentrisme nationale contribution au budget La première caractérisEn millions d’euros de l’Union européenne tique du modèle économique 20 708 (2010) allemand au sens de système 10 000 est qu’il est le fruit d’un travail 4 000 collectif d’acteurs autonomes 1 000 et responsables. Il est construit 200 sur la diversité des politiques 50 économiques et structurelles Solde que mènent, au sein d’un budgétaire cadre général fixé à Berlin, opérationnel les 16 « États membres » positif constitutifs de la République négatif fédérale que sont les Länder. Autonomes et indépendants au plan administratif et budgétaire, ils mènent leur propre politique industrielle, technologique, éducative ou d’innovation. Ils se livrent à une concurrence effrénée pour l’attractivité de leur site de Source : Commission européenne, Budget de l’UE 2010, Rapport financier, 2011 http://ec.europa.eu/budget/index_fr.cfm production, mais toujours en respectant les grands objectifs d’équilibre et Évolution du PIB en Allemagne de cohésion communs à l’ensemble de l’Alle(1990-2010) magne, à ses 17 gouvernements (dont le gouverEn milliards de dollars constants de 2000 nement fédéral) et ses 17 parlements (dont les deux chambres que sont à l’échelon fédéral 2 200 le Bundestag et la représentation des Länder : 2 069 le Bundesrat). 2 000 Cette articulation des pouvoirs institutionnels tient compte de la forte diversité régionale Allemagne que présente, pour des raisons géographiques, 1 800 historiques et culturelles, l’économie allemande. Le pays est entouré de 9 États voisins, le terri1 600 toire n’a que peu de ressources naturelles, mais 1 485 est sillonné par de grands axes fluviaux, auxquels sont venus s’ajouter dès l’époque de Bismarck 1 400 France des réseaux extrêmement denses de canaux, de chemins de fer puis de routes et d’infrastruc1 200 tures aéroportuaires. C’est aux carrefours de ces voies de communication que se sont concentrées au fil du temps les activités et que sont nés 1 000 1990 1995 2000 2005 2010 des pôles de compétitivité, c’est-à-dire des sites où vivent en symbiose production industrielle, Source : Banque mondiale, http://data.worldbank.org recherche et innovation, et qui sont particulièrement compétitifs. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 27 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance ➜ RAPPEL Le principe de subsidiarité « Le pouvoir décisionnel doit toujours être placé au plus près des acteurs concernés et au plus près des problèmes constatés. Si on veut décider quelque chose “d’en haut”, au niveau central, il faut d’abord fournir la preuve que cette décision ne peut pas être prise “en bas”. » Application au politique « Cet “en bas” ne s’arrête pas aux Länder ; les communes, la société civile et ses organisations, et plus encore les citoyens eux-mêmes sont le “siège” premier des compétences décisionnelles. Dans une société démocratique, le pouvoir de décision se délègue toujours du bas vers le haut, jamais dans le sens inverse. » Application à l’économie « Si d’un côté, la diversité est à la fois l’expression et la condition de la liberté, de l’autre, sa force productive repose sur la concurrence qu’elle génère dès lors qu’on la comprend comme la “diversité des solutions proposées”. » Source : Roman Herzog [ancien juge du Tribunal fédéral constitutionnel et ancien président de la RFA], « Kooperation und Wettbewerb », Aus Politik und Zeitgeschichte, n° 50, décembre 2006 (www.bpb.de/files/JPKJT0.pdf). Ces zones sont réparties sur l’ensemble du territoire, menant à un polycentrisme caractérisé de l’activité. Cela dit, on observe un fort clivage Nord-Sud en termes de compétitivité : les régions les plus dynamiques et les plus riches se situent dans le Sud ; depuis l’unité allemande, les Länder de l’Est se sont intégrés dans ce schéma. Quatre Länder réalisent les deux tiers du PIB allemand : la Bavière, le Bade-Wurtemberg, la Rhénanie du Nord-Westphalie et la Hesse, les trois premiers étant le fief des branches phares de l’industrie allemande et de ses exportations que sont depuis des décennies la construction mécanique, l’automobile, l’électrotechnique et la chimie. Subsidiarité, équité, coresponsabilité L’économie allemande est ainsi construite institutionnellement sur la diversité des modèles – polycentrisme décisionnel (polyarchie) et polycentrisme des activités –, leur concurrence et la mobilité des facteurs au sein du « site Allemagne ». La cohésion de cet ensemble disparate est assurée par une culture de dialogue 28 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 et d’échanges institutionnalisés dans laquelle les médias jouent un rôle de premier plan. Cette culture peut se résumer à une quête permanente d’équilibre des forces entre l’autonomie (et la concurrence) des différents acteurs et la cohésion (solidarité). Le pivot de cette organisation est le principe de subsidiarité. Il se décline principalement de deux manières : au plan institutionnel, par le fédéralisme politique et financier ; au niveau sociétal, par l’organisation de la société et la culture de travail en association avec différents acteurs. Les partenaires sociaux, par exemple, qui représentent les intérêts collectifs du patronat et du salariat, sont ainsi toujours associés en amont dans le processus de prises de décisions politiques ou réglementaires. Aucune décision dont la portée dépasse le cadre de la vie privée, à aucun échelon (que ce soit le gouvernement ou l’entreprise), ne peut se prendre individuellement. En Allemagne, les décisions sont toujours collectives, cherchant en permanence à concilier intérêt particulier et intérêt général. C’est là la signification profonde de cette « culture du compromis » qu’on constate outre-Rhin. En ce sens, l’Allemagne est foncièrement aussi une démocratie économique. Une autre facette de cette quête d’équilibre des intérêts est l’équité de droits entre capital et travail. Elle prend notamment la forme de la coresponsabilité dans l’entreprise. Les intérêts des salariés sont défendus par une représentation unique, élue – il n’y a pas de syndicats dans les entreprises de moins de 2 000 salariés, c’est-à-dire dans plus de 90 % d’entre elles –, le Conseil d’établissement (Betriebsrat). Celui-ci codécide de tout changement dans l’organisation de la production, ce qui est à la fois favorable aux plans de modernisation ou de restructuration (les intérêts respectifs sont respectés) et à la capacité d’innovation des PME industrielles allemandes. Cette coresponsabilité ne garantit pas seulement la paix sociale, mais aussi la stabilité nécessaire à une culture entrepreneuriale orientée sur le long terme – c’est là la signification d’origine, allemande, de la notion de développement durable : Nachhaltigkeit. Les zones d’activité économique en Allemagne Mer Baltique Kiel Mer du Nord Rostock Lübeck Hambourg Bremerhaven Elb e Emden POLOGNE Brême O de PAYS-BAS r Berlin Wolfsburg Hanovre Osnabrück Ode r Brunswick Magdebourg Salzgitter Bielefeld e W r ese Dortmund Essen Halle Leipzig Kassel Düsseldorf Dresde Fu ld Erfurt a Rh Wer ra in Koblenz Chemnitz Eisenach Siegen Francfortsur-le-Main Saal Zwickau e Leverkusen Cologne Aix-laChapelle Bonn BELGIQUE Prague Schweinfurt Wiesbaden Mayence LUXEMBOURG Würzburg in Ma Erlangen Mannheim a v Ludwigshafen ta Luxembourg RÉPUBLIQUE TCHÈQUE V la Nuremberg Sarrebruck Ratisbonne Moselle Karlsruhe FRANCE Ne nu Da r cka Ulm Ingolstadt e Stuttgart Rhi n Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Cottbus El b Münster b n In Augsbourg Danub e Munich Fribourg Métallurgie Outils, quincaillerie Construction mécanique Industrie électronique Agriculture intensive Industrie automobile Industrie chimique Textile Lignite Houille 0 100 km Région touristique Zone de concentration d’activité économique Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 29 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Cette coresponsabilité s’étend, à un niveau plus général, à la qualification des futurs salariés via le système dual de formation professionnelle. Le profil des qualifications nécessaires à moyen terme est identifié par les entreprises, puis fixé conjointement avec toutes les parties concernées, et à tous les échelons, afin d’être valable dans l’ensemble de l’Allemagne. Près d’un jeune Allemand sur deux suit un apprentissage : le métier qu’il apprend lui dispense savoir théorique et technique, savoir-faire (compétences transversales) et aussi savoir-être (compétence d’action). Cette socialisation dans et par l’entreprise n’explique pas seulement le faible taux de chômage des jeunes. Il est à peine supérieur au taux de chômage général, actuellement d’un peu plus de 6 %. Elle fait d’eux des acteurs économiques à part entière, capables de s’adapter aux mutations et d’innover, elle leur délivre l’intelligence de l’économie et leur confère une identité sociale. lll Le « modèle économique » allemand est au fond un « modèle de société ». Il repose sur des valeurs érigées en normes de droit et qui déterminent l’action de l’entrepreneur. Dans les ruines physiques et morales de l’après-guerre, seules les valeurs humanistes chrétiennes pouvaient offrir un cadre d’orientation à une société devant se reconstruire. Chacun devait prendre en main son destin, donc assumer sa responsabilité. De même, chacun devait se montrer solidaire, en 30 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 respectant l’autonomie d’autrui, car du sort des uns dépendait celui des autres. C’est ainsi qu’est entré dans le droit constitutionnel (droits fondamentaux) le principe « propriété oblige » qui vise l’équilibre entre droits et devoirs de l’entrepreneur et celui entre intérêts du patron et des salariés. Il crée un lien indissoluble qu’on peut résumer ainsi : sans capital pas de travail, sans travail pas de capital. L’entreprise est une communauté de destin où l’effort est partagé, de même que les richesses qu’il génère. Cet équilibre des droits et devoirs se reflète également dans le droit de la concurrence qui repose, lui, sur le « devoir de probité ». La liberté d’exercice garantie par la Loi fondamentale a pour corollaire des devoirs vis-à-vis des autres acteurs économiques, et de la société dans son ensemble. Au fond, le « modèle » allemand est un système de valeurs. Son économie est foncièrement humaine, c’est-à-dire centrée sur l’activité de son acteur principal : l’homme. C’est là le « secret » de la performance des PME qui constituent 99 % des entreprises, ces fourmis ouvrières de la compétitivité allemande. Elles sont les garantes de la culture industrielle, de la cohésion sociale et de la stabilité de l’Allemagne. n Bibliographie O Isabelle Bourgeois (dir.), Allemagne, les chemins de l’unité. Reconstruction d’une identité en douze tableaux, Éditions du CIRAC, Cergy-Pontoise, 2011. ´ POUR ALLER PLUS LOIN Les partis politiques allemands Le système de partis de la République fédérale d’Allemagne (RFA) a été longtemps caractérisé par une stabilité exceptionnelle et par un format à deux partis « et demi », la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands, Union chrétienne-démocrate d’Allemagne), le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, Parti social-démocrate d’Allemagne) et le FDP (Freie Demokratische Partei, Parti libéral-démocrate). Cependant, depuis la fin des années 1970, l’affirmation des Verts a ouvert un mouvement de fragmentation du système de partis. La structuration historique du système partisan allemand Au XIX e siècle, les premiers clivages politiques opposaient bourgeois et nobles, libéraux et chrétiens-conservateurs et, à partir de la révolution industrielle, bourgeois et ouvriers. Après la création de l’État allemand, en 1871, on trouvait ainsi des partis d’obédience religieuse, dont le principal était le Zentrum catholique, et le SPD (créé en 1875), qui devint le parti-phare de la social-démocratie. Le suffrage universel fut introduit en 1919, par la Constitution de la république de Weimar. Cette dernière était marquée par un système de partis divisé, notamment du fait de la scission du SPD qui donna naissance au KPD (Kommunistische Partei Deutschlands, Parti communiste d’Allemagne) en 1919, et de l’affirmation du parti national-socialiste. Cette fragmentation est perçue comme un facteur important de l’impuissance des partis loyaux à l’égard de la République à contrer la prise de pouvoir des nationaux-socialistes, qui s’attachèrent à éliminer, un par un, leurs partis concurrents. La reconstruction des partis allemands après 1945 Le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, Parti socialiste unifié d’Allemagne), créé dès 1946 dans la zone soviétique d’occupation, devint le seul parti à exercer le pouvoir en République démocra- tique allemande (RDA). En Allemagne de l’Ouest, le SPD et la CDU, créée en 1945, s’imposèrent rapidement comme les principales forces politiques. Le SPD abandonna toute référence au marxisme lors du congrès refondateur de Bad Godesberg (1959). Souvent cité comme l’exemple typique du parti de masse, il connut une expansion considérable dans les années 1960-1970 et put s’appuyer sur des liens solides avec les syndicats. Dans l’immédiat après-guerre, la CDU défendit un programme social proche de celui du SPD. À l’issue d’un tournant libéral-conservateur précoce, elle devint un parti de centre-droit dont les promesses de restaurer la prospérité économique s’adressaient aussi bien aux hommes d’affaires qu’aux agriculteurs et aux ouvriers. Grâce à ce réalignement, ce parti et son alliée la CSU (Christlich-Soziale Union in Bayern, Union chrétienne-sociale en Bavière) surpassèrent le SPD dès le début des années 1950. Jusqu’au début des années 2000, la CDU et le SPD remportaient toujours plus des trois quarts des suffrages et 80 à 90 % des sièges au Bundestag, tout en dominant largement les parlements régionaux. On parle souvent de « bipartisme et demi », puisque le mode de scrutin proportionnel contraint ces deux Volksparteien (partis du peuple) à s’allier à un parti charnière, le FDP, pour être en mesure de constituer un gouvernement. Ce petit parti est donc celui qui a gouverné le plus longtemps dans l’histoire de la RFA. Grâce à ses positions libérales et sécularistes, le FDP put dans un premier temps se présenter comme une force complémentaire de la CDU, à même d’équilibrer ses orientations chrétiennes et sociales. Sa doctrine évolua ensuite autour de l’objectif d’occuper le « centre » du spectre politique et de pouvoir faire pencher la balance en faveur de l’un ou l’autre Volkspartei. L’adoption d’un discours « social-libéral », la promesse de défendre les libertés individuelles ainsi qu’une certaine convergence de vues à propos de la politique à mener à l’égard de l’Est permirent un rapprochement du SPD et un Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 31 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Élections fédérales en Allemagne (2009) Parti pirate 0 Die Linke 2 2,1 2,4 2,5 3,4 FDP 9 Méthode : quantiles (1/5 des länder dans chaque classe) 6,5 8,5 11 21 29 32 Les Verts 11 13 15 17 19 CDU/CSU 5,1 6,7 10 12 15 17 NPD 0,9 1,1 1,2 1,6 3,2 4 Autres partis 0,3 1,2 1,9 2,3 2,9 5,3 SPD 23 30 32 32 35 43 15 18 24 26 29 30 NPD : Nationaldemokratische Partei Deutschlands, Parti national-démocrate d'Allemagne. FDP : Freie Demokratische Partei, Parti libéraldémocrate. CDU : Christlich Demokratische Union Deutschlands, Union chrétienne-démocrate d’Allemagne. CSU : Christlich-Soziale Union, Union chrétienne-sociale. SPD : Sozialdemokratische Partei Deutschlands, Parti social-démocrate d’Allemagne. Source : www.bundeswahlleiter.de 32 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Scores en % des suffrages exprimés renouvellement des logiques de formation de coalitions. Le FDP quitta la coalition formée avec la CDU en 1966 et la RFA connut sa première « grande coalition » SPD-CDU, puis, à partir de 1969, une coalition SPD-FDP sous l’égide du chancelier Willy Brandt. La fin du « bipartisme et demi » Plusieurs évolutions contribuèrent à transformer le système de partis allemand. Les fondements de la coopération entre libéraux et sociaux-démocrates furent ébranlés par leurs divergences quant aux réponses à apporter à la crise économique des années 1970, ainsi que par l’intérêt électoral déclinant du FDP à politiser les libertés individuelles, face à la montée du terrorisme d’extrême gauche. Ces questions favorisaient un ancrage à droite du parti libéral. Entre 1982 et 1998, le FDP exerce effectivement le pouvoir en coalition avec la CDU de Helmut Kohl. Les années 1960 et 1970 virent le développement de la classe moyenne ainsi que des mouvements d’individualisation et de sécularisation. Ces changements contribuèrent à affaiblir les identités sociales et partisanes – ce qui s’exprime à travers le déclin régulier des adhérents des grands partis – et favorisèrent l’émergence d’une nouvelle dimension de conflit, peu ancrée socialement, opposant les valeurs de liberté, d’émancipation, de paix et de respect de l’environnement aux valeurs centrées sur l’ordre, la discipline, le matérialisme et l’ethnocentrisme. Issu de mouvements pacifistes et écologistes, le parti des Verts fit littéralement intrusion sur la scène politique allemande en entrant au Bundestag en 1983. Partenaire de coalition « naturel » du SPD, il priva le FDP de sa posture centrale et contribua à le confiner à droite du spectre politique et à le rendre extrêmement dépendant de la CDU. En 1998, après seize ans d’opposition, le Parti social-démocrate remporta les élections et forma une coalition rouge-verte. Percée des « petits partis » et morcellement du système de partis La réunification de l’Allemagne (1990) marqua l’apparition du PDS (Partei des Demokratischen Sozialismus, Parti du socialisme démocratique) qui succéda au SED de l’ex-RDA. Contre toute attente, Le système électoral allemand La loi électorale allemande définit un système dit « mixte », puisqu’il combine deux modes de scrutin. Lors des élections législatives, chaque électeur dispose d’une première voix lui permettant de désigner au scrutin uninominal majoritaire à un tour le député de sa circonscription (on parle alors de « mandat direct » en allemand), mais aussi d’une deuxième voix lui permettant de voter au scrutin proportionnel plurinominal pour la liste de l’un des partis candidats au niveau du Land. La seconde voix est généralement considérée comme prépondérante dans la mesure où c’est le scrutin proportionnel qui détermine la répartition des sièges entre les partis ayant totalisé au moins 5 % ou 3 mandats directs. Les mandats obtenus par chaque parti sont attribués en priorité aux élus « directs ». Si un parti obtient plus de mandats directs que de sièges à la proportionnelle, il conserve les sièges supplémentaires, ce qui conduit à une augmentation ponctuelle du nombre de sièges au Bundestag. le PDS parvint à capitaliser sur les déceptions des Allemands de l’Est à l’égard de la réunification. S’il a rencontré des difficultés pour s’implanter à l’Ouest, il s’est maintenu au rang de troisième force dans les parlements régionaux de tous les nouveaux Bundesländer. Plus généralement, le déclin de la confiance dans les partis établis se traduit par la montée de l’abstention et par la percée de petits partis. Le seuil électoral des 5 % nécessaire pour entrer au Bundestag constitue un obstacle de taille, mais ces partis parviennent à s’affirmer à d’autres niveaux, comme les élections européennes et surtout les élections régionales qui constituent les Landtage. Par comparaison avec les petits partis français, ils sont favorisés par le scrutin proportionnel, mais aussi par des seuils électoraux largement inférieurs pour obtenir le remboursement de leurs frais de campagne (0,5 % des voix aux élections fédérales et 1 % aux élections régionales). Au début des années 1990, plusieurs partis d’extrême droite sont ainsi parvenus à réaliser des scores élevés, à l’image de la DVU (Deutsche Volksunion, Union populaire allemande), ou encore des Republikaner qui obtiennent jusqu’à 10,1 % Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 33 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance dans le Bade-Wurtemberg en 1992. Dans un premier temps, ces percées restent ponctuelles et éphémères, tout comme celles de formations locales, se présentant souvent comme apolitiques, tel le Schill-Partei qui créa la surprise en 2001 en obtenant 19 % des voix à Hambourg, mais qui disparut dès 2004. Ce morcellement politique se poursuit, du niveau communal au niveau fédéral. Entre 2004 et 2011, le NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands, Parti national-démocrate d’Allemagne) est par exemple entré dans quatre Landtage 1. Si le bilan politique du PDS dans plusieurs Länder de l’Est ne semble pas avoir convaincu ses électeurs, ce parti est finalement parvenu à s’établir en Allemagne de l’Ouest grâce à l’alliance conclue en 2005 avec le mouvement WASG (Wahlalternative Arbeit und Soziale Gerechtigkeit), composé de sociauxdémocrates et de syndicalistes déçus par la politique du SPD. Cette alliance a débouché en 2007 sur la fondation du parti de gauche Die Linke, qui a obtenu près de 12 % des suffrages aux élections fédérales de 2009. Face à cette concurrence multiforme, le SPD et la CDU ont vu leurs scores s’éroder d’élection en élection. En 2011, dans le contexte de vives controverses relatives à la rénovation de la gare de Stuttgart, les dernières élections ont porté, pour la première fois, un écologiste à la tête d’un Land allemand. Ces évolutions affectent en profondeur la formation de coalitions à tous les niveaux. En 2005, après une période d’incertitude durant laquelle toutes sortes de combinaisons impliquant le FDP et les Verts ont été considérées, les deux grands partis ont formé la deuxième grande coalition de l’histoire de la RFA. Au niveau régional, les chrétiens-démocrates ne s’allient plus seulement au FDP, mais aussi aux écologistes, et le SPD s’associe ponctuellement à Die Linke. En revanche, les partis d’extrême droite sont exclus de toute alliance. Ni gauche, ni droite ? La recherche de compromis autour de positions modérées Le souvenir de la république de Weimar et les traumatismes liés à l’expérience du totalitarisme ont contribué à alimenter la suspicion des Allemands à l’égard des partis et de la radicalité. Même les termes de « gauche » et de « droite » sont très connotés et utilisés exclusivement pour désigner des courant politiques jugés extrêmes, tandis que les principaux partis revendiquent tous le statut de « parti du centre ». Les différences entre les programmes des partis parlementaires allemands et entre les politiques menées effectivement par ces derniers semblent de plus en plus difficiles à identifier. Les principaux partis s’accordent sur les réponses appropriées face aux pressions économiques et démographiques. Les réformes sociales adoptées par le gouvernement Schröder ont ainsi recueilli un large assentiment parmi les chrétiens-démocrates et les libéraux. En 2011, ces derniers ont, pour leur part, repris à leur compte l’abandon de l’énergie nucléaire décidée par la gauche. 1 La DVU et le NPD ont fusionné au cours de l’été 2010. Après le rejet, par le Tribunal fédéral constitutionnel allemand, de plusieurs demandes d’interdiction du NPD en 2001, ce débat a été relancé fin 2011 par la révélation de liens entre le NPD et l’organisation nationale-socialiste Clandestinité, mise en cause dans plusieurs crimes racistes. 34 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Isabelle Guinaudeau * * Max Weber Fellow, European University Institute, Max Weber Programme, San Domenico, Italie. État de droit et démocratie : le rôle central du Tribunal fédéral constitutionnel * Jérôme Vaillant Jérôme Vaillant * est professeur de civilisation allemande contemporaine En Allemagne, la notion d’État de droit occupe une place centrale et les normes constitutionnelles demeurent Lille 3, directeur de la revue Allemagne d’aujourd’hui. des valeurs de référence depuis la réunification du pays. À côté du Bundestag, le Tribunal fédéral constitutionnel dont la fonction première est d’interpréter la Loi fondamentale de 1949 est l’un des piliers du système institutionnel allemand qui repose sur une stricte séparation des pouvoirs. La juridicisation croissante de la vie politique fait cependant l’objet de critiques. Dénué de réelle fonction politique, le Tribunal fédéral constitutionnel n’en exerce en effet pas moins une véritable influence, consacrée par certains de ses récents jugements sur la vie politique du pays. à l’université Charles-de-Gaulle- La référence à l’« État de droit » est à peu près aussi fréquente en Allemagne que le recours à la notion de « République » en France. On peut voir là l’importance de la place qu’occupe dans l’opinion allemande une notion à laquelle celle-ci est d’autant plus attachée que c’est, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la façon la plus claire de se démarquer de l’État criminel qu’a été le iiie Reich 1. Respecter l’État de droit c’est défendre les valeurs énoncées dans la Constitution, la Loi fondamentale 2, élaborée en 1948 et promulguée en 1949 pour 1 Même si, au départ, comme le rappelle l’hebdomadaire Der Spiegel dans un numéro récent, il est revenu à des magistrats qui avaient été en activité sous le IIIe Reich de le faire appliquer. Voir « Welle der Wahrheiten », Der Spiegel, n° 1/2012, p. 32 et suiv. 2 Pour une lecture en français de la Loi fondamentale, voir la traduction établie par les juristes de la Faculté de droit de l’université de Sarrebruck (http://archiv.jura.uni-saarland.de/BIJUS/ grundgesetz). la seule République fédérale d’Allemagne (RFA) et devenue ensuite la Constitution de l’Allemagne unifiée. Jürgen Habermas voyait dans l’attachement à l’« État constitutionnel » (Verfassungsstaat) un ersatz au sentiment national pour l’Allemagne occidentale pendant la période de la division. Les normes constitutionnelles sont restées les valeurs de référence pour l’Allemagne depuis son unification, avec sans doute une distance plus grande manifestée à leur endroit par les Allemands de l’Est que l’unification a déclassés. Plus que la démocratie : primauté du droit et des droits fondamentaux Plus que la démocratie dont le principal fondement est la souveraineté du peuple qui Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 35 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance s’exprime par le suffrage universel, l’État de droit signifie le respect par l’État comme par le citoyen du principe de légalité. Comme pour les droits fondamentaux que tout citoyen peut opposer à l’État, l’État de droit est l’expression de la saine méfiance que l’on peut ressentir face au pouvoir de l’État que la Constitution organise et limite et que la loi contribue, à son tour, à domestiquer. L’action de l’État est soumise au droit, ce qui implique, au-delà des normes constitutionnelles, la loi élaborée par le législateur. Une hiérarchisation des normes juridiques est donc essentielle. Le contrôle de leur formulation comme de leur application n’est possible qu’avec une séparation des pouvoirs : seule une justice indépendante peut garantir le respect de l’État de droit. Pour les citoyens, cela nécessite également l’égalité devant la loi et l’accès aux tribunaux. Définir l’État de droit peut donc se résumer ainsi : « Un pouvoir politique institutionnalisé (versus pouvoir personnel), dont les différents organes agissent en vertu du droit et seulement ainsi, ce qui garantit que la puissance publique se montre respectueuse des droits de l’homme fondamentaux, individuels et collectifs (versus pouvoir despotique) 3. » L’État de droit En Allemagne, certes la Loi fondamentale ne cite nommément la notion d’« État de droit » que dans son article 28, quand elle évoque les principes fondamentaux de l’« État de droit républicain, démocratique et social ». Mais c’est à l’article 20(3), essentiel parce que fondateur de l’ordre qui régit la République fédérale d’Allemagne, qu’est défini, sans le nommer, l’État de droit : « Le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel, les pouvoir exécutif et judiciaire sont liés par la loi et le droit. » On retrouve là, après l’énoncé de la souveraineté populaire d’où émane « tout pouvoir d’État », le principe de la division des pouvoirs et de la hiérarchie des normes. 3 Intervention d’Armand Chanel, matinée du 16 décembre 1998, Sciences économiques et sociales, Stage St Hugues, 16 et 17 décembre 1998 (www.ac-grenoble.fr/ses/Content/stages/ stage3.htm), parue sous le titre « Enseigner la science politique et/ou éduquer à la citoyenneté », Documents pour l’enseignement économique et social (DEES), n° 119, mars 2000, p. 5-23. 36 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Il convient toutefois d’aller plus loin encore dans la mesure où l’article 20 portant sur les « principes constitutionnels » est précédé, dans une première grande partie, de l’énoncé des droits fondamentaux (art. 1er à 19) qui ont donc rang constitutionnel. Tout citoyen peut en réclamer le bénéfice devant les tribunaux, ce qui implique qu’il n’y a pas d’État de droit sans mise en place d’un système judiciaire non seulement indépendant, mais accessible à tous, en particulier des tribunaux administratifs chargés de régler les conflits entre citoyens et puissance publique. On peut mesurer la qualité de l’État de droit à l’intensité du maillage des juridictions administratives 4, du nombre de magistrats qui y sont affectés et du nombre d’avocats spécialisés dans ce domaine 5. Dans le débat sur l’opportunité de qualifier la République démocratique allemande d’État de non-droit, il importe ainsi de rappeler que les juridictions administratives y ont été supprimées en 1952, au moment du passage à la « construction du socialisme » et que leur absence n’a été que très partiellement compensée par l’introduction d’un « droit de pétition » au début des années 1970 6, droit qui s’apparentait davantage à une culture d’encadrement de la protestation en régime dictatorial. Les droits fondamentaux Les droits fondamentaux définis par la Loi fondamentale procèdent du « droit à la dignité humaine » énoncé en premier, toute atteinte aux droits fondamentaux étant ainsi comprise, en réaction contre les crimes commis sous le IIIe Reich, comme une atteinte à la dignité de l’être humain. L’article 1er formule ainsi la primauté des droits fondamentaux : « (1) La dignité de 4 Il existe actuellement en Allemagne 52 tribunaux administratifs, répartis en plusieurs chambres (fonctionnant chacune sur la base de trois magistrats professionnels, assistés le plus souvent de deux juges populaires) et 16 tribunaux d’instance (un par Land) ainsi qu’un tribunal administratif fédéral. 5 À titre indicatif, l’Allemagne compte aujourd’hui plus de 155 000 avocats (source : Bundesrechtsanwaltskammer), toutes spécialités confondues ; la RDA en comptait dans les années 1980… 530 ! (source : http://de.wikipedia.org/wiki/DDR-Justiz). 6 Sur le droit de pétition en RDA, voir le manuel D.D.R. Handbuch, Wissenschaft und Politik Cologne, 1975, et L. Ansorg et alii (dir.), « Das Land ist still – noch ! », Herrschaftswandel und politische Gegnerschaft in der DDR 1971-1989, Böhlau Verlag, Cologne, 2009. Les institutions allemandes propose Président Chancelier Tribunal fédéral constitutionnel Gouvernement fédéral élit tous les 5 ans élit Assemblée fédérale Parlement fédéral Conseil fédéral 598 membres 598 membres 69 membres 598 députés Parlement régional Gouvernement régional élit tous les 4 ans élit tous les 4 ou 5 ans Population ayant le droit de vote Source : « L’Allemagne, vingt ans après… », Documentation photographique, no 8070, La Documentation française, 2009. l’être humain est intangible. Les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger. (2) En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’être humain des droits inviolables et inaliénables comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde. (3) Les droits fondamentaux énoncés ci-après lient les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire à titre de droit directement applicable. » Ce dernier alinéa reprend l’idée de base de l’État de droit et définit les droits fondamentaux opposables à l’État comme l’expression légitime de la méfiance des citoyens face à l’arbitraire toujours possible de la puissance publique. Il est remarquable que le droit de résistance, introduit dans la Loi fondamentale au moment de l’adoption d’une législation sur l’état d’urgence en 1968 – qui avait notamment pour effet de limiter les droits fondamentaux en cas d’urgence – l’ait été sous la forme d’un nouvel alinéa 4 dans l’article 20 : « (4) Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre, s’il n’y a pas d’autre remède possible. » Il n’a pas été jusqu’à maintenant possible ou nécessaire de vérifier qui, concrètement, dans quelle situation pouvait se réclamer de ce droit. Mais ce fut en son temps une concession jugée indispensable pour rendre acceptable une législation d’exception qui devait mettre un terme aux droits réservés des anciennes puissances d’occupation et mettait en place un système complexe pour permettre au pouvoir exécutif de réagir à l’urgence 7. Le Parlement fédéral : le pivot central d’un régime fondé sur la séparation des pouvoirs L’État de droit n’est donc pas concevable sans séparation des pouvoirs au sens où 7 Sur la législation d’urgence, voir, notamment, Dieter Sterzel, Kritik der Notstandsgesetze. Kommentierungen. Mit dem Text der Notstandsverfassung, Suhrkamp Taschenbuch, Francfort, 1968. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 37 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Montesquieu l’entendait quand il demandait que « le pouvoir arrête le pouvoir » au risque sinon d’établir le despotisme. Une structure bicamérale Dans le système institutionnel allemand, la place centrale revient au Parlement fédéral, le Bundestag, seul organe légitimé par le suffrage universel. C’est de lui que les autres institutions tirent leur légitimité même si le Bundestag partage ses droits avec le Conseil fédéral (Bundesrat) qui participe à l’élaboration des lois et concrétise en Allemagne le principe fédéral. Le Bundesrat n’est pas la chambre des Länder que ceux-ci auraient créée, en leur nom propre, pour défendre leurs intérêts face au pouvoir fédéral. Il est une institution octroyée par la Fédération aux Länder pour leur permettre d’assurer les fonctions que leur a dévolues la Loi fondamentale. Il est d’ailleurs constitué de représentants des gouvernements des Länder et non pas de délégués issus des parlements régionaux (Landtage), légitimés par le suffrage universel. Les Länder ont la charge essentielle de faire exécuter les décisions de la Fédération et sont, à ce titre en Allemagne, les porteurs de l’administration du pays 8. Élection du chancelier et du président Dans ce système institutionnel, le chancelier fédéral (Bundeskanzler) tient également sa légitimité du seul Bundestag, qui l’élit à la majorité qualifiée de ses membres – et peut également, avec la même majorité, le remplacer en élisant son successeur. Quant au président fédéral (Bundespräsident), dont les fonctions sont avant tout de représentation même s’il peut être amené à jouer un rôle non négligeable pour gérer les crises politiques, il est élu par une Assemblée dite fédérale (Bundesversammlung) qui tient compte de la double réalité du suffrage universel et du principe fédéral : cette Assemblée est composée de tous les députés du Bundestag et d’autant de délégués nommés par les Länder proportionnellement au rapport de force entre les partis représentés dans les parlements régionaux. Élection des juges du Tribunal fédéral constitutionnel La dernière institution est le Tribunal fédéral constitutionnel (Bundesverfassungsgericht) – souvent appelé Cour constitutionnelle ou Cour de Karlsruhe en France. L’indépendance de ses juges est garantie par leur statut et celui particulier du Tribunal qui n’est pas subordonné à quelque ministère que ce soit. C’est son président qui en gère l’administration et le budget voté par le Bundestag (305,8 millions d’euros en 2011) 9. Le Tribunal fédéral constitutionnel est composé de deux « sénats » comprenant chacun huit juges. La Loi fondamentale prévoit en effet dans son article 94 qu’il doit comprendre des juges fédéraux et que la moitié de ses membres sont nommés par le Bundestag, l’autre moitié l’étant par le Bundesrat. Pour ce qui est du Bundesrat, il élit les juges en séance plénière, le choix revient donc aux représentants des gouvernements régionaux, et ce ne peut donc être qu’un choix partisan même s’il est fondé sur la qualification des candidats. Le Bundestag, quant à lui, a mis en place une commission de choix de douze membres à laquelle appartiennent des députés des partis qui y sont représentés, leur répartition se faisant selon un modèle mathématique éprouvé de longue date, emprunté au mathématicien D’Hondt 10. Début 2012, on peut estimer que sur les seize juges appartenant aux deux sénats du Tribunal fédéral constitutionnel, sept ont été respectivement proposés par les chrétiensdémocrates et les sociaux-démocrates, un par les libéraux et un autre par les Verts 11. 8 En 2010, on recensait en Allemagne environ 460 000 fonctionnaires fédéraux, soit seulement 10 % de l’ensemble des services publics qui en comptent 4,6 millions (contre 6,7 millions en 1991), répartis pour 2,3 millions dans les Länder et 1,3 dans les communes, le reste relevant des organismes d’assurance sociale (source : www.destatis.de/jetspeed/portal/cms/Sites/destatis/ Internet/DE/Content/Publikationen/Fachveroeffentlichungen/ FinanzenSteuern/OeffentlicherDienst/PersonaloeffentlicherDien st2140600107004,property=file.pdf). 38 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 9 Voir www.bundesverfassungsgericht.de/organisation/ organisation 10 Sur la méthode de D’Hondt, voir www.wahlrecht.de/verfahren/ dhondt.html 11 Sur les origines partisanes des juges nommés au Tribunal fédéral constitutionnel, voir section 5 « Senate » à l’adresse : http://de.wikipedia.org/wiki/Bundesverfassungsgericht © Wikimedia Commons La Chancellerie fédérale (Bundeskanzleramt) accueille depuis 2001 à Berlin le bureau du chancelier et ses services. La procédure montre que l’État de droit à l’allemande ne fonctionne que dans le cadre d’une démocratie parlementaire de type représentatif, fondée sur les partis politiques et qu’il fonctionne parce que l’Allemagne connaît une « démocratie de concordance » qui recherche le compromis. La barrière est, à cette fin, placée très haut : l’élection des juges du Tribunal constitutionnel par la commission du Bundestag comme par le Bundesrat se fait, en effet, à la majorité des deux tiers, ce qui implique un accord en amont entre les principaux partis et la reconnaissance du droit des autres à voir un jour aboutir leurs propositions. Le Tribunal fédéral constitutionnel : un État des juges ? La durée du mandat des juges (douze années, non renouvelable) leur donne une stabilité que n’ont pas les gouvernements fédéraux le plus souvent formés sur la base d’une coalition de deux partis et dont la mandature est limitée, elle, à quatre ans. La procédure de nomination n’est pourtant pas sans provoquer de vives critiques de par l’absence d’appels à candidature et son manque de transparence, au point même que la nomination des juges du Tribunal constitutionnel a pu être dite « moins démocratique que celle d’un pape 12 ». À cette critique s’en mêlait une autre : la procédure apparaissait arbitraire alors que le Tribunal fédéral constitutionnel dispose d’un pouvoir jugé par certains exorbitant, puisque c’est lui qui peut décider, en dernier recours, de l’interdiction d’un parti, trancher sur la constitutionnalité des traités comme celui de Maastricht ou celui de Lisbonne, et donc permettre à l’Europe d’avancer ou non sur la voie de l’intégration, etc. La juridicisation de la vie politique La contrepartie de l’État de droit est une tendance croissante à la juridicisation de 12 G. Geuther /K. Remme, « Undemokratischer als die Papstwahl ? », Süddeutsche Zeitung, 15 février 2008. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 39 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance la vie politique et, ce qui va de pair, à l’alourdissement des prises de décision politiques et de leur contrôle par le pouvoir judiciaire. Les plus critiques vont même jusqu’à dire que le Tribunal fédéral constitutionnel se substitue à l’exécutif et contreviendrait ainsi à ce qu’il est censé préserver. L’affirmation, pour téméraire qu’elle soit, rend compte de l’ambivalence qui caractérise la perception du Tribunal, en raison de quelques jugements où il semble ne s’être pas contenté de contrôler les lois à la lumière de la Constitution mais de dire ce que les lois devraient être pour y être conformes. Ainsi, en 1973, lorsqu’il a dû se prononcer sur la constitutionnalité du traité portant fondement des relations entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA), le Tribunal jugea le traité conforme à la Loi fondamentale dès l’instant où la reconnaissance du statu quo territorial en Europe et donc de l’existence durable de deux États allemands n’était qu’un détour opéré par le gouvernement pour arriver un jour à l’unification du pays, et que le gouvernement fédéral ne perdait donc pas de vue l’objectif d’œuvrer inlassablement à l’unification 13. Plus récemment, le Tribunal a pu donner le sentiment de faire preuve d’un sens de l’opportunité s’exerçant aux dépens de la défense de la Constitution. Alors que les milieux politiques s’accordaient tous à dire jusqu’au début des années 1990 que la Loi fondamentale n’autorisait pas d’opérations extérieures de la Bundeswehr (« force de défense fédérale ») en dehors de la zone couverte par l’OTAN et que cela ne serait possible qu’au prix d’une modification de celle-ci à la majorité des deux tiers, le Tribunal estima, le 12 juillet 1994, dans un jugement qui a fait grand bruit, que la Loi fondamentale autorisait de telles opérations extérieures de par le simple fait que l’Allemagne avait adhéré à un 13 Le traité portant fondement des relations entre la RFA et la RDA, signé le 21 décembre 1972, a fait l’objet d’un jugement rendu par le Tribunal fédéral constitutionnel le 31 juillet 1973. Celui-ci avait été saisi par le gouvernement bavarois qui estimait que le traité ne respectait pas l’obligation faite par le préambule de la Loi fondamentale à tout gouvernement d’œuvrer à l’unification de l’Allemagne. 40 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 système de sécurité collective et qu’elle devait en assumer les évolutions et les conséquences dès l’instant où il s’agissait d’opérations pour la paix, effectuées dans un cadre international. Sur la question de la constitutionnalité du traité de Lisbonne, son jugement du 30 juin 2009, rendu à la demande du député bavarois Peter Gauweiler, a généralement été interprété comme un frein à la poursuite de l’intégration européenne dans la mesure où il a paru limiter l’initiative du gouvernement en la matière au profit de son contrôle parlementaire. Aujourd’hui, le président du Tribunal s’est inscrit en faux contre cette interprétation jugée excessive et le juge Udo Di Fabio, dans un entretien accordé à Der Spiegel 14, lui apporte son soutien : « Je ne crois pas que le Tribunal fédéral constitutionnel s’oppose à la recherche de l’intégration. » Des décisions favorables au Bundestag Tous ces jugements ont en revanche en commun de conforter le rôle du Bundestag, ce qui est, depuis la création du Tribunal en 1951, une constante de sa jurisprudence. Pour être conformes à la Constitution, les opérations extérieures de la Bundeswehr doivent être avalisées par le Bundestag par un vote à la majorité. Les procédures prévues dans le traité de Lisbonne ne le sont également qu’au prix d’une intégration du Bundestag dans les prises de décision sur l’Union européenne. Loin de vouloir entraver l’action politique du gouvernement qui reste, en tant que pouvoir exécutif, maître d’œuvre de la politique du pays, le Tribunal lui fait l’obligation de se présenter devant le Parlement pour obtenir son aval et de se soumettre à son contrôle. Ainsi la chancelière Angela Merkel s’est-elle vue confortée dans sa politique européenne avant le dernier sommet de Bruxelles en décembre 2011 quand elle s’y est présentée forte d’un vote favorable du Bundestag sur le plan de désendettement de la Grèce. Dans le discours que le président fédéral a prononcé pour le 60e anniversaire du Tribunal, Christian Wulff s’est fait l’écho des inquiétudes 14 Der Spiegel, n° 52/2010, p. 34 et suiv. ➜ RAPPEL Les chanceliers fédéraux 1949-1963 : Konrad Adenauer (CDU) Surnommé « der Alte », Konrad Adenauer (1876-1967) est élu chancelier à 73 ans. Il impose l’ancrage à l’Ouest de la RFA. Il s’engage en faveur de la réconciliation franco-allemande (traité de l’Élysée) et noue des liens avec le nouvel État d’Israël. 1963-1966 : Ludwig Erhard (CDU) Ministre de l’Économie sous K. Adenauer, Ludwig Erhard (1897-1977) est considéré comme le principal artisan du miracle économique allemand. Atlantiste, il privilégie les relations avec les États-Unis contre les « gaullistes » au sein de la CDU. 1966-1969 : Kurt Georg Kiesinger (CDU) En dépit de son passé nazi, Kurt G. Kiesinger (1904-1988) dirige la première grande coalition réunissant la CDU/CSU et le SPD. C’est sous son mandat, que le Bundestag adopte en 1968 les « lois d’urgence » permettant au gouvernement d’agir en temps de crise. 1969-1974 : Willy Brandt (SPD) À la tête d’une coalition sociale-libérale (SPD-FDP), Willy Brandt (1913-1992) est le premier chancelier socialdémocrate depuis 1930. Artisan de l’ Ostpolitik et de relations plus détendues avec la RDA et les pays du bloc soviétique, il obtient pour ses efforts le prix Nobel de la paix en 1971. 1974-1982 : Helmut Schmidt (SPD) Le début de son mandat est marqué par la terreur semée par la Fraction armée rouge. À la fin des années 1970, Helmut Schmidt (né en 1918) soutient la double décision de l’OTAN d’installer des missiles en Europe occidentale pour riposter aux SS-20 soviétiques et d’engager des négociations pour en obtenir le retrait (crise des euromissiles). 1982-1998 : Helmut Kohl (CDU) Helmut Kohl (né en 1930) développe l’idée d’une « Europe sans barrières », scelle l’amitié franco-allemande avec François Mitterrand et œuvre en faveur de l’introduction d’une monnaie unique européenne. Dès 1989, il s’engage pour une unification rapide de la RFA et de la RDA. Son dernier mandat est marqué par les difficultés économiques. 1998-2005 : Gerhard Schröder (SPD) Dirigeant la première coalition rouge-verte, Gerhard Schröder (né en 1944) est aussi le premier représentant de la « génération 1968 » à accéder au pouvoir. En 1999-2001, il soutient les interventions de l’OTAN au Kosovo et en Afghanistan, mais s’oppose en 2002-2003 aux ÉtatsUnis au sujet de la guerre contre l’Irak. Il met en place l’« Agenda 2010 » visant à réformer l’État social. Depuis 2005 : Angela Merkel (CDU) Les deux premiers mandats d’Angela Merkel (née en 1954) sont marqués par la crise de la zone euro et par sa décision de sortir l’Allemagne du nucléaire d’ici à 2022. Elle est à nouveau candidate à sa propre succession au scrutin législatif de 2013. Daniela Heimerl * * Analyste-rédactrice à La Documentation française. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 41 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance que nourrissent ses membres quand il reproche à « la politique » – au gouvernement donc – de contourner le Parlement au nom de l’urgence ou de chercher une expertise auprès d’officines privées qui élaborent, avec l’aide de lobbies, des projets de loi qu’il appartient, en fait, aux commissions du Bundestag de concevoir et de préparer. Il a réclamé le retour à des procédures qui replacent le Bundestag au centre de la décision politique selon un schéma classique : le gouvernement prend la décision politique, les commissions du Bundestag formulent un projet de loi, le Parlement vote. Plus clairement, le président fédéral a estimé que la suspension du service militaire obligatoire et la sortie définitive du nucléaire décidées en 2011 ont été des sujets accaparés par le gouvernement alors que des décisions aussi importantes auraient mérité un débat parlementaire de fond. Et le président de conclure : « La participation du Parlement est essentielle à l’État de droit 15. » Une philosophie politique : la démocratie parlementaire représentative Dans la présentation qu’il fait de ses tâches sur son site Internet officiel, le Tribunal met à son compte d’avoir défendu les grands principes fondateurs de l’ordre libéral-démocratique de la RFA et d’avoir œuvré à la défense des droits fondamentaux. Il n’ignore pas qu’il exerce une influence politique même s’il n’a pas de réelle fonction politique, puisque sa mission première est d’interpréter la Constitution. Ce faisant, il estime que son action a renforcé le fédéralisme et le parlementarisme. Il souligne également qu’il n’a rendu ses jugements que parce qu’il avait été saisi pour le faire. Il n’intervient jamais de sa propre initiative, seulement à la demande d’une institution, d’un groupe parlementaire, d’un Land, etc. Là où le Tribunal peine le plus à affirmer une doctrine, c’est dans le domaine social tant reste grande la tension entre l’objectif de réaliser un État social et celui de défendre la propriété privée. L’État de droit allemand n’est pas en ce sens orienté de façon substantielle vers la justice sociale. Mais le législateur peut accepter, sans que le Tribunal y trouve à redire, qu’à côté des droits fondamentaux opposables soient formulés dans la Constitution des objectifs de politique sociale tels que le droit au travail ou au logement. Le débat sur l’État de droit a été accompagné ces dernières années en Allemagne par un autre débat, celui qui a porté sur la question de savoir si la RDA avait été, à l’inverse, un État de non-droit (Unrechtsstaat). Si l’on s’en tient à la première définition donnée en son temps par celui qui a inventé, au début du xxe siècle, la notion, Hans Kelsen – selon lui un État de droit serait tout « État qui respecte sa propre légalité, quel qu’en soit le contenu » 16 –, la RDA aurait été un État de droit. Mais ce point de vue apparaît trop formel pour être satisfaisant : à l’évidence aujourd’hui ne mérite le qualificatif d’État de droit que celui qui est « substantiel », ce qui implique, au-delà du primat du droit, la démocratie fondée sur le suffrage universel et la séparation des pouvoirs qui sont ou devraient être autant de barrages à l’arbitraire et au despotisme. Ainsi compris, la RDA, assurément, n’a pas été, à l’inverse de la RFA, un État de droit 17. Reste la question de la participation des citoyens à la décision politique. La Loi fondamentale fait de l’Allemagne une démocratie parlementaire représentative, éliminant ainsi, puisque le Bundestag est le pivot central du système institutionnel, toute ouverture vers la démocratie directe. La jurisprudence du Tribunal fédéral constitutionnel ne peut donc plaider en faveur d’une telle ouverture, mais il ne s’y opposera que si celle-ci en venait à limiter les droits du Bundestag. n 16 15 Voir « Zum Wesen des Rechtsstaats gehört die Parlamentsbeteiligung », in Discours du président fédéral Christian Wulff pour le 60e anniversaire du Tribunal fédéral constitutionnel, reproduit en extraits dans Frankfurter Rundschau, 29 septembre 2011. 42 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Voir Hans Kelsen, Allgemeine Staatslehre [Springer Verlag, Berlin, 1re éd. 1925], Österreichische Staatsdruckerei, Vienne, 1993. 17 Sur la RDA comme État de non-droit, voir G. Roellecke, « War die DDR ein Unrechtsstaat ? », Frankfurter Allgemeine Zeitung du 15 juin 2009 (www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/ zeitgeschichte-war-die-ddr-ein-unrechtsstaat?). ´ POUR ALLER PLUS LOIN Immigration et identité culturelle Multiple, l’Allemagne l’a toujours été. Par son histoire et son organisation fédérale, elle est composée d’identités régionales diverses que les seize Länder entretiennent jalousement. Au cours des dernières décennies, l’immigration est venue alimenter et renforcer cette diversité selon un triple schéma : d’abord, le recours à une importante main-d’œuvre étrangère à partir des années 1960, ainsi que le regroupement familial qui l’a suivi ; ensuite, l’accueil de plusieurs millions de (Spät)aussiedler, ces « rapatriés (tardifs) » 1 issus de l’ancien bloc de l’Est ; enfin, l’admission de nombreux demandeurs d’asile en vertu d’une législation qui, jusqu’en 1992, était beaucoup plus généreuse que dans les autres pays européens. D’après le recensement de 2010 2, un cinquième de la population allemande est aujourd’hui issu de l’immigration (15,7 millions de personnes, dont 8,6 millions ont la nationalité allemande). Si la Turquie reste le premier pays d’origine des immigrés (14,1 %), elle est loin d’être le seul, la Pologne et la Fédération de Russie étant aussi fortement représentées (respectivement 10,5 % et 9,2 % des immigrés). Alors qu’elle est en train de devenir un pays d’émigration 3, l’Allemagne du XXIe siècle ne saurait plus se penser sans immigration ni diversité culturelle. Et pourtant, les discussions sur le vivre-ensemble continuent de s’accompagner de crispations identitaires et de prudents non-dits. La réalité de l’immigration Un premier tabou tombe à la fin des années 1990, lorsque le gouvernement rouge-vert met officiellement fin au mythe selon lequel l’Allemagne n’est pas un pays d’immigration. Jusqu’alors, deux thèses se 1 Les rapatriés qui ont rejoint l’Allemagne après la chute du Mur sont qualifiés de « tardifs ». Office fédéral des statistiques, communiqué de presse n° 355, 26 septembre 2011. 3 Depuis quelques années, le solde migratoire est négatif en Allemagne. C’est notamment le cas vis-à-vis de la Turquie, en faveur de laquelle l’Allemagne a perdu plus de 10 000 habitants en 2008 (émigration nette). Voir Reiner Klingholz, « Ausländer her », Der Spiegel, n° 35, 30 août 2010. côtoyaient dans le discours public allemand. Alors que la droite préconisait la limitation de l’immigration et le retour des Gastarbeiter (travailleurs invités) dans leur pays d’origine quelques années après leur arrivée, la gauche pariait sur leur installation et en appelait au respect des différences dans un contexte multiculturel. Pour aussi antinomiques qu’ils soient, ces modèles ont tous deux eu pour résultat une politique du laisser-faire, car il aurait été dans un cas inutile, dans l’autre illégitime d’intervenir dans l’univers culturel des immigrés et de leurs descendants. La prise de conscience de leur faible insertion dans le système éducatif et sur le marché du travail, mais aussi le choc des attentats du 11 septembre 2001, sont à l’origine d’un changement de vision qui contribue à une normalisation de l’Allemagne dans le contexte européen. Sur le plan juridico-politique, l’évolution des mentalités se traduit d’abord par une réforme du Code de la nationalité, adoptée en 1999. Après de longues et difficiles négociations entre le gouvernement rouge-vert et l’opposition conservatrice, des éléments de droit du sol sont venus s’ajouter au traditionnel droit du sang 4. Cette prise de conscience se traduit également par l’adoption en 2004 d’une loi sur l’immigration comparable à la législation des autres États européens. Objet de confrontation idéologique par excellence, cette nouvelle législation définit pour la première fois une politique d’intégration proactive, reposant pour l’essentiel sur des cours de langue et d’orientation sur la société pour les nouveaux arrivants. Les responsables politiques s’accordent depuis sur le principe et sur les modalités d’une telle « intégration de rattrapage » 5. Quelles que soient les différences partisanes, concernant par exemple le droit de vote des étrangers aux élections municipales ou le principe de 2 4 La loi en vigueur jusqu’en 1999 datait de 1913 et de l’institution du droit de citoyenneté du Reich. 5 Klaus J. Bade, « Integration – versäumte Chancen und nachholende Politik », Aus Politik und Zeitgeschichte, n° 22-23, 2007, p. 32-38. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 43 Solde migratoire de Allemagne (1990-2009) La population allemande (1990-2050) En milliers 1 600 Évolution (en millions de personnes) Immigration 1 400 85 Émigration positif 1 000 négatif 800 600 400 200 0 1990 1995 2000 2005 2009 200 400 600 800 Source : Statistisches Bundesamt, www.destatis.de Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Solde migratoire : 1 200 la double nationalité 6, il existe un consensus pour axer l’intégration sur l’apprentissage de l’allemand. Arrivée au pouvoir en 2005, la chrétienne-démocrate Angela Merkel a poursuivi cette voie mêlant, dans un ensemble de mesures symboliques, communication et coercition. À titre d’exemple, on peut citer l’obligation faite aux épouses d’immigrés hors Union européenne de prouver leur connaissance de l’allemand avant d’être autorisées à rejoindre leur conjoint en Allemagne. En parallèle, les efforts portent sur l’institutionnalisation du dialogue interculturel, visant non plus à « discuter des migrants, mais avec les migrants » 7 des défis de l’intégration au quotidien. Dans le même esprit, l’ancien ministre fédéral de l’Intérieur Wolfgang Schäuble a créé en 2006 la Conférence allemande sur l’islam, réunissant à plusieurs reprises des repré6 Les enfants nés en Allemagne de parents étrangers disposent de la double nationalité jusqu’à leur majorité, âge auquel ils doivent choisir l’une d’entre elles. Le SPD, les Verts et Die Linke en appellent à une réforme de la législation, de façon à ce que la double nationalité soit également possible à l’âge adulte ; la CDU s’y oppose. 7 Gouvernement fédéral, « Nationaler Integrationsplan », communiqué de presse du 12 juillet 2007 (www.bundesregierung.de). 44 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 haute 82,3 80 75 moyenne 70 Projections 65 1990 2010 2030 Source : Nations Unies, Division population, www.un.org/esa/population basse 2050 Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance sentants de l’islam et des institutions politiques pour définir les règles du vivre-ensemble, qu’il s’agisse de la construction de mosquées ou de l’introduction de cours de religion musulmane à l’école. Islam et société Comme l’a rappelé la polémique autour du livre de Thilo Sarrazin 8 à l’été 2010, les esprits sont en réalité beaucoup moins apaisés que ne le laisse supposer cette rhétorique consensuelle. À l’aide de statistiques contestées et de théories du déterminisme biologique, cet ancien sénateur social-démocrate de Berlin s’est attaché à démontrer que les immigrés, parce qu’ils vivent aux crochets de l’État social et ont une croissance démographique supérieure à la moyenne allemande, entraînent le pays à sa perte. Selon lui, bien des problèmes de l’Allemagne sont liés à la culture musulmane, à laquelle appartiennent environ 4 millions de personnes : « Je n’aimerais pas que le pays de mes enfants et petits-enfants soit pour une grande part musulman, que l’on y parle largement turc et arabe, que les femmes portent le foulard et que le jour soit rythmé par l’appel du muezzin. » L’engouement suscité par ce best-seller outre-Rhin traduit la frustration d’une partie de la population face 8 Deutschland schafft sich ab: Wie wir unser Land aufs Spiel setzen [L’Allemagne court à sa perte : comment nous compromettons l’avenir de notre pays], Deutsche Verlags-Anstalt, Munich, 2010. Le Premier ministre turc Recep Erdogan s’adresse à la communauté turque résidant en Allemagne lors d’une réunion publique à Düsseldorf en février 2011 juste avant les élections en Turquie. © AFP au discours politiquement correct des responsables politiques de gauche comme de droite, ainsi que ses craintes de voir l’identité allemande menacée dans ses fondements. À l’inverse, le fait que les plus hautes personnalités de l’État – de la chancelière fédérale au président de la Bundesbank, en passant par le chef du Parti social-démocrate – aient immédiatement dénoncé l’ouvrage a contribué à alimenter ce soupçon. Il souligne en effet la peur des décideurs de voir l’Allemagne associée au racisme et s’engager dans une discussion perçue comme dangereuse. Ce que révèle au fond cette polémique, c’est l’existence d’un autre tabou, passé quasi inaperçu au cours de la dernière décennie, car relégué au second plan par le débat sur l’immigration. En se concentrant sur l’apprentissage de la langue, ainsi que sur l’éducation et, dans une moindre mesure, sur la politique urbaine, la politique a en effet éludé les questions culturelles et religieuses pourtant liées à l’immigration. Lorsque la religion musulmane est abordée, comme lors de la Conférence allemande sur l’islam, c’est pour l’essentiel sous un angle pratique, afin d’en organiser le quotidien, mais rarement en termes de valeurs. Or les traditions liées à l’islam, qu’il s’agisse de la place des femmes dans la société, du rapport à la critique ou encore à la liberté d’expression, ont aussi une dimension politique et ne sauraient de ce fait être cantonnées à la sphère privée. C’est d’ailleurs à ce titre que certains intellectuels, comme la romancière Marion Maron, la sociologue Nekla Kelek ou l’historien Hans-Ulrich Wehler, ont pris la défense de Thilo Sarrazin. Les responsables allemands savent mieux que quiconque que la République fédérale s’est construite contre la xénophobie et l’intolérance, et c’est à juste titre qu’ils refusent d’entrer dans le jeu de la provocation. En même temps, ils ne sauraient oublier que le pluralisme et la démocratie exigent un débat ouvert entre ses membres – sauf précisément à exclure certains d’entre eux, en les reléguant au rang d’étrangers. Pour poursuivre sur la voie de l’intégration, il reste à l’Allemagne, après avoir reconnu la réalité de l’immigration, à se confronter à sa dimension culturelle et religieuse. Claire Demesmay * * Responsable du programme franco-allemand de l’Institut allemand de politique étrangère (DGAP) à Berlin. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 45 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Une puissance gauche X Entretien avec… Rainer Hudemann* Questions internationales – L’actuelle crise de la zone euro et, par extension, de l’Union européenne semble mettre en péril le principe même de la construction européenne. La « vocation européenne » de l’Allemagne, idée chère à la totalité des grands dirigeants allemands depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, paraît mal en point. L’Europe seraitelle devenue un poids pour l’Allemagne ? Rainer Hudemann – Dans la population allemande, la conscience de ce que le pays doit à l’Europe, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, reste vive. La chancelière Angela Merkel rappelait encore récemment 1 son expérience personnelle de l’échec politique, économique et en grande partie social de la République démocratique allemande (RDA). Comme nombre de ses concitoyens, il fut un temps où elle partagea le désir de connaître ce monde occidental inaccessible. Alors que la liberté de parole, de la presse, de voyager, de manifester faisait partie de la normalité quotidienne des habitants de l’Allemagne occidentale, elle demeurait un horizon inaccessible pour ceux de la RDA. Dans l’Allemagne unifiée coexistent donc de nos jours deux expériences du passé très différentes. Malgré l’« ostalgie » – la nostalgie de la RDA – que l’on peut observer dans les nouveaux Länder chez ceux qui ont oublié – ou tentent de nier – la réalité de cette « démocratie » définie officiellement comme la dictature du prolétariat, la normalité européenne reste pour beaucoup encore l’accomplissement d’un rêve, comme le fut déjà pour tant d’Allemands le « retour à la normalité » après la défaite du nazisme. 1 46 Le Monde, 26 janvier 2012. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Ceci dit, l’euros* Rainer Hudemann cepticisme qui a est professeur d’histoire contemporaine toujours existé à l’université de la Sarre et professeur en Allemagne d’histoire contemporaine de l’Allemagne tend en effet à et des pays germaniques à l’université s’y renforcer Paris-Sorbonne (Paris IV). depuis quelques années. Il repose en partie sur des mythes, comme celui rendant l’euro responsable de la cherté de la vie, alors même que les taux d’inflation étaient plus forts du temps du mark et que les nombreux excès frauduleux qui ont marqué les esprits lors de l’introduction de l’euro ont en général été rapidement résorbés. La situation actuelle doit, en réalité, nous ramener à l’idée que les crises ont toujours fait partie du processus d’intégration européenne – et donc du couple franco-allemand qui en est au cœur. La construction européenne est le résultat de ces crises. L’échec de la Communauté européenne de défense en 1954 a ainsi été surmonté par la mise en place du Marché commun en 1957. La politique française de la chaise vide à Bruxelles en 1966 n’a pas empêché ensuite sa réussite avec six mois d’avance en 1967. De même, les divergences francoallemandes sur la politique européenne à l’égard du tiers-monde – la France souhaitait privilégier ses anciennes colonies – se conclurent par les accords de Lomé en 1975, qui remplacèrent les relations bilatérales avec les États les plus pauvres de la planète par un système d’aide multilatérale communautaire. Qu’elles aient été spectaculaires et médiatisées ou non, ces crises profondes eurent toutes en commun un même résultat, celui de faire progresser l’intégration européenne. Réalisé en 2003 par Wolfgang Becker, Good Bye Lenin traite de l’« ostalgie », cette nostalgie à l’égard des aspects prétendument positifs du régime de la RDA – en termes d’emploi, d’éducation, de logement, d’égalité hommesfemmes… La montée de l’eurosceptisme dans les sondages d’opinion ces dernières années me paraît par conséquent à relativiser. Cette tendance n’est d’ailleurs pas propre à l’Allemagne. La crise actuelle de la zone euro est grave, bien évidemment, et les découragements sont légion. La tâche des gouvernements, dont celui de Berlin, dans cette crise n’est pas facile. Les économistes sont profondément partagés sur les voies à suivre. Depuis que les agences de notation ont joué un rôle important, sinon essentiel, dans la préparation et le déclenchement de la crise de 2008, elles ont prouvé leur ambivalence, pour ne pas dire leur incompétence. « Les marchés » relativisent d’ailleurs leurs analyses. Pourtant, les gouvernements de la zone euro qui leur ont accordé une place centrale dans les règles juridiques encadrant les placements financiers sont obligés de tenir compte de leurs recommandations. L’un des ressorts essentiels de la crise actuelle est donc l’importance excessive accordée à ces notations, ce qui aggrave considérablement les risques d’anticipations auto-réalisatrices. La crise actuelle de la zone euro a fait oublier que, depuis une décennie, l’Allemagne a pris à bras le corps le problème de sa dette publique, avec succès puisque son budget aurait été équilibré à la fin de l’année 2009 si la crise mondiale n’avait pas éclaté en 2008. Le chômage, notamment celui à long terme, a considérablement diminué. Le prix à payer pour certaines catégories de la population n’en reste pas moins élevé. Un de mes collègues, père d’une famille de deux enfants, a ainsi récemment calculé que son salaire réel en termes de pouvoir d’achat avait baissé en dix ans de 35 %, sans changement notable de situation professionnelle. Même en tenant compte du niveau souvent élevé de beaucoup de salaires allemands en comparaison avec ceux d’autres pays, ce type de situation contribue à expliquer l’apparition d’une forme de malaise et les réactions critiques à l’égard de certains partenaires européens. À noter que ce malaise dans l’opinion publique contraste d’ailleurs avec l’optimisme qui a souvent cours dans les milieux d’affaires allemands. L’irruption de la question de la dette publique, si longtemps négligée par tant de gouvernements européens et par l’opinion publique, au premier plan du débat international, et ceci largement à cause des agences de notation, a en outre considérablement modifié, sinon déformé, les critères de décision politiques. Les gouvernements, dont celui d’Angela Merkel, doivent désormais faire face à une crise d’un type nouveau et, entre la menace d’une récession économique et la réduction de la dette publique, l’équilibre est difficile à trouver. Dans une perspective de long terme, la « vocation européenne » de l’Allemagne ne risque donc pas de disparaître me semble-t-il. Berlin s’efforce actuellement de contribuer à une nouvelle politique européenne qui, en venant à bout de la crise actuelle, permettra de renforcer in fine l’intégration. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 47 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance QI – La sortie du nucléaire, décidée par le gouvernement fédéral actuel après la catastrophe de Fukushima, marque une rupture. Cette décision unilatérale éloigne la perspective d’une politique énergétique de l’Union européenne. Quels vous semblent être les motifs de cette position ? R.H. – Par son ampleur et sa rapidité, la décision allemande constitue en apparence une rupture. Rappelons que la prolongation des centrales nucléaires les plus anciennes avait été décidée, après d’âpres débats, seulement quelques mois avant l’accident nucléaire de Fukushima. Dans la culture politique de l’Allemagne fédérale, la décision de sortir du nucléaire couvait pourtant depuis près de quarante ans. Dès les années 1970, les dangers du nucléaire avaient été dénoncés par les milieux écologiques allemands, certes encore peu influents à l’époque. Le thème avait ensuite progressivement gagné un public de plus en plus large, avant d’être repris par les grands partis politiques. Avant même que l’incurie des responsables soit pleinement connue, le drame de Fukushima sembla donc donner raison en Allemagne à ceux qui affirmaient depuis longtemps que les sociétés modernes n’avaient pas suffisamment évalué les risques liés au nucléaire. S’y ajoutèrent des informations selon lesquelles, au bout de quelques années d’exploitation, l’important site allemand de stockage des déchets radioactifs de Asse était défectueux et devait être évacué d’urgence, alors qu’il avait été soi-disant conçu pour des milliers d’années. Une méfiance profonde se superposa donc au choc provoqué par la catastrophe japonaise qui, selon les prédictions de tous « les spécialistes », semblait exclue si peu de temps après celle de Tchernobyl. Cette méfiance ancienne à l’égard du nucléaire ainsi que les polémiques récurrentes autour de cette technologie insuffisamment maîtrisée, notamment dans ses effets à long terme, avaient déjà contribué à freiner sa diffusion en Allemagne fédérale – en RDA, le débat n’avait jamais dépassé quelques groupuscules contestataires étant donné la mainmise aussi bien politique qu’économique de l’Union soviétique sur le secteur. Au moment de la catastrophe de 48 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Fukushima, la dépendance allemande vis-à-vis du nucléaire était donc très inférieure à celle de la France. Il en ressort que la liberté de choix du gouvernement de Berlin était autrement plus importante que celle de son homologue français. Les divergences d’approche entre l’Allemagne et d’autres pays, dont la France, reposent aussi sur un autre facteur explicatif. Il convient en effet de rappeler que le iiie Reich, dont la mémoire est omniprésente depuis 1945 dans la culture politique allemande sous des formes extrêmement diversifiées, avait séduit une partie considérable de la population allemande avantguerre par l’adhésion au progrès technologique et scientifique qui accompagnait son idéologie archaïque. Cette expérience des technologies liée à de multiples égards aux crimes que l’on connaît – en particulier la dimension technique des chambres à gaz – produisit en Allemagne après 1945 une forme de méfiance à l’égard du progrès technologique, de surcroît lorsqu’il est lié à une utilisation militaire potentielle, méfiance que l’on ne trouva point en France. Le changement de cap de la politique nucléaire allemande était donc prévisible sinon irrémédiable. Fukushima n’a fait que hâter la décision de Berlin, laquelle met en exergue une profonde différence d’approche entre la France et l’Allemagne sur la question nucléaire. QI – Les relations économiques entre l’Allemagne et la Russie sont étroites, notamment dans le domaine énergétique. Faut-il, au-delà, y voir pour l’Allemagne une porte de sortie de l’Union européenne et de l’OTAN ? R. H. – Très clairement : non. Les relations avec la Russie et, plus généralement, avec les pays de l’Europe de l’Est relèvent avant tout du retour à la normalité consécutif à l’éclatement de l’Empire soviétique et à l’unification. La politique énergétique germano-russe de l’ancien chancelier Gerhard Schröder, fort critiquée en Allemagne comme en Europe depuis ses débuts, devrait pourtant contribuer à renforcer ultérieurement les liens énergétiques de l’Europe occidentale. En effet, une partie des livraisons du gaz russe en Allemagne ira aussi à certains de ses partenaires européens, et notamment à la France. Total (en millions de tonnes équivalent pétrole) Nucléaire Renouvelable* Charbon Gaz Répartition par source (en % du total) Pétrole Approvisionnements totaux en énergie primaire (2009) Indépendance énergétique** (production / approvisionnement totaux en énergie primaire) Brésil 0,96 Chine 40 0,92 Royaume-Uni 20 0,81 États-Unis Autriche 32 Pologne 40 0,51 Allemagne 0,40 Autriche 165 0,36 Italie 40 20 Allemagne 0,72 France 20 Italie 0,78 319 40 0,16 ** Une valeur inférieure à 1 indique une dépendance énergétique tandis qu’une valeur supérieure ou égale à 1 indique une indépendance énergétique. 20 États-Unis 2 163 40 Évolution en Allemagne de la production et de l’importation d’énergie primaire, 1971-2009 (en millions de tonnes équivalent pétrole) 20 production Royaume-Uni 197 importation 60 200 20 150 Pologne 94 60 100 40 20 Chine 2 257 50 40 0 1971 20 Brésil 1980 1990 2000 240 40 20 France 256 Source : Agence internationale de l’énergie, www.iea.org * Énergies renouvelables : hydraulique, géothermique, solaire, éolien, marées, biocarburants, déchets, chaleur. 2009 Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 40 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 49 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Certes, pour la Pologne, fort critique à l’égard du projet – le gazoduc Nord Stream contourne le pays –, cette politique ravive au contraire une forme de méfiance ancienne. Quant à l’ouverture de l’Allemagne vers les pays de l’ancienne Union soviétique, elle s’accompagne dans la société civile d’un intérêt très vif pour ces pays et de très nombreuses ONG allemandes y travaillent dans de multiples secteurs. Les Allemands y sont en permanence confrontés aux réminiscences de la « Grande Guerre patriotique » 2 dont la mémoire se modifie. L’héroïsation des partisans et du peuple combattant, en vigueur sous l’ère soviétique, laisse la place à une attention plus profonde portée aux victimes. La mémoire spécifique de la Shoah, qui y est seulement apparue depuis les années 1990, en est l’une des expressions. La chute de l’Empire soviétique puis son ouverture ont aussi rendu beaucoup plus concret cet héritage de la guerre pour nombre d’Allemands de l’Ouest. Ceux de la RDA y étaient pour leur part déjà familiarisés en raison des multiples contacts personnels entretenus à l’intérieur du bloc soviétique, mais cet héritage épousait alors les formes figées de la propagande officielle. L’ouverture de l’Allemagne unifiée au monde de l’ancien bloc soviétique est l’un des éléments constitutifs du processus de normalisation en cours depuis la fin de la guerre froide. Elle a pour corollaire une nouvelle phase dans la prise de conscience collective du poids du passé. QI – Quels sont les intérêts et aussi la capacité d’influence et d’action de l’Allemagne en Europe centrale et dans les Balkans ? R. H. – Il ne faut pas surestimer les possibilités d’influence de l’Allemagne dans ces pays. Là encore, la Seconde Guerre mondiale reste omniprésente dans les esprits. Mais de nombreux liens se sont tissés depuis la chute du Mur. Les PME allemandes sont très nombreuses en Europe centrale et dans les Balkans, tandis qu’une importante communauté originaire des Balkans vit en Allemagne depuis plusieurs décennies. 2 Appellation de la Seconde Guerre mondiale en Union soviétique puis en Russie en référence à la « Guerre patriotique » menée en 1812 contre les armées de Napoléon. 50 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 On reproche souvent au gouvernement allemand sa reconnaissance unilatérale de la Croatie et de la Slovénie le 15 janvier 1992, décision qui aurait, selon certains commentateurs, précipité la guerre de Yougoslavie. Mais cette reconnaissance décidée par le gouvernement allemand le 19 décembre 1991, faisait suite à la déclaration commune adoptée préalablement par les ministres des Affaires étrangères des pays membres de la CEE, le 16 décembre. Elle est intervenue dans un contexte où, depuis des mois, les combats, la destruction de villes comme Vukovar et la fuite de centaines de milliers de personnes – dont des dizaines de milliers en Autriche et en Allemagne – étaient déjà en cours sur le terrain. Le drame yougoslave était donc présent – dans le sens littéral du terme – en Allemagne bien avant qu’il émerge dans la plupart des autres pays européens, et de façon beaucoup plus dramatique. QI – Vingt ans après la réunification, une sorte de désenchantement semble s’être emparée des électeurs allemands. Y a-t-il des failles dans le modèle démocratique allemand ? R. H. – Une fois de plus, je ne le pense pas, et la crise financière le montre bien. En raison de ses prérogatives constitutionnelles, le Bundestag détient un poids très fort en Allemagne, et ce pouvoir de contrôle du Parlement, qui est l’un des gages de la démocratie, est plus grand que dans certains autres pays de l’Union européenne. Lorsque le Bundestag a exigé d’avoir son mot à dire dans l’utilisation du budget fédéral – droit fondamental des parlements nationaux depuis le xixe siècle –, c’est donc à tort que certains observateurs étrangers en ont déduit un manque d’engagement démocratique de l’Allemagne en faveur de l’Europe. De même, pour le fédéralisme, autre aspect du modèle démocratique allemand. Il correspond non seulement à la tradition séculaire allemande, mais également à la politique fédéraliste des Alliés occidentaux – et notamment de la France – lors de l’élaboration de la Loi fondamentale en 1949. Certes, certains des excès du fédéralisme allemand, par exemple dans l’enseignement secondaire et supérieur, posent actuellement problème. Mais de par le contrepoids que les Länder constituent par rapport au gouvernement fédéral, le fédéralisme joue en Allemagne un rôle profondément démocratique. La conscience de la destruction de la république de Weimar et celle des crimes nazis restent profondément ancrées dans la culture politique du pays et empêchent toute entorse au contrat démocratique. En Allemagne, une action légale, mais semblant répréhensible à l’opinion publique d’un point de vue éthique, peut causer la chute d’un dirigeant politique. Ce n’est pas le cas dans tous les pays démocratiques. Le Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe a actuellement tendance à défendre les droits du Bundestag face aux institutions européennes dans la poursuite de l’intégration. Cette pratique peut se discuter, mais elle n’en confirme pas moins l’ancrage de la démocratie en Allemagne. Pour ce qui est du désenchantement des électeurs allemands, il s’accompagne d’un nouvel infléchissement dans l’offre partisane. Depuis le xix e siècle, le système des partis politiques a subi des évolutions profondes. En 1945, la CDU (Union chrétienne-démocrate), parti interconfessionnel, a ainsi absorbé le Centre catholique (Zentrum), fort influent jusqu’à son autodissolution en 1933. Les Verts ont élargi au début des années 1980 l’éventail politique vers l’écologie, qui depuis est entrée au programme de tous les grands partis. Si le Parti pirate allemand (Piratenpartei Deutschland) qui exige la transparence totale en politique semble actuellement déstabiliser le système des grands partis populaires, il est le signe d’une exigence démocratique profondément ancrée et permanente en Allemagne. Pour terminer cet entretien, je souhaiterais ajouter que je suis content que, dans vos questions, vous n’ayez pas parlé « des Allemands » mais de « l’Allemagne » ou du gouvernement allemand. Les Allemands, sauf en droit, n’existent pas plus aujourd’hui qu’au xixe siècle lorsqu’on a inventé l’« âme allemande ». Déjà, à l’époque, pour FOCUS Un nouveau parti contestataire : le Parti pirate allemand Fondé en 2006 en tant que plate-forme politique de la communauté Internet, le Parti pirate allemand (Piratenpartei Deutschland) milite en faveur des libertés individuelles et de la transparence politique. Des jeunes passionnés d’informatique se sont unis afin de protéger la liberté d’expression contre ce qu’ils appellent l’interventionnisme étatique, et plus précisément la censure et l’État policier. Bigarré et non conformiste, le Parti pirate constitue une provocation pour l’establishment politique allemand. Lors du scrutin régional organisé le 18 septembre 2011 à Berlin, le Parti pirate a réalisé le score inattendu de 8,9 %. Au-delà du milieu alternatif et orienté vers les nouvelles technologies, la formation a su habilement tirer profit de la désillusion des Berlinois à l’égard non pas tant de la politique elle-même que des partis politiques traditionnels. Plaidant pour un style politique novateur dans lequel la réflexion et la prise de décision se font collectivement via l’Internet, les militants considèrent leur parti comme un mouvement moderne et modernisateur qui se situe en dehors des clivages politiques traditionnels. Défendant le libre accès au savoir et à la culture et la sauvegarde de la sphère privée, le parti se pose en défenseur des libertés civiques. En revendiquant la légalisation du haschisch, la mise en place d’un salaire minimum et la gratuité des transports de proximité, il relaie des idées dans l’air du temps à Berlin. Source : www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe caractériser « l’Allemand », on était immédiatement obligé d’en inventer deux : le bon – Beethoven, Goethe et quelques autres – et le mauvais, agresseur, antidémocratique, meurtrier dans l’âme. Encore de nos jours, allez dire à un Bavarois qu’il est Prussien, car Allemand comme lui, et vous ne vous en ferez pas un ami. D’autant plus que « le » Bavarois n’existe pas non plus dans un Land aussi diversifié du point de vue sociologique, confessionnel, économique et politique. n Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 51 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance ´ POUR ALLER PLUS LOIN Berlin, capitale de la nouvelle Allemagne En moins d’une décennie, Berlin est redevenue une capitale à part entière, en concentrant les pouvoirs politiques. Ce retour des organes exécutifs et législatifs sur les bords de la Spree a certes suscité en 1991 un vif débat et a été acquis à une courte majorité au Bundestag. Mais la polémique est à présent éteinte et oubliée. Nul ne remet plus en cause ce choix, pas plus à l’Ouest qu’à l’Est. Le poids de l’Histoire En revenant à Berlin, l’Allemagne a non seulement voulu assumer sa normalité retrouvée en Europe, mais aussi affirmer sa double ambition de pays uni et d’État démocratique. Les gigantesques travaux entrepris à Berlin depuis vingt ans dépassent le cadre local, car ils constituent une métaphore des réalisations et des problèmes de la réunification, une projection de la nouvelle Allemagne. Le pays tient à souligner son caractère démocratique, en affichant la transparence des processus de décision et la participation des citoyens, ce dont témoigne la coupole du Reichstag. La « république de Berlin » veut se profiler comme l’Allemagne du troisième millénaire. La mutation opérée par Berlin traduit celle de l’Allemagne dans son ensemble. Elle symbolise une identité nationale allemande en construction. Après avoir été celle du « monde libre » et celle du « socialisme réellement existant », Berlin fait figure de vitrine de l’Allemagne unie. Tout d’abord, le transfert de la capitale a rapproché le gouvernement des nouveaux Länder et a rétabli les liens entre les parties orientale et occidentale du pays et de la ville. Il a ensuite contribué à intensifier la confrontation avec le passé, ce qui s’est opéré de manière ambivalente. Berlin a cherché, tout à la fois, à éliminer les stigmates de la guerre et de la division, à réinvestir des bâtiments historiques, souvent chargés d’un lourd héritage, et à leur conférer une nouvelle dimension. Les autorités ont également souhaité effacer les traces de la période communiste, en enlevant des statues et des monuments de la République démocratique 52 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 allemande (RDA), en débaptisant 80 noms de rue, en rasant le Palais de la République et en le remplaçant par une réplique du Château royal censé abriter un complexe culturel dénommé Humboldt-Forum. Cette décision, actée par le Bundestag, a d’ailleurs soulevé une intense controverse qui a vu s’affronter les adeptes d’un historicisme rigide et les défenseurs de la mémoire est-allemande, les adversaires d’une reconstruction anachronique et les partisans d’une restauration baroque. Certains considèrent ce projet, évalué à 500 millions d’euros, comme une tentative de réunification historique. D’autres le perçoivent, au contraire, comme une revanche historique de la République fédérale d’Allemagne (RFA), de la même manière que la destruction du Château royal l’avait été en 1950 pour la défunte RDA. Cette nouvelle bataille d’Hernani est loin d’être achevée, puisque la reconstruction de la façade sur trois côtés a été reportée pour des raisons financières. Le débat illustre en tout cas la grande difficulté à tenter d’exprimer une identité culturelle unifiée dans des monuments publics qui, eux, témoignent d’une histoire politique discontinue et d’un violent antagonisme idéologique. Redevenir une ville mondiale Le projet du Château royal révèle, de façon presque subliminale, l’objectif ultime poursuivi par Berlin : redevenir ce qu’elle était autrefois, une Weltstadt, quand elle était la deuxième ville du monde par ses dimensions et la troisième par sa population. Berlin aspire à retrouver son rang de grande métropole, voire de ville mondiale. Avec la chute du Mur, les planificateurs pariaient sur une expansion économique et démographique de Berlin. Cet optimisme initial s’est révélé irréaliste. Vingt ans après, Berlin ne dispose toujours pas de structure économique solide, diversifiée. La ville reste lourdement endettée (60 milliards d’euros en 2011). Le chômage se maintient à un niveau élevé (13, 6 %). La désindustrialisation s’est accélérée : ayant perdu Le Radialsystem, sur les bords de la Spree à Berlin, est un complexe culturel qui se compose d’une ancienne station hydraulique du XIXe siècle sur laquelle l’architecte Gerhard Spangenberg a ajouté une structure contemporaine. L’ensemble est au cœur de la vie culturelle berlinoise. © Sebastian Bolesch 300 000 emplois, le secteur secondaire ne représente plus que 14 % du PIB contre 67 % pour les services. Aucune des grandes entreprises cotées au DAX (Deutscher Aktienindex) n’a son siège social à Berlin. Siemens a par exemple préféré rester à Munich plutôt que revenir s’installer dans sa ville d’origine. Bien qu’elle demeure la principale ville d’Allemagne, en termes de superficie et de population, et qu’elle a regagné en influence internationale, Berlin est concurrencée par Francfort comme centre financier, par Munich comme pôle technologique, par Hambourg comme carrefour commercial, par Cologne comme plateforme médiatique. Jusqu’à ce jour, Berlin n’a pu rattraper le retard économique accumulé depuis la guerre. Malgré ses difficultés, Berlin bénéficie néanmoins d’une image très positive, reposant sur son intérêt historique et la diversité de son offre culturelle. Son aspect « pauvre mais sexy », selon son maire Klaus Wowereit, attire de plus en plus de touristes, au point qu’avec 20 millions de visiteurs en 2010 Berlin se classe juste derrière Paris et Londres. Cette affluence a entraîné un boom hôtelier, à l’exemple du luxueux Waldorf Astoria qui vient d’ouvrir près du zoo. Elle traduit aussi l’internationalisation grandissante d’une métropole certes déséquilibrée mais prometteuse. Bien qu’elle ne remplisse pas une fonction centralisatrice comparable à Paris ou Londres et qu’elle n’exerce pas d’activités stratégiques sur le plan économique et financier, la capitale allemande dispose d’atouts certains pour prétendre jouer un rôle particulier dans le monde. La revue américaine Foreign Affairs place Berlin au seizième rang des soixante plus importantes métropoles mondiales. Ville laboratoire du XXIe siècle Le développement récent de Berlin ouvre des perspectives encourageantes. La ville commence à drainer les flux et à se situer au cœur des réseaux. Elle a notamment aménagé des infrastructures ferroviaires et aéroportuaires de dimension internationale. Autour de ses quatre universités et de ses écoles spécialisées – réunissant 140 000 étudiants au total –, elle a constitué des pôles compétitifs de formation et de recherche, comme à Adlershof Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 53 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance où se côtoient 7 000 étudiants et 3 000 scientifiques travaillant dans la biotechnologie, les médias, les énergies renouvelables. Surtout, Berlin est parvenue à s’imposer comme l’un des principaux foyers de l’économie virtuelle, créative et culturelle, expérimentant de nouvelles formes de sociabilité, à l’instar du Betahaus qui offre 250 places de « coworking » (location temporaire de postes de travail). De nombreux jeunes entrepreneurs travaillant autour d’Internet, provenant du monde entier, se sont implantés à Berlin. La capitale allemande concentre des designers, des publicitaires, des acousticiens, des graphistes, des décorateurs, des stylistes, des musiciens, des galeristes, des artistes... Ce secteur dynamique englobe 29 000 entreprises et emploie 230 000 personnes. Tous ces actifs sont séduits par Érigé entre 1965 et 1968 et symbole de l’ancien Berlin-Est, le Fernsehturm une ville ouverte, innovante, reste la plus haute tour de la capitale allemande. tolérante, animée, écologique, © DR accessible, spacieuse, bon marché, même si certains quartiers sont soumis à la gentrification, entraîcaractéristique essentielle de la ville : Berlin est un nant une augmentation des loyers et le départ des laboratoire, aussi bien sur le plan social, urbanisménages modestes. Cette qualité de vie lui vaut tique, artistique que politique, comme l’a montré d’obtenir la sixième place au classement des villes l’émergence des Verts sous une forme alternative mondiales de la Mori Memorial Foundation du Japon. et, plus récemment, l’apparition du Parti pirate qui La société londonienne Knight Frank lui attribue défend la liberté en ligne (voir p. 51). Déjà, en 1929, même la deuxième position. le journaliste autrichien Joseph Roth s’étonnait de la « capacité de Berlin à sans cesse se renouveler ». L’effervescence berlinoise témoigne de l’ambition de la capitale allemande : redevenir un foyer de modernité. C’est dans cette optique que s’inscrit le projet de la troisième exposition internationale d’architecture (Internationale Bauausstellung, IBA) à Berlin, prévue pour 2020 et visant à faire de la capitale la « ville-modèle » du XXIe siècle. Ce projet souligne une 54 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Cyril Buffet * * Docteur habilité en histoire et études germaniques, et auteur notamment de Histoire de Berlin (Fayard, 1993), Défunte DEFA. Histoire de l’autre cinéma allemand (Le Cerf, 2007), Le Jour où le Mur est tombé (Larousse, 2009), et du documentaire Des influences culturelles entre la France et l’Allemagne (Arte, 1996). La politique étrangère : une singularité persistante * Stephan Martens Stephan Martens * est professeur des universités. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur la politique étrangère allemande, les relations francoallemandes et la géopolitique européenne. Il vient de publier, sous sa direction, L’Unification allemande et ses conséquences pour l’Europe, 20 ans après (Presses universitaires du Septentrion, 2011). Longtemps, la politique étrangère de l’Allemagne a été tributaire du poids du passé. Depuis l’unification de 1990, le pays a retrouvé une place centrale en Europe et il n’hésite plus à assumer ses intérêts nationaux. Puissance économique, l’Allemagne intègre dorénavant une dimension de puissance politique dans son action extérieure. Ses engagements multinationaux et communautaires laissent toutefois apparaître une singularité persistante. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est sous l’autorité des puissances occupantes que sont prises les décisions qui déterminent l’évolution de la République fédérale d’Allemagne (RFA) jusqu’à nos jours : l’ancrage occidental (Westbindung) et la « culture de la retenue » (Kultur der Zurückhaltung). Depuis 1990, la RFA est redevenue pleinement souveraine et, parce que l’environnement international a évolué, elle ne peut que prendre acte des changements internationaux et en tirer des conclusions pratiques pour affirmer ses intérêts et assumer davantage de responsabilités. Mais il n’y a pas de véritable rupture dans la politique étrangère depuis l’unification : l’Allemagne s’adapte à la nouvelle constellation internationale, tout en restant fidèle à ses engagements premiers – au risque même, et de manière paradoxale, de laisser affleurer une nouvelle forme d’unilatéralisme. Les fondements : ancrage à l’Ouest, ouverture à l’Est et multilatéralisme La formation de deux États allemands dans le contexte de la guerre froide est un facteur essentiel qui explique l’orientation de la politique extérieure de la RFA tournée vers des objectifs de sécurité et de détente. Sous l’impulsion du chancelier chrétien-démocrate (CDU) Konrad Adenauer, elle donne la priorité à une alliance étroite avec l’Occident, au prix même de l’unité allemande, en intégrant au cours des années 1950 toutes les organisations européennes et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Après la construction du mur de Berlin en 1961, la (ré)union des deux États allemands ne pouvait plus être conçue que dans le cadre d’un processus d’apaisement du conflit Est-Ouest Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 55 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance en Europe. Le chancelier social-démocrate (SPD) Willy Brandt, qui a accédé au pouvoir en 1969, considérait qu’il fallait mettre en œuvre une nouvelle politique vers l’Est (Ostpolitik) comprise comme une reconnaissance du statu quo et une politique d’ouverture à l’égard de la RDA. Cette politique permettait aussi d’accroître la marge de manœuvre en politique extérieure et offrait aux Allemands une chance de créer les conditions d’une paix solide dans le cadre de laquelle l’unité allemande pourrait être concevable. Suite à la chute du Mur, en 1989, et à l’unification allemande, en 1990, l’Ostpolitik s’est transformée en une politique européenne à part entière : l’Allemagne a signé avec tous les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) des traités de coopération et d’amitié, elle est devenue leur premier partenaire commercial et y a longtemps occupé le premier rang des investisseurs étrangers. Après l’effondrement de l’Empire soviétique en 1991, la priorité de la politique allemande reste la diffusion de la stabilité dans la grande Europe en devenir. Les dirigeants allemands plaident alors en faveur de l’élargissement de l’Union européenne vers l’Est, puis – après l’entrée dans l’Union européenne des PECO – pour la mise en place d’une politique européenne de voisinage (PEV) incluant le Caucase, tout en poursuivant une coopération privilégiée avec l’incontournable Russie 1 et en élaborant des stratégies de voisinage spécifiques allant jusqu’à l’Asie centrale. Mais, toute démarche en direction de l’Est n’avait et n’a d’avenir qu’à partir d’une position forte dans le camp occidental. Cet ancrage est fondamental pour la RFA, non seulement pour lui éviter l’isolement mais aussi pour lui permettre de négocier avec l’Est à l’abri de tout chantage et de rassurer ses partenaires occidentaux. Depuis les années 1950, la diplomatie allemande reste donc fondée sur le principe de la prudence. Par nécessité historique d’abord, par sincère conviction ensuite, la RFA a mené sa 1 Ce n’est d’ailleurs pas un pur hasard si le traité « 2+4 » portant règlement définitif des aspects externes de l’unification allemande est signé le 12 septembre 1990 à Moscou. 56 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 diplomatie et construit son identité (inter)nationale avec le souci de coopérer et d’évoluer dans les réseaux et maillages de partenariats multiples et divers. La politique allemande est marquée par une « culture de la retenue » qui imprègne les esprits bien au-delà de l’unification de 1990. Pour les dirigeants allemands, le multilatéralisme est un impératif, quels que soient les nouveaux paramètres dans les relations internationales. Ils plaident toujours en faveur de la coopération organisée entre les États, l’objectif étant d’optimiser cette approche par la recherche constante du consensus et du compromis. À cet égard, la reconnaissance précipitée de l’indépendance des républiques croate et slovène par le gouvernement fédéral, en décembre 1991, tandis que les douze États membres de la Communauté européenne s’étaient difficilement mis d’accord sur les modalités de cette reconnaissance pour janvier 1992, a marqué un échec. L’attitude du gouvernement fédéral a montré à la fois un mépris des engagements convenus et les limites d’une stratégie autonome. La chancelière Angela Merkel a rappelé, le 8 septembre 2009 devant le Bundestag, que l’Allemagne « est fermement intégrée dans les alliances et les partenariats, qu’en ce sens les voies particulières ne seront jamais une alternative pour la politique étrangère allemande ». Normalisation et affirmation des intérêts nationaux Alors ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher déclarait au Bundestag, le 20 septembre 1990, que l’Allemagne a mené jusqu’à l’unification une politique du « bon exemple » et qu’elle continuerait de le faire, car « il ne s’agit pas de posséder plus de puissance, mais d’être conscient de la plus grande responsabilité qui lui échoit avec l’unification ». La population et le potentiel économique accrus, la centralité du pays en Europe et le retour d’un patriotisme « décontracté » – à l’image des drapeaux noir-rouge-or brandis sans complexe lors de la Coupe du monde de football de 2006 en Allemagne – favorisent cependant le regain Ministre des Affaires étrangères de la RFA entre 1974 et 1992, Hans-Dietrich Genscher (ici en 2005 à gauche à côté de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger) a favorisé le dialogue avec l’URSS et l’entente entre l’Est et l’Ouest. En 1989-1990, il fut l’un des hommes les plus influents en Europe. © AFP / Juergen Schwarz d’un sentiment national plus affermi. Berlin est redevenue en 1999-2000 la capitale où siègent le gouvernement et les parlements. Première puissance économique en Europe et, depuis les années 1960, l’une des principales puissances commerciales au monde, l’Allemagne doit désormais assumer un statut diplomatique lié à sa nouvelle situation géopolitique, mais aussi aux attentes formulées par ses partenaires et alliés. Une formulation raisonnée des intérêts nationaux Pour les dirigeants allemands, une formulation raisonnée des intérêts nationaux devient même une condition essentielle pour mener une politique multilatérale. En 1995, Roman Herzog, alors président fédéral, estimait que l’Allemagne se devait de mener une politique étrangère « sans crispations », c’est-àdire une politique qui, « au nom de son intégration à l’Ouest et de son attachement à une concertation multilatérale, sache accepter le prix de sa nouvelle responsabilité internationale » 2. Si l’Allemagne unifiée s’est trouvée confrontée à deux dynamiques a priori contraires – la prise en compte, avec le recouvrement de sa pleine souveraineté, des intérêts nationaux (comme référent classique de grande puissance) et la poursuite d’une projection postnationale (en dehors des revendications nationalistes) de l’identité allemande –, la normalisation de la politique internationale de l’Allemagne s’est reflétée, depuis la fin des années 1990, dans l’adaptation graduelle par ses dirigeants d’une ligne de conduite politique et diplomatique conforme à l’attitude de ses partenaires et alliés. 2 Roman Herzog, « Die Grundkoordinaten deutscher Außenpolitik », Internationale Politik, no 4, 1995, p. 9. Le multilatéralisme – source principale de légitimation pour la diplomatie allemande – s’articule différemment. La vision d’une Europe étant au service des intérêts nationaux, et non pas d’une cause supérieure, s’est désormais répandue dans tous les États membres. Vue de Berlin, la politique européenne devient un moyen de défendre ses propres positions, et ce en particulier dans les trois domaines où l’Allemagne peut s’appuyer sur son poids économique et ses ressources financières à l’intérieur de l’Union européenne, la politique budgétaire européenne, le domaine monétaire et la gestion de la crise de l’euro 3. 3 Sur la politique européenne de l’Allemagne, notamment lors de la crise de l’euro en 2011-2012, voir dans ce numéro les contributions d’Anne-Marie Le Gloannec et de Hans Stark. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 57 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance ´ POUR ALLER PLUS LOIN La réforme de la Bundeswehr Dans un double souci d’efficacité et d’économie, les ministres de la Défense ont tous poursuivi, depuis le milieu des années 1990, une refonte de la Bundeswehr, qui doit amener les forces armées à s’adapter aux lendemains de la guerre froide, l’objectif principal étant de transformer une armée tournée vers la défense territoriale en une force d’intervention mobile et réactive, apte à se projeter sur plusieurs théâtres extérieurs pour des opérations de maintien de la paix, de sauvetage en cas de catastrophe naturelle, mais aussi de combat. Le principe du passage à l’armée de métier a été voté par le Parlement fédéral le 24 mars 2011. Les libéraux, les Verts et Die Linke se sont accommodés de la suppression du service militaire obligatoire 1, mais les chrétiens-démocrates ont pesé pour le maintien d’un service militaire volontaire (de 12 à 23 mois), succédant à la conscription depuis le 1er juillet 2011. Quinze mille volontaires pourront ainsi servir dans l’armée aux côtés des soldats de métier et des engagés sous contrat. La transformation de la Bundeswehr en armée de métier doit s’accompagner de la réduction des effectifs. De 350 000 soldats en 1990 à 285 000 en 2004 et 240 000 en 2010, pour atteindre le chiffre de 185 000 en 2015, cette baisse des effectifs – ainsi que la fermeture d’une centaine de sites militaires, sur 600 – aurait dû, en dégageant de nouvelles ressources, permettre d’améliorer les capacités militaires d’intervention et de gestion des crises. L’Allemagne s’avère en effet incapable, à ce jour, de déployer plus de 10 000 hommes. Or les réformes se heurtent à des difficultés logistiques, bureaucratiques et opérationnelles. Le principal handicap à la réalisation des engagements allemands est toutefois d’ordre financier. Le budget de la Défense a continué à décroître, en proportion du PIB, depuis la fin de la guerre froide, se stabilisant à un niveau de 1 Il était obligatoire pour tous les citoyens de sexe masculin depuis 1956. Le service civil de remplacement offrait toutefois une alternative légale reconnue, inscrite en 1968 dans la Loi fondamentale. La reconnaissance de l’objection de conscience figurait pour sa part dans la Loi fondamentale dès 1949. 58 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 1,4 % pour 2010. Dans le cadre du train de mesures destiné à assainir les finances publiques, le gouvernement d’Angela Merkel a imposé à la Bundeswehr de réaliser des économies à hauteur de 8,3 milliards d’euros d’ici à 2014. La question se pose donc de savoir si, dans ces conditions, la Bundeswehr sera en mesure de remplir ses missions, alors que le ministre de la Défense, Thomas de Maizière, en accord avec le gouvernement, a redéfini en 2011 les lignes directrices de la politique de sécurité, considérant que la Bundeswehr doit non seulement garantir l’intégrité du territoire fédéral, mais également la liberté d’accès des voies de commerce et défendre la sécurité d’approvisionnement en matières premières. Les objectifs de sécurité couvrent donc pour lui aussi les transports et l’énergie. De telles prises de position, clairement stipulées par le Livre blanc du ministère de la Défense de 2006, avaient soulevé, au sein de l’opinion publique notamment, des polémiques. Elles ont contribué, le 31 mai 2010, à pousser Horst Köhler, président fédéral, à la démission – il avait justifié l’engagement en Afghanistan par des considérations de défense des intérêts commerciaux du pays. Elles semblent mieux acceptées aujourd’hui. Il reste que la réorganisation de la Bundeswehr dépend de manière décisive d’un cadre financier stable et du recrutement de candidats en nombre suffisant pour servir dans une armée de volontaires. Avec un effectif allant jusqu’à 185 000 soldats, le renouvellement des générations nécessite le recrutement d’environ 17 000 soldats de métier et engagés et d’environ 10 000 personnes effectuant un service volontaire. Or aucune mesure pour renforcer l’attractivité de la Bundeswehr n’a encore été mise en place. Le manque de personnel spécialisé (médecins, ingénieurs) se fait déjà sentir et, en particulier dans l’infanterie et la logistique, handicape surtout les unités qui détachent une grande partie de leurs effectifs pour les opérations à l’étranger. Stephan Martens Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Considérant ne pas avoir d’alternative Les principaux échanges commerciaux pour assurer sa prospérité, le marché intérieur de l’Allemagne (2010) étant trop faible compte tenu du vieillissement Exportations États-Unis Japon et de la diminution de la population, Berlin Rép. de Corée continue à miser sur ses exportations, tandis Finlande que les autres capitales européennes l’accusent Russie Australie d’égoïsme – parce qu’elle lamine les salaires Chine Royaumeet la consommation en Europe par sa quête Uni de compétitivité. La construction du gazoduc Pays-Bas Nord Stream sous la mer Baltique, contournant Belgique Pologne Rép. tchèque France la Pologne et les pays baltes – projet germanoSlovaquie Inde russe décidé en 2005 et opérationnel en 2012 –, Suisse Autriche Portugal a donné l’impression d’une Allemagne défenBrésil Espagne dant ses seuls intérêts gaziers, sans souci de Italie ses partenaires européens, et poursuivant sa Turquie coopération privilégiée avec la Russie. La vision de l’Europe évolue aussi. Après l’appel lancé par des députés de la En milliards droite démocrate-chrétienne et conservatrice de dollars courants (CDU/CSU), le 1er septembre 1994, dans un Afrique du Sud 100 document portant sur l’avenir de l’Europe 80 50 autour d’un « noyau dur » franco-allemand, Seules les valeurs supérieures 20 à 10 milliards de dollars et le discours de Joschka Fischer, à l’époque 10 sont représentées. ministre des Affaires étrangères, le 12 mai 2000 à l’université Humboldt de Berlin, sur Importations la vocation à terme fédéraliste de l’Union États-Unis Japon européenne, les conceptions allemandes d’une Europe supranationale s’estompent. Norvège Suède Russie Il est vrai que la souveraineté recouChine Danemark Royaumevrée s’accompagne d’un infléchissement Uni Irlande Payssensible dans le style, dans le vocabulaire et Bas Belgique les discours officiels, surtout avec l’arrivée Pologne All. Rép. tchèque au pouvoir, en 1998, de la première généraFrance Slovaquie Hongrie SuisseAutriche tion de dirigeants politiques n’ayant pas vécu Portugal la Seconde Guerre mondiale. Le chanceBrésil Espagne lier social-démocrate Gerhard Schröder a Italie ainsi défini, le 2 septembre 1999 à Berlin, Turquie devant l’Institut allemand de politique étrangère (DGAP), sa ligne directrice en matière Commerce intra-communautaire de politique étrangère en évoquant une Allemagne qui veut assumer ses responsa64,7 63,2 2000 Allemagne 2010 60,1 63,5 bilités en menant une « politique de défense 67,3 68,3 2000 éclairée de ses propres intérêts ». Dans France 2010 60,9 64,8 Commerce extra-communautaire ce contexte, l’Allemagne du chancelier 36,8 35,3 En milliards de dollars 2000 Schröder n’a pas hésité, en 2003, à s’opposer Allemagne 2010 36,5 39,9 ouvertement à Washington, lorsque l’admi- France 2000 32,7 35,2 Exportations 2010 31,7 39,1 Importations nistration du président George W. Bush a décidé d’envahir l’Irak. Pour la première fois Source : Nations Unies, UN Comtrade, http://comtrade.un.org Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 59 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne (2000-2010) Importations* Exportations* 100 75 50 25 0 0 25 50 100 France États-Unis Royaume-Uni Italie Autriche Chine Belgique Suisse Pologne Espagne Russie Japon * En milliards de dollars courants. Les pays sélectionnés sont les 10 premiers pour les importations et les exportations aux deux dates. Source : Nations Unies, UN Comtrade, http://comtrade.un.org depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne s’émancipait de la tutelle américaine. Le 13 septembre 2003, au Bundestag, G. Schröder déclarait que les « questions essentielles de la nation allemande sont décidées à Berlin et nulle part ailleurs ». Angela Merkel, arrivée au pouvoir en 2005, s’inscrit dans la ligne d’évolution amorcée par G. Schröder. Dans sa première déclaration gouvernementale, le 30 novembre 2005, elle a affirmé que la politique étrangère et européenne de l’Allemagne était en premier lieu une « politique des intérêts allemands ». La politique étrangère allemande ne passe désormais plus au travers du filtre allié avant d’être formulée. La recherche d’intérêts communs En même temps, en raison des expériences et des leçons du passé, l’Allemagne, aujourd’hui 60 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 2010 2000 Pays non compris dans les 10 premiers en 2010 et ou en 2000 Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Pays-Bas comme hier, renonce à la poursuite de ses intérêts exclusifs au bénéfice d’intérêts communs – étant entendu qu’un État n’agit de la sorte que parce qu’il considère qu’il en va de son propre intérêt. La nouvelle assurance de Berlin reflète donc plutôt un intérêt national allemand, davantage défini comme la capacité à équilibrer les intérêts de ses différents partenaires que comme l’affirmation d’ambitions propres. L’Allemagne n’a ainsi jamais donné suite à l’offre américaine d’un leadership in partnership, évoquée par les présidents George H. Bush, en 1989 à Mayence, et Bill Clinton, en 1994 à Berlin. Elle souhaite surtout démontrer sa capacité à jouer un rôle de « médiateur » à l’échelle européenne, voire internationale. En 1999, le chancelier Schröder a donné l’impulsion nécessaire pour réintégrer la Russie dans le jeu diplomatique afin de mettre fin à la guerre du Kosovo et, au sein de l’Union Angela Merkel déjeune avec des soldats allemands, lors d’une visite en Afghanistan en décembre 2010. Au sein de la coalition internationale, le contingent allemand arrive derrière les Américains et les Britanniques. © AFP/Bundesregierung / Steffen Kügler européenne, en vue de l’adoption de la stratégie commune de l’Union européenne pour la Russie et du pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est. En 2001, l’Allemagne a accueilli à Petersberg, près de Bonn, la conférence internationale sur l’avenir de l’Afghanistan, jouant le rôle de « l’honnête courtier ». Présidente du Conseil européen au premier semestre 2007, la chancelière Merkel a contribué à sortir l’Union européenne de la crise née du rejet par la France et les Pays-Bas du projet de traité constitutionnel européen, en jouant un rôle décisif dans l’élaboration du compromis qui a abouti à la signature du traité de Lisbonne en 2007. Lors du G8, en 2007, la chancelière a insisté sur la capacité de l’action politique à façonner le monde globalisé en donnant les impulsions nécessaires pour faire avancer les dossiers en matière de protection du climat et d’aide au développement des pays d’Afrique. Un engagement à géométrie variable ? Ce n’est pas parce qu’elle affirme ses intérêts de manière décomplexée que l’Allemagne est devenue une grande puissance, encore moins une puissance globale 4. Intrinsèquement, l’Allemagne est une « puissance civile » (Zivilmacht), parce que ses efforts passent par des moyens non militaires, que pour atteindre ses objectifs elle recourt à la coopération et passe prioritairement par le canal d’institutions multilatérales 5. La culture politique allemande, après 1945, intègre l’idée d’un contrat de civilisation d’où la notion de « puissance » – en tant que telle – serait éliminée. En ce sens, les responsables allemands ont pour ambition de réguler les rapports étatiques mondiaux à travers la mise en place de règles normatives, et l’opinion publique reste allergique à toute stratégie basée sur l’usage de la force. Conçue pour être démocrate et non violente, l’armée allemande est composée de « soldats-citoyens ». Si les Français ou les Britanniques perçoivent l’armée comme l’assurance-vie de la nation, les Allemands aspirent à une armée « démilitarisée », occupée 4 Voir Stephan Martens, « Les paradoxes de la puissance allemande », in Francia. Forschungen zur westeuropäischen Geschichte, vol. 34/3, Institut historique allemand de Paris, Jan Thorbecke Verlag, Ostfildern, 2007, p. 127-147. 5 Voir Hanns W. Maull, « Germany and Japan: The New Civilian Powers », Foreign Affairs, vol. 69, no 5, hiver 1990/91, p. 91-106. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 61 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance à l’aide, à la reconstruction et au maintien de la paix 6. La guerre en ex-Yougoslavie et la précipitation des événements depuis le 11 septembre 2001 ont néanmoins conduit à une nette évolution de la posture traditionnelle de l’Allemagne dans les relations internationales. Face aux changements de la politique internationale, une nouvelle conscience des réalités est apparue chez les dirigeants allemands – à l’exception des néo-communistes du parti Die Linke. Ils ont compris que leur attachement aux valeurs occidentales n’était crédible que si l’Allemagne, souveraine, n’excluait pas a priori la défense de ces valeurs par ses forces armées. Un long processus a été engagé à la fin de la guerre froide et a permis d’affaiblir certaines barrières morales et politico-juridiques qui jusqu’alors limitaient la capacité d’intervention allemande. En fixant le cadre de référence des missions de la Bundeswehr hors de la zone couverte par l’OTAN, la décision du 12 juillet 1994 du Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe a fait tomber l’obstacle que représentait la mémoire historique. L’armée allemande a participé en 1995, à l’IFOR (Implementation Force) en vue du rétablissement de la paix en ex-Yougoslavie, suite aux accords de Dayton. Mais c’est la participation de l’Allemagne, aux côtés de ses alliés de l’OTAN, aux bombardements contre des cibles serbes pendant la guerre du Kosovo, en 1999, qui a représenté un tournant dans la politique étrangère et de défense, permettant de « dédiaboliser » l’instrument militaire. Il est à souligner que l’impulsion en la matière a été donnée par le SPD et les Verts au pouvoir en 1998, traditionnellement partisans d’un pacifisme de principe. La « diplomatie du chéquier » consistant à se donner bonne conscience en finançant les opérations internationales sans intervenir militairement – comme lors de la guerre du Golfe en 1991 – a été délaissée. Depuis le milieu des années 1990, environ 250 000 soldats de la Bundeswehr ont œuvré à la paix et à la stabilité dans des régions du monde en crise. En 6 Toute mission de soldats allemands à l’étranger doit être approuvée par le Parlement fédéral – contrairement à la règle qui prévaut dans d’autres pays, dont la France. 62 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 janvier 2012, près de 7 100 soldats allemands servaient en opérations extérieures, plus de 4 900 d’entre eux participaient à la mission de stabilisation en Afghanistan (International Security Assistance Force, ISAF). Après la publication, en 1994, par le ministère fédéral de la Défense du premier Livre blanc sur la politique de sécurité de la RFA et l’avenir de la Bundeswehr, le second, en 2006, insiste sur le fait que les crises et les conflits dans le monde sont susceptibles d’affecter les intérêts de sécurité de l’Allemagne. Ses dirigeants considèrent désormais qu’il ne suffit plus d’agir à l’échelle régionale. Que ce soit Peter Struck (SPD), alors ministre de la Défense, dans une interview au Berliner Zeitung, le 18 avril 2005, ou la chancelière Merkel, devant le Bundestag, le 22 avril 2010, il existe un quasi-consensus pour considérer que la sécurité de l’Allemagne « se joue aussi sur les bords de l’Hindu-Kouch en Afghanistan ». De même, les « principes directeurs de la politique de sécurité » arrêtés par le ministre de la Défense, Thomas de Maizière, en 2011, confortant l’analyse du Livre blanc de 2006, stipulent que l’une des priorités allemandes en matière de politique de sécurité, est d’assurer la sauvegarde des intérêts internationaux du pays. Suite à la suppression du service militaire obligatoire en 2011, et à la mise en place, de fait, d’une armée de métier, l’engagement militaire apparaît plus clairement que dans le passé comme un instrument de la politique étrangère. Le dossier libyen a apporté la preuve que les dirigeants allemands peinent toutefois à élaborer une nouvelle « culture stratégique ». Le refus de l’Allemagne en mars 2011 de participer à une intervention armée en Libye est apparu d’autant plus étonnant qu’en mars 1999 elle avait participé, sans mandat de l’ONU, à une opération militaire de l’OTAN contre la Serbie – dans une région autrefois occupée par la Wehrmacht. Au nom du « Plus jamais ça », les Allemands avaient alors voulu faire cesser avec leurs alliés les massacres de civils kosovars par le régime de Slobodan Milosevic. Or, en mars 2011, l’Allemagne, membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, a refusé de voter en faveur de la résolution, présentée par la France et le Le musée d’histoire militaire de la Bundeswehr de Dresde, qui a ouvert ses portes en octobre 2011, présente une lecture critique de l’histoire militaire en Allemagne où l’usage de la force armée reste un sujet de vif débat. © AFP/Robert Michael Royaume-Uni, destinée à protéger militairement les civils libyens contre les exactions du régime du colonel Kadhafi. Alors que la légitimité d’un soutien purement civil et technique a rapidement été reconnue, le recours à la coercition reste un élément très sensible, encore difficilement accepté par l’opinion publique allemande. Les responsables politiques souhaitent obtenir pour l’Allemagne – troisième contributeur financier de l’ONU – un siège permanent au Conseil de sécurité. Cette requête a été formulée pour la première fois par Klaus Kinkel, alors ministre des Affaires étrangères, le 23 septembre 1992 devant l’Assemblée générale de l’ONU, puis par le chancelier Schröder, le 25 mars 2004 devant le Bundestag, et par la chancelière Merkel, le 25 septembre 2007, devant l’Assemblée générale de l’ONU. Le fait que depuis la fin de la guerre froide la part du budget fédéral consacrée aux trois ministères chargés de politique étrangère (Affaires étrangères, Défense et Développement) ait été presque divisée par deux – passant de 22 % (en 1990) à 12 % (en 2010) – hypothèque toutefois la capacité de l’Allemagne de jouer, à moyen terme, dans la cour des Grands. lll L’Allemagne a retrouvé depuis 1990 une place centrale en Europe. Elle ne bénéficie pas des mêmes atouts que la France, le Royaume-Uni ou encore la Russie – notamment le statut de puissance nucléaire ou un siège de membre permanent au Conseil de sécurité – qui leur permettent de mener une politique d’influence mondiale, voire une politique de puissance à proprement parler. Les Allemands souhaitent avant tout préserver un multilatéralisme européen et atlantique qui les sécurise et au sein duquel ils peuvent peser. La présence de l’Allemagne comme acteur politique et économique dans le système international est pourtant indéniable. En même temps, l’objectif n’est pas de défendre des positions exprimant à tout prix l’intérêt national Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 63 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance ou obéissant à des considérations de prestige. L’Allemagne aspire plutôt à une présence globale au sein des structures multilatérales. Il reste que les hésitations des dirigeants allemands à propos du dossier libyen ont mis à mal le capital de confiance et de crédibilité dont jouit le pays sur la scène internationale. Pour la première fois depuis longtemps, l’Allemagne s’est démarquée de l’ensemble de ses partenaires traditionnels, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, pour adopter – en s’abstenant lors du vote au Conseil de sécurité, le 17 mars 2011 – la même position que la Russie, le Brésil et l’Inde. Il ne s’agit certes pas de l’avènement d’une nouvelle doctrine diplomatique, mais le discours récurrent sur la « normalité » de l’Allemagne est peut-être le symptôme de la « non-normalité » d’un pays marqué par son histoire, du moins d’une singularité persistante. n Bibliographie O Stephan Martens : O Hanns W. Maull (dir.), – Allemagne. La nouvelle puissance européenne, Presses universitaires de France, Paris, 2002 – « La politique étrangère de l’Allemagne depuis 1990 », in Adelheid Hege et alii, Regards sur l’Allemagne unifiée, « coll. Les Études », La Documentation française, Paris, 2006, p. 135-165 Germany’s Uncertain Power. Foreign Policy of the Berlin Republic, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2006 O Hans Stark, La Politique internationale de l’Allemagne. Une puissance malgré elle, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2011 www Dispon ible .cho s (pai iseul-ed ur : eme i t io nt s écur ns.com isé) Un an après l’immolation d’un jeune Tunisien, le monde arabe est profondément transformé. Une révolution irréversible est en marche, même si des surprises ne cessent de contredire les pronostics. Après un mouvement révolutionnaire mené par une jeunesse urbaine, plutôt éduqué et revendiquant le droit à la dignité, les élections ont débouché sur une large victoire des islamistes du Maroc à l’Égypte. Ces partis émergents cherchent une voie de conciliation entre la volonté d’introduire davantage l’islam dans la société et la nécessité de jouer la partie dans le cadre de règles démocratiques. Prochains numéros : – Éducation et insertion professionnelle en Méditerranée (printemps 2012) – Tribalisme et transition dans le monde arabo-musulman (été 2012) – Armée et société arabe (automne 2012) 144 pages | Prix de vente : 20 euros | ISBN : 9782362590344 64 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 ´ POUR ALLER PLUS LOIN L’Allemagne, la défense européenne et l’OTAN la dissuasion nucléaire et garant de la sécurité du territoire de l’ancienne République fédérale d’Allemagne (RFA) au temps de la guerre froide, l’OTAN continue d’être majoritairement perçue au sein de la classe politique et de l’opinion publique comme une communauté de valeurs invariablement et indiscutablement consacrée à la défense du territoire de l’Alliance, conformément à l’article 5 du traité de Washington du 4 avril 1949. Au cours des deux dernières décennies, l’Allemagne unie a considérablement adapté les principes et les orientations de sa politique de sécurité et de défense à la nouvelle donne internationale et aux exigences de ses partenaires. Si, au début des années 1990, on reprochait parfois à une Allemagne avide de normalité internationale une réaction précipitée et incongrue aux défis internationaux, on lui fait dorénavant grief d’une trop grande frilosité malgré son engagement constant. Pour autant, les gouvernements successifs se sont engagés en faveur d’une « identité européenne de sécurité et de défense ». La coalition des sociauxdémocrates et des Verts emmenée par Gerhard Schröder (1998-2005) a d’ailleurs catalysé, sous la présidence allemande de l’Union européenne au premier semestre 1999, l’émergence de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) – devenue la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) avec l’adoption du traité de Lisbonne en décembre 2009 1 – impulsée par le Une solidarité politique inconditionnelle avec les structures de défense collective… Le multilatéralisme et la solidarité induite par les engagements internationaux auxquels elle a souscrit dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) comme de l’Union européenne constituent les fils conducteurs de la politique de sécurité et de défense de l’Allemagne fédérale. L’Alliance atlantique, placée au cœur de la raison d’État depuis 1949, en est le point d’ancrage fondamental. Rempart occidental de 1 Claudia Major, « Außen-, Sicherheits- und Verteidigungspolitik der EU nach Lissabon », SWP-Aktuell, juillet 2010. Les contingents allemands en opération et leur mandat Mission Aire d’intervention Effectifs en janvier 2012 Premier mandat Fin de mandat ISAF (International Security Assistance Force) * Afghanistan, Ouzbékistan 4 990 22-12-2001 31-01-2012 KFOR (Kosovo Force) * Kosovo 1 316 12-06-1999 11-06-2012 EUFOR (y compris Althéa) ** Bosnie-Herzégovine 3 02-12-2004 21-11-2012 EUSEC (European Union Security Sector Reform Mission) RD Congo ** EUTM (European Mission Training Mission) Somalia ** République démocratique du Congo 3 Ouganda 7 OAE (Operation Active Endeavour) * Méditerranée 5 14-11-2003 31-12-2012 Atlanta ** Corne de l’Afrique et eaux territoriales voisines 521 19-12-2008 18-12-2012 Source : Bundeswehr. * Mission de l’OTAN. ** Mission de l’Union européenne. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 65 tandem franco-britannique lors du sommet de SaintMalo des 3 et 4 décembre 1998. Exportations d’armement de l’Allemagne Début 2012, le gouvernement fédéral met exactement 7 142 2 soldats allemands à disposition de l’OTAN, de l’Union européenne – mais aussi de l’ONU. Troisième contributeur en effectifs dans le cadre de l’International Security Assistance Force (ISAF) en Afghanistan et deuxième fournisseur de la Kosovo Force (KFOR), la Bundeswehr apporte une contribution importante au maintien de la stabilité et de la sécurité à l’échelle internationale. Près de 90 % de ses effectifs opèrent sous le commandement de l’OTAN dans ces deux régions du globe, qui sont considérées comme des enjeux stratégiques prioritaires touchant directement la sécurité et la stabilité de l’Allemagne. Les 10 premiers clients Montant total entre 2000 et 2010 (en millions de dollars constants de 1990) De même, la deuxième puissance exportatrice au monde se doit de sécuriser les voies maritimes d’acheminement de sa propre production, en particulier au large de la Corne de l’Afrique (7 à 8 % de ses effectifs). Les décideurs allemands sont bien conscients de ce que l’armée allemande est susceptible dans l’avenir d’intervenir dans le cadre de missions qui dépasseraient la défense de ses intérêts propres, au titre de la solidarité vis-à-vis de ses partenaires. Pour autant, certains réflexes traditionnels pèsent encore sur l’engagement et la définition de la politique allemande de sécurité et de défense. … mais une réticence traditionnelle à l’usage de l’instrument militaire L’aversion traditionnelle des Allemands à l’égard des mesures coercitives et des actions militaires se ressent dans l’attitude que le gouvernement fédéral adopte au sein des organisations de défense multilatérales, que ce soit dans le cadre de l’OTAN ou de l’Union européenne. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée au budget de la Défense (1,4 %) soit bien inférieure à celle de la France (2 %) ou du Royaume-Uni (2,7 %) 3 2 Chiffre fourni par le ministère fédéral de la Défense au 15 décembre 2011. OTAN, « Données économiques et financières concernant la défense de l’OTAN », communiqué de presse, mars 2011, p. 6 (www.nato.int/nato_static/assets/pdf/pdf_2011_03/20110309_ PR_CP_2011_027.pdf). Grèce Turquie Afrique du Sud Corée du Sud Australie Espagne Malaisie Autriche Italie Royaume-Uni 2 482 2 171 1 701 1 650 1 497 1 188 953 854 772 721 Source : Stockholm International Peace Research Institute, www.sipri.org Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance et que la dotation du ministère de la Défense soit systématiquement revue à la baisse dès lors que des mesures d’économie doivent être adoptées 4. L’usage de la force à des fins de rétablissement de la paix provoque encore de fortes réticences. La maladresse avec laquelle la diplomatie allemande a traité la question libyenne au printemps 2011 illustre bien les tergiversations et le malaise qui règnent de l’autre côté du Rhin dès lors que l’emploi de l’instrument militaire est évoqué. Pour bien comprendre la position des dirigeants d’outre-Rhin, il est impératif de prendre en considération les deux facteurs irréductibles de la politique allemande de sécurité et de défense. D’une part, elle répond aux principes de l’armée parlementaire (Parlamentsarmee), c’est-à-dire que le consentement du Bundestag est un préalable indispensable à tout déploiement de l’armée allemande à l’étranger. Cette obligation résulte d’un jugement du Tribunal fédéral constitutionnel du 12 juillet 1994 qui autorisa l’intervention de l’armée allemande en dehors du territoire couvert par l’OTAN (out of area), sous couvert d’un mandat de l’ONU et de l’aval des parlementaires allemands. 3 66 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 4 Henning Riecke, «La culture stratégique de la politique étrangère allemande», Note du Cerfa, n° 90, IFRI, Paris, novembre 2011, p. 17. D’autre part, il faut prendre acte du fait que la participation militaire de l’Allemagne est exclusivement conçue dans le contexte de la gestion post-conflit et du maintien de la paix 5. Et même dans ce domaine, les décideurs berlinois montrent des réserves, dans la mesure où non seulement leur intervention ne peut se dérouler en dehors d’un cadre multilatéral, mais il faut aussi que les soldats allemands en opération ne risquent pas d’être exposés à une situation de conflit potentiel « au sol ». Pour obtenir la participation allemande à la mission européenne de surveillance des élections en République démocratique du Congo (EUFOR RD Congo) en 2006, Paris a donc dû accepter que les 780 soldats de la Bundeswehr n’opèrent pas dans les potentielles zones à risque. Dans le cadre de la PSDC de l’Union européenne, l’engagement politique de Berlin est largement en deçà de celui des Français et des Britanniques. Rappelant la vocation de l’Europe à agir en tant que « puissance de paix » (Friedensmacht), l’opposition social-démocrate (SPD) a d’ailleurs invité la coalition gouvernementale au pouvoir à donner un « nouvel élan » à la coopération permanente structurée (CPS) prévue par le traité de Lisbonne et à ne pas laisser le champ libre au tandem franco-britannique. Les réticences du gouvernement allemand entravent aussi indirectement la création de capacités communes et nuit à la coopération multilatérale en matière de sécurité dans l’OTAN. Si l’Allemagne a adopté sans réserve le « concept stratégique de l’OTAN » en 2010, ses partenaires ont toutefois déploré la traditionnelle circonspection 5 Markus Kaim, « L’engagement militaire allemand en Afghanistan. Conditions, évaluations, perspectives », Note du Cerfa, no 76, IFRI, Paris, juillet 2010. des Allemands, prônant la « culture de la retenue militaire », comme l’appel au retrait des armes nucléaires américaines sous-stratégiques du sol européen – impliquant du point de vue français la dévalorisation de la dissuasion nucléaire. Force est donc de constater un décalage persistant entre Berlin et ses principaux partenaires de l’OTAN et de l’Union européenne. Il risque de diminuer la capacité des Allemands à influer sur les évolutions à venir, notamment en faveur d’un véritable multilatéralisme auquel ils attachent beaucoup d’importance. Bien qu’ayant été absente de l’intervention en Libye, l’Allemagne apporte aujourd’hui une contribution significative au règlement de la plupart des affrontements internationaux. Mais il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour pouvoir tenir un engagement à la hauteur des attentes de ses partenaires de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique. Sans doute les responsables politiques allemands souhaiteraient-ils parfois pouvoir répondre davantage à ces exigences extérieures. Certains observateurs appellent d’ailleurs de leurs vœux des décisions impopulaires mais courageuses dans cette direction. Mais les décideurs berlinois doivent tenir compte également des aspirations d’une opinion publique pour le moins hostile à un changement de cap. Julien Thorel * * Maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise et chercheur associé au Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (CIRAC). Il a notamment publié en 2010 un dossier intitulé « Sortie de la singularité – retour à la normalité : politique et interventions militaires extérieures de l’Allemagne depuis 1990 » dans la revue Allemagne d’aujourd’hui. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 67 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance Un rôle moteur dans la construction européenne Anne-Marie Le Gloannec * * Anne-Marie Le Gloannec est directrice de recherche à Sciences Po Paris. Depuis les années 1950, la construction européenne est au cœur de la politique étrangère allemande. Les bouleversements nés de la réunification et l’épuisement d’un certain modèle d’intégration communautaire ont toutefois modifié son engagement européen. Alors que l’actuelle crise financière lui offre un rôle majeur dans la garantie de la stabilité économique et financière et la pérennité de la zone euro, ses partenaires s’interrogent sur son attachement européen. Les peuples et les gouvernements des États membres de l’Union européenne entretiennent avec celle-ci une relation complexe, ambiguë, voire paradoxale. La coalition britannique actuellement au pouvoir est ainsi déchirée entre européanistes et quelque 80 tories passionnément hostiles à l’intégration européenne. En France, les socialistes et les conservateurs se scindent, depuis des décennies, au sein même de chaque camp entre partisans et détracteurs de l’intégration européenne. Et encore faut-il souligner que, par intégration européenne, la plupart des partisans entendent un modèle reposant sur une gouvernance intergouvernementale et non supranationale. Marginalisés, les derniers fédéralistes français sont une poignée. La question européenne divise également l’Allemagne. Les défenseurs d’un pré carré national y forment un ensemble hétéroclite, dont les hérauts seraient d’une part le Tribunal 68 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 fédéral constitutionnel et la presse populaire, une opinion publique tiédie par des sacrifices financiers, hypothétiques ou non, les chrétienssociaux bavarois de la CSU (Christlich-Soziale Union), voire les libéraux-démocrates du FDP (Freie Demokratische Partei) en voie de disparition, et, d’autre part, à gauche, Die Linke. Face à eux, un consensus plus ou moins pro-européen retrouvé depuis un an environ unit sociauxdémocrates du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), chrétiens-démocrates de la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands) et bon nombre d’intellectuels. Ces dernières années, le pays n’a pas été exempt de paradoxes ou de retournements. Ainsi, lors du Conseil européen de Bruxelles, les 8 et 9 décembre 2011, la chancelière Angela Merkel a voulu pousser les feux de l’intégration européenne, en réclamant une révision des traités, une gouvernance économique et des sanctions automatiques en cas de déficit À l’origine, une identité par défaut Longtemps l’Allemagne est restée à l’abri de ces ambiguïtés et de ces paradoxes. Dans l’après-guerre, l’intégration européenne a été, pour les dirigeants comme pour les citoyens de la république de Bonn, le moyen de recouvrer une partie de la crédibilité perdue et de retrouver une autorité et une légitimité que le nazisme et la Seconde Guerre mondiale avaient anéanties. De 1949, date de sa fondation, à 1990, date de la réunification, la République fédérale ne fut pas pleinement souveraine. Les anciens vainqueurs demeuraient garants de son statut, et son armée, étroitement contrôlée, était la seule parmi celles des pays de l’Alliance atlantique à être entièrement intégrée dans le dispositif militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Déléguer des compétences aux Communautés européennes revenait donc à en regagner, à co-déterminer le cours de l’Europe avec les autres pays membres, ainsi qu’à (re)prendre place dans la communauté des nations européennes. À cet égard, la réconciliation franco-allemande permit la construction européenne et en fut, en retour, renforcée. Dans cette histoire européenne de l’aprèsguerre, la République fédérale d’Allemagne fut ainsi partie prenante de toutes les réformes et de toutes les avancées – émergence en 1970 de la coopération politique européenne (CPE), ancêtre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), instauration du serpent puis du Système monétaire européen (SME), respectivement en 1972 puis en 1979, création en 1974 du Conseil européen, élection directe du Parlement européen en 1979, adoption de l’Acte unique en 1986, premier élargissement de 1972, L’Allemagne et l’Europe : indicateurs comparatifs Produit intérieur brut, 2010 (en milliards de standards de pouvoir d’achat) Allemagne Royaume-Uni France Italie Pologne Autriche 2 352 1 705 1 704 1 488 584 258 Produit intérieur brut par habitant, 2010 (en milliers de SPA par habitant) Autriche Allemagne Royaume-Uni France Italie Pologne 30,8 28,8 27,4 26,3 24,6 15,3 Taux de chômage, 2011 (en % de la population) France Pologne Italie Royaume-Uni Allemagne Autriche 9,8 9,6 8,4 7,8 7,1 4,4 Dépenses publiques de santé, 2009 (en % du PIB) France Allemagne Autriche Pologne 9,0 8,7 7,7 5,0 Dépenses publiques en R&D, 2009 (en % du PIB) Allemagne Autriche France Royaume-Uni Italie Pologne 2,8 2,7 2,3 1,9 1,3 0,7 Dépenses militaires, 2009 (en % du PIB) Royaume-Uni France Pologne Italie Allemagne Autriche 2,7 2,1 1,7 1,4 1,4 0,7 Sources : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu ; International Institute for Strategic Studies, The Military Balance 2011. Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 budgétaire excessif dans la zone euro. Un an auparavant, elle vantait encore les mérites de la méthode intergouvernementale et la chancellerie a largement contribué, avec d’autres gouvernements européens, à déconsidérer la Commission européenne, pourtant moteur de l’intégration. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 69 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance puis ceux des années 1980 1. Certes, les gouvernements allemands défendirent parfois âprement les intérêts du pays, industriels essentiellement, mais, d’une façon générale, intérêts allemands et intérêts européens coïncidèrent du fait de l’abaissement de l’Allemagne dans l’après-guerre. Ainsi, l’Europe offrit-elle cette identité par défaut à laquelle aspiraient beaucoup d’Allemands. Dans les années 1960 ou 1970, les nouvelles générations qui accusaient leur père des maux du passé se voulurent tout sauf allemandes : « Le mot “émigration” était dans l’air. La République fédérale [était] un pays où l’on ne [pouvait] s’installer qu’assis sur des valises » 2. L’Europe – comme l’engagement transatlantique – constituait en somme la voie royale. Les conséquences de la réunification Avec la réunification, les conditions de l’insertion allemande dans l’Europe changèrent profondément. En se concevant désormais comme une nation à part entière et non plus comme une simple « république fédérale », l’Allemagne n’a dorénavant plus à attendre de l’Union cette réhabilitation et ce gain de légitimité que l’abandon de compétences permettait auparavant d’espérer. C’est désormais, de façon plus complexe, moins immédiatement évidente, et donc nécessairement plus controversée, que s’interprètent coûts et bénéfices de la participation à l’Europe communautaire. Les politiques successives des différents chanceliers (voir infra) traduisent une évolution progressive de la méthode communautaire à la méthode intergouvernementale. L’unité allemande se dessinant, le chancelier Helmut Kohl prôna un renforcement de la démocratie européenne, fondé sur l’extension des pouvoirs du Parlement européen, en même temps 1 Simon Bulmer, Charlie Jeffery et William Paterson, « Deutschlands europäische Diplomatie: Die Entwicklung des regionalen Milieus », in Werner Weidenfeld (dir.), Deutsche Europapolitik. Optionen wirksamer Interessenvertretung, Europa Union Verlag, Bonn, 1998, p. 11-102. 2 Lothar Baier, « Bewegte BRD », in Hans-Jürgen Heinrichs (dir.) Abschiedsbriefe an Deutschland, Qumran, Francfort, 1984, p. 21. 70 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 qu’une Europe plus proche des citoyens, reposant notamment sur le principe de subsidiarité 3. Le traité sur l’Union européenne, conclu à Maastricht en 1992 et entré en vigueur en 1993, a entériné ces choix. Il a également complété les politiques communautaires traditionnelles par deux nouveaux volets, institutionnalisant une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et certaines questions de justice et d’affaires intérieures (JAI). En outre, il créait une Union économique et monétaire (UEM) dont le chancelier allemand et le président français hâtèrent la réalisation, alors qu’elle avait été proposée avant la chute du Mur, comme complément nécessaire à l’achèvement du marché unique. François Mitterrand voyait dans la monnaie unique le moyen de diluer la suprématie de l’Allemagne dans le domaine monétaire. Avec le deutschemark comme pilier et pivot du serpent puis du Système monétaire européen, adossé à la puissance économique allemande, les États membres de ces mécanismes bénéficiaient certes d’une aire de stabilité monétaire, mais ils étaient contraints de conduire des politiques déflationnistes à l’instar de celle de l’Allemagne. La création de l’UEM devait ôter à la Bundesbank le privilège de prendre des décisions s’imposant aux autres économies et ancrer le pouvoir au sein de la Banque centrale européenne (BCE), où les décisions sont prises à la majorité simple. L’Allemagne fut néanmoins en mesure d’imposer un certain nombre de conditions puisque, sans sa participation, l’UEM aurait été vidée de tout sens. C’est ainsi qu’elle obtint l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) et l’énonciation de critères de convergence. Leur respect devait être un préalable à l’adhésion à l’Union monétaire, ils furent inscrits dans un pacte de stabilité et de croissance. Par ces règles, le gouvernement fédéral entendait imposer à ses partenaires européens une culture de stabilité financière comme pré-condition à l’Union – une sorte de gouvernance par les règles. Gouvernements et économistes français réclamaient quant à eux 3 Le principe de subsidiarité consiste à réserver uniquement à l’échelon supérieur ce que l’échelon inférieur ne peut effectuer que de manière moins efficace (voir encadré p. 28). Inauguration en novembre 2011 de Nord Stream, le gazoduc reliant Vyborg en Russie au terminal allemand de Lubmin via la mer Baltique. D’une capacité annuelle de 55 milliards de mètres cubes, Nord Stream devrait permettre à l’Allemagne de faire face aux conséquences énergétiques de la fermeture de ses centrales nucléaires. © AFP/John MacDougall une gouvernance plus politique, autorisant des adaptations conjoncturelles pour relancer, en cas de besoin, la croissance. Les Allemands reprochaient alors aux Français leur laxisme budgétaire, tandis que ceux-ci jugeaient l’approche allemande trop restrictive. Cette querelle, qui plonge ses racines dans des décennies de pensée et de théorie économiques, ne cessa d’opposer Paris et Bonn puis Berlin dans les années 1990 et 2000. Elle attisa en Allemagne une défiance à l’égard de ses voisins méridionaux et les négociateurs allemands s’opposèrent à la constitution d’une union de transfert qui eût nécessairement engagé des contributions allemandes. De l’intergouvernementalisme… L’UEM fut ainsi cette union bâtarde dont la crise monétaire, financière et économique née en 2008 révèle actuellement les insuffisances. Elle fut une union monétaire sans être une union économique et fiscale, privée d’un gouvernement ou de mécanismes de gouvernance permettant de coordonner les politiques économiques et budgétaires des États membres, et son système de sanctions excluait toute coordination préventive. Elle fut certes fondée sur des règles, mais celles-ci ne conduisirent pas au rapprochement des cultures et des pratiques économiques et budgétaires que ni les critères allemands ni les propositions françaises n’envisageaient. De fait, ces règles ne furent pas respectées, ni par les Grecs dont le gouvernement de Georges Papandreou a démontré par la suite les manipulations statistiques, ni même par l’Allemagne et la France qui se dérobèrent aux procédures de sanction dans les années 2000. En permettant au contraire que les pays de la périphérie s’endettent aux mêmes taux d’intérêt que l’Allemagne, le système a contribué à l’endettement public de la quasi-totalité des pays de la zone euro. À la fin des années 1990 et dans les années 2000, l’amélioration des règles de l’UEM ne fut cependant jamais inscrite à l’ordre du jour des sommets européens. À Amsterdam, en 1997, le gouvernement allemand étonna négociateurs et observateurs en s’opposant à la communautarisation de certains domaines relevant de la justice et des affaires intérieures. Lâché sur le fond par un gouvernement français dont le nouveau président, Jacques Chirac, ne faisait guère preuve de ferveur européenne, et pressé par les Länder Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 71 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance qui voulaient préserver leurs compétences, le gouvernement d’Helmut Kohl emprunta une voie « britannique ». Des accents britanniques, la coalition rouge-verte qui succéda au chancelier Kohl en eut aussi. Gerhard Schröder fit en effet sa campagne en 1998 sur le thème d’une Allemagne qui serait devenue la « vache à lait » de l’Europe et dont les contributions au budget européen seraient « parties en fumée » (verbraten). Une fois arrivé au pouvoir, le gouvernement de coalition rougeverte qui présida le Conseil européen au premier semestre de l’année 1999 chercha à négocier une réduction de la contribution allemande au budget européen. Il proposa notamment une « renationalisation » partielle de la politique agricole commune (PAC). Tiraillé entre ces revendications et le souci de réussir sa présidence, le gouvernement Schröder se contenta finalement d’une réduction moindre de sa quote-part. … à l’idée d’une Constitution européenne Lors des négociations de Nice, en 2000, au cours desquelles devaient se régler les questions restées en suspens à Amsterdam – les fameux « reliquats d’Amsterdam » –, la question du poids respectif des pays membres dans les institutions européennes tint une place importante. Tandis que les « grands » États renonçaient à leur deuxième commissaire européen, un système complexe de prise de décision fut instauré, tenant compte, au Conseil des ministres de l’Union comme au Parlement européen, de la supériorité démographique allemande. Même si la France conserva au Conseil le même nombre de voix que l’Allemagne, le sommet de Nice consacra le décrochage de la France que Jacques Chirac avait voulu à tout prix éviter. Alors que les relations franco-allemandes avaient été plus ou moins au point mort depuis l’installation de Jacques Chirac à l’Élysée, celui-ci et Gerhard Schröder se rapprochèrent toutefois, opérant quelques avancées lorsqu’ils préparèrent de concert, en 2002 et 2003, certaines propositions portant sur le projet de traité constitutionnel – abandonné à la suite des référendums 72 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 négatifs néerlandais et français de 2005. L’idée de Constitution était en effet venue du gouvernement allemand, dont le ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, avait dans un discours remarqué à l’université Humboldt de Berlin, en 2000, proposé de pousser plus loin l’intégration européenne et d’aller vers une fédération dotée de deux chambres et d’un gouvernement européen 4. Pour Berlin, cette option exigeait que soient remplies au préalable certaines conditions telles que la « clarification » de la répartition des compétences entre Bruxelles, le Bund et les Länder, et la mise en avant de la notion de subsidiarité afin de répondre aux critiques des eurosceptiques allemands et aux exigences des Länder soucieux de préserver leurs compétences. Même si Berlin prônait une certaine supranationalité qui répugnait à Paris, et même si les pouvoirs du Parlement européen furent renforcés, le projet de traité constitutionnel puis son avatar, le traité de Lisbonne, n’en ont pas moins consacré in fine le rôle du Conseil européen, un organe désormais placé au sommet de l’édifice institutionnel et doté de surcroît d’un président pouvant rivaliser sur certains points avec le président de la Commission. Le rapprochement franco-allemand, patent à l’hiver 2002-2003 avec la célébration du quarantième anniversaire du traité de l’Élysée et l’opposition conjointe de Jacques Chirac et de Gerhard Schröder à la guerre américanobritannique déclenchée contre l’Irak, comporta néanmoins une zone d’ombre : le gouvernement français et le gouvernement allemand s’exonérèrent tacitement des règles du pacte de stabilité et de croissance en matière d’endettement et de déficit publics. La coopération franco-allemande put dès lors apparaître comme une entente destinée à promouvoir en Europe les intérêts respectifs de Berlin et de Paris. 4 Voir Joschka Fischer, Vom Staatenbund zur Föderation. Gedanken über die Finalität der europäischen Integration. Rede in der Humboldt-Universität in Berlin am 12. Mai 2000. Suhrkamp, Francfort, 2000. Le ministre déclara ensuite avoir prononcé à titre personnel ce discours duquel la chancellerie prit ses distances, comme elle l’avait fait précédemment avec le papier dit Schäuble-Lamers de 1994, appelant à la création d’un noyau dur de compétences. Pour une Europe élargie Dans les relations avec l’Est, l’Allemagne apparut tout autant comme le pivot, voire le leader, de l’ouverture. L’élargissement à l’Est se fit sous l’impulsion d’Helmut Kohl, puis sous celle de Gerhard Schröder. C’est parce que les élites allemandes refusèrent qu’un « nouveau mur » ne s’érige à la frontière Oder-Neisse que la Pologne fut intégrée à l’Union européenne, et ce bien qu’elle ne remplît pas toutes les conditions d’adhésion. C’est aussi parce que les entreprises allemandes eurent tôt fait d’investir en Europe centrale et orientale que la préférence fut donnée à un élargissement à dix, puis à douze, en 2004 et 2007. Le chancelier Schröder plaida en outre pour une intégration rapide de la Roumanie et de la Bulgarie, tout en obtenant des aménagements de transition en matière de libre circulation des personnes. Celle-ci en effet faisait planer des menaces sur certains secteurs économiques et aurait pu nourrir, sur le plan politique, les discours des partis extrémistes. Une situation européenne atypique En ce début de millénaire, la situation de l’Allemagne est à plusieurs égards atypique en Europe. L’article 23 de la Loi fondamentale donne au gouvernement allemand l’obligation de promouvoir l’unité européenne et peu d’autres États ont autant contribué à l’intégration européenne. Pour autant, comme partout dans l’Union, les Allemands font aujourd’hui moins confiance à l’Union européenne 5 – même si certains sondages se contredisent. Ces évolutions interviennent tandis que l’ancrage économique de l’Allemagne au sein du grand marché intérieur faiblit. Berlin demeure un partenaire économique essentiel pour les pays de la zone euro et du grand marché intérieur. Mais le commerce extérieur avec les nouveaux États de l’Union non membres de la zone euro 5 Voir, par exemple, Commission européenne, Eurobaromètre Standard 74. L’opinion publique dans l’Union européenne. Annexe. Terrain : novembre 2010, publication 18 février 2011, p. 56 (http/ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb74/ eb74_anx_full_fr.pdf). ainsi qu’avec de nouveaux partenaires tels que la Russie, la Chine, le Brésil ou le Mexique croît beaucoup plus rapidement. La part relative des pays de la zone euro dans le commerce extérieur allemand a baissé d’environ 10 % depuis 1991, et représentait 40 % du commerce extérieur allemand en 2009. Alors que l’Allemagne ne compte pas de parti ouvertement anti-européen – hormis peutêtre Die Linke – comme le Front national en France, le parti populaire Jobbik en Hongrie ou les « Vrais Finlandais », le quotidien populaire Bild Zeitung n’en fait pas moins office d’informel « parti populiste » et le Tribunal fédéral constitutionnel de « parti souverainiste » 6. En laissant de côté la référence à l’article 23 de la Loi fondamentale et en faisant de l’autonomie budgétaire la pierre de touche de la démocratie citoyenne, les arrêts du Tribunal portant sur la constitutionnalité du traité de Maastricht et, plus encore, sur celles du traité de Lisbonne et du Fonds européen de stabilité financière (FESF) ont donné un coup d’arrêt certain à la construction européenne. En exigeant que le Bundestag soit étroitement associé à toute décision ayant des conséquences sur les finances publiques allemandes, le Tribunal a privilégié le cadre national au détriment du cadre européen dans la mesure où il considère qu’il n’y a pas de peuple européen et que la démocratie s’ancre dans un cadre national. A contrario, la lecture européaniste du processus d’intégration qui est celle que proposent depuis plus d’un an un certain nombre d’intellectuels et le Parti social-démocrate (SPD) met en avant les gains économiques globaux et les avantages politiques que l’Allemagne retire de son intégration à l’Europe, qu’il s’agisse de la préservation d’un marché stable ou de la fin d’un certain isolement diplomatique. Certaines modifications constitutionnelles récentes et une lecture souverainiste de la Loi fondamentale par une partie des juges de Karlsruhe font plus que jamais apparaître le processus décisionnel allemand comme un 6 A.-M. Le Gloannec, « L’Allemagne, entre isolement et globalisation », Études, tome 415, n° 4, octobre 2011, p. 295-304. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 73 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance ´ POUR ALLER PLUS LOIN L’Allemagne et la Russie L’Allemagne entretient avec la Russie une relation complexe, qui se nourrit d’affinités intellectuelles, au XIXe siècle notamment, d’adversité et d’hostilité. À la fascination, voire aux sentiments de culpabilité mais aussi de reconnaissance pour avoir permis la réunification, se mêle également un pragmatisme fondé sur la complémentarité et la vigueur des échanges. Parmi les pays membres de l’Union européenne, l’Allemagne ne détient pas l’apanage de l’ancienneté ni de l’exclusivité de la relation avec Moscou. La France et l’Italie, la Finlande aussi, sont, avec l’Allemagne, les pays les plus investis économiquement et politiquement en Russie. Néanmoins, elle tient une place centrale par deux aspects, l’un géopolitique et l’autre stratégique. En effet, la Russie et l’Allemagne sont les deux principales puissances du continent européen : la première de par l’étendue de son territoire et ses ressources naturelles, son siège de membre permanent au Conseil de sécurité, et par sa capacité de blocage plus que par sa contribution effective à l’ordre international ; la seconde par la solidité et le dynamisme de son économie et de ses exportations, par son économie globalisée et son ancrage dans l’Union européenne. Des Vingt-Sept, la Finlande est le pays qui dépend le plus de la Russie sur le plan commercial, alors que l’Allemagne vient en huitième place. Cependant les importations allemandes en provenance de Russie représentaient, en 2008, 20 % du total des importations des pays de l’Union et ses exportations 31 % du total des celles des pays de l’Union vers la Russie. L’Allemagne importe en particulier de Russie 42 % de son gaz, proportion qui augmentera vraisemblablement avec la sortie du nucléaire et ce, malgré la diversification des fournisseurs que permet l’achat de gaz naturel liquéfié. L’Allemagne exporte vers la Russie plus que n’importe quel autre pays de l’Union notamment dans le domaine de la machine-outil, des automobiles, de la construction… Elle est le seul pays européen dont la balance commerciale avec la Russie soit équilibrée. En d’autres termes, le marché russe offre à l’industrie allemande un débouché non négligeable. L’Allemagne est également un investisseur important, représentant près de 40 % des investissements des Vingt-Sept en Russie en 2008. La 74 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 coopération germano-russe, sous forme de jointventures, sub-contracting ou coproduction se développe dans l’industrie gazière – avec la construction du gazoduc sous-marin Nord Stream reliant Vyborg en Russie à Lubmin en Allemagne en évitant le transit par des pays intermédiaires –, mais aussi dans l’automobile, le bâtiment… Le gouvernement de Berlin a clairement formulé une politique destinée à favoriser la modernisation de la Russie. Cette politique n’est pas sans rappeler les années 1960 et 1970, quand l’Allemagne de Willy Brandt avait inventé sa propre version de la détente, l’Ostpolitik, et son fameux « changement par le rapprochement » (Wandel durch Annäherung) destiné à transformer à terme les régimes communistes. Dans les années 2000, Berlin conçut le « rapprochement par l’interdépendance » (Annäherung durch Verflechtung) destiné à la seule Russie, dont l’objectif plus modeste et plus vague que l’Ostpolitik naguère, est partagé par d’autres capitales européennes, Paris notamment. Cette stratégie repose en Allemagne sur un large consensus, même si des divergences politiques existent. Des nuances opposent la gauche, plus prompte à la complaisance à l’égard de Moscou, à la droite, plus critique – la chancelière Merkel ne manque jamais de s’entretenir avec des opposants au pouvoir lors de ses déplacements en Russie. Les grands journaux sont quant à eux plutôt critiques et l’opinion publique n’est pas sans s’inquiéter de la politique de la Russie à l’égard de ses voisins, de l’état de sa démocratie ou de sa fiabilité en tant que fournisseur énergétique. Après le raidissement notoire du Kremlin dans un sens qu’on ne peut plus qualifier de démocratique et l’intervention brutale de la Russie en Géorgie durant l’été 2008, les divergences qui existaient parmi les Européens à propos de la politique à suivre à l’égard de la Russie se sont atténuées, tandis que les plus hostiles, les Polonais notamment, adoptaient une politique pragmatique. Tout en demeurant l’interlocuteur privilégié de Moscou, Berlin se distingue désormais moins de ses partenaires européens. Anne-Marie Le Gloannec système reposant sur des possibilités de veto multiples. Elles sont détenues par des acteurs dont la puissance s’est renforcée depuis la réunification. Ces possibilités de veto se sont aussi multipliées dans d’autres pays, comme la France. La politique européenne y reste l’apanage du président de la République, mais la division au sein des partis politiques entre souverainistes et européanistes et le recours au référendum peuvent constituer un frein à l’intégration européenne. En cas d’unanimité requise, le veto, d’où qu’il provienne, bloque tout processus. Lorsqu’il s’agit de donner des impulsions, de dessiner une voie, de diriger en somme, les craintes de veto qui paralysent ex ante le leader, paralysent également tout le système. Telle est la situation qui prévaut depuis l’éclatement de la crise financière en Europe. Depuis 2010, la chancelière allemande est malmenée au sein de sa coalition : d’un côté, deux partis hostiles à une intégration fiscale accrue (la CSU et le FDP) et, de l’autre, une Union chrétienne-démocrate (CDU) qu’elle a remobilisée en 2011, lui insufflant un esprit européen au congrès de Leipzig de novembre de la même année. Elle est en outre tenue de rendre des comptes devant le Tribunal fédéral constitutionnel ainsi que devant le Bundestag. Dans ce contexte, elle n’a cessé de revenir sur les lignes rouges qu’elle avait pourtant elle-même tracées et sur des décisions antérieures. Elle a ainsi commencé par refuser d’aider la Grèce pour accepter par la suite de le faire. De même, elle a insisté sur une participation du secteur privé à ce sauvetage pour s’apercevoir ensuite que cette proposition aurait des conséquences désastreuses. En novembre 2010, au collège d’Europe à Bruges, elle a plaidé en faveur de la méthode dite intergouvernementale pour ensuite faire volte-face et plaider, juste avant le Conseil européen de décembre 2011, en faveur d’une intégration supranationale. En réalité, la chancelière négocie non seulement avec ses vingt-six partenaires européens, mais aussi avec le Tribunal fédéral constitutionnel, le Bundestag, l’opinion publique et les eurosceptiques de toute nationalité, en France, en Grande-Bretagne ou ailleurs. Dans ces conditions, qualifier l’Allemagne de puissance hégémonique, quelle que soit sa réticence devant cette perspective, apparaît certainement excessif 7. L’accord du 8-9 décembre 2011, proposant un traité d’union fiscale est d’écriture allemande – plus que franco-allemande – de même que précédemment le pacte de stabilité et de croissance avait été d’inspiration allemande, avec une coda française. Mais cette proposition ne va pas manquer de se heurter aux difficultés juridiques et politiques liées à l’irruption des institutions européennes dans une compétence régalienne des États. Pour l’heure, la chancelière impose au reste de l’Union européenne son rythme et ses exigences : bâtir à petits pas une construction fiscale fondée sur des règles strictes. Le projet allemand pour sauver l’euro demeure toutefois imparfait, parce que le gouvernement fédéral ne propose que des demi-mesures, beaucoup d’austérité et qu’il n’est pas sûr qu’un renversement, pourtant bien nécessaire, de culture politique et économique dans les pays du sud de l’Union européenne puisse se faire par la contrainte. n 7 William E. Paterson, « The Reluctant Hegemon? Germany Moves Centre Stage in the European Union », The JCMS Annual Review of the European Union in 2010, numéro spécial du Journal of Common Market Studies (JCSM), vol. 49, septembre 2011, p. 57-75. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 75 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance ´ POUR ALLER PLUS LOIN Le couple franco-allemand à l’épreuve de la crise de la zone euro Le choc provoqué en France par la perte de sa notation « AAA » à la veille des élections présidentielle et législatives – alors que l’Allemagne conserve la sienne – a considérablement amplifié le débat sur le rôle actuel et les perspectives à plus long terme de la relation franco-allemande. Sévèrement critiquée en 2010 pour son orthodoxie budgétaire, sa fixation sur les exportations et son apparent attentisme face à la crise grecque, l’Allemagne est considérée aujourd’hui comme le modèle à suivre en matière de politique économique et financière. D’où la volonté de Nicolas Sarkozy non seulement de s’inspirer des réformes adoptées outre-Rhin depuis 2003, mais aussi d’afficher une unité sans faille avec Berlin sur le plan de la gestion de la crise de l’eurozone. Un couple qui se cherche (2007-2010)… Si l’unité entre le président de la République et la chancelière fédérale est étroite, il ne faut pas perdre de vue qu’elle est également récente. Le bilan « franco-allemand » de la présidence Sarkozy est en effet pour le moins contrasté. Sans insister sur les caractères si radicalement différents des deux acteurs, il faut souligner que Nicolas Sarkozy tout comme Angela Merkel avaient au départ cherché des alternatives au couple franco-allemand – tout en s’efforçant de maintenir le rôle central de celui-ci. Mais du côté allemand, on assiste depuis les années Schröder à un rapprochement sans précédent entre Berlin et Moscou qui va s’intensifier encore avec la sortie de l’Allemagne du nucléaire. Si l’Allemagne d’A. Merkel s’oriente vers l’Est, N. Sarkozy a quant à lui opté pour la revitalisation des orientations diplomatiques françaises d’antan. Le retour de la France dans le système militaire intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la bonne relation que N. Sarkozy a su entretenir avec les présidents George W. Bush et Barack Obama témoignent d’une volonté très claire de repositionner la France en tant que puissance 76 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 militaire dans le cadre des relations transatlantiques – domaine où l’Allemagne fait défaut comme la crise libyenne l’a montré. Le rapprochement spectaculaire entre Paris et Londres en matière de sécurité et de défense découle de la même logique et il en exclut également l’Allemagne. Enfin, la volonté affichée dès 2007 de créer une Union pour la Méditerranée, financée par le budget des Vingt-Sept mais ne comprenant que les seuls États riverains de la Méditerranée, ne pouvait être perçue par Berlin – le principal contributeur net du budget de l’Union européenne – que comme une tentative française « d’endiguer » le rôle de l’Allemagne en Europe. La très forte implication personnelle de N. Sarkozy et l’opposition tout aussi ferme et résolue de la chancelière à ce projet avaient littéralement empoisonné les relations franco-allemandes entre 2007 et 2008. La relation franco-allemande, à peine apaisée, se crispe de nouveau, quand éclate la crise financière en automne 2008. Le krach de l’automne 2008, provoqué par la crise des subprimes aux États-Unis, s’est rapidement transmis à l’Europe par le biais des fonds d’investissement détenteurs de créances titrisées. Face au risque d’une récession économique induite par la crise financière, l’Allemagne et la France n’avaient pas su trouver de stratégie commune. Hostile au financement à crédit des dépenses publiques, Berlin avait préféré subir le choc d’une récession sévère, mais courte, et refusé l’élaboration à l’échelle européenne de « paquets conjoncturels » destinés à soutenir la demande. La France a pour sa part accepté de laisser les déficits se creuser afin de soutenir la demande et, in fine, d’honorer les promesses électorales du candidat Sarkozy, notamment sur le plan fiscal. Ainsi, tout au long de l’année 2009, l’Allemagne s’est vue accusée par la France de mener une politique économique « égoïste » et « non coopérative » – la relance stimulée par les partenaires ne pouvant que profiter aux exportations allemandes – tandis que Berlin stigmatisait le laxisme budgétaire de Paris qui ne pouvait que gonfler le problème de la dette de la France. Le rapprochement franco-britannique remonte d’ailleurs à cette époque. … et qui finit par se trouver (2010-2012) Alors que la République fédérale renoue dès 2010 avec une croissance forte, la France, ainsi que la plupart des autres États membres de l’Union européenne ne se sont jamais remis du choc de la crise économique et financière qui s’est transformée en crise de la dette souveraine. Confrontés à cette dernière, les pays de la zone euro – et en particulier la France et l’Allemagne – réagissent exactement comme deux années auparavant dans le contexte de la crise des subprimes. Paris réclame un signal fort des Allemands, mais le gouvernement fédéral hésite, au printemps 2010, à accepter le premier plan de sauvetage en faveur de la Grèce, avant de finir par l’accepter, contraint et forcé. Le Bundestag (ici en séance en octobre 2011) joue un rôle de premier plan dans la gestion de la crise de la zone euro. © AFP / John MacDougall Toute la politique économique allemande se trouve alors au centre des « partenaires », la France et l’Allemagne se des débats. Les partenaires européens reprochent trouvant dans deux camps littéralement opposés, à l’Allemagne d’avoir réalisé ses excédents commerciaux avec le reste de la zone euro grâce à divisant l’Union européenne entre une zone une politique de déréglementation de son marché nordique « rigoureuse et dynamique » (l’Irlande du travail et une réduction de ses coûts du travail. mise à part) et une zone méridionale laxiste et non Pour les Allemands au contraire, leur dynamisme compétitive. économique et industriel permettait d’assumer un Face à ce constat, on mesure le chemin parcouru rôle de locomotive conjoncturelle dont les partepar A. Merkel et N. Sarkozy sur la voie du rapprochenaires européens ont pu être les bénéficiaires. Ce ment. D’abord, l’Allemagne a accepté d’ignorer la reproche ignore pourtant l’attachement profond des clause de « no bail-out » et d’aider la Grèce, l’Irlande, Allemands à une politique de stabilité macroéconole Portugal et l’Espagne par le biais d’un plan de mique et donc au respect de l’article 125 du traité sauvetage taillé sur mesure et surtout de la mise en de Lisbonne, qui comprend la clause dite de « no place d’un Fonds européen de stabilité financière bail-out » interdisant tout renflouement d’un pays (FESF). Elle ne s’oppose plus à l’achat par la Banque de la zone euro. Les reproches réciproques étaient centrale européenne (BCE) – à hauteur de plus de donc à la hauteur de l’incompréhension mutuelle Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 77 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance 200 milliards d’euros – d’obligations d’État sur des marchés secondaires pour assurer le refinancement des pays de la zone euro en difficulté. Cela ne fait certes pas de la BCE un prêteur en dernier ressort, à l’instar de la Réserve fédérale américaine (Fed), mais force est de souligner que la BCE, dont la mission consiste avant tout à combattre l’inflation, joue depuis 2010 un rôle très actif, comme la France l’a toujours voulu et l’Allemagne refusé. Angela Merkel reconnaît désormais implicitement qu’il est indispensable de doter la zone euro, dont la structure est restée inachevée, d’une gouvernance économique, terme que l’Allemagne avait toujours refusé dans le passé. À partir du moment où l’Allemagne accepte l’idée française d’un gouvernement économique, les positions des deux pays commencent réellement à converger et la chancelière et le président affichent une unité de vues qui avait jusque-là fait défaut. En octobre 2010, Paris et Berlin tombent d’accord sur la nécessité de renforcer considérablement le pacte de stabilité et de croissance, qui avait été adopté en 1997 mais qui n’a pas été respecté. Les deux pays divergent encore sur le degré d’automaticité des sanctions, mais l’intention de N. Sarkozy de réduire, enfin, le déficit budgétaire et la dette publique de la France témoigne de la volonté du président de suivre la culture de stabilité allemande. Le projet d’inscription dans la Constitution française de la règle d’or témoigne de cette même volonté. Paris et Berlin s’accordent également sur la nécessité d’un « semestre européen » qui doit soumettre l’adoption des budgets nationaux des États de la zone euro à une étroite surveillance européenne. En décembre 2010, la France et l’Allemagne se sont mises d’accord sur un « pacte pour l’euro plus » qui doit assurer une meilleure compétitivité des pays européens et une harmonisation accrue de leurs politiques par le biais non seulement de l’austérité budgétaire, mais aussi de réformes structurelles. Parallèlement, les deux États esquissent les grandes lignes d’un deuxième plan d’aide à la Grèce (juillet 2011) et d’une augmentation des moyens mis à la disposition du FESF (octobre 2011). La pérennisation de ce dernier, par le biais de l’instauration d’un mécanisme européen de stabilité (MES), devrait 78 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 intervenir dès l’été 2012, avec un an d’avance sur le calendrier initial. Enfin, à la demande de la chancelière allemande, demande soutenue par N. Sarkozy, 26 des 27 États membres sont tombés d’accord, lors du Conseil européen du 9 décembre 2011, sur l’adoption, début 2012, d’un nouveau traité intergouvernemental pour renforcer la discipline budgétaire, rendant les sanctions quasi automatiques, et sur les instruments anticrise. En revanche, l’introduction d’« eurobonds » pour mutualiser la dette européenne a été refusée par l’Allemagne, tout comme la transformation de la BCE sur le modèle américain. La BCE va néanmoins soutenir plus fortement le mécanisme européen de stabilité, ce qui va dans le sens de ceux qui voudraient la voir jouer un rôle plus actif. La gestion anticrise du couple franco-allemand a ainsi été intense durant les dix-huit derniers mois, et il n’est pas sûr que ce soit la chancelière qui l’ait emporté, les concessions allemandes n’ayant pas été négligeables. La France tout comme les autres pays de la zone euro ont dû se résoudre à une gestion beaucoup plus austère de leur politique budgétaire. Mais ce sont les marchés qui les ont poussés dans cette voie, et tout particulièrement les agences de notation, beaucoup plus que l’Allemagne. Certes, le statut de cette dernière s’est renforcé lorsque Standard and Poor’s a dégradé la note « triple A » de la France et celle de plusieurs pays européens tout en confirmant le triple A de l’Allemagne. Berlin doit maintenant assumer une responsabilité plus grande encore pour la notation du FESF, également dégradé, ce dont il aurait aimé se passer. Par conséquent, il n’y a pas de perdants et gagnants dans cette bataille qui oppose l’eurozone aux marchés anglo-saxons. Au contraire, si le couple franco-allemand se fissure, si la France devait remettre en question, après les élections de 2012, les acquis des deux dernières années, le perdant serait l’Europe dans son ensemble. Hans Stark * * Secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (CERFA) à l’Institut français des relations internationales (IFRI), maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Le couple francoallemand : passé fécond, présent ambigu, avenir incertain Daniel Colard * * Daniel Colard est professeur émérite de relations internationales à l’université Apparue dans les années 1960 dans le cadre de la construction européenne, la formule du « couple franco-allemand » évoque la relation spéciale instaurée entre deux pays longtemps ennemis. La France et l’Allemagne ont su construire une entente profonde mettant en commun des intérêts nationaux à défendre ensemble. Le couple est néanmoins souvent perçu par ses partenaires européens comme une alliance ambiguë, dont le dirigisme ou au contraire l’impuissance sont tour à tour critiqués. En dépit des turbulences actuelles, le bilatéralisme franco-allemand demeure un facteur de stabilité et d’inventivité fondamental du projet européen. de Franche-Comté. Il n’est pas inutile de rappeler le long passé, souvent sanglant, des relations franco-allemandes marquées par trois conflits armés, notamment deux guerres mondiales : 1870, 1914-1918 puis 1939-1945. Le miracle politique accompli par les dirigeants politiques, de 1945 à 1963, est d’avoir pu substituer la réconciliation à la confrontation, et l’amitié aux rivalités permanentes entre les deux peuples situés de part et d’autre du Rhin. Selon Raymond Aron, l’Histoire est « tragique » : « Les hommes font l’Histoire mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font. » Ici, la formule doit être acceptée sous bénéfice d’inventaire… La fin de l’Europe des Six et le passage à l’Europe des Neuf en 1973 – adhésion du Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande –, suivis d’autres élargissements (de 9 à 15 en 1995 puis de 15 à 27 en 2004 et 2007) marquent une première transformation. Une autre mutation est engendrée par l’implosion et la disparition de l’URSS en 1991. Elle a permis la réunification des deux États allemands dans un cadre communautaire profondément changé. De 1963 à 1990, la France bénéficie d’une rente de situation internationale, l’Allemagne fédérale pâtit d’un statut fortement diminué dû à sa division. Après 1990, se produit un rééquilibrage très marqué entre Bonn puis Berlin et Paris. Aujourd’hui, dans une Union européenne d’environ 500 millions de citoyens, représentant 38 % du produit intérieur brut mondial et 8 % de la population du globe, il convient de mettre Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 79 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance en relief le passé très fécond de la coopération entre les deux capitales, tout en s’interrogeant sur l’ambiguïté actuelle des relations francoallemandes et l’avenir assez incertain de ce couple sans précédent dans les relations internationales. De la confrontation à la coopération : le poids de l’histoire entre Paris et Berlin La réconciliation entre les deux « ennemis héréditaires » a été l’œuvre de deux Républiques : la IV e (1946-1958) et la V e (depuis 1958). Rappelons pour mémoire les réalisations et les échecs de la IVe République : le plan SchumanMonnet sur la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) du 9 mai 1950, la lourde responsabilité de la France dans l’échec de la Communauté européenne de défense (CED – le « crime » du 30 août 1954) et la relance de la construction européenne avec les traités de Rome du 25 mars 1957, créant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). Dans le cadre de l’Europe des Six, comme l’a résumé avec pertinence le politologue américain Zbigniew Brezinski, les objectifs des deux pays quant à l’union du Vieux Continent différaient : « À travers la construction européenne, la France vise la réincarnation, l’Allemagne la rédemption ». Paris, en effet, cherchait à retrouver un rôle de leader, réincarnation de la grandeur passée, Bonn était pour sa part en quête de rédemption afin de surmonter les désastreuses conséquences de la Seconde Guerre mondiale. Les trois Communautés spécialisées européennes ont donc servi la réconciliation franco-allemande dans un cadre juridique et économique appelé par nature à s’élargir aux autres voisins européens. L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958 et la fondation de la Ve République à l’automne ont bouleversé en profondeur, d’une part, les rapports franco-allemands et, d’autre part, les modalités de la construction 80 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 européenne. Le nouveau président donnait la priorité à l’« Europe des États » et non plus à une « fédération d’États », laquelle impliquait un transfert de souveraineté et de compétences nationales aux autorités de Bruxelles. À Bonn, en 1958, le chancelier Konrad Adenauer est au pouvoir depuis la fondation de la République fédérale d’Allemagne (RFA) en 1949. Les deux hommes ne se connaissaient pas et chacun d’eux prêtait à l’autre des intentions politiques qu’il n’avait pas ; la méfiance présidait a priori aux relations bilatérales qui allaient s’instaurer entre les deux chefs d’État. À la surprise de beaucoup, à la suite d’une rencontre les 14 et 15 septembre 1958, à Colombey-les-Deux-Églises, le chancelier et le président décideront d’établir entre eux et leurs pays des « rapports directs et préférentiels », et de rester, désormais, en « contact personnel et étroit ». C’est l’acte premier de la réconciliation politique franco-allemande sous la Ve République. De Gaulle a raconté dans ses Mémoires d’espoir cette rencontre historique et mentionné les trois grands problèmes abordés : la « question allemande », l’organisation de l’Europe communautaire, les relations euro-atlantiques. L’accord de « bonne foi » conclu à Colombey en septembre 1958 va durablement engager les deux États. Cette clarification indispensable de la situation ouvrait la voie à un partenariat qu’on appellera plus tard le « couple franco-allemand ». Encore fallait-il, pour l’établir solidement, conclure un véritable « contrat de mariage » fondé sur la raison, des intérêts communs, l’amitié et la coopération. Cette entente en formation va demander près de cinq ans pour se concrétiser juridiquement. Le chancelier, très âgé, sur le point de quitter le pouvoir, souhaitait vivement sceller de manière définitive les relations d’amitié nées entre Paris et Bonn depuis 1958. D’où, couronnement de ce processus, la signature du traité de l’Élysée le 22 janvier 1963, qui gouverne aujourd’hui encore les rapports du couple franco-allemand. Les drapeaux allemand, français et européen flottent en 2012 sur le fort de Douaumont, construit au lendemain de la guerre de 1870 et qui fut au cœur de la bataille de Verdun en 1916 (350 000 morts dans les deux camps). © DR Le traité de l’Élysée de 1963 et son fonctionnement Politiquement, De Gaulle et Adenauer ont élaboré un « traité d’amitié et de coopération ». Juridiquement, Paris était plutôt favorable à l’élaboration d’une « déclaration », Bonn à la signature d’un « traité bilatéral ». Sur le plan formel, il convient de distinguer trois documents. On trouve d’abord une courte déclaration commune mettant l’accent sur la réconciliation, la coopération, la solidarité et l’amitié. Vient ensuite le traité proprement dit détaillant la mise en œuvre de cette réconciliation – rencontres périodiques au sommet et entre ministres – ainsi qu’un programme de coopération dans trois domaines (affaires étrangères, défense, éducation et jeunesse). Enfin, des clauses finales complètent l’ensemble. En résumé, un traité-cadre, souple, court, qui permet une coopération étendue et à géométrie variable en fonction des circonstances internationales et des présidents et chanceliers au pouvoir. Ce traité original, sans précédent entre la France et l’Allemagne, a été complété par la suite et n’a cessé, depuis plus de cinquante ans, de gouverner les relations franco-allemandes 1. On a successivement vu dans cette alliance un couple, un axe, un moteur, un directoire pour l’Europe communautaire, un tandem, un duo, un duumvirat ou encore un partenariat privilégié assurant un leadership sur les alliés des deux États. Le concept de « couple » présente l’avantage de symboliser une entente profonde, un mariage de raison fondé sur la durée, la pérennité d’une véritable alliance contractuelle mettant en commun des intérêts nationaux à défendre ensemble. Le traité repose depuis son origine sur un paradoxe : s’il fonctionne bien, les partenaires européens du couple franco-allemand y voient un « directoire », dans le cas contraire, ils critiquent l’impuissance des processus d’intégration ou 1 Et ce malgré le vote par le Bundestag d’un préambule unilatéral très atlantiste après la signature du traité. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 81 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance son blocage. Son véritable âge d’or, de 1974 à 1995, est incarné par deux présidents et deux chanceliers : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt d’une part, et François Mitterrand et Helmut Kohl d’autre part. Le couple Giscard-Schmidt (1974-1981) L’alternance se produit simultanément dans les deux pays : d’un côté un conservateur libéral, de l’autre un social-démocrate modéré. Les deux dirigeants ont toutefois des points communs : la volonté de faire progresser la construction européenne et l’intégration, le pragmatisme et l’indifférence à l’idéologie ainsi qu’une bonne connaissance des dossiers économiques et financiers, indispensable après la fin de la convertibilité du dollar avec l’or en 1971. La création du G6 en 1975 découle ainsi des réunions régulières entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Les années 1974-1981 sont particulièrement fécondes pour le développement de l’entente et de la coopération francoallemandes. C’est à cette époque que la presse et les médias popularisent l’expression « couple Paris-Bonn ». Le couple GiscardSchmidt devient le vrai moteur de l’unification européenne en prenant trois initiatives qui constituent trois avancées décisives sur le plan politique, économique et financier. La première a lieu en 1974 avec la création du « Conseil européen » des chefs d’État ou de gouvernement à l’initiative de Paris. Le Conseil européen a l’avantage de donner un visage, un début de personnalité politique à la CEE. Les traités postérieurs institutionnaliseront cet organe informel qui deviendra par la suite un organe central de décision, d’impulsion et d’orientation de toute la politique européenne. La deuxième initiative – corollaire logique de la précédente – porte en 1976 sur l’élection des eurodéputés de Strasbourg au suffrage universel direct. Enfin, lors du Conseil européen de Brême en 1978, le couple propose la mise en place d’un Système monétaire européen, le SME, qui a ouvert 82 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 la voie à l’Union économique et monétaire (UEM) et à la monnaie unique, l’euro, le 1er janvier 1999, grâce au traité de Maastricht de 1992. Ainsi, le Conseil européen, le Parlement européen et le SME constituent trois décisions franco-allemandes majeures qui ont fait par la suite l’objet d’un large consensus. Le couple Mitterrand-Kohl (1982-1995) Le troisième partenariat franco-allemand – après De Gaulle-Adenauer et GiscardSchmidt – s’étend sur une période de treize années. La politique étrangère menée par Paris, Bonn puis Berlin – nouvelle capitale de la RFA à partir de 1991 – est caractérisée par sa stabilité. Il convient ici de distinguer deux phases dans la coopération entre les deux États : avant 1989, date de la chute du mur de Berlin, et après la réunification de l’Allemagne et l’implosion de l’Empire soviétique en 1991. Une étroite coopération (1982-1989) Le couple formé par François Mitterrand et Helmut Kohl, deux hommes qu’opposaient tant le caractère, l’idéologie que la politique, réussit cependant à s’entendre pour faire prévaloir les intérêts communs sur les intérêts nationaux. Parmi les initiatives arrêtées entre 1982 et 1989, sont à retenir plus spécialement : – en 1982, la création d’une Commission francoallemande sur la sécurité et la défense, puis d’une brigade composée de soldats des deux pays ; – le 25 janvier 1983, le discours de F. Mitterrand devant le Bundestag au moment de la crise dite des euromissiles ; – le 22 septembre 1984, la poignée de main de Verdun entre le président et le chancelier sur un champ de bataille hautement symbolique ; – le 22 janvier 1988, la célébration du 25 e anniversaire du traité de l’Élysée avec l’adoption de deux protocoles additionnels, l’un sur la défense, l’autre sur les affaires économiques et financières. Avec l’appui de F. Mitterrand et de H. Kohl, le Français Jacques Delors, président de la ´ POUR ALLER PLUS LOIN Les institutions de la coopération franco-allemande Lors de la signature du traité de l’Élysée en 1963, les dirigeants français et allemands s’engagèrent à coopérer étroitement en matière économique et dans le domaine des affaires étrangères. Pour rendre effective cette coopération, divers institutions et programmes franco-allemands furent alors créés, concernant notamment la jeunesse, la coopération militaire ou l’environnement. De nombreux liens à tous les niveaux des administrations des deux pays furent en outre tissés. Depuis 1963, les ministres français et allemands se retrouvent deux fois par an afin de coordonner les politiques nationales sur les questions politiques, économiques et sociales. L’ordre du jour de ces rencontres est préparé par les secrétaires généraux pour la coopération franco-allemande nommés par chacun des deux gouvernements. Ils recueillent auprès de chaque ministère les positions respectives sur les thèmes qui seront abordés lors du Conseil des ministres conjoint. Dans le domaine de la jeunesse, un Office franco-allemand pour la jeunesse a également été créé, dont l’objectif est d’établir des programmes d’échanges linguistiques ou d’organiser des événements culturels entre les jeunes des deux pays. À l’occasion des différents anniversaires du traité de l’Élysée, des protocoles additionnels ou des déclarations communes ont permis de compléter les institutions mises en place en 1963. Ainsi, lors du 25e anniversaire du traité, en 1988, a été créé le Conseil franco-allemand de défense et de sécurité (CFADS) qui permet une collaboration renforcée au plus haut niveau de l’État et favorise l’adoption de positions communes dans ce domaine. À la même Commission européenne, fait adopter l’Acte unique européen en 1986 qui scelle l’avènement du grand marché intérieur avec ses quatre libertés. Le séisme de 1989 et ses conséquences 1963 et 1988 sont les deux dates clés qui encadrent vingt-cinq ans de coopération franco-allemande. Puis, les deux événements considérables que sont la chute du mur de Berlin occasion, un Conseil économique et financier francoallemand (CEFFA) a été institué afin d’harmoniser davantage les politiques économiques et fiscales des deux pays. Enfin, en 1989, face à la place grandissante prise par les questions environnementales, un Conseil franco-allemand de l’environnement (CFAE) réunissant les deux ministres de l’Écologie a vu le jour. Le 40e anniversaire du traité en 2003 a permis la signature d’une Déclaration commune destinée à adapter les programmes de coopération aux enjeux du XXIe siècle. Les Conseils des ministres franco-allemands disposent désormais d’un ordre du jour plus étendu, allant de l’énergie à l’innovation en passant par la gestion de la crise de la dette souveraine. Outre l’approfondissement de la coopération francoallemande, l’objectif premier de ces Conseils des ministres est de mettre en œuvre un véritable processus de décision commun aux deux partenaires. À côté de ces rendez-vous institutionnalisés, le chef de l’État français et le chancelier allemand se rencontrent de manière informelle depuis 2001 tous les deux mois, à Blaesheim, en Alsace. Sans ordre du jour fixe et en cercle restreint, ces rencontres permettent une coordination étroite des positions des deux pays sur les grands dossiers internationaux, européens et bilatéraux. À ces différents conseils s’ajoutent de nombreux autres programmes et initiatives, comme le prix De Gaulle-Adenauer – qui récompense chaque année depuis 1988 une personne ou une institution œuvrant pour le rapprochement franco-allemand – ou la Journée franco-allemande, instaurée en 2003. Source : www.france-allemagne.fr et l’effondrement de l’URSS ouvrent une ère nouvelle en Europe et dans les relations entre les deux États. La question centrale, à partir du 9 novembre 1989, devient la suivante : avec la fusion de la République démocratique allemande (RDA) avec la RFA par le traité du 3 octobre 1990 – précédé par le traité « 2+ 4 » signé à Moscou le 12 septembre 1990 –, la mutation du système international né de la fin Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 83 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance de la guerre froide donnerait-elle naissance à une « Europe allemande » ou à une « Allemagne européenne » ? Faire l’Europe sans défaire la France ni l’Allemagne fait l’objet d’un consensus entre les deux peuples de part et d’autre du Rhin. Helmut Kohl en 1989-1990 avait laissé entendre au président français que l’unité allemande ne pouvait se réaliser que sous un « toit européen ». C’est l’objet du traité de Maastricht de 1992 qui transforme la Communauté en « Union européenne ». Il la dote d’une monnaie « unique » et non « commune » et complète le volet économique et financier par une union politique pouvant, le cas échéant, déboucher sur un projet d’Europe diplomatique et militaire – avec la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et l’identité européenne de sécurité et de défense (IESD). Grâce à ce traité apparaît une « Allemagne européenne » s’inscrivant dans des règles communes. L’objectif du couple est dès lors atteint : il n’y a pas plus d’Allemagne dans moins d’Europe, mais une seule Allemagne dans plus d’Europe. Le traité de 1992 – ratifié difficilement en France par référendum avec 51 % de « oui » – a des conséquences directes sur le binôme francoallemand. En effet, pendant la guerre froide, Paris bénéficiait d’un statut privilégié dans l’Europe des Six puis des Neuf et des Douze, sur le plan politique, diplomatique et militaire. Après 1990, l’Allemagne unie s’affirme sur la scène internationale comme une puissance économique et désormais politique. Le retour à la normalité de l’ancien vaincu de 1945 porte ombrage au vainqueur. L’ambiguïté du couple Sarkozy-Merkel (2007-2012) Le quatrième couple franco-allemand fonctionne dans un environnement spécifique marqué par une certaine ambiguïté entretenue en partie par les autres partenaires européens. Si la relation personnelle entre le président Sarkozy et la chancelière Merkel s’est améliorée avec le temps, la méfiance n’a jamais complètement disparu. Leurs tempéraments, 84 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 les intérêts de leurs États, les divergences sur l’avenir de l’Europe ne facilitaient d’ailleurs pas leur coopération, sans pour autant que l’amitié franco-allemande soit remise en cause. La realpolitik pratiquée par chacun dans une période de troubles depuis la faillite, en 2008, de la banque américaine Lehmann Brothers, explique les difficultés du couple franco-allemand à gérer de concert les problèmes. Cela étant, le dialogue n’a jamais été rompu entre Paris et Berlin. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel sont obligés de s’entendre pour gérer les crises qui s’accumulent : crise bancaire, crise monétaire, crise économique et financière. Cette crise multidimensionnelle met à rude épreuve non seulement l’amitié franco-allemande mais l’ensemble de la zone euro comprenant dix-sept États sur les vingt-sept de l’Union européenne. Pour Paris et Berlin, à l’origine de nombreuses initiatives, il s’agit avant tout de sauver la zone euro et l’Europe ; les institutions européennes – la Commission, le Parlement, voire la Banque centrale européenne (BCE) – jouant un rôle de second plan. Cela étant, pour surmonter les difficultés, la France et l’Allemagne doivent en permanence se mettre d’accord à deux avant de saisir le Conseil européen qui entérine avec les parlements nationaux les plans successifs concernant l’aide apportée à la Grèce, la gestion des dettes souveraines, la recapitalisation de certaines banques. Les négociations bilatérales entre les deux capitales sont permanentes – au niveau ministériel et au sommet – pour trouver les compromis indispensables, mais souvent conclus a minima et fondés sur l’ambiguïté. La puissance allemande pèse lourd dans le tête-àtête avec la France : sans discipline budgétaire, le travailleur allemand, qui est aussi un électeur en 2013, ne cotisera pas pour renflouer les cigales européennes. La solidarité européenne ne peut être à sens unique et sans garanties. Le plan de sauvetage du 21 juillet 2011 n’a été avalisé par le Bundestag que le 29 septembre, la bataille s’étant soldée, il est vrai, par un vote massif en faveur du Fonds européen de stabilité financière (FESF). Quant à la France, en période de campagne pour l’élection présidentielle de 2012, sa situation économique et financière ne lui permet pas de formuler des exigences excessives vis-à-vis de la nouvelle Allemagne. La remise en cause du « triple A » français complique encore davantage leur entente. La crise de la zone euro est devenue une crise systémique qui appelle pourtant un accord franco-allemand total. Faut-il néanmoins rappeler que la RFA, comme l’a souligné l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, est « une puissance d’influence mondiale » ? Elle est la nation la plus peuplée d’Europe (82 millions), la première puissance économique de l’Union européenne, le premier contributeur à son budget et le deuxième à celui de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le partenariat avec la France est donc nécessairement asymétrique. Selon le président français 2, la meilleure façon de l’équilibrer serait de développer entre les deux pays des convergences multiples, notamment dans les domaines budgétaires, fiscaux, financiers, sociétaux et environnementaux. Du côté allemand, le retour à la « normalité » implique l’abandon de la culture traditionnelle de la « retenue » à l’honneur de 1949 à 1990 et appelle un dialogue d’égal à égal avec les autres puissances. Avec la politique concertée de la convergence, il conditionne aussi le devenir du couple franco-allemand formé par De Gaulle et Adenauer en 1963. De lui dépend enfin une « nouvelle architecture européenne », une refondation institutionnelle de la Maison européenne. Un couple à l’avenir incertain : divergences et convergences entre Paris et Berlin « On ne subit pas l’avenir, on le fait », cette formule de Georges Bernanos s’applique parfaitement aux relations franco-allemandes depuis le traité de l’Élysée. Le volontarisme bilatéral a été à la source de toutes les initiatives prises pour faire progresser le processus de l’intégration européenne. Mais la dialectique des intérêts nationaux, tantôts divergents tantôt convergents, dans une Europe à 27 et plus particulièrement dans la zone euro, laisse la porte ouverte à plusieurs incertitudes dans les relations bilatérales des deux partenaires. Les divergences franco-allemandes portent d’abord sur les questions de défense et de sécurité dans le cadre de l’Union européenne, sur les relations transatlantiques et sur le rôle de l’OTAN 3. Les désaccords concernent également le devenir de la construction européenne, et plus particulièrement les nouveaux élargissements et la candidature de la Turquie. La France regarde vers le Sud avec l’Union pour la Méditerranée (UPM), les intérêts de l’Allemagne se situent en revanche chez ses voisins de l’Est européen. Paris entend rester une « puissance intermédiaire » ou d’« influence » au Proche et au Moyen-Orient, et en Afrique. Disposant d’un siège de membre permanent au sein du Conseil de sécurité de l’ONU – Berlin souhaite en obtenir un – ce statut privilégié lui confère encore un rang diplomatique enviable. Concernant l’énergie, on impute la décision allemande du 26 mai 2011 d’arrêter définitivement tous les réacteurs nucléaires d’ici à 2022 au drame japonais de Fukushima de mars 2011. Pour la France, la sortie du nucléaire constitue une sorte de casus belli pour des raisons énergétiques civiles et des responsabilités stratégiques et militaires. Aucun point d’accord ne pourra être trouvé avant longtemps sur ce domaine très sensible. Il existe des divergences également dans le domaine diplomatique : l’Allemagne s’est abstenue au Conseil de sécurité, en mars 2011, lors du vote de la résolution 1973 relative à l’intervention militaire en Libye. Ce faisant, Berlin s’est éloigné de ses partenaires occidentaux et cette option pacifiste pose la question du 3 2 Intervention télévisée du 27 octobre 2011. Sur la politique étrangère de l’Allemagne et sur ses relations avec l’OTAN, voir dans ce numéro les contributions de Stephan Martens et Julien Thorel. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 85 DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance rôle de l’Allemagne sur la scène internationale. La volonté d’obtenir un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU est-elle toujours valable et surtout justifiable ? Les derniers désaccords touchent l’architecture constitutionnelle et institutionnelle de l’Union européenne. La France, du bout des lèvres, et l’Allemagne ont bien voté le traité de Maastricht en 1992. En 2005, le projet de traité constitutionnel a été rejeté par les électeurs français et accepté par Berlin. Ces divergences ne doivent pas être surestimées : les convergences et les accords entre les deux piliers de l’Union européenne sont essentiels. Ce qui caractérise le couple franco-allemand, c’est d’abord la permanence et la durée de l’entente et de l’amitié, malgré les crises, la méfiance occasionnelle et les arrière-pensées. En 2013, le traité de l’Élysée célébrera ses cinquante ans d’existence. L’occasion est favorable pour préparer dès maintenant la refondation ou la reconstruction de l’architecture européenne, c’est-à-dire la révision et l’adaptation du traité de Lisbonne, traité simplifié qui a repris la majorité des dispositions du projet de Constitution européenne de 2005. En second lieu, le moteur franco-allemand demeure le principal facteur de stabilité et d’inventivité dans une Europe à géométrie variable en quête d’une meilleure gouvernance politique, économique et financière. Ainsi, pourquoi ne pas envisager dans un avenir proche une sorte d’« Union franco-allemande » ? Cette voie ouvrirait un avenir plus stimulant et moins incertain que celui dépeint par les Cassandre eurosceptiques annonçant l’éclatement de la zone euro et la disparition de la monnaie unique… n documentation photographique L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE À PARTIR DE DOCUMENTS Ce numéro, réalisé par Boris Grésillon, propose une vision à la fois synthétique et originale de l’Allemagne vingt ans après la chute du Mur. Contrairement à ce qu’on pense parfois, le dépaysement est garanti… Réf. 3303331280705 – 10,80 € La documentation Française 86 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 En vente chez votre libraire, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance à la DILA 23 rue d’Estrées - CS 10733 - 75345 Paris cedex 07 Questions EUROPÉENNES Temps de colère : les questions roms en Bulgarie * Nadège Ragaru Nadège Ragaru * est chargée de recherche au Centre d’études et de recherches Les élections locales et présidentielle bulgares d’octobre 2011 ont été marquées par le recul d’Ataka, le et enseignante à Sciences Po. parti nationaliste radical qui était parvenu, depuis 2005, à cristalliser frustrations sociales, quête d’un État fort et sentiments nationalistes. Il serait toutefois erroné d’en déduire une disparition de la xénophobie et, plus encore, un épuisement des questionnements identitaires en Bulgarie. Depuis quelques années, les discours anti-Roms et anti-musulmans se sont banalisés dans l’espace public. Cette visibilité accompagne un lent processus de renforcement des frontières ethnoculturelles, dans un contexte où clivages sociaux et culturels se recoupent partiellement. internationales (CERI) de Sciences Po Qui souhaite apprécier les réalités de la diversité en Bulgarie, pays de 7,36 millions d’habitants où les minorités musulmanes représentent 12,2 % de la population 1, se heurte à l’existence de lectures contrastées, presque inconciliables. Au début des années 1990, dans le contexte des guerres yougoslaves, maints commentateurs proposèrent une lecture alarmiste des relations intercommunautaires. Dans la seconde moitié des années 1980, les autorités communistes avaient tenté d’assimiler de force la minorité turque estimée alors à près de 800 000 personnes. Cette politique, d’une rare violence, avait contraint à l’exode quelque 340 000 Turcs en 1989. Après la chute du communisme, l’hostilité de segments de la société bulgare à l’abolition des décrets d’assi1 Recensement de 2001 (www.nsi.bg/Census/Census.htm). milation a pu laisser craindre des heurts intercommunautaires, heureusement évités. Par la suite, l’établissement d’un socle – fût-il modeste – de droits minoritaires et l’institutionnalisation d’une représentation politique à travers le Mouvement des droits et libertés (DPS, porte-parole des minorités turque et musulmane) donnèrent naissance à une seconde lecture de la trajectoire bulgare, à l’opposé de la première, louant les vertus d’un « modèle bulgare de tolérance ethnique ». Las ! En 2005, l’apparition sur la scène électorale d’une formation xénophobe radicale, Ataka (Attaque), dont le leader Volen Siderov accédait un an plus tard au second tour de l’élection présidentielle, est venue battre en brèche cette image de tolérance multiséculaire. Dans les représentations médiatiques, la Bulgarie a alors pris place aux côtés de la Roumanie (avec Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 87 Questions EUROPÉENNES le parti România Mare), plus tard de la Hongrie (avec le parti Jobbik), sur la carte des terres d’accueil européennes du national-populisme. L’énigme restait cependant entière : comment comprendre l’audience des thématiques xénophobes ? Fallait-il y voir le symbole d’un épuisement du « modèle » bulgare de gestion de la diversité ou la preuve que cette grille interprétative n’avait jamais effectivement saisi la complexité des dynamiques à l’œuvre ? Devait-on par ailleurs craindre un durcissement des frontières ethniques et religieuses intérieures de la Bulgarie ? Les scrutins d’octobre 2011 fournissent l’opportunité de replacer ces questions sur le métier, puisque, à la surprise d’un grand nombre d’observateurs, le parti Ataka s’est effondré au moment même où la Bulgarie connaissait un cycle sans précédent de manifestations aux accents xénophobes, faisant suite à un incident mortel ayant opposé Roms et non-Roms à Katunica, village de la région de Plovdiv. Ataka, une entreprise nationale-populiste en péril ? Le charismatique Volen Siderov s’était lancé dans la course à la présidence dès le mois de mai 2011 : stigmatisant l’impuissance du gouvernement de droite dirigé par Bojko Borisov, il a puisé dans des registres connus – la corruption des élites, l’abandon de la souveraineté nationale et la soi-disant menace minoritaire turque ou rom. Afin de remobiliser la frange radicale de son électorat, V. Siderov a en outre multiplié les incitations à la haine religieuse, organisant notamment une manifestation devant la mosquée de Sofia pour protester contre l’utilisation de haut-parleurs pour les appels à la prière. Au cours de cette manifestation, des fidèles ont été violemment interpellés. Les heurts ont également fait plusieurs blessés parmi les militants nationalistes 2. De plus, le parti Ataka s’est forte- ment impliqué en septembre dans les mobilisations sociales de Katunica (voir infra), espérant tirer les bénéfices d’un incident très polarisateur. Il n’en fut rien. Au premier tour de l’élection présidentielle, V. Siderov n’a récolté que 3,65 % des suffrages, loin des 21,5 % obtenus cinq ans plus tôt. Au-delà de la crise interne qui frappe son parti sous l’effet de querelles familiales, plusieurs paramètres éclairent ces résultats. En 2005, le journaliste V. Siderov avait construit son offre électorale en dénonçant, d’une part, l’ordre politique et social issu du passage à une démocratie de marché et, d’autre part, l’abdication de l’État face à une pluralité « d’ennemis » intérieurs (Turcs, Roms, juifs…) et étrangers (Américains, Européens…). Cette critique sociale s’était doublée d’une rhétorique anti-Turcs, anti-Roms et antisémite empruntant à plusieurs répertoires historiques 3. V. Siderov est l’héritier d’une vision de l’État-nation bulgare forgée au xixe siècle ayant érigé la Turquie et, indirectement, les minorités turques de Bulgarie en Autre constitutif. La version qu’il en retient est toutefois celle proposée à la fin des années 1980 par un régime socialiste convaincu de pouvoir faire advenir l’unité nationale rêvée à travers une bulgarisation violente des minorités. Volen Siderov a en outre largement puisé ses thématiques xénophobes et autoritaires dans un marché international des idées « rouge-brun » riche en théories du complot – ainsi s’explique sans doute l’activation d’un antisémitisme rencontrant de faibles échos dans la société bulgare. S’en tenir à ces deux facettes du discours d’Ataka est néanmoins insuffisant. Pour de larges segments de la société bulgare, l’ordre politique postcommuniste représente un univers amoral où les plus fortunés, entrés en affaires avant de faire carrière en politique, contrôlent les destinées d’électeurs dont ils ignorent les intérêts. Le modèle européen, qui a joui d’un immense prestige dans les années 1990, a cessé de conférer un sens exclusif aux destinées collectives. Si la Bulgarie a été pour l’heure moins affectée par 3 2 « Sblǎsǎci meždu “Ataka” i mjusjulmani pred džamijata v Sofija » [Heurts entre “Ataka” et des musulmans devant la mosquée à Sofia], Dnevnik.bg, 20 mai 2011. 88 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Sur les répertoires nationalistes d’Ataka, voir Nadège Ragaru, « Un parti nationaliste radical en Bulgarie : Ataka ou le mal-être du postcommunisme », Critique internationale, n° 30, janviermars 2006, p. 41-55. la crise économique et financière mondiale que la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, la hausse du chômage et l’austérité imposée par les pouvoirs publics alimentent un sentiment d’incertitude et de précarité sociale. Quant aux sentiments anti-Turcs et antiRoms, ils ont gagné une audience accrue, qu’il s’agisse de dénoncer la corruption et l’autoritarisme du Mouvement des droits et libertés, l’implication de Turcs et de Roms dans « l’achat de voix » à l’occasion des scrutins – un thème politique récurrent depuis 2005 – ou encore l’exploitation du système social par des Roms indolents qui ne paieraient ni impôts ni factures de chauffage ou d’électricité. Les raisons de l’érosion des soutiens apportés à Ataka sont à rechercher ailleurs. Tout d’abord, dans son impuissance à incarner désormais le vote protestataire : en entrant dans l’arène parlementaire (avec 21 députés sur 240 en 2005 comme en 2009) et, surtout, en apportant en 2009 son soutien au gouvernement de droite de Bojko Borisov 4, Ataka a ôté toute crédibilité à la posture « antisystème » que ses dirigeants prétendaient incarner. L’évolution de la compétition électorale et, plus particulièrement, de l’offre populiste est également à prendre en considération. Les premiers succès d’Ataka ont encouragé d’autres formations politiques à appeler au rétablissement d’un État fort et à prôner le traitement policier de la question des « oligarques », voire à manier une rhétorique nationaliste – à l’instar des partis « Ordre, loi et justice sociale » ou « Lider ». L’actuel Premier ministre, Bojko Borisov, un ancien patron de société de sécurité privée promu secrétaire général du ministère de l’Intérieur en 2001, a incorporé dans son discours des éléments empruntés à Ataka : un « franc-parler » volontiers populiste, la valorisation de l’autorité personnalisée du leader, la lutte contre la corruption et… le maniement, certes plus euphémisé, de stéréotypes anti-Turcs, antimusulmans et anti-Roms. Un dernier paramètre se dessine. En 2005, Ataka avait recruté une large frange de ses soutiens 4 Membre et fondateur du parti Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie (GREB). Un jeune militant d’Ataka lors de la manifestation anti-Roms organisée à Sofia le 1er octobre 2011. Sur son tee-shirt, on peut lire : « Je ne veux pas vivre dans un pays tsigane ». © AFP dans les rangs des anciens cadres de l’appareil répressif communiste – militaires de réserve, police et services de renseignement, etc. –, déçus par un Parti socialiste bulgare (BSP) engagé sur la voie sociale-démocrate. Fidèles à une gauche ultranationaliste, ces acteurs ont désormais pris leurs distances avec V. Siderov, notamment après l’annonce du ralliement d’Ataka à la majorité de droite élue en 2009. À l’échelon local aussi, des militants de la première heure – souvent des personnes âgées figurant parmi les « perdants » de la transition – ont laissé place à des hommes d’affaires aux motivations complexes. Ces scissions à répétition, de même que l’emprise des réseaux familiaux sur l’organigramme du parti Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 89 Questions EUROPÉENNES La trajectoire d’Ataka ne saurait toutefois oblitérer la progressive banalisation de la xénophobie dans l’espace public (en particulier sur Internet), autorisant, par exemple, une évocation complaisante de l’assimilation forcée des minorités dans les années 1980 ou encore la dénonciation du caractère « régressif » de l’islam. Pour en prendre la mesure, il convient de revenir maintenant sur les événements de Katunica. Ces derniers révèlent la convergence éphémère de motivations et d’attentes sociales qui ne se résument pas, de fait, à une haine de l’Autre. Katunica : les visages du nationalisme et du désarroi Ataka 5, constituent à la fois un indicateur et un vecteur de l’institutionnalisation inachevée d’une formation qui peine à transformer l’essai marqué grâce au charisme de son leader. 5 Kapka Siderova, l’épouse de Volen Siderov, longtemps rédactrice en chef du journal Ataka, était son influent conseiller jusqu’à leur séparation. Le beau-père de V. Siderov, Georgi Ibrišimov, vice-ministre de l’Éducation en 1995-1996, a dirigé les structures locales du parti. Le fils de K. Siderova, Dimitǎr Stojanov, a été élu député européen du parti en 2009, etc. 90 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 On peut s’interroger sur les éléments qui ont conféré une audience nationale à des heurts locaux et suscité une mobilisation aussi spectaculaire qu’éphémère. Le sexe et l’âge des participants – principalement des garçons, parfois mineurs – ont été soulignés à l’envi. S’agit-il d’une jeunesse sans repères et sans cause, dépourvue d’expérience militante et qui aurait fait de ces rassemblements des rites d’apprentissage ? Ou serait-il plus juste d’y lire l’émergence d’une nouvelle génération, dont certains segments, radicalisés, ne se reconnaissent dans aucune force politique instituée ? Sous réserve d’inventaire, trois types d’engagement semblent avoir convergé au cours des manifestations : des militants d’organisations xénophobes (comme Ataka, le VMRO, etc.), des supporters de clubs de football ou des motards inscrits dans des réseaux de sociabilité dotés d’une forte capacité de mobilisation et, enfin, des citoyens ordinaires pour qui ces manifestations – présentées comme la traduction « spontanée » d’une colère longtemps tue – ont constitué une expérience d’action collective inédite. Interpréter les significations des manifestations ne relève pas moins du défi. Plusieurs reportages télévisuels français ont voulu voir dans ces événements l’expression d’une xénophobie anti-Roms si répandue qu’elle en constituerait un élément fédérateur au sein de Tem p s d e c o l è re : l e s q u e s t i o n s ro m s e n B u l g a ri e RAPPEL Les événements de Katunica Le 23 septembre 2011, un jeune Bulgare trouve la mort dans le village de Katunica, renversé par un minibus à bord duquel se trouvent des Roms de Plovdiv venus participer aux cérémonies organisées par Kiril Raškov – prospère homme d’affaires rom, plus connu sous le nom de « Tsar Kiro » – à l’occasion de la commémoration du décès de son fils. Aussitôt, les habitants jugent que ce drame est intentionnel : d’une part, le chauffeur du bus est employé par Tsar Kiro ; d’autre part, la victime avait un lien de parenté avec l’ancienne mairesse du village, en conflit depuis longtemps avec la famille Raškov – laquelle est en particulier soupçonnée de privatisation illicite de terrains communaux et de pressions sur des résidents et élus… En l’espace de quelques heures, un rassemblement protestataire se forme, certaines des luxueuses demeures de l’entrepreneur rom sont attaquées. Le lendemain, la contestation s’étend avec l’arrivée dans le village de supporters des clubs de football de Plovdiv et de Sofia, ainsi que de militants de l’organisation de jeunesse du Mouvement national bulgare (VMRO), un parti politique nationaliste, qui dénoncent « la terreur rom » et « l’impunité » dont bénéficierait cette communauté. Un jeune manifestant – cardiaque – s’effondre, victime d’un infarctus, tandis qu’à la nuit tombée les protestataires incendient deux des propriétés de K. Raškov sans que la police intervienne. 127 participants aux émeutes seront appréhendés ultérieurement. Le 26 septembre, le chef du gouvernement et le président, Georgi Parvanov, se rendent à Katunica, sans parvenir à faire retomber la tension. Car, entre-temps, ces événements localisés se sont transformés en symbole de l’impunité des « barons » criminels, de la « tsiganisation » de la Bulgarie ou encore du « crime rom » 1. Les 25 et 26 septembre, une vague de manifestations déferle sur le pays. À Sofia, des heurts opposent les forces de police à quelque 1 500 protestataires. À Plovdiv et à Varna, la contestation est portée par de jeunes gens – supporters de football, rockers et motards notamment. À Burgas, plusieurs centaines de manifestants sont interceptés par la police alors qu’ils tentent d’attaquer un quartier rom. À Pleven, on déplore l’incendie de l’antenne locale du Mouvement des droits et libertés, qui a enregistré des succès électoraux auprès des Roms ces dernières années. la société bulgare. À l’inverse, maints politistes bulgares ont souligné le désarroi et le sentiment d’impuissance de citoyens confrontés aux dysfonctionnements de l’appareil d’État et à une situation dans laquelle des « barons locaux » – qu’ils appartiennent aux minorités ou à la majorité –, forts des appuis politiques dont ils disposent, auraient pris le contrôle de territoires sur lesquels ils régneraient sans partage. On a également pu entendre les commentaires de personnes hostiles aux manifestations, mais se déclarant alarmées par le développement d’une criminalité de rue rom (vol, prostitution…) que Il faut près d’une semaine avant que la situation ne s’apaise. Pendant ce temps, la justice bulgare fait preuve d’une célérité inhabituelle : le chauffeur de bus est inculpé pour homicide volontaire ; le petit-fils de Tsar Kiro est interpellé pour avoir proféré des menaces de mort à l’encontre de la famille de la victime – il sera condamné à huit mois de prison en novembre ; les services fiscaux diligentent une enquête qui révèle que Tsar Kiro n’a pas payé d’impôts depuis une dizaine d’années. Décision est prise d’ordonner la destruction de plusieurs demeures érigées à Katunica sans permis de construire conforme. De son côté, la presse bulgare publie les résultats d’enquêtes sur les origines de la fortune de Kiril Raškov, montrant que ce dernier se serait livré avec succès à la contrebande d’alcool dans les années 1990 et aurait bénéficié de nombreuses protections. Nadège Ragaru 1 « Protesti zaradi razmiricite v Katunica prerasnaha v pogromi » [Des protestations consécutives aux troubles à Katunica se sont transformées en pogroms], Mediapool.bg, 26 septembre 2011. la police et la justice ne parviendraient pas à endiguer 6. Enfin, nombreux sont les Bulgares qui dénoncent l’angélisme de défenseurs des droits des minorités soupçonnés de substituer à la lecture homogénéisante des xénophobes bulgares (rom = criminel ou rom = assisté social bénéficiant indûment des aides de l’État) une présentation non moins uniformisatrice (rom = victime de discriminations) qui ferait fi de la diversité des groupes sociaux envisagés. 6 Ces informations ont été collectées dans le cadre d’entretiens réalisés au cours d’une mission de terrain à Sofia et à Blagoevgrad du 27 septembre au 9 octobre 2011. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 91 Questions EUROPÉENNES FOCUS Les Roms de Bulgarie De 325 343 (soit 4,9 % de la population) à 500 000 ou 800 000 individus selon les estimations en 2011, les Roms de Bulgarie sont profondément diversifiés sur les plans confessionnel (orthodoxe, musulman, néo-protestant), linguistique (la maîtrise du romani, du bulgare, du turc ou du roumain n’excluant pas des formes de plurilinguismes), comme en termes d’ethnicité déclarée (tsigane, bulgare, turque, valaque, millet, etc.). Une soixantaine de sous-groupes peuvent être distingués en fonction des modes de vie, activités économiques, pratiques résidentielles et formes d’endogamie. Sources : Ilona Tomova, « Konstruirane na romskata identičnost » [Construction de l’identité rom], Sociologičeski problemi, n° 3-4, 2005, p. 187-214 ; Nacionalen statističeski institut, Prebrojavane 2011 (okoncatelni danni), NSI, Sofia, 2012. De fait, il semblerait que le mécontentement exprimé à propos de Katunica ait plusieurs sources. Sa cristallisation s’explique cependant par les transformations intervenues au cours des deux dernières décennies dans le tracé des clivages sociaux, ethniques et territoriaux en Bulgarie. Les frontières intérieures de la société bulgare L’existence de préjugés envers les populations roms ne constitue pas une situation inédite en Bulgarie : diversement selon les lieux et les époques, les Roms y ont été associés au manque d’hygiène, à la paresse, au vol et à la pauvreté. Toutefois, depuis une dizaine d’années, on constate un durcissement des clivages entre Roms et non-Roms, tandis que ces représentations négatives sont devenues mobilisables dans l’espace public et la compétition politique. On ne saurait trop idéaliser une période communiste au cours de laquelle prévalut un ordre social ethniquement hiérarchisé reléguant les Roms en bas de l’échelle sociale. L’altérité rom était négociée à la condition que leur intégration ne remette pas en question des hiérarchies sociales et ethnoculturelles qui conféraient une place privilégiée aux populations « ethniquement » bulgares. L’entreprise de façonnage 92 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 de l’homme socialiste avait en outre conduit à l’adoption de dispositifs répressifs envers les minorités – un changement forcé des patronymes et des prénoms fut ainsi imposé aux Roms musulmans à la fin des années 1950. Pour autant, l’urbanisation de la main-d’œuvre promue par les pouvoirs communistes et l’emploi de Roms dans les coopératives agricoles ont favorisé l’intégration sociale de populations parmi lesquelles le taux d’illettrisme est passé de 81 % en 1946 à 10 % en 1989. À la même date, environ 84 % des Roms occupaient un emploi 7. Après 1989, la société bulgare a connu une explosion des inégalités sociales, opposant des élites initiées aux joies de la consommation ostentatoire à une ancienne classe moyenne appauvrie. Au sein de la population majoritaire, ce déclassement social a parfois été décrit comme un processus de « tsiganisation ». Autrement dit, la traversée des frontières sociales a été symboliquement vécue comme une menace de franchissement des frontières ethniques 8. Au même moment, du fait de leur faible niveau d’éducation et de leur spécialisation professionnelle, les populations roms ont été disproportionnellement affectées par le chômage. Les années 1990 ont en outre vu émerger une génération dépourvue de qualification et d’expérience professionnelle. En 2007, 10 % seulement des jeunes Roms achevaient le cycle de l’enseignement secondaire, contre 65 % des Bulgares non-roms 9. Certains ont néanmoins accédé à la prospérité en investissant de nouvelles niches entrepreneuriales, parfois à la lisière de la légalité. La publicité conférée à ce segment des minorités roms tout comme aux programmes internationaux en faveur des Roms a nourri le ressentiment des Bulgares « ethniques » envers des populations jugées indûment « privilégiées ». Ces mutations ont également donné à craindre, dans la majorité, 7 Ilona Tomova, « The Roma in Bulgaria: Education and Employment », manuscrit, Sofia, 2008. Cette « menace » de « tsiganisation » a été d’autant plus brandie que le dynamisme démographique des populations roms alarmait une majorité redoutant déclin et vieillissement. 9 Nikolaj Tilkidžiev et alii, Otpadaštite Romi. Izsledovatelski trud, Open Society, Sofia, 2009, p. 10. 8 Tem p s d e c o l è re : l e s q u e s t i o n s ro m s e n B u l g a ri e une perte d’étanchéité des frontières entre majorités et minorités, qui pourrait en partie expliquer l’essentialisation – défensive – de leurs « différences ». Le durcissement actuel des frontières ethnoculturelles renvoie à une autre mutation qui concerne, elle, la territorialisation de l’ethnicité. Depuis les années 1990, les transformations des bassins d’emploi, le développement d’un marché foncier privé dont les Roms sont largement exclus, la mise en œuvre de projets de rénovation urbaine peu adaptés aux modes de vie et aux ressources des populations ciblées – ou accentuant leur relégation périphérique – ont entraîné un accroissement rapide de la part des Roms vivant en univers ségrégués (de 40 % à 78 % entre 1989 et 2007). Face à ces défis sociaux, de nombreux Roms ont cherché à migrer. Ces mobilités internes – qui touchent également les Bulgares, les Turcs et les Bulgares musulmans – représentent un défi, car elles imposent la négociation des relations entre « nouveaux venus » et populations « anciennement établies ». Ainsi, dans certains quartiers périphériques des grandes villes où des Roms anciennement ruraux sont venus en quête d’une vie meilleure. Alors que les membres de la majorité bulgare non-rom – et les populations roms déjà implantées – étaient eux-mêmes confrontés à une dégradation des infrastructures et à une réduction des aides publiques, cette arrivée a parfois suscité des tensions locales, faisant de « la présence rom » un enjeu politique 10. Le cas de Katunica – bien que relevant d’une autre configuration sociale – illustre les tensions associées à la renégociation d’une vie partagée : les décès violents de septembre 2011 ont constitué le point d’aboutissement d’un contentieux foncier entre voisins roms et non-roms qui remontait à l’installation, à la fin des années 1990, dans ce village à population 10 On rappellera qu’Ataka a enregistré ses premiers succès électoraux en 2005 quelques semaines après le décès d’un archéologue bulgare au cours d’une altercation avec des Roms dans un quartier de Sofia, Zaharna Fabrika, où les relations intercommunautaires, traditionnellement bonnes, s’étaient dégradées sous l’effet de semblables mutations économiques et territoriales. mixte, de la famille élargie de Tsar Kiro, précédemment établie à Plovdiv. lll Les événements de Katunica apparaissent comme le révélateur d’une ethnicisation progressive des enjeux sociaux en Bulgarie. Sur fond de politisation accrue des stéréotypes ethnoculturels émergent simultanément des groupes sociaux spécifiques, souvent très jeunes, dont l’imaginaire contestataire se nourrit de slogans xénophobes et qui ne se reconnaissent dans aucune force politique instituée (populiste ou non). Le revers électoral subi par Ataka ne saurait, dans ces conditions, être vu comme le reflet de l’épuisement des thématiques lancées par le parti. Il semblerait que celles-ci – instrumentalisées selon des dosages variés par les partis dits « généralistes » – aient désormais atteint une audience très supérieure à la base électorale des nationalistes. n Bibliographie O Milena Guest et Alexandra – « ONG et enjeux minoritaires Nacu, « Roms en Bulgarie, Roms en Roumanie : quelle intégration ? », Méditerranée, n° 110, 2008, p. 105-115 O Elena Marušiakova en Bulgarie : au-delà de l’importation-exportation des modèles internationaux », Critique internationale, n° 40, juillet-septembre 2008, p. 27-50 et Veselin Popov, « Les migrations des Roms balkaniques en Europe occidentale : mobilités passées et présentes », Balkanologie, vol. 11, n° 1-2, décembre 2008 O Magdalena Slavkova, O Nadège Ragaru (dir.), « Deprivation, the Roma and the ‘underclass’ », in C.M. Hann (dir), Postsocialism: Ideals, Ideologies and Practices in Eurasia, Routledge, Londres, 2002, p. 133-156 dossier « Les politisations de l’identité dans les Balkans contemporains », Revue d’études comparatives est-ouest, vol. 38, n° 4, décembre 2007, p. 5-224 « Being Gypsy in Europe. The Case of Bulgarian Roma Workers in Spain », Balkanologie, vol. 11, n° 1-2, décembre 2008 O Michael Stewart, O Nadège Ragaru : – « Bulgarie. Être rom ou les dangers d’une lecture figée de l’identité », Grande Europe, 26 novembre 2010 ; Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 93 Regards sur le MONDE Le Kazakhstan : une stabilité politique en trompe-l’œil Grégory Lecomte * * Grégory Lecomte est fonctionnaire international, spécialisé dans les questions Vingt ans après son indépendance, le Kazakhstan offre une image singulière au sein de l’espace post-soviétique. Si la nature autoritaire du régime de ce pays d’Asie centrale grand comme cinq fois la France n’a rien d’original, il s’est affirmé comme une puissance régionale stable grâce à son dynamisme économique, porté par les investissements étrangers et les exportations d’hydrocarbures. Des incertitudes existent toutefois quant à la succession du chef de l’État actuel et, plus généralement, sur la démocratisation du régime, ainsi que sur la nécessaire diversification de l’économie. économiques et les pays de l’espace post-soviétique. Père de l’indépendance du Kazakhstan, le président Noursoultan Nazarbaïev est devenu la clef de voûte d’un système politique autoritaire et centralisé. La consolidation de son pouvoir s’est effectuée selon un schéma typique dans l’espace post-soviétique : la présidentialisation du régime, le recours au plébiscite populaire pour asseoir sa légitimité politique, la tolérance limitée des sources d’opposition et la manipulation des élections. Aucun signe de démocratisation n’est aujourd’hui discernable. Simultanément, N. Nazarbaïev a entrepris avec un certain succès une politique de construction d’une identité étatique, dans un ensemble national multiethnique. Une trajectoire politique singulière L’ascension de Noursoultan Nazarbaïev Noursoultan Nazarbaïev est devenu l’homme fort du système politique kazakh94 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 stanais 1 à la faveur des années de perestroïka. Engagé dans une lutte contre la vieille garde brejnévienne à la fin des années 1980, N. Nazarbaïev s’est aligné sur les objectifs édictés par Mikhaïl Gorbatchev. Populaire grâce à ses positions réformatrices, mais aussi par son ethnicité kazakhe à une époque où les ethno-nationalismes s’exacerbaient en URSS, N. Nazarbaïev est nommé en juin 1989 premier secrétaire du Parti communiste de la République socialiste soviétique du Kazakhstan. Cette dernière, très dépendante économiquement de Moscou, est 1 Le terme « kazakhstanais » se réfère à l’entité politique – l’État du Kazakhstan : l’économie, l’administration, le gouvernement ou l’État seront donc dans cet article qualifiés de « kazakhstanais ». De même, les citoyens du Kazakhstan seront tous qualifiés de « Kazakhstanais », qu’ils soient d’origine ethnique kazakhe, russe, ouzbèke… Par contraste, l’adjectif « kazakh » renvoie au groupe ethnique et à la langue, d’origine turco-mongole. Cette distinction est officiellement utilisée par l’administration du Kazakhstan. Elle est héritée de la politique des nationalités de l’Union soviétique, lorsque chaque citoyen soviétique voyait sa nationalité/ethnie réelle ou perçue (« russe », « ukrainien », « kazakh »…) mentionnée sur son passeport. Le président Nazarbaïev célèbre le 16 janvier 2012 la victoire de son parti Nour-Otan qui a remporté 81 % des voix lors des élections législatives. © AFP / Stanislas Filippov alors réticente à l’idée d’une souveraineté pleine et entière. Face à la dissolution de l’Union soviétique, elle se résout pourtant à franchir le cap, et N. Nazarbaïev devient, le 16 décembre 1991, le premier président du Kazakhstan post-soviétique au terme des premières élections au suffrage universel, dont il est l’unique candidat. Vingt ans plus tard, il est encore au pouvoir. Présidentialisation du régime et personnalisation du pouvoir En 1991, l’Assemblée législative, composée essentiellement de la vieille élite communiste, fait encore contrepoids au pouvoir présidentiel. Le climat se dégrade à partir de décembre 1993, lorsque N. Nazarbaïev pousse le Parlement à la dissolution, officiellement pour qu’aient lieu les premières élections législatives après l’adoption en janvier 1993 d’une nouvelle Constitution. L’Assemblée élue en mars 1994 ne lui apporte cependant pas une majorité absolue. En mars 1995, sous la pression de N. Nazarbaïev, la Cour constitutionnelle invalide les élections législatives. Le président de la République dissout alors l’Assemblée, abolit la Cour constitutionnelle et s’octroie au passage un nouveau mandat présidentiel de cinq ans, s’épargnant ainsi l’organisation d’une élection présidentielle. La nouvelle Constitution adoptée en 1995 par référendum renforce l’emprise du pouvoir exécutif sur les institutions. Le président peut désormais légiférer par décret, dissoudre le Parlement et il n’est plus secondé par un viceprésident. Fin 1998, N. Nazarbaïev, prenant de court à nouveau ses adversaires, obtient du Parlement une élection présidentielle anticipée, au terme de laquelle il s’assure une réélection en janvier 1999. Son concurrent le plus sérieux, Akezhan Kazhegeldin, n’a pas eu le droit de se présenter. Le Parlement allonge au passage le mandat présidentiel de cinq à sept ans. En décembre 2005, N. Nazarbaïev est réélu président avec 91 % des voix et, en janvier 2011, avec 95 % des voix. Ces scores reflètent autant une popularité indéniable que l’efficacité de la propagande officielle et les manipulations du processus électoral. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 95 Regards sur le MONDE À la présidentialisation du régime s’ajoutent la personnalisation du pouvoir et le culte de la personnalité. En 2007, un amendement constitutionnel a supprimé au seul bénéfice de N. Nazarbaïev la limite de l’exercice du pouvoir à deux mandats présidentiels. En 2010, une loi lui a accordé le statut de « Leader de la nation », ce qui lui garantit un droit de regard à vie sur les affaires publiques du pays et lui procure une immunité juridique ainsi qu’à sa famille. Les bâtiments publics et mémoriaux à son nom se multiplient dans le pays. L’étouffement du pluralisme politique La création en 1999 d’un parti pro-présidentiel, Otan, rebaptisé en 2006 Nour-Otan (« rayon de soleil de la patrie » en kazakh), permet de mieux canaliser un Parlement pourtant déjà affaibli. Résultat de la fusion de plusieurs partis, Nour-Otan bénéficie d’un large accès aux ressources administratives, financières et médiatiques de l’État. Rassemblant des fonctionnaires et des hommes d’affaires carriéristes, son fonctionnement est essentiellement clientéliste et repose sur une idéologie que l’on peut qualifier de centrisme patriotique. Composé de 740 000 membres (ce qui en France équivaudrait à 3 millions de membres), le parti a remporté 88 % des suffrages aux élections législatives de 2007 et la totalité des sièges à la chambre basse du Parlement, selon une loi électorale volontairement défavorable aux petits partis, mais assouplie à l’occasion des élections législatives anticipées de janvier 2012. Le Parlement devient ainsi multipartite, avec Nour-Otan qui a récolté 81 % des voix, alors que deux partis d’opposition loyaliste obtiennent quelques sièges. Le seul parti d’opposition réelle en compétition, le Parti social-démocrate national, a récolté moins de 2 % des voix. L’un de ses leaders, Bolat Abilov, s’est vu disqualifié quelques jours avant le scrutin. Ces élections de 2012, comme les précédentes, n’ont pas été reconnues libres et équitables par les observateurs internationaux. L’application sélective de la justice ou les pressions plus ou moins légales constituent pour le régime un levier fort de contrôle de l’opposition politique. Celle-ci, qui n’est pas interdite 96 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 stricto sensu, est tolérée tant que son audience reste confidentielle et qu’elle s’abstient de commentaires sur les sujets gênants, comme la corruption des hautes sphères dirigeantes, l’autoritarisme du président, la répression des manifestations. La législation relative aux partis politiques complique la naissance et l’existence de nouveaux partis. Une loi de 2002 précise notamment que tout parti national doit justifier d’au moins 50 000 membres (ce qui en France équivaudrait à 200 000 membres). En 2009, alors que le Kazakhstan s’apprêtait à prendre pour un an la présidence de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et sous la pression internationale, le seuil a été ramené à 40 000 membres. Dès la fin des années 1990, le contrôle des médias s’est également fait plus étroit. Au foisonnement des premières années a succédé une vague de concentrations, souvent via des conglomérats contrôlés par l’élite proche du pouvoir. Les journaux indépendants existent encore aujourd’hui, mais l’autocensure y est souvent de mise. Le contrôle d’Internet s’est récemment accru et le blocage de sites d’opposants est monnaie courante. Dans ces conditions, il est difficile pour l’opposition non loyaliste d’obtenir une visibilité politique ou médiatique, d’autant que les partis politiques au Kazakhstan, comme souvent dans l’espace post-soviétique, sont structurellement fragiles. Ils doivent faire face à une certaine défiance populaire et à l’apathie de la société civile du fait des risques qui planent sur les individus. Leurs programmes sont souvent inexistants. Les défis de la diversification économique À l’issue d’une thérapie de choc douloureuse, le produit national brut (PNB) du pays a diminué de 40 % dans les années qui ont suivi l’indépendance. Il a fallu attendre 1999 pour que le Kazakhstan retrouve le chemin de la croissance, via un modèle fondé sur les exportations d’hydrocarbures et l’attrait des investissements étrangers. Ce modèle a porté ses fruits, puisque le Kazakhstan assure désormais 70 % de la production de richesses de l’Asie L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l centrale et compte un PNB par habitant parmi les plus élevés des pays de la Communauté des États indépendants (CEI). La crise de 2008 a toutefois révélé les faiblesses du modèle et le besoin pressant de diversification de l’économie. La thérapie de choc des années 1990 Au début des années 1990, le passage à l’économie de marché inspiré de la méthode radicale appliquée en Russie a entraîné une lourde récession : chômage, contraction du crédit aux entreprises, chute de la production industrielle, hyperinflation et perturbation des flux commerciaux avec les anciennes républiques soviétiques. La sortie de la chaotique zone rouble en novembre 1993 et l’introduction d’une devise nationale, le tengué, ont par la suite permis au Kazakhstan de mener une politique macroéconomique indépendante de celle de la Russie. Une politique monétaire stricte, caractérisée par un relèvement des taux d’intérêt, et une politique budgétaire rigoureuse, marquée par le refus de faire marcher la planche à billets, ont conduit à une stabilisation macroéconomique progressive. Dès 1997, l’inflation a retrouvé un taux inférieur à 12 %. La privatisation des entreprises d’État a eu lieu entre 1992 et 1997 et s’est traduite par une croissance du secteur privé, qui est passé de 0 à 60 % du PNB entre 1991 et 2000. La crise financière russe en 1998 et la chute des prix du pétrole ont replongé momentanément le pays dans la récession, avant que la croissance ne revienne durablement après 1999. Exportations d’hydrocarbures et investissements étrangers En 2011, le PNB par habitant 2 a atteint les 13 000 dollars, grâce à un taux de croissance annuel moyen sur douze ans qui a oscillé entre 7 et 8 %. Gaz et pétrole constituent plus de 60 % des exportations du Kazakhstan et près de 40 % du revenu budgétaire national. Les perspectives sont prometteuses, puisque le pays posséderait la onzième réserve de pétrole et la quatorzième réserve de gaz au monde. 2 En « parité de pouvoir d’achat », c’est-à-dire ajusté au niveau des prix intérieurs. Kazakhstan : quelques données statistiques Superficie : 2 724 900 km2 Population : 16,37 millions d’habitants (1er novembre 2010) Langues officielles : kazakh, russe Monnaie : tengué (1 euro = 200 tengués) Croissance démographique annuelle : 0,6 % (2000-2009) Espérance de vie à la naissance : 63,6 ans pour les hommes ; 73,5 ans pour les femmes Taux de fécondité : 2,6 enfants/femme (2009) Indice de développement humain : 82e rang sur 182 (classement ONU, 2009) PIB : 146 milliards de dollars (2010) PNB par habitant : 13 000 dollars (en PPA, 2011) Taux de chômage : 6 % (2010) Taux d’inflation : 8 % (2010) Part des principaux secteurs d’activité dans le PIB : 4 % pour l’agriculture ; 40 % pour l’industrie ; 53 % pour les services (2010) Ressources pétro-gazières : 25 % du PIB ; 60 % des exportations ; 40 % du revenu budgétaire national Investissement direct étranger : 11 % du PIB Nombre d’utilisateurs d’Internet : 11 % Aide publique au développement : 333 millions de dollars (2008) Sources : Banque mondiale ; ministère français des Affaires étrangères ; PNUD. Les compagnies pétrolières occidentales (Chevron, Exxon Mobil, Total, Shell, ENI), russes (Lukoil) et, plus récemment, chinoises y sont les principaux investisseurs étrangers. L’ouverture aux investissements étrangers a débuté dès 1993 avec le gisement de Tengiz. Au moment de son indépendance, le Kazakhstan, à la différence de la Russie ou de l’Azerbaïdjan, n’avait que peu d’expérience pétro-gazière et ne possédait pas les infrastructures et le capital nécessaires pour l’exploitation des gisements complexes de la mer Caspienne. Dans les années 2000, l’État a cependant engagé un bras de fer avec les majors occidentales. Les cours élevés du pétrole, les retards répétés dans l’exploitation – prévue en 2005, elle Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 97 Regards sur le MONDE devrait débuter en 2012 – et l’escalade des coûts d’investissements (126 milliards de dollars) du gisement géant de Kashagan ont conduit l’État à renégocier à son avantage les contrats passés avec les compagnies occidentales. La compagnie d’État KazMunayGas (KMG) reste néanmoins très dépendante des ressources financières et technologiques étrangères. La crise et l’impératif de la diversification La crise financière mondiale née en 2008 a doublement ébranlé l’économie kazakhstanaise, même si une politique budgétaire audacieuse a permis au pays d’éviter la récession en 2009. D’une part, la contraction du marché international du crédit a mis un terme à l’expansion spéculative des secteurs financier et immobilier – largement nourris par des prêts en devises étrangères à l’époque du boom pétrolier – et a révélé les faiblesses du système financier local. L’État est massivement intervenu, notamment en nationalisant en 2009 la banque BTA, alors la troisième banque du pays. D’autre part, la chute des cours des matières premières a souligné l’impératif d’une diversification économique. L’État a lancé à cet effet en 2010 un plan volontariste dans lequel les investisseurs étrangers, en particulier chinois, se voient accorder une grande importance. À la fois responsable des participations et des entreprises d’État, gestionnaire des flux financiers générés par le pétrole et le gaz, et donc bras armé de la politique industrielle, le géant étatique Samruk-Kazyna joue un rôle clé dans la politique économique. Le retour massif de l’État dans l’économie du pays depuis 2009 laisse toutefois craindre certaines interférences dans le développement du secteur privé. L’usage de fonds publics est d’autant plus risqué que la pratique de la corruption, selon les classements internationaux, reste particulièrement élevée au Kazakhstan. Une identité en construction La construction d’une identité nationale et étatique s’est fondée sur plusieurs piliers : kazakhisation de l’appareil d’État et de la société 98 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 dans un environnement multiethnique, renouveau islamique dans un cadre laïc, émergence d’une classe moyenne et amélioration du bienêtre matériel. Le succès de l’entreprise s’est fait en dépit de la nature patrimoniale et des dysfonctionnements de la gouvernance de l’État kazakhstanais. La « kazakhisation » de l’État et de la société Au moment de la chute de l’URSS, chaque État post-soviétique a dû bâtir sa propre identité. Pour des raisons historiques – émancipation et migration des serfs russes au xixe siècle, sédentarisation forcée durant les premières années du bolchévisme, oppression soviétique et déportations staliniennes –, le Kazakhstan est alors l’État d’Asie centrale le plus russifié. Lors de l’indépendance, la majorité des Kazakhs urbains n’ont pas la maîtrise de la langue kazakhe et ne sont souvent que russophones. Dans les années 1990, le pays se lance dans une politique dite « de kazakhisation », dont l’objectif est d’affirmer la primauté politique et culturelle du groupe ethnique kazakh. L’opinion publique y voit là un juste retour des choses. Dans le domaine linguistique, la langue kazakhe, d’origine turque, prend le statut d’unique « langue d’État », alors que le russe est qualifié de « langue officielle ». Sa connaissance devient un facteur clé de recrutement des élites politiques au sein de l’appareil d’État. La proportion de Kazakhs y passe de 50 à 75 % entre 1985 et 1994, alors que cette même année seulement 44 % de la population est recensée comme kazakhe. En 2010, la proportion de Kazakhs est passée à 90 % dans l’appareil d’État pour 60 % de la population. L’apprentissage du kazakh est promu et, quoique lent à se diffuser, tend à se substituer au russe dans l’enseignement primaire et secondaire. La kazakhisation se traduit aussi par le transfert en 1998 de la capitale d’Almaty à Astana, dans le nord du pays, au sein d’une zone majoritairement russe et dont le pouvoir central craint qu’elle ne fasse sécession pour se rattacher à la Russie voisine. La nouvelle capitale crée L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l Le Kazakhstan RUSSIE T l o Qostanaï Pavlodar Astana Oral Qaraghandy Aqtöbe UKRAINE KAZ AKHSTAN Atyraou Mer d’Aral Aktaou LIBAN Beyrouth Mer Caspienne AZERB. Erevan ARMÉNIE Bakou OUZBÉKISTAN Kyzylorda Sy r-D ar Almaty Altitude (en mètres) XINJIANG CHINE 4 000 1 000 0 TIBET Capitale Ville principale Route principale Chemin de fer Tachkent TURKMÉNISTAN Ashkabad IRAK Bagdad MONGOLIE Taldyqorguan Taraz Bichkek KIRGHIZSTAN Chimkent TADJIKISTAN Douchanbé Téhéran SYRIE Damas Öskemen Lac Balkhach IRAN un centre de pouvoir politique et économique, attirant ainsi dans le nord du pays les fonctionnaires kazakhs influents. Les limites des unités administratives (akimats) du pays sont en outre modifiées afin de diluer la présence des populations d’origine russe dans certaines régions. La politique de kazakhisation a été menée sans conflit interethnique, ce qui représente une gageure dans le contexte centrasiatique. Plusieurs facteurs l’expliquent. Les évolutions démographiques d’abord, puisque la proportion de Russes dans la population diminue drastiquement, passant d’environ 38 % en 1989 à 24 % en 2009, et ce via divers canaux : émigration massive de la population russe vers la Russie, dynamisme de la natalité kazakhe, retour des Kazakhs de l’étranger. Ensuite, une tradition de tolérance à l’égard de la population russe, dont la langue est celle du monde des affaires, d’autant que la proximité géographique de la Russie incite à une certaine modération. Enfin, le dynamisme Kaboul AFGHANISTAN Ind u TURQUIE GÉORGIE Tbilissi Semeï Baïkonour Novorossiisk Mer Noire h yc Volga ob Irt Oural Petropavlovsk im ia Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Ich Moscou s Islamabad PAKISTAN Gisement de pétrole du contexte économique depuis la fin des années 1990 a favorisé le consensus social. Le pays compterait ainsi entre 500 000 et un million de travailleurs immigrés, légaux ou non, venus des pays voisins (Ouzbékistan, Kirghizstan). Un renouveau islamique favorisé Le Kazakhstan est un État laïc, et le seul État d’Asie centrale dont la Constitution ne fasse pas référence à l’islam. Cette dernière interdit d’ailleurs les organisations politiques d’obédience religieuse. Sur le plan extérieur, le caractère séculier de l’État fait écho au souhait du président Nazarbaïev de positionner son pays au carrefour des civilisations, entre l’Europe et l’Asie, l’Occident et l’Orient. Sur le plan intérieur, c’est un moyen d’empêcher l’éclosion de partis liés à la mouvance islamiste. De fait, l’État reconnaît pourtant une place à part à l’islam (sunnite), marqueur culturel et identitaire de la majorité kazakhe, puisque Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 99 Regards sur le MONDE 70 % de la population serait musulmane (et plus de 20 % orthodoxe), d’après le recensement de 2009. Cette place à part se traduit notamment depuis l’indépendance par la multiplication de la construction de mosquées, financée par des capitaux étrangers en provenance du MoyenOrient. Les pratiques religieuses de la population musulmane restent globalement modérées et les mouvements radicaux ne trouvaient que peu d’échos jusque récemment. Les courants musulmans demeurent étroitement contrôlés par les autorités, via la Direction spirituelle des musulmans du Kazakhstan, un organe chargé du culte, théoriquement indépendant de l’État, ou encore via l’Agence gouvernementale des affaires religieuses, récemment créée pour superviser et restreindre l’activité des associations religieuses. Une classe moyenne émergente en dépit d’inégalités persistantes Tant que la population voit ses conditions matérielles s’améliorer, ce contrat social a des chances de perdurer. L’administration présidentielle, au centre du pouvoir politique, perçoit l’émergence d’une classe moyenne comme une garantie de stabilité sociale face à toutes sortes de menaces, telles que l’extrémisme religieux ou les émeutes ouvrières. La population, écartée du jeu politique, a continument gagné en niveau de vie ces douze dernières années, grâce à la croissance économique et ses corollaires – création d’emplois, hausses des salaires – et aux dépenses sociales accrues du gouvernement. La classe dite « moyenne » représente désormais entre 25 et 30 % de la population : écartée du jeu politique et peu impliquée dans le débat public, elle ne se mobilise que rarement et pour des questions marginales. Le taux de pauvreté officiel a chuté de près de deux tiers, passant à moins de 10 % de la population. Certaines ONG évoquent néanmoins un taux de pauvreté réel supérieur à 50 %. Le boom économique ne saurait cacher les inégalités persistantes de la société kazakhstanaise. Inégalités géographiques d’abord, entre les régions bénéficiaires – autour de la Caspienne pour le pétrole et le gaz, Astana et 100 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Almaty pour le secteur financier et l’immobilier – et les régions retardataires – sud et est du Kazakhstan. Inégalités de revenus ensuite, entre une élite managériale ou gouvernementale bien rémunérée grâce aux secteurs les plus dynamiques et des classes laborieuses aux salaires maintenus bas, en dépit du coût de la vie et de l’inflation croissants. Un État rentier et patrimonial Au Kazakhstan, comme dans de nombreux autres États de l’espace post-soviétique, la principale arène de discussion des intérêts économiques se situe dans les coulisses du pouvoir politique. Les relations privilégiées avec le président et son entourage déterminent ou non le succès d’un projet. Le cercle d’affaires proche du président Nazarbaïev contrôle les secteurs lucratifs de l’économie (pétrole et gaz, télécommunications, banques…) via les entreprises d’État ou la propriété de conglomérats privés. Au début des années 2000, un certain nombre d’entrepreneurs n’appartenant pas au cercle proche du président ont décidé de partir en lutte contre ce système corrompu et népotique. Les tensions ont éclaté au grand jour en novembre 2001, quand ils ont fondé le mouvement « Choix démocratique du Kazakhstan » pour dénoncer les cercles dirigeants corrompus. Le président est intervenu et le parti a finalement été interdit en 2005. Ses fondateurs les plus influents ont été jetés en prison, contraints à l’exil, ou sont rentrés dans le rang. Le parti « Alga ! » a succédé à ce mouvement. Interdit au Kazakhstan, il est dirigé depuis Londres par un oligarque en exil, Mukhtar Ablyazov, poursuivi dans son pays pour malversations. L’âge du président Nazarbaïev (71 ans) avançant, les conflits dans son entourage s’aiguisent et les appétits s’éveillent, faisant régner l’incertitude sur le climat des affaires. Comme dans d’autres États post-soviétiques, la succession du chef – dans un État centralisé et autoritaire où les droits de propriété sont mal protégés – pourrait donner lieu à une nouvelle redistribution des cartes, avec son lot de gagnants et de perdants. L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l Le monument national kazakh « Eli », à Astana, compte 91 mètres de haut afin de symboliser la date de l’indépendance (1991) et les bas-reliefs qui recouvrent sa base sont à la gloire du président Nazarbaïev. © AFP / John MacDougall L’émergence d’une puissance régionale Depuis l’indépendance, le Kazakhstan a noué des relations avec de nouveaux partenaires, afin de se prémunir de l’hégémonie du voisin russe sans pour autant s’en faire un adversaire. Le pays a ainsi tissé des liens étroits avec les pays occidentaux et la Chine. Préserver la sécurité d’un État nouvellement souverain Dès 1992, le Kazakhstan a gagné l’estime de la communauté internationale en choisissant de démanteler ses installations militaires nucléaires avec le soutien financier des États-Unis. Le pays s’est ensuite engagé dès 1994 aux côtés de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en multipliant les collaborations dans la lutte contre le terrorisme et la sécurité aux frontières notamment. Sur le plan bilatéral, Washington coopère étroitement avec Astana pour la formation du personnel militaire, la fourniture de matériel, la protection maritime visant à défendre les infrastructures pétro-gazières en mer, la lutte contre le trafic de drogue en provenance d’Afghanistan. Le Kazakhstan a été l’un des rares États de la CEI à envoyer un contingent en Irak en soutien affiché aux Américains. Le pays est en outre membre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), une organisation régionale dont il est le cofondateur. Au sein de cette organisation, Astana partage avec Pékin un même point de vue sur des questions sécuritaires communes – séparatisme au Xinjiang et au Tibet, terrorisme, fondamentalisme, protection des frontières, stabilité de la région. La Russie, qui est aussi membre de l’OCS, est quant à elle méfiante à l’égard de ce rapprochement et cherche autant que possible à cantonner l’organisation dans un rôle économique. Attirer les capitaux étrangers et diversifier les voies d’exportation pétro-gazière Principal partenaire économique du Kazakhstan, la Chine est désormais, après l’Union européenne, la deuxième destination des exportations du pays, reléguant loin derrière la Russie. Le Kazakhstan importe de Chine des Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 101 Regards sur le MONDE produits de grande consommation et y exporte des hydrocarbures. Le développement du Xinjiang souhaité par Pékin passe par une accélération des échanges avec le Kazakhstan, pays frontalier de la région autonome ouïgoure. La Chine a injecté depuis une dizaine d’années plusieurs milliards de dollars dans le secteur de l’énergie. Un pipeline relie les deux pays depuis 2007. Pékin a aussi investi dans les secteurs de l’uranium, des transports, des télécommunications et de l’agriculture. L’opinion publique kazakhstanaise n’apprécie cependant guère cette montée en puissance de l’influence chinoise, qu’elle assimile à un nouvel impérialisme. Éloignés géographiquement, les pays occidentaux ne souffrent pas d’une telle réticence. Ils comptent encore pour une large majorité des investissements étrangers réalisés, loin devant la Chine et la Russie, essentiellement dans les hydrocarbures. L’Union européenne demeure la première destination des exportations du Kazakhstan. L’ouverture de nouvelles voies d’évacuation des hydrocarbures vers l’Europe, via l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceylan, illustre la volonté de diversification des chemins d’exportation pétro-gazière. D’ailleurs Astana s’est officiellement déclaré intéressé par Nabucco, le gazoduc qui contournera la Russie pour approvisionner l’Europe depuis l’Asie centrale. La Russie : un partenaire essentiel Moscou reste aujourd’hui encore le premier allié d’Astana même si, depuis quelques années, son influence économique décline. Les liens politiques entre Moscou et Astana, la présence d’une forte minorité russe, la perpétuation des circuits commerciaux historiques – la Russie compte encore pour un tiers des importations du Kazakhstan – et l’enclavement du Kazakhstan contribuent au maintien de cette relation forte. La majorité de ses hydrocarbures transite encore par le territoire de la Russie et la situation ne devrait pas changer à moyen terme – l’alternative chinoise fournit néanmoins une arme dans la négociation avec Moscou en matière des prix de transit. Une intégration commerciale régionale est désormais à l’ordre du jour avec la création, en 102 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 janvier 2010, d’une union douanière BiélorussieRussie-Kazakhstan, première étape annoncée vers une intégration économique accrue. Lancée en novembre 2011, l’Union eurasiatique, qui se veut inspirée de l’Union européenne, devrait pour sa part, à en croire les déclarations de ses signataires, les pays de l’Asie centrale et la Russie, voir le jour avant 2015. C’est en matière de sécurité que Moscou demeure, et de loin, un partenaire incontournable. Les quelques dizaines d’officiers de l’armée kazakhstanaise formés aux États-Unis pèsent peu face aux milliers de militaires entraînés en Russie depuis la fin des années 1990. Le Kazakhstan continue de représenter pour Moscou une zone d’influence privilégiée, ce dont attestent les bases d’entraînement russes sur le territoire du pays, la complémentarité historique entre les deux complexes militaro-industriels, les prix avantageux accordés par Moscou pour l’achat de matériel militaire par Astana… Sur le plan stratégique de l’aérospatiale, rappelons enfin le statut spécial du cosmodrome de Baïkonour au cœur du Kazakhstan, base de lancement accordée en concession à la Russie jusqu’en 2050 suite au renouvellement du bail en 2005. Une communication soignée Le Kazakhstan renvoie l’image d’un pays stable, plutôt fiable et ouvert aux capitaux étrangers. Autant de qualités que les autres États d’Asie centrale, voire d’ex-URSS, ne possèdent guère. Washington a salué le pays comme un exemple en termes de non-prolifération nucléaire, un titre dont Astana sait faire la promotion. Aux yeux de Pékin, la relation avec Astana est qualifiée depuis 2005 de « stratégique », le plus haut degré de priorité, un titre qui reflète les convergences d’intérêts économiques et sécuritaires au niveau régional. Pour Moscou, le Kazakhstan est au cœur des institutions multilatérales sous leadership russe, telles que l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) ou le Centre antiterroriste de la CEI (CAT-CEI), qui forme sous l’égide du Service fédéral de sécurité russe (FSB) les agents des services de sécurité kazakhstanais (KNB). L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l Le potentiel économique du pays constitue un autre centre d’intérêt et un facteur de reconnaissance internationale. En 2000 par exemple, Astana a remboursé avec sept ans d’avance la dernière tranche de prêts qu’il avait reçus du Fonds monétaire international (FMI). En 2002, les États-Unis ont accordé au Kazakhstan le statut d’« économie de marché » – ce qui n’est pas encore le cas de la Chine – saluant ainsi ses efforts déployés en matière de convertibilité de devises, d’ouverture aux investissements étrangers ou encore de libre fixation des salaires. Le Kazakhstan est un pays richement doté en minerais – fer, manganèse, uranium, zinc, plomb, chrome, cuivre, or, argent ou titane – mais aussi en ressources agroalimentaires, en élevage, dans l’industrie via la transformation des matières premières en produits manufacturés (chimie, métallurgie…), les infrastructures et la logistique du fait de sa situation géographique stratégique dans les échanges entre l’Asie et l’Europe… Fin 2010, les investissements directs étrangers au Kazakhstan atteignaient les 80 milliards de dollars, soit plus de 80 % du total de ceux effectués en Asie centrale. Astana bénéficie enfin d’une certaine bienveillance de la part des organisations internationales occidentales, au vu de l’instabilité du contexte centrasiatique, de l’importance de son territoire et de ses ressources et du caractère pivotal de sa situation stratégique. Les autorités kazakhstanaises ont, il est vrai, engrangé plusieurs succès de prestige. Pour l’OTAN, le Kazakhstan est ainsi devenu un pilier de la stabilité de l’Asie centrale. En juin 2009, le troisième forum du Conseil de partenariat euro-atlantique (CPEA) sur la sécurité a été organisé à Astana, au grand dam de l’Ouzbékistan, son concurrent régional. Vis-à-vis de l’OSCE, le pays se pose en îlot de stabilité et de sécurité en Asie centrale. Il a en particulier exercé la présidence de l’OSCE, une présidence qu’il avait obtenue en échange de promesses de démocratisation du régime. Promesses hélas non tenues : le pays n’a finalement mené à la hâte que des réformes cosmétiques, qui ne modifient en rien la nature autoritaire du régime du président Nazarbaïev. lll Les quinze dernières années ont été marquées par le succès d’un certain consensus entre l’État et la société kazakhstanaise, consensus fondé sur la stabilité politique sans la démocratie, la concorde interreligieuse et interethnique, l’amélioration du bien-être individuel. L’année 2011 et le début de l’année 2012 ont toutefois été riches en événements qui ont terni l’image internationale du pays et pourraient annoncer une remise en cause du modèle. En particulier : – en mai 2011, le Kazakhstan a vu le premier attentat suicide de son histoire, perpétré devant le siège des services secrets (KNB) dans la ville d’Aktöbe au nord-ouest du pays. L’attentat a été suivi d’autres actes de violence visant l’autorité de l’État, apparemment commis par des islamistes radicaux ; – en décembre 2011, les émeutes de Janaozen, dans une région pétrolière favorisée, ont été réprimées dans le sang. Le licenciement sec de 2 000 ouvriers du secteur pétro-gazier après huit mois de revendications salariales non satisfaites a révélé autant le malaise social que la surdité et la brutalité des autorités face à la contestation ; – en janvier 2012, à la suite des élections législatives reconnues comme non libres par l’OSCE, des manifestations de protestation, rassemblant quelques centaines de personnes, ont pu être organisées à Almaty. Un fait quasi inédit dans la jeune histoire politique du Kazakhstan. n Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 103 Regards sur l’ACTUALITÉ GÉOPOLITIQUE > Les raisons de l’impatience occidentale en Afghanistan Renaud Girard * Après le drame du 20 janvier 2012, où un taliban, infiltré est grand reporter au Figaro et essayiste. au sein d’une compagnie de l’Armée nationale afghane (ANA), réussit à tuer quatre soldats français et à en blesser huit autres, le président Nicolas Sarkozy décida d’avancer d’un an le retrait des troupes françaises d’Afghanistan. Deux semaines plus tard, le président Barack Obama, lui aussi confronté à des échéances électorales en 2012, fit une annonce similaire, promettant un retrait en 2013, et non en 2014 comme initialement prévu. À l’évidence, les puissances occidentales perdent aujourd’hui patience, dans cette guerre asymétrique de basse intensité qui dure depuis plus de dix ans. La profonde déception de Paris et de Washington à l’égard de l’administration du président Hamid Karzaï n’est pas la seule raison de cette impatience. Les trois grands alliés combatifs que sont l’Amérique, l’Angleterre et la France sont en train de se rendre compte qu’il n’y a plus rien à sauver de la stratégie initiale qui les avait poussés à intervenir en 2001-2002. Le Congrès des États-Unis a calculé que l’intervention militaire en Afghanistan avait déjà coûté plus de 500 milliards de dollars au contribuable américain. Malgré cet investissement gigantesque, le chef de tribu pachtoune que les Américains avaient choisi en novembre 2001 pour présider aux destinées de l’Afghanistan libéré des talibans et de leurs alliés jihadistes arabes, n’a pas réussi à stabiliser le pays. Le niveau de vie des Afghans a considérablement augmenté par rapport à la misère qui régnait du temps de l’émirat islamique d’Afghanistan du mollah Omar (1996-2001), mais H. Karzaï a échoué dans son projet de reconstruire un semblant d’État. Extrêmement corrompues et inefficaces, la police et la justice ne jouissent d’aucune confiance au sein de la population civile. Pour trancher des différends fonciers, les paysans pachtounes de la province de Kandahar * Renaud Girard, 104 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 préfèrent ainsi s’adresser à la justice informelle de notables talibans. Malgré les généreuses subventions accordées par les Provincial Reconstruction Teams (PRT) de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et par les organisations non gouvernementales (ONG), les fonctionnaires du ministère afghan de l’Agriculture et les gouverneurs de province nommés par H. Karzaï ne sont pas parvenus à améliorer les cultures et les circuits de distribution. L’opium – produit qui a l’avantage de ne pas être périssable – est de loin la source de richesse la plus importante de la paysannerie afghane. L’armée, qui ne rackette pas, est plus respectée que la police ; mais elle souffre de la médiocrité de son recrutement. Les jeunes hommes s’y engagent pour des raisons économiques plus que par patriotisme, et les désertions sont monnaie courante. L’ANA n’est pas encore parvenue à réaliser seule de grandes opérations de ratissage. À Kaboul prospère autour de Hamid Karzaï une bourgeoisie d’affaires prédatrice, faite d’intermédiaires peu scrupuleux, siphonnant l’argent des contrats de l’aide internationale, pour les investir aussitôt à Dubaï. Depuis 2005, les Occidentaux n’ont cessé de demander à Hamid Karzaï d’assainir son administration et son entourage personnel. Il a beaucoup promis, mais il n’a rien fait de concret. Personnage cultivé mais indécis, gouvernant en se contentant d’arbitrer entre les grands féodaux régionaux, Hamid Karzaï est tout le contraire du Mustapha Kemal qu’il aurait fallu au nouvel Afghanistan. Si les Occidentaux continuent de le soutenir publiquement, c’est parce qu’ils n’ont pas de solution de rechange sous la main. Mais en privé, les dirigeants américains et européens ne se gênent plus pour dire tout le mal qu’ils pensent de lui. Le pari américain sur H. Karzaï a échoué, mais il n’est plus temps d’en faire un autre. L’impatience occidentale actuelle à l’égard du dossier afghan a cependant des racines encore plus profondes que le simple énervement L es r a is on s d e l ’ i m p a t i e n c e o c c i d e n t a l e e n A f g h a n i s t a n à l’égard de la faiblesse du gouvernement central. Les grandes puissances militaires de l’OTAN s’aperçoivent en effet que leur stratégie est erronée depuis 2002. Que s’est-il au juste passé à partir des attentats du 11 septembre 2001 ? Après que les talibans eurent refusé de livrer Ben Laden, l’Amérique entre en guerre contre l’émirat islamique le 7 octobre. La CIA effectue un excellent travail en finançant et en encadrant les combattants tadjiks et ouzbeks de l’Alliance du Nord, que dirigeait le célèbre commandant Massoud, jusqu’à son assassinat par un commando d’Al-Qaida le 9 septembre. En saturant de bombes les tranchées des talibans, l’US Air Force facilite grandement l’avancée des moudjahidine de l’Alliance vers Kaboul. La capitale est libérée le 13 novembre, sans qu’on y voie un seul soldat américain dans la foule en liesse. Le choc psychologique est décisif ; partout la population se retourne contre ses anciens maîtres, même dans les territoires pachtounes du sud et de l’est du pays – tous les pachtounes ne sont pas talibans, mais tous les talibans sont pachtounes. Les talibans sont en déroute ; ils quittent les villes, pour se réfugier au Pakistan ou dans leur village. Partout, on pourchasse les combattants arabes internationalistes. Les camps d’entraînement d’Al-Qaida sont démantelés. C’est une belle victoire, nette et rapide. Mais ce succès va rendre ivres les Américains et leurs alliés. Réunis pour une conférence à Bonn le 5 décembre 2001, ils s’engagent à « reconstruire, démocratiser et développer » l’Afghanistan. Reprenons ces trois termes dans l’ordre inverse. Les Occidentaux ont-ils montré, dans un passé récent, qu’ils savaient « développer » des pays d’une culture différente de la leur. Au xxe siècle, l’armée américaine a passé quelque vingt-trois années en Haïti (1915-1934 ; 1994-1996), île toute proche des côtes de la Floride. L’Amérique y est toujours intervenue en parrain généreux et bien intentionné. Mais elle n’est jamais parvenue à développer Haïti efficacement. La vérité est que les pays se développent toujours par eux-mêmes, jamais par le biais d’un parrain éloigné, aussi bienveillant soit-il. La Malaisie, l’Inde, la Chine ou le Brésil se sont développés par eux-mêmes, sans la moindre intervention extérieure. La démocratisation ? Pourquoi ne s’être pas contenté d’un système qui avait fait ses preuves depuis 1747, à savoir celui de la Loya Jirga, assemblée des chefs de tribu et des oulémas du pays, chargée de désigner son nouveau roi ? La reconstruction ? Elle n’avait rien d’illégitime, dans la mesure où, une fois l’Armée rouge partie en 1989, l’Amérique s’était cyniquement désintéressée du dossier afghan. Mais, étrange idée, cette reconstruction fut confiée à une organisation militaire, à savoir l’OTAN. Or, les soldats occidentaux sont entraînés à faire une guerre « high tech », à détruire une armée adverse en un minimum de temps, pas à faire du « nation building » sur une terre dont ils ignorent et la langue et les mœurs. Farouchement indépendantistes, les paysans afghans n’ont jamais supporté la présence d’hommes étrangers en armes dans leurs campagnes, fût-elle proclamée comme « amicale ». Quand, par bonheur, des complicités se nouaient entre tel officier occidental et tel « malek » (sorte de maire) de village, elles étaient aussitôt cassées par la rotation rapide des contingents de l’OTAN. Les inévitables bavures de l’US Air Force ont beaucoup fait pour nourrir l’insurrection. Les talibans revinrent de leurs sanctuaires pakistanais avec une proposition toute simple : « chassons les forces d’occupation de notre pays ! » Un long rapport sur les talibans vient d’être produit par l’état-major de l’OTAN à Kaboul. Bien que théoriquement secret, son contenu a été divulgué dans la presse. Issu de l’exploitation de 27 000 interrogatoires de quelque 4 000 talibans prisonniers, le rapport conclut que l’ISI (Inter Services Intelligence, le tout-puissant service de renseignement militaire pakistanais) n’a jamais cessé de fournir sanctuaires, armes, entraînement et même encadrement au combat, aux talibans afghans. Obsédé par sa rivalité avec l’Inde, l’establishment militaire pakistanais a toujours considéré que les talibans afghans étaient les seuls à même de lui conserver sa « profondeur stratégique » en Afghanistan, et il a poursuivi un double jeu avec les Américains. En n’exigeant pas du Pakistan, dès l’automne 2001, qu’il nettoie ses zones tribales frontalières de l’Afghanistan, l’Amérique de George W. Bush a commis une erreur stratégique. L’Occident n’a plus aujourd’hui la patience de la réparer. n Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 105 Regards sur l’ACTUALITÉ STRATÉGIQUE > Décrochage français, insularité allemande Gilles Andréani * Lors de la réunification, la parité franco-allemande a professeur associé à l’université semblé menacée. Pour Panthéon-Assas (Paris II). François Mitterrand, l’équilibre risquait d’être rompu avec une Allemagne de 80 millions d’habitants, débarrassée des inhibitions du passé, dans un espace géopolitique centre-européen qu’il voyait naturellement ouvert à son influence. Afin de compenser ce regain de puissance allemand, il fallait un progrès simultané de l’intégration européenne : cela donna le traité de Maastricht, symbole d’un leadership partagé et d’une parité institutionnelle maintenus de la France et de l’Allemagne dans l’Union européenne. Cette parité, identifiée symboliquement à l’égalité des voix au Conseil, fut entamée en 2000 par le traité de Nice, puis abandonnée lorsque le nombre d’habitants est devenu le déterminant exclusif du système de vote à la majorité qualifiée avec le traité de Lisbonne de 2007. Fait intéressant, cet abandon formel de la parité franco-allemande dans les institutions européennes ne s’est accompagné d’aucune émotion visible en France. * Gilles Andréani, Le déséquilibre imaginaire C’est qu’entre-temps le scénario redouté d’une surpuissance allemande en Europe ne s’était pas produit. La réunification n’a pas fait de l’Allemagne une puissance différente. Elle avait été pendant la guerre froide, au rebours de la formule absurde « géant économique, nain politique », le principal partenaire politique des États-Unis et de la Russie en Europe, et l’un de ses leaders naturels. Cela n’a pas fondamentalement changé. Comme n’a pas changé sa préférence pour un exercice collectif plutôt que solitaire de la puissance. Son horizon stratégique était restreint et elle répugnait à s’engager 106 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 dans les aventures extérieures : cela non plus n’a pas changé, cela s’est même accentué. Des trois principales puissances militaires européennes, elle est celle qui a le plus réduit son armée et son budget de défense depuis la fin de la guerre froide. L’Allemagne reste une grande puissance civile, et relativement introvertie. Des choix économiques délibérés ont été faits par l’Allemagne dans les années 2000 : l’amélioration volontariste de sa compétitivité grâce à une politique concertée de maîtrise des coûts salariaux ; l’augmentation de son taux d’emploi afin de compenser une démographie défavorable ; la remise en ordre de ses comptes publics ; l’investissement dans la recherche et l’innovation, passé de 2 à 2,7 % du PIB entre 2005 et 2010. Ces choix ont été coûteux au départ – au cours des années 2000 les croissances américaine, britannique et française ont été en moyenne supérieures à la croissance allemande –, parfois excessifs comme la réforme brutale de l’assurance chômage intervenue en 2005, mais sont payants aujourd’hui. L’Allemagne s’est mise en mesure de profiter d’une spécialisation industrielle qui rend ses exportations adaptées à la demande des pays émergents, aujourd’hui l’essentiel de la croissance mondiale. Le modèle allemand est redevenu attractif, d’autant que la crise de 2008 a discrédité un modèle financier anglo-saxon qui l’avait éclipsé au cours des années antérieures. Tant que les émergents, et spécialement la Chine, continuent de croître, les circonstances porteront l’Allemagne et valideront ses choix. Les choix contraints de la France Mais cela non plus n’était pas nouveau, à savoir l’immersion de l’Allemagne dans l’éco- D é c ro c h a g e f ra n ç a i s , i n s u l a ri t é a l l e m a n d e nomie globale et une croissance liée à celle des émergents. Helmut Kohl se rendait tous les ans en Chine et n’a pas manqué de le faire remarquer l’année de la réunification. Ce qui est nouveau, c’est un décrochage français, récent et accusé, par rapport à l’Allemagne, sous l’effet de choix qui, point par point, ont été inverses des siens depuis quinze ans : hausse du coût du travail et perte de compétitivité industrielle ; dérive non maîtrisée des dépenses et des déficits publics ; stagnation du niveau global de recherche, en dépit d’un effort budgétaire réel, mais tardif. En sens inverse, la principale mesure a été la réforme des retraites, succès assurément, mais insuffisant. Ce décrochage n’a pas empêché le couple franco-allemand de jouer les premiers rôles – de façon d’ailleurs excessive vis-à-vis des autres pays membres de l’Union – dans l’élaboration des réponses à la crise des dettes publiques en Europe ; l’Allemagne a même paru faire mouvement vers la France, notamment en acceptant un engagement contrôlé mais croissant de la Banque centrale européenne. Mais, sur le fond, Angela Merkel s’est résignée à l’inévitable, autant qu’elle a été persuadée par les arguments français, affaiblis par l’état de nos finances publiques. Cependant, du côté français, le train de mesures visant à redresser la compétitivité française, annoncé le 29 janvier par le président de la République, se réclame expressément des réformes allemandes des années 2000 : d’un côté, la France aide l’Allemagne à prendre conscience de la réalité et renforce son ancrage européen ; de l’autre, elle prend l’Allemagne pour modèle. Ce jeu inégal des influences reflète un déséquilibre croissant entre les deux pays qui ne peut rester sans conséquences politiques. Ceux qui en tiennent rigueur à l’Allemagne et qui, comme tel responsable politique français, évoquent Bismarck à propos d’Angela Merkel, sont heureusement restés rares. Ce n’est d’ailleurs pas la germanophobie qui les saisit, mais la rage de Caliban qu’exaspère son image : l’Allemagne ne fait que nous tendre le miroir. Un leadership sans vision Cela ne justifie pourtant pas l’imitation inconditionnelle de son modèle, ni n’exonère de toute responsabilité la politique allemande dans la crise. L’Europe entière ne peut calquer le modèle qui a fait de l’Allemagne le premier exportateur mondial jusqu’en 2010 et le deuxième après : aurait-elle adopté la même politique de maîtrise des coûts salariaux et de compétitivité, que la demande globale aurait fléchi dans l’Union européenne ; or elle absorbe près des deux tiers des exportations allemandes. S’il y a beaucoup à prendre de l’exemple allemand, sa reproduction à l’identique à l’échelle du continent serait impossible, et ignorerait les différences et les complémentarités existant entre les économies européennes. D’autre part, l’Allemagne, où ces évidences sont trop souvent passées sous silence, contribue à la récession européenne : son excédent de la balance des paiements, contrepartie de ses performances à l’exportation, représente un surplus d’épargne considérable (5 % du PIB) qu’elle pourrait mobiliser pour compenser la baisse de la demande créée par les ajustements budgétaires ailleurs en Europe. Une orthodoxie budgétaire excessive en la circonstance l’en empêche. Au recul français ne répond pas un surcroît d’Allemagne, alors même que leur relation est profondément et visiblement déséquilibrée. Dans sa vision de la crise et de l’Europe, l’Allemagne reste marquée par une introversion qui l’empêche d’exercer pleinement ses responsabilités. Cette combinaison d’un décrochage français et d’une insularité allemande persistante prive l’Europe du leadership résolu que la crise exigerait. n Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 107 PORTRAITS Questions internationales Document de de RÉFÉRENCE > Jean Jules Jusserand, un ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau Monde Isabelle Dasque * * Isabelle Dasque Après le comte de Rochambeau (1725-1807) et le marquis de La Fayette (1757-1834), Jean Jules Jusserand (1855-1932) Paris-Sorbonne (Paris IV) est l’une des personnalités françaises les plus familières aux Américains. Son mémorial, inauguré le 7 novembre 1936 par Franklin D. Roosevelt et réalisé sur les lieux mêmes des promenades qu’il avait coutume de faire à Washington en compagnie du président Théodore Roosevelt, rappelle aux passants la place exceptionnelle que l’ambassadeur a tenue dans les relations entre les deux pays pendant plus de vingt-deux ans. docteur et agrégée d’histoire, maître de conférences à l’université Lorsqu’il est nommé en 1902 ambassadeur à Washington à l’âge de 47 ans, Jean Jules Jusserand a déjà derrière lui une belle carrière. Ses origines sociales, son parcours intellectuel et sa réputation d’homme de lettres en font pourtant un profil assez atypique au sein de la Carrière, malgré une proximité avec d’autres grandes figures diplomatiques contemporaines. Mais son autorité morale et professionnelle hors de tout soupçon, sa familiarité culturelle et linguistique avec le monde anglo-saxon en font le candidat tout désigné pour succéder à Jules Cambon. Bien qu’érigée en ambassade en 1893, Washington peut aussi décevoir ses ambitions. Éloignés géographiquement des principaux théâtres où se disputent les intérêts des grandes puissances, les États-Unis pratiquent alors une politique isolationniste qui les maintient à l’écart des affaires européennes. Pourtant, à l’aube du xxe siècle, ils se lancent dans une politique impérialiste qui leur permet d’être présents en Amérique du Sud, dans les Caraïbes et dans le Pacifique à la faveur de la guerre hispanoaméricaine de 1898. L’ambassade de Washington se révèle donc un poste particulièrement stratégique pour les intérêts français. 108 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Un homme de lettres en diplomatie Le fils de ses œuvres Issu de cette moyenne bourgeoisie de propriétaires et de notaires de province dont l’ascension se confond avec le siècle et orphelin jeune, Jusserand ne peut guère prétendre au titre d’héritier, contrairement à une grande partie du haut personnel diplomatique de la iiie République 1. Il peut en revanche se targuer d’une formation intellectuelle plus solide et plus poussée que celle de ses pairs. Ceux-ci n’ont souvent au mieux qu’une licence en droit ou un diplôme équivalent, que l’instauration d’un concours en 1880 rend obligatoire. Après une enfance heureuse passée dans les monts du Forez, Jusserand est inscrit comme 1 La composition du haut personnel diplomatique, ambassadeurs et ministres plénipotentiaires, ayant servi entre 1871 et 1914 est la suivante : 20 % sont fils de hauts fonctionnaires, 12 % de grands propriétaires, 12 % appartiennent à la bourgeoisie d’affaires, 14 % à la bourgeoisie diplômée, 25 % sont fils de fonctionnaires de rang moyen et 8% sont issus de la petite bourgeoisie et des milieux populaires (pour 9 % d’entre eux, la réponse n’est pas connue). Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e Sans espérances financières ni relations, le jeune homme doit toutefois opter, dans un premier temps, pour la carrière consulaire. Le surnumérariat, sans rémunération, y est moins long que dans la filière diplomatique dont l’encombrement des cadres dans les premiers échelons retarde l’intégration définitive. Jean Jules Jusserand est brillamment admis en 1876 à l’examen consulaire. Entré par la petite porte avec l’espoir de rejoindre la filière diplomatique, au moment où la fusion des carrières est préconisée par les Républicains comme un moyen de démocratisation du personnel diplomatique, il n’en délaisse pas pour autant les lettres. Jean Jules Jusserand en 1922. De l’écrivain-diplomate au diplomate-écrivain Tergiversant pendant longtemps entre une carrière universitaire et une carrière administrative, au point de concilier les deux à ses débuts, Jusserand soutient en 1877 son doctorat de lettres, avec deux thèses : une thèse latine consacrée à un poète anglais du xiie siècle, Josephus Exeter, auteur d’une Guerre de Troie ; l’autre, consacrée au théâtre en Angleterre, forge définitivement sa réputation de spécialiste d’histoire littéraire de l’Angleterre, qu’il confirme par un grand nombre de travaux 2. Ses séjours en Angleterre, comme élève-consul à Londres 2 Le Roman au temps de Shakespeare, Shakespeare en France sous l’Ancien Régime, une Histoire littéraire du Peuple anglais en deux volumes, Le Roman d’un roi d’Ecosse, Jacques I er et, en anglais, A French Ambassador at the Court of Charles the Second. Le Conte de Cominges. © Wikimedia Commons élève boursier à partir de l’âge de 10 ans au collège des Chartreux à Lyon. Ses dispositions le portent à choisir une formation littéraire et juridique, acquise sur les bancs de la faculté des lettres et de droit de Lyon puis de Paris, pour embrasser la voie des ambassades. (1878-1880) puis comme conseiller à l’ambassade (1887-1890), lui permettent d’entreprendre une vaste étude sur les Anglais au Moyen Âge. De 1886 à 1887, il remplace Guillaume Guizot au Collège de France où il dispense deux cours de littérature anglaise, l’un sur les contemporains de Chaucer et l’autre sur le roman en Angleterre avant Walter Scott. Dans un ministère où la figure du diplomate-écrivain s’inscrit dans une longue tradition, cette double vocation ne peut que le servir, qui plus est auprès d’un ministre traducteur d’Aristote et helléniste réputé. Jusserand est en effet nommé sous-chef au cabinet de BarthélémySaint-Hilaire, alors ministre des Affaires étrangères (septembre 1880-novembre 1881). Par l’intermédiaire de René Millet, directeur de cabinet, il fait la connaissance de Gaston Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 109 PORTRAITS de Questions internationales Paris, spécialiste de littérature médiévale, qui l’introduit dans les milieux intellectuels et artistiques les plus en vue et lui présente notamment Taine, Renan, Émile Boutroux, EugèneMelchior de Vogué, Albert Sorel, Heredia, Sully Prud’homme, Anatole France. Sans renier pour autant la foi de son enfance, il entre dans l’intimité des fondateurs de l’école positiviste, surtout Taine, auteur d’une Histoire de la littérature anglaise. Sans esprit de chapelle et ouvert aux influences intellectuelles de son temps, il écrit aussi bien dans la Revue historique, fondée par Gabriel Monod pour y promouvoir les règles de l’histoire méthodique, que dans la Revue critique de Brunetière, adversaire déclaré du positivisme. En collaboration avec Gaston Paris, il lance la collection des grands écrivains, publiée chez Hachette en 57 volumes, à laquelle il contribue avec un Ronsard. Ne manifestant guère une opinion politique déclarée, au-delà d’un attachement sincère aux institutions républicaines, Jusserand est proche de l’élite intellectuelle libérale qui gravite autour de la Revue des Deux Mondes, du Journal des Débats et de l’Institut. Il est un habitué des salons parisiens les plus réputés, ceux de Madame Aubernon et du comte d’Haussonville, et des dîners mensuels des Amis des Débats, appelés aussi « dîners Gallifet », en raison de la présence vedette du général. Au plus près de la politique extérieure française Admis dans la carrière consulaire, Jusserand en gravit très rapidement les échelons. D’une part, sa réputation de fin lettré et de travailleur infatigable, loin de l’image stéréotypée du diplomate mondain, lui a attiré l’estime de ses chefs hiérarchiques. D’autre part, l’importance des affaires auxquelles il a été mêlé explique son ascension tout à fait exceptionnelle. C’est au cabinet de Barthélémy-SaintHilaire que Jusserand se spécialise très tôt dans les affaires coloniales, et surtout tunisiennes. Après la signature du traité du Bardo qui instaure le protectorat de la France sur la Tunisie, il est envoyé par Gambetta de décembre 1881 110 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 à février 1882 à Tunis pour réfléchir à son organisation. Il est favorable à cette formule qui conserve les institutions locales et le pouvoir beylical tout en les plaçant sous l’autorité d’un résident civil, assisté d’une administration réduite mais suffisamment efficace pour entreprendre les réformes de la justice, des finances publiques et de l’éducation qu’il suggère. Nommé à la tête du bureau des affaires tunisiennes récemment créé en juillet 1882, il travaille à la mise en place du protectorat de concert avec Paul Cambon, nommé résident général. L’expansion coloniale française et la signature de nouveaux traités de protectorat (Annam et Tonkin en 1883, Madagascar en 1885) donnent à ses fonctions une nouvelle impulsion et, en mars 1886, il est nommé sous-directeur adjoint à la direction des Affaires politiques, en charge des protectorats. Initié aux affaires coloniales, Jusserand est bien placé pour occuper le poste de conseiller à l’ambassade de France à Londres, de novembre 1887 à 1890, au moment où les rivalités coloniales, en Égypte mais aussi en Afrique occidentale, à Zanzibar ou au Siam, ternissent les rapports bilatéraux. Sous les ordres de son chef, Waddington, ancien ministre des Affaires étrangères, il doit servir la politique de rapprochement que les dirigeants du Ministère, hantés par la crainte d’une adhésion de la Grande-Bretagne à la Triple-Alliance, tentent de promouvoir, non sans difficultés. Après un intérim sur les bords du Bosphore, Jusserand retrouve à partir de juin 1890 la direction des Affaires politiques où il prend, jusqu’en décembre 1898, la tête de la sous-direction du Nord et de l’ExtrêmeOrient. Il couvre les relations avec l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie, les ÉtatsUnis, la Chine et le Japon. Autant dire que c’est toute la politique extérieure de la France des années 1890, menée principalement par Ribot et Hanotaux, avec quelques interrègnes de Develle, Casimir-Perier et Marcellin Berthelot, qui s’élabore sous ses yeux. Jusserand doit de nouveau dénouer les conflits coloniaux avec l’Angleterre, où il se rend fréquemment pour rencontrer Salisbury Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e et Gladstone qu’il connaît personnellement. L’anglophilie forcenée qu’on lui prête est fort mal perçue en cette période de tensions, et on lui reproche une attitude trop réservée à l’égard de l’alliance franco-russe. Pourtant attentif aux grands équilibres continentaux, il suit de près la nouvelle politique mondiale de Guillaume II. La guerre sino-japonaise (1894-1895), à la faveur de laquelle la France renforce son hégémonie dans les provinces du sud de la Chine, lui permet de se familiariser avec les questions d’Extrême-Orient. Les ambitions du Japon et la politique de dépeçage de la Chine par les puissances européennes, contre laquelle s’insurgent les États-Unis, occuperont une part importante de son ambassade à Washington, quelque dix ans après. Enfin, à la veille de quitter la sous-direction du Nord, il est témoin de la guerre hispano-américaine et des discussions qui aboutissent à la signature de l’armistice entre les deux parties sous l’égide de la France, le 12 août 1898. Après une carrière surtout parisienne, à l’administration centrale, il part occuper la légation de Copenhague de décembre 1898 à décembre 1902. D’intérêt moindre sur le plan des relations bilatérales, le Danemark de Christian IX est un excellent observatoire pour suivre la politique européenne. Lorsqu’il est nommé à Washington pour succéder à Jules Cambon en août 1902, il est le plus jeune des dix ambassadeurs alors en fonction et l’un des rares à avoir gravi tous les échelons de la hiérarchie, sans avoir fait l’objet d’une faveur du pouvoir. Au moment où les ÉtatsUnis se hissent au rang de puissance mondiale, Jusserand est appelé à jouer un rôle de premier plan dans la diplomatie française. The Ambassador admirable 3 L’ami du président Roosevelt De l’ambassade de Jusserand à Washington, l’on retient tout d’abord ses relations très étroites et durables avec Theodore Roosevelt. Son érudi3 Titre du New York Times, le 19 juillet 1932 à l’annonce de la mort de Jusserand. tion ne peut en effet manquer de plaire à ce président américain curieux et féru d’histoire et de littérature. À son arrivée, il s’attèle d’abord à contrer l’influence germanique, encouragée par la forte communauté d’origine allemande immigrée aux États-Unis et relayée par le représentant de Guillaume II, le baron Speck von Sternburg, très en cours à Washington. Aussi, au moment de la crise de Tanger, use-t-il de son autorité personnelle auprès de Roosevelt pour intéresser les États-Unis aux affaires européennes. Les ÉtatsUnis poussent la France à accepter le principe d’une conférence, suggéré par l’Allemagne, pour dénouer la crise. En contrepartie, ils appuient les revendications françaises, dont celles concernant l’organisation de la police du royaume chérifien. Jusserand assiste aussi à la montée en puissance des États-Unis, non sans retombées sur la politique française. Partisans de la Porte ouverte en Chine, les Américains s’inquiètent en effet des ambitions de la Russie, en Mandchourie notamment. La guerre russo-japonaise de 1904-1905 est l’occasion d’une collaboration très étroite entre Jusserand et Roosevelt. L’ambassadeur est tenu informé quotidiennement des propositions de médiation du Président. Il le met en garde de son côté contre la prépondérance croissante du Japon en Extrême-Orient et obtient qu’il ménage les intérêts de Saint-Pétersbourg. En contrepartie, il conseille au gouvernement français de faire pression sur la Russie pour accepter le traité de paix proposé par le président américain et qui, signé à Portsmouth le 5 septembre 1905, consacre la place nouvelle acquise par Washington sur la scène internationale. Jusserand prêche aussi une politique de respect des traditions politiques des États-Unis. La doctrine Monroe a été renforcée par le corollaire Roosevelt en 1904, par lequel ce dernier vise à tenir à l’écart du continent américain les Européens et justifie le droit de l’intervention des États-Unis dans les affaires des États sud-américains sous prétexte de faire régner l’ordre et la prospérité dans le Nouveau Monde. Aussi, l’ambassadeur recommande-t-il au Quai d’Orsay de ne prendre aucune initiative qui irait à l’encontre de ces principes. En 1903, la Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 111 PORTRAITS de Questions internationales France ne se joint pas aux tentatives d’intervention anglo-allemande au Venezuela pour obtenir le remboursement de ses dettes. Elle laisse également les États-Unis soutenir la révolte du Panama contre la Colombie, et reprendre seuls la construction du Canal panaméen, après le rachat des droits de la compagnie française, et en contrôler le transit. À la veille de la Grande Guerre, Jusserand peut se flatter d’avoir aplani quelques différends, notamment au sujet du Maroc où le Protectorat entrave les entreprises américaines ou de l’activité des missionnaires américains dans les colonies françaises. Alors que les relations économiques entre les deux pays sont encore modestes, il négocie un assouplissement des tarifs protectionnistes et encourage les investissements français. Il soutient surtout les échanges culturels, en particulier universitaires, et entretient particulièrement le souvenir de la vieille amitié franco-américaine lors des grandes commémorations – comme l’anniversaire de Benjamin Franklin – qu’il honore systématiquement de sa présence. Soucieux d’un rapprochement des opinions publiques, il est très frappé par les attaques récurrentes de la presse française contre la diplomatie américaine, notamment en Amérique centrale, ou contre le matérialisme des Américains. Le tournant de la guerre Surpris en France par la déclaration de guerre, Jusserand regagne d’urgence son poste après une traversée incognito sous pavillon américain. À son arrivée le 22 août 1914, il mesure à la fois la préférence marquée des Américains pour la cause de l’Entente et le rejet viscéral d’une participation au conflit. Aussi, avec des effectifs très faibles, joue-t-il un rôle décisif pendant le conflit, surtout avant 1917. Il s’efforce d’obtenir des États-Unis une neutralité bienveillante favorable aux intérêts alliés, tout en respectant les traditions américaines. En matière de propagande, il joue un rôle déterminant. Hostile à celle des Allemands menée à grand renfort de déclarations et de publications qui, d’après lui, indisposent l’opinion américaine, Jusserand est convaincu qu’il 112 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 n’y a pas meilleure publicité que celle faite par les Américains eux-mêmes, à condition de les informer, de leur fournir les preuves exactes des exactions commises par les Allemands et du bon droit des Alliés. À la propagande « plaidoyante », il préfère la propagande « renseignante ». L’effort doit être déployé tant en France, en accueillant des journalistes américains ou en incitant les journaux français à présenter l’Amérique sous un jour favorable, qu’aux États-Unis sous la forme de missions de personnalités prestigieuses, comme celle de Joffre en avril 1917 ou de Bergson en 1918. L’ambassadeur ne manque pas une occasion de rappeler les liens historiques entre les deux Républiques, que ce soit dans son livre With Americans of Past and Present Days, publié en 1917, et qui, selon ses termes, « aura fait sans bruit une [œuvre] plus utile que n’importe quelle campagne de plaidoiements rétribués par l’État [...] » 4, ou à l’occasion du Lafayette and Marne Day qui unit dans une cérémonie commune à partir de 1915, le souvenir de l’Indépendance américaine et celui d’une victoire française. Alors que la guerre économique menée contre l’Allemagne touche de plein fouet les intérêts américains et la liberté de commerce des neutres, Jusserand doit obtenir du gouvernement américain, attaché aux principes de neutralité, des facilités d’achat et de prêt pour la France. Il plaide notamment pour l’amélioration de la centralisation et de la coordination des missions d’achat, à laquelle correspond la création du Haut-Commissariat de la République française aux États-Unis en 1917, dirigé par André Tardieu. Bien que largement suivie par le Département, la « politique du silence » et de discrétion prêchée par Jusserand est mal comprise par certains Français envoyés aux États-Unis, surtout après 1917. L’ambassadeur se voit reprocher d’être inactif, coupé des milieux économiques et de l’opinion, et d’avoir entamé son crédit auprès de l’administration démocrate 4 Lettre à A. Ribot, Washington, le 12 juin 1917, archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Papiers d’agents Jusserand, vol. 141, fol. 165. Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e par son intimité trop étroite avec Roosevelt et les Républicains 5. Au moment où le président américain Woodrow Wilson multiplie les offres de médiation et se prononce pour une paix sans victoire, les buts de guerre français, notamment territoriaux – l’Alsace-Lorraine, la Sarre et un statut de neutralité des territoires allemands de la rive gauche du Rhin – ne sont pas mentionnés. Jusserand est accusé d’avoir mal informé le président et laissé le fossé se creuser entre les ambitions wilsoniennes et les revendications françaises, ce qui est lourd de conséquences au moment du règlement de la Paix. Bien que favorable à la poursuite de la guerre et à une victoire par les armes sur l’ennemi, Jusserand est chargé de négocier les conditions de l’armistice avec Wilson. La dégradation des relations franco-américaines Critiqué pendant la guerre, Jusserand est maintenu dans ses fonctions jusqu’en 1924. Son autorité aux États-Unis n’a pas été pour autant amoindrie et ses liens sont étroits avec Charles Evans Hugues, placé à la tête de la diplomatie américaine de 1921 à 1925. Au lendemain de la conférence de la Paix durant laquelle il a accompagné Wilson, Jusserand doit obtenir des États-Unis la ratification du traité de Versailles, par deux fois refusée par le Sénat, et les dissuader de conclure une paix séparée avec l’Allemagne (signée le 25 août 1921). Il doit persuader les Américains de participer à la Société des Nations (SDN) et de signer le traité de garantie en échange duquel Georges Clemenceau a renoncé à certaines exigences de sûreté sur le Rhin, signature à laquelle les Anglais subordonnent la leur. Face aux résistances qu’il rencontre, l’ambassadeur suggère à Paris d’apporter des amendements au Pacte de la SDN de nature à le rendre compatible avec la Constitution américaine. Au moment de la conférence de Washington sur l’exploitation des câbles allemands, tenue à l’automne 1920, il conseille la modération et la souplesse à l’égard de Washington qui réclame la propriété et l’exploitation exclusive du câble Brest-New York, afin de ne 5 Lettre de A. Ribot à J. Jusserand, Paris, le 14 avril 1917, AMAE, Papiers d’agents Jusserand, vol. 141, fol. 80-82. pas indisposer l’opinion américaine et le gouvernement pour des questions plus importantes. Le deuxième grand contentieux dans les relations franco-américaines concerne le remboursement des dettes contractées pendant la guerre et des questions annexes, taux de change, intérêt et délais. Bien que Jusserand soit en grande partie tenu à l’écart des négociations, il ne ménage pas ses efforts pour attirer l’attention des Américains sur l’état matériel de la France, à coups de publications, d’articles dans la presse et de conférences. Le règlement des dettes est rendu compliqué par le refus de Washington de faire le lien avec le versement des réparations allemandes et les Américains ne comprennent pas la politique d’exécution du traité qui se traduit par une intransigeance excessive à l’égard de l’Allemagne. La conférence de Washington sur le désarmement ouverte le 12 novembre 1921 est encore l’objet de mésententes. Malgré sa fermeté lors de ses entretiens avec Hugues au sujet de la réduction des armements, l’ambassadeur se voit imputer les résultats décevants pour la France. Pourtant, l’essentiel des négociations a été mené par une délégation prestigieuse, composée de Briand, Viviani et Sarraut et de très nombreux experts, et lui-même avoue n’y avoir tenu qu’un rôle modeste. Néanmoins, les bruits de son rappel s’intensifient. Mis à la retraite en 1924 par le Cartel des Gauches, en même temps que Barrère et SaintAulaire, à peine deux ans après Jules Cambon et quatre après Paul Cambon, Jusserand donne le sentiment d’appartenir à une génération de diplomates révolue, celle qui a assuré la transition d’un monde à l’autre. Le diplomate d’un âge révolu ? « L’importance de persuader un prince et son ministre a diminué, celle de comprendre une nation s’est accrue » 6 Sans se couper des canaux d’information les plus traditionnels de la diplomatie, Jusserand 6 J. J. Jusserand, L’École des ambassadeurs, Paris, Plon, 1934, p. 189. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 113 PORTRAITS de Questions internationales ne cesse d’élargir ses relations aux représentants de la société civile. Que ce soit à Londres ou à Washington, il noue des liens très étroits avec les hommes d’affaires, les journalistes et les élites intellectuelles. Fait Doctor honoris causa ou honory membership de nombreuses universités américaines, il est aussi membre de plusieurs sociétés savantes anglo-saxonnes, et il assure à partir de 1920 la présidence de l’American Historical Association. Ces relations étroites posent les jalons d’une diplomatie culturelle, encore jusque-là largement le fait de l’initiative privée ou semiprivée, mais à laquelle Jusserand apporte une caution officielle. Il encourage en effet le rayonnement de l’Alliance française et l’implantation outre-Atlantique des instituts français, en y attirant les conférenciers de renom et, en 1910, il soutient la création d’une chaire à l’université de Columbia, occupée chaque année par un professeur de la Sorbonne. À son retour en France, il continue à servir d’intermédiaire entre les intellectuels américains et les institutions académiques françaises pour assurer la diffusion de la culture américaine auprès du public français. Cette démarche lui est nécessaire pour agir sur l’opinion, dont il mesure très précocement le poids dans la politique extérieure des États. Là encore, les États-Unis jouent un rôle formateur dans cette prise de conscience, avec l’organisation très structurée de leur opinion publique, par le biais de la presse, des associations, des universités, que l’ambassadeur n’hésite pas à mobiliser : il accorde volontiers des entretiens aux journalistes, ou prononce des conférences dans les universités ou auprès des associations, pour promouvoir auprès des Américains une image favorable de la France. Un observateur des mutations de la vie internationale Les États-Unis sont aussi un laboratoire de pratiques et de doctrines nouvelles en matière de relations internationales, dont la Grande Guerre précipite l’avènement et dont Jusserand est le témoin. 114 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 La promotion de l’arbitrage international et de la paix par le droit prend un poids important dans la politique extérieure américaine, sous l’influence des secrétaires d’État Root et Bryan, tous deux à l’origine d’une série de traités d’arbitrage signés par les États-Unis avant le conflit mondial. À la veille de la conférence de La Haye, Jusserand assiste au congrès national d’arbitrage et de paix qui se tient à New York en 1907 et où se débattent les questions de choix entre la paix et l’équité, la limitation des armements et les progrès de l’arbitrage, notamment grâce au caractère permanent de la Cour de La Haye. Chargé de la négociation de la convention d’arbitrage franco-américaine, signée en 1904 et entrée en vigueur en 1908, l’ambassadeur accueille favorablement la proposition de traités de conciliation lancée par Bryan en avril 1913 et par lesquels les États signataires soumettraient leurs différends à des commissions permanentes chargées d’enquêter pendant six mois, sans avoir la possibilité de déclencher les hostilités ou d’accroître leurs armements. Contrairement à son homologue allemand, il convainc son gouvernement, moyennant quelques aménagements, de discuter les termes d’un tel traité, conclu le 15 septembre 1914. Très intégré aux milieux universitaires américains où s’élabore une réflexion sur les sujets de la paix et de la guerre et où le pacifisme est bien implanté, Jusserand s’intéresse aux nouvelles formes de régulation de la vie internationale. Il est proche du secrétaire d’État Hugues, favorable à la Cour permanente de justice internationale, et surtout de Nicolas Murray Butler, président de l’université Columbia et président de la Dotation Carnegie pour la paix, un des inspirateurs avec James Shotwell du pacte Briand-Kellogg et très hostile à l’isolationnisme américain. Avec la guerre et la gestion de l’aprèsguerre, Jusserand assiste à la démultiplication des rouages de la diplomatie. Il voit en effet se mettre en place, plus précocement aux États-Unis qu’ailleurs, une diplomatie « totale », mobilisant les ressorts politiques, économiques, militaires, moraux et psychologiques des relations entre les États ; une diplomatie parallèle menée par les Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e personnalités politiques dépêchées outre-Atlantique, les comités et les experts, où des administrations concurrentes suivent des logiques différentes ; et une diplomatie multilatérale où les questions techniques, financières et économiques prennent une importance considérable. Son rôle s’en est trouvé bien souvent amoindri, par exemple, lors des tentatives pour négocier la dette française, confiées en juillet-août 1922 à Parmentier, avec le secrétaire au trésor Mellon ou encore au moment de la conférence de Washington, où la France est représentée par une délégation de vingt personnes. L’ambassadeur se trouve en outre obligé de concilier deux visions de l’ordre international, l’une issue du traité de paix de Versailles et l’autre fondée sur le circuit financier de la paix et impliquant les États-Unis. Au moment où les questions économiques s’imposent comme un champ autonome, il en défend une vision très politique. Aussi apparaît-il à la fin de sa carrière comme éloigné des transformations qui affectent le métier, les pratiques de la diplomatie et le système international. avec l’esprit et les règles du courant méthodique, et au volume consacré à l’Angleterre pour la collection des Recueils des Instructions aux ambassadeurs de France de 1648 à la Révolution. Au moment où la tradition des instructions s’étiole au profit de directives envoyées par télégraphe, l’exhumation de ces documents copieux, substantiels et longuement médités sert de support à la nostalgie d’une diplomatie traditionnelle, lente et réfléchie, qui donnait à ses protagonistes les moyens d’agir tout en préservant leur initiative. Élevé à l’école d’Albert Sorel dont il avait suivi en auditeur libre les cours à l’École libre des sciences politiques, Jusserand est convaincu que la politique des chancelleries est fondée sur l’existence de traditions dont il faut tenir compte : aussi a-t-il été un de ceux qui ont le mieux compris, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’attachement des Américains à la doctrine de non-intervention dans les affaires européennes et pressenti le revirement isolationniste de l’administration républicaine. lll Le chantre de la diplomatie traditionnelle Les bouleversements de la vie internationale et sa moralisation prêchée par Bryan et Wilson laissent parfois sceptique Jusserand, pour qui les idées de ce dernier sont des « abstractions sublimes ». Observant le renouvellement des pratiques diplomatiques dans le sens de leur américanisation, avec l’exigence d’une plus grande transparence dans le traitement de l’information et l’égalité des puissances, l’ambassadeur reste fidèle aux principes de la diplomatie classique, régie par le Concert des nations élargi aux États-Unis et fondée sur le droit des traités et le droit des gens. Publié en 1934, l’ouvrage L’École des ambassadeurs, savoureux florilège de la littérature sur l’art de négocier depuis le xvie siècle, est un effort pour réhabiliter la vieille diplomatie, où s’enracinent, d’après lui, les idées de paix et d’arbitrage et dont la SDN n’est que l’héritière. La fin de sa vie est consacrée à des travaux d’histoire diplomatique, toujours en conformité Avec une carrière d’une longévité exceptionnelle de quarante-huit ans, la figure, moins connue du public français, de Jean Jules Jusserand prend place aux côtés de celles des frères Cambon et de Camille Barrère dans le panthéon des gloires diplomatiques d’avant la Grande Guerre. Il partage avec ces trois grands serviteurs de l’État une origine sociale moins élevée que le reste du haut personnel diplomatique, une même sensibilité libérale et conservatrice et un patriotisme nourri par le souvenir de la défaite de 1870. À leur différence toutefois, il peut se targuer d’avoir été recruté selon des critères méritocratiques, d’avoir gravi tous les échelons d’une carrière débutée dans la voie moins prestigieuse des consulats pour atteindre le sommet de la hiérarchie, après un détour par l’administration centrale. Ses talents d’homme de lettres et d’historien lui ont ouvert la porte des institutions les plus prestigieuses, dont celle de l’Académie des sciences morales et politiques en 1925. Commencée au début de la iiie République, la carrière de Jusserand s’achève alors que sonne Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 115 PORTRAITS de Questions internationales le glas d’une certaine conception de la diplomatie et que de nouvelles pratiques émergent. Héritier des traditions diplomatiques forgées sur le Vieux Continent, Jusserand n’en est pas moins le témoin des mutations de la vie internationale, dont les États-Unis et l’expérience de la guerre offrent un observatoire privilégié. Aussi est-il bien un de ces acteurs qui, au tournant de la Grande Guerre, assurent la transition d’un monde à un autre 7. n 7 La rédaction de cet article s’appuie sur les sources suivantes : Archives du ministère des Affaires étrangères, Papiers d’agents de J.J. Jusserand ; Documents diplomatiques français (18711914), (1914-1915), (1920-1923) ; Jules Jusserand, What me Befell. The Reminiscences of Jules Jusserand, Houghton Mifflin company, Boston et New York, 1933. 116 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Bibliographie O Denise Artaud, La Question O André Kaspi, Le Temps des dettes interalliées et la reconstruction de l’Europe (1917-1929), Librairie Honoré Champion, Paris, 1978 des Américains. Le concours américain à la France en 1917-1918, Publications de la Sorbonne, Paris, 1995 O Jean Jules Jusserand : O Yves-Henri Nouailhat, Les – Les Sports et Jeux d’exercice dans l’ancienne France [1901], réédition : Slatkine, Genève, 1986 ; – With Americans of Past and Present Days (1917). Traduit en français sous le titre En Amérique jadis et maintenant (1917) ; – L’École des ambassadeurs, Plon, Paris, 1934 États-Unis et le monde. De 1898 à nos jours, Armand Colin, Paris, 3e éd. 2003 [1re éd. 1997] O Jacques Portes, Une fascination réticente. Les États-Unis dans l’opinion française. 1870-1914, Presses universitaires de Nancy, 1990 problèmes économiques TOUS LES QUINZE JOURS, LE MEILLEUR DE LA PRESSE ET DES REVUES POUR SUIVRE L’ACTUALITÉ problèmes économiques Le meilleur de la presse et des revues pour suivre l’actualité N° problèmes économiques 3038 Le meilleur de la presse et des revues pour suivre l’actualité 29.02.2012 bimensuel 15.02.2012 bimensuel N° 3037 > L’APPRENTISSAGE EN ALLEMAGNE > PORTAIT 4,70 € DE GEORGE AKERLOF > LES SALAIRES EN FRANCE PARMI LES DOSSIERS PRÉVUS EN 2012 > Réformer la fiscalité > La réindustrialisation > La Russie > Le numérique > La crise de la zone euro > L’économie française Hors série de septembre > Les crises Hors série de novembre > Les États-Unis DOM : 5 $ - LUX : 4,90 $ - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF > LES EFFETS DU VIEILLISSEMENT > L’AGRICULTURE DANS LE MONDE > ÊTRE SANS DIPLÔME EN FRANCE Chine : le temps des périls L 18725 - 50 - F: 9,80 € - RD Mondialisation, un mythe ? L 18725 - 50 - F: 9,80 € - RD DOM : 5 $ - LUX : 4,90 $ - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF Le numéro NOUVELLE FORMULE SANS CHANGEMENT DE TARIF : > 22 numéros simples + 2 numéros hors-série proposant des articles inédits pour approfondir les grandes questions économiques : 73 € * > Tarif spécial étudiants, enseignants : 49 € * (sur présentation d’un justificatif) > Tarif spécial bibliothèques : 65,70 € * * Tarifs applicables jusqu’au 31 décembre 2012 En vente chez votre librairie, en kiosque, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance : DILA - CS 10733 23 rue d’Estrées - 75345 Paris cedex 07 La documentation Française Documents de RÉFÉRENCE > Trois visions politiques ou culturelles de l’ancienne Allemagne Germaine de Staël (1766-1817) Henri Heine (1797-1856) Guillaume II (1859-1941) Voici des extraits d’ouvrages célèbres ou méconnus qui reflètent trois visions très différentes de l’Allemagne avant et après son unification au XIXe siècle et illustrent certaines de ses métamorphoses. L’Allemagne de Germaine de Staël est encore celle des Lumières et des arts, provinciale et éclairée. Henri Heine en prend ouvertement le contrepied, en annonçant de façon prémonitoire une révolution allemande, d’abord philosophique puis politique et en mettant les Français en garde contre elle : « On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle. » On ne lit pas assez ses ouvrages De l’Allemagne (1853) et De la France (1833). Enfin, la lettre de l’empereur Guillaume II au chancelier de l’Empire Bernhard von Bülow, en 1907, traduit bien l’ambition maritime et mondiale d’une Allemagne qui, suivant le mot de Michel Korinman, « pensait le monde », géopolitique qui fut fatale à l’Empire. De l’Allemagne Germaine de Staël (1814) « L’architecture moderne, en Allemagne, n’offre rien qui mérite d’être cité ; mais les villes sont en général bien bâties, et les propriétaires les embellissent avec une sorte de soin plein de bonhomie. Les maisons dans plusieurs villes sont peintes en dehors de diverses couleurs. On y voit des figures de saints, des ornements de tout genre, dont le goût n’est assurément pas parfait, mais qui varient l’aspect des habitations et semblent indiquer un désir bienveillant de plaire à ses concitoyens et aux étrangers. L’éclat et la splendeur d’un palais servent à l’amourpropre de celui qui le possède ; mais la décoration soignée, la parure et la bonne intention des petites demeures ont quelque chose d’hospitalier. […] Quelques traits principaux peuvent seuls convenir également à toute la nation allemande, car les diversités de ce pays sont telles qu’on ne 118 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 sait comment réunir sous un même point de vue des religions, des gouvernements, des climats, des peuples même si différents. L’Allemagne du midi est, à beaucoup d’égards, toute autre que celle du nord ; les villes de commerce ne ressemblent point aux villes célèbres par leurs universités ; les petits États diffèrent sensiblement des deux grandes monarchies, la Prusse et l’Autriche. L’Allemagne était une fédération aristocratique : cet empire n’avait point un centre commun de lumières et d’esprit public ; il ne formait pas une nation compacte, et le lien manquait au faisceau. Cette division de l’Allemagne, funeste à sa force politique, était cependant très favorable aux essais de tout genre que pouvaient tenter le génie et l’imagination. Il y avait une sorte d’anarchie douce et paisible, en fait d’opinions littéraires et métaphysiques, qui permettait à chaque homme le développement entier de sa manière de voir individuelle. Tr ois v is ion s p olit iq u e s o u c u l t u re l l e s d e l ’ a n c i e n n e A l l e m a g n e Comme il n’existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de pouvoir ; l’empire du goût et l’arme du ridicule y sont sans influence. La plupart des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude, ou seulement entourés d’un petit cercle qu’ils dominent. Ils se laissent aller, chacun séparément, à tout ce que leur inspire une imagination sans contrainte ; et si l’on peut apercevoir quelques traces de l’ascendant de la mode en Allemagne, c’est par le désir que chacun éprouve de se montrer tout à fait différent des autres. En France, au contraire, chacun aspire à mériter ce que Montesquieu disait de Voltaire : Il a plus que personne l’esprit que tout le monde a. Les écrivains allemands imiteraient plus volontiers encore les étrangers que leurs compatriotes. En littérature, comme en politique, les Allemands ont trop de considération pour les étrangers et pas assez de préjugés nationaux. C’est une qualité dans les individus que l’abnégation de soi-même et l’estime des autres ; mais le patriotisme des nations doit être égoïste. La fierté des Anglais sert puissamment à leur existence politique ; la bonne opinion que les Français ont d’eux-mêmes a toujours beaucoup contribué à leur ascendant sur l’Europe ; le noble orgueil des Espagnols les a rendus jadis les souverains d’une portion du monde. Les Allemands sont Saxons, Prussiens, Bavarois, Autrichiens ; mais le caractère germanique, sur lequel devrait se fonder la force de tous, est morcelé comme la terre même qui a tant de différents maîtres. […] Dès que l’on s’élève un peu au-dessus de la dernière classe du peuple en Allemagne, on s’aperçoit aisément de cette vie intime, de cette poésie de l’âme qui caractérise les Allemands. Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs, savent presque tous la musique ; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par la fumée de tabac, et d’entendre tout à coup non seulement la maîtresse, mais le maître du logis, improviser sur le clavecin, comme les Italiens improvisent en vers. L’on a soin, presque partout, que, les jours de marché, il y ait des joueurs d’instruments à vent sur le balcon de l’hôtel de ville qui domine la place publique : les paysans des environs participent ainsi à la douce jouissance du premier des arts. Les écoliers se promènent dans les rues, le dimanche, en chantant les psaumes en chœur. On raconte que Luther fit souvent partie de ce chœur dans sa première jeunesse. J’étais à Eisenach, petite ville de Saxe, un jour d’hiver si froid, que les rues mêmes étaient encombrées de neige ; je vis une longue suite de jeunes gens en manteau noir, qui traversaient la ville en célébrant les louanges de Dieu. Il n’y avait qu’eux dans la rue ; car la rigueur des frimas en écartait tout le monde ; et ces voix, presque aussi harmonieuses que celles du midi, en se faisant entendre au milieu d’une nature si sévère, causaient d’autant plus d’attendrissement. Les habitants de la ville n’osaient, par ce froid terrible, ouvrir leurs fenêtres ; mais on apercevait, derrière les vitraux, des visages tristes ou sereins, jeunes ou vieux, qui recevaient avec joie les consolations religieuses que leur offrait cette douce mélodie. » Source : extraits de Madame de Staël, De l’Allemagne, © Charpentier, Paris, 1844, p. 22-25. De l’Allemagne Henri Heine (1853) « J’ai donné à mon livre le même titre sous lequel madame de Staël a fait paraître son célèbre ouvrage traitant le même sujet, et je l’ai fait dans une intention polémique. […] […] Madame de Staël ne voyait au-delà du Rhin que ce qu’elle voulait voir : un nébuleux pays d’esprits, où des hommes sans corps et tout vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’entretenant que de morale et de métaphysique ! Elle ne voyait chez nous que ce qu’elle désirait voir, et elle n’entendait que ce qu’elle désirait entendre, pour le raconter à son retour ; – et avec cela elle n’entendait que peu de chose, et jamais le vrai […]. […] Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 119 Documents de RÉFÉRENCE On dit que les esprits de la nuit s’épouvantent quand ils aperçoivent le glaive d’un bourreau. De quelle terreur doivent-ils donc être frappés quand on leur présente la Critique de la raison pure de Kant ! Ce livre est le glaive qui tua en Allemagne le Dieu des déistes. À dire vrai, vous autres Français, vous avez été doux et modérés, comparés à nous autres Allemands : vous n’avez pu tuer qu’un roi, et encore vous fallut-il en cette occasion tambouriner, vociférer, et trépigner à ébranler tout le globe. On fait réellement à Maximilien Robespierre trop d’honneur en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre, le grand badaud de la rue Saint-Honoré, avait sans doute ses accès de destruction quand il était question de la royauté, et il se démenait d’une manière assez effrayante dans son épilepsie régicide ; mais s’agissait-il de l’Être Suprême, il essuyait l’écume qui blanchissait sa bouche, lavait ses mains ensanglantées, sortait du tiroir son habit bleu des dimanches avec ses beaux boutons en miroirs, et plantait une botte de fleurs devant son large gilet. […] Mais si Emmanuel Kant, ce grand démolisseur dans le domaine de 1a pensée, surpassa de beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre, il a pourtant avec lui quelques ressemblances qui provoquent un parallèle entre ces deux hommes. D’abord nous trouvons chez tous deux cette probité inexorable, tranchante, incommode, sans poésie ; et puis tous deux ont le même talent de défiance, que l’un traduit par le mot de critique, et qu’il tourne contre les idées, tandis que l’autre l’emploie contre les hommes et l’appelle vertu républicaine. D’ailleurs, ils révèlent tous deux au plus haut degré le type du badaud, du boutiquier... La nature les avait destinés à peser du café et du sucre ; mais la fatalité voulut qu’ils tinssent une autre balance, et jeta à l’un un roi, à l’autre un Dieu... […] Notre révolution philosophique est terminée ; Hegel a fermé ce grand cercle. Nous ne voyons plus maintenant que développements et perfectionnements de la philosophie de la nature. Celle-ci, comme je l’ai déjà dit, a pénétré dans toutes les sciences et y a produit les résultats les plus extraordinaires et les plus grandioses […] 120 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Hélas ! la philosophie de la nature qui, dans mainte région de la science, et surtout dans les sciences naturelles, a produit les fruits les plus magnifiques, a engendré ailleurs l’ivraie la plus nuisible. Pendant que Oken, un des plus grands penseurs et un des plus grands citoyens de l’Allemagne, découvrait de nouveaux mondes d’idées et exaltait la jeunesse allemande pour les droits imprescriptibles du genre humain, pour la liberté et l’égalité… Hélas ! à la même époque, Adam Müller enseignait, d’après les principes de la philosophie de la nature, qu’il fallait parquer les peuples comme des troupeaux... À la même époque, M. Gœrres prêchait l’obscurantisme du Moyen Âge, en partant de cette idée philosophique : que l’État n’est qu’un arbre et qu’il doit, dans sa distribution organique, avoir aussi un tronc, des branches et des feuilles, ce qu’on trouvait si admirablement dans la hiérarchie des corporations du Moyen Âge... À la même époque, un autre philosophe de la nature, M. Steffens, proclamait le principe en vertu duquel la classe des paysans doit être distinguée de la noblesse, parce que le paysan a reçu de la nature le droit de travailler sans jouir, et le noble celui de jouir sans travailler... Tout récemment, il y a de cela quelques mois, un gentillâtre de Westphalie, maître sot, a publié un mémoire dans lequel il supplie le gouvernement de sa majesté le roi de Prusse d’avoir égard au parallélisme conséquent que la philosophie démontre dans l’organisme du monde, et de faire des séparations politiques plus sévères, vu qu’à l’instar de ce qui se voit dans la nature, où sont les quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre, il y a dans la société quatre éléments analogues qui sont la noblesse, le clergé, les bourgeois et les paysans. […] Nous ne serons pas assez sot pour réfuter sérieusement ces mécontents. La philosophie allemande est une affaire importante qui regarde l’humanité tout entière, et nos arrière-neveux seront seuls en état de décider si nous méritons le blâme ou l’éloge pour avoir travaillé notre philosophie en premier, et notre révolution ensuite. Il me semble qu’un peuple méthodique, comme nous le sommes, devait commencer par la réforme pour s’occuper ensuite de la philosophie, et n’arriver à la révolution politique qu’après avoir passé par ces phases. Je trouve Tr ois v is ion s p olit iq u e s o u c u l t u re l l e s d e l ’ a n c i e n n e A l l e m a g n e cet ordre tout à fait raisonnable. Les têtes que la philosophie a employées à la méditation, peuvent être fauchées à plaisir par la révolution ; mais la philosophie n’aurait jamais pu employer les têtes que la révolution aurait tranchées auparavant. Pourtant n’ayez, mes chers compatriotes, aucune inquiétude, la révolution allemande ne sera ni plus débonnaire ni plus douce parce que la critique de Kant, l’idéalisme transcendantal de Fichte et la philosophie de la nature l’auront précédée. Ces doctrines ont développé des forces révolutionnaires qui n’attendent que le moment pour faire explosion et remplir le monde d’effroi et d’admiration. Alors apparaîtront des kantistes qui ne voudront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits que dans celui des idées, et bouleverseront sans miséricorde, avec la hache et le glaive, le sol de notre vie européenne pour en extirper les dernières racines du passé. Viendront sur la même scène des fichtéens armés dont le fanatisme de volonté ne pourra être maîtrisé ni par la crainte ni par l’intérêt ; car ils vivent dans l’esprit et méprisent la matière, pareils aux premiers chrétiens qu’on ne put dompter ni par les supplices corporels ni par les jouissances terrestres. […] Mais les plus effrayants de tous seraient les philosophes de la nature, qui interviendraient par l’action dans une révolution allemande et s’identifieraient eux-mêmes avec l’œuvre de destruction ; […] le philosophe de la nature sera terrible en ce qu’il se met en communication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il conjure les forces cachées de la tradition, qu’il peut évoquer celles de tout le panthéisme germanique et qu’il éveille en lui cette ardeur de combat que nous trouvons chez les anciens Allemands, et qui veut combattre, non pour détruire, ni même pour vaincre, mais seulement pour combattre. Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pas pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants […]. Alors, et ce jour, hélas, viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques... Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous en Allemagne : il pourrait vous en arriver mal. Gardez-vous de souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre : car vous pourriez facilement vous brûler les doigts. […] La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien à la vérité allemand aussi : il n’est pas très leste, et vient en roulant un peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait encore entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. À ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés de l’Afrique, baisseront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle. II est vrai qu’aujourd’hui tout est calme, et si vous voyez çà et là quelques hommes gesticuler un peu vivement, ne croyez pas que ce soient les acteurs qui seront un jour chargés de la représentation. Ce ne sont que des roquets qui courent dans l’arène vide, aboyant et échangeant quelques coups de dent, avant l’heure où doit entrer la troupe des gladiateurs qui combattront à mort. Et l’heure sonnera. Les peuples se grouperont comme sur les gradins d’un amphithéâtre, autour de l’Allemagne, pour voir de grands et terribles jeux. Je vous le conseille, Français, tenez-vous alors fort tranquilles, et surtout gardez-vous d’applaudir. Nous pourrions facilement mal interpréter vos intentions, et vous renvoyer un peu brutalement suivant notre manière impolie ; car, si jadis, dans notre état d’indolence et de servage, nous avons pu nous mesurer avec vous, nous le pourrions bien plus encore dans l’ivresse arrogante de notre jeune liberté. Vous savez par vous-mêmes tout ce qu’on peut dans un pareil état, et cet état vous n’y êtes plus... Prenez donc garde ! Je n’ai que de bonnes intentions et je vous dis d’amères vérités. Vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée, que de la sainte alliance tout entière avec tous les Croates et les Cosaques. D’abord, on ne vous aime pas en Allemagne, ce qui est presque incompréhensible, car vous êtes pourtant bien aimables, et vous vous êtes donné, pendant votre séjour en Allemagne, beaucoup de peine pour plaire, Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 121 Documents de RÉFÉRENCE au moins à la meilleure et à la plus belle moitié du peuple allemand. Mais lors même que cette moitié vous aimerait, c’est justement celle qui ne porte pas d’armes, et dont l’amitié vous servirait peu. Ce qu’on vous reproche, au juste je n’ai jamais pu le savoir. Un jour, à Gœttingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Konradin de Hohenstaufen que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps ; mais nous n’oublions rien, nous. Vous voyez que, lorsque l’envie nous prendra d’en découdre avec vous, nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand. Dans tous les cas, je vous conseille d’être sur vos gardes ; qu’il arrive ce qu’il voudra en Allemagne […], tenez-vous toujours armés, demeurez tranquilles à votre poste, l’arme au bras. Je n’ai pour vous que de bonnes intentions, et j’ai presque été effrayé quand j’ai entendu dire dernièrement que vos ministres avaient le projet de désarmer la France... » Source : extraits d’Henri Heine, De l’Allemagne, © Michel Lévy frères, Paris, 1855, tome 1, p. 118-120 et 177-184, tome 2, p. 248-252. Lettre de l’empereur Guillaume II au chancelier von Bülow 30 décembre 1907 « Mon cher Bülow, […] L’an dernier, à l’automne, j’ai eu, suivant ce qui avait été convenu avec vous, une conversation sur l’avenir de la Chine avec Yin-Tschang, alors sur son départ. Je lui ai dépeint l’intérêt que nous portions à son pays et combien je m’efforçais de faciliter les choses à l’Impératrice ; il en résulta que je donnai l’ordre de retirer mes troupes. Vous devez vous rappeler le résultat de cette démarche et au besoin pouvoir le retrouver dans vos notes. Elle fut efficace, et la Chine reprit confiance en nous. À ce moment-là, et d’accord avec vous, j’ai chargé Yin-Tschang de proposer à Sa Majesté une “entente cordiale” qui garantirait les parties les plus importantes de la Chine, mais non les provinces extérieures éloignées. Cette entente nous assurerait Kia-Tcheou, ainsi qu’une aide en cas d’attaque. Il me l’a promis. Il a attendu jusqu’à présent pour avoir du crédit et de l’influence, et il vient seulement de mettre l’affaire en train, à un moment d’ailleurs très favorable. […] Une entente cordiale avec la Chine pour le maintien du statu quo nous est absolument nécessaire ; autrement il faut envoyer promener toute notre politique internationale. C’est pourquoi j’ai vu avec plaisir le départ de la flotte américaine. En se dirigeant vers le Pacifique, elle démolit tous les calculs des Britanniques et des Japonais. Les Britanniques sont contraints de renvoyer “nolens volens” une forte escadre dans cet Orient qu’ils 122 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 croyaient déjà sous la forte garde du Japon ; cela les affaiblira en Europe vis-à-vis de nous. Les Japonais veulent naturellement la Chine pour eux, et voudraient aussi voir tous les blancs hors de l’Asie. Mais leur flotte n’est pas achevée, aussi n’ont-ils pas envie de se battre tout de suite contre l’Amérique. C’est pourquoi la situation est favorable pour cette dernière et pour nous ; la pression exercée par dix-neuf vaisseaux de ligne et quinze cuirassés, en un mot par la flotte la plus puissante du monde, sous un commandement unique, nous garantit contre tout partage, comportant un préjudice pour l’Amérique. C’est aussi l’intérêt de ce dernier pays de conclure une entente cordiale avec la Chine pour le maintien du statu quo, afin que son commerce ne subisse pas de dommage. Les Russes “in the long run” 1 finiront eux aussi par être favorables à un tel accord quand ils auront bien saisi l’état des choses ; il y a en effet grand intérêt pour eux à ce que la Chine soit maintenue, et à ne pas avoir comme voisins en Orient, en dehors du Japon, d’autres européens indésirables. Le Tsar m’a déjà fait quelques allusions à ce sujet ; je lui ai recommandé avec une particulière chaleur d’entretenir de bons rapports avec la Chine. Toutes les nations européennes ont conclu ici leurs ententes, dans le but précis de se protéger et de mettre leurs intérêts en sécurité. 1 « À la longue ». Tr ois v is ion s p olit iq u e s o u c u l t u re l l e s d e l ’ a n c i e n n e A l l e m a g n e Il faut absolument que nous fassions de même, les intérêts les plus importants de notre exportation future sont en jeu et exigent le maintien d’une Chine intégrale. Si l’acte de brigandage que projettent les trois filous 2 avec le partage, se réalisait, nous serions perdus, finis ! On peut choisir le “modus operandi” de façon à ce que la Chine conclue l’entente avec chacun de nous en particulier. Nous pouvons faire manœuvrer Roosevelt par Sternburg 3 de telle sorte qu’il accepte avec bienveillance la proposition lorsqu’elle lui sera faite. Il nous faut absolument conclure aussitôt que possible ! C’est vers ce but qu’ont tendu depuis des années tous mes efforts, toutes mes actions : ce ne fut pas facile ! […] Par là aussi nous amènerions apparemment, un peu, les Russes sous notre coupe (ce qui serait bien à propos avec des sournois comme Lamsdorff et Iswolsky !) Mais maintenant il est grand temps, l’occasion est favorable, allons-y énergiquement des deux mains, sans regarder éternellement à droite et à gauche pour savoir ce que disent Pierre et Paul ! Les autres ne se sont jamais inquiétés de nous, donc “tit for tat” 4. — L’article de chronique financière que je vous ai envoyé hier prouve la vitalité de la Chine. Il ne faut pas non plus sous-estimer le sentiment qu’elle a de sa dignité, et si nous pouvions un peu l’aider et l’influencer dans la réorganisation de son armée, ce serait parfait ! Toute la politique de l’Angleterre, pendant ces dernières années, est claire ! Rendre sa position vis-à-vis de nous inattaquable en Europe, afin de nous retenir, de 2 L’Angleterre, la France et la Russie qui, selon Guillaume II, voulaient démembrer la Chine. 3 Ambassadeur allemand à Washington. 4 Locution anglaise qui signifie : « À bon chat bon rat ». nous paralyser sur mer, tandis qu’elle met la main sur le bassin du Yang-Tsé-Kiang ; de cette façon, nous sommes obligés de nous incliner et elle peut accomplir son acte de brigandage, sans que nous puissions la déranger. De là, toutes ces ententes avec les puissances méditerranéennes, afin d’avoir partout des points d’appui, et, brochant sur le tout, elle lance la France dans l’affaire du Maroc. Ce devait être la cause d’un conflit entre nous deux ; le Britannique se serait ainsi débarrassé de nous et aurait empoché seul le bon morceau ! De là aussi, l’entente avec la Russie au sujet de la Perse, afin de l’apaiser et de ne pas être dérangé par elle. De là, en ce moment, la formidable irritation des Anglais au sujet du déplacement de la flotte américaine, irritation qu’ils n’ont même pas dissimulée vis-à-vis de moi ; l’équilibre naval s’est définitivement modifié et ce n’est pas à leur convenance qu’il se refait en Orient. Il faut donc agir pour que la flotte américaine reste dans le Pacifique et aille autant que possible aux Philippines et en Chine ! Ainsi le Yan-Tsé-Kiang sera à l’abri jusqu’à ce que nous en ayons fini avec la construction de notre flotte ! L’Angleterre ne tentera jamais rien contre l’Amérique ; et si elle voit que, tous deux, nous sommes décidés à marcher ensemble pour le maintien de la Chine ; “en vrai Pharisien”, elle est bien capable de se joindre à nous ! et ainsi le Japon devient inoffensif. Il y a donc là une grande œuvre à accomplir. En avant, assez réfléchi ! assez de discours, il nous faut maintenant des actes ! GUILLAUME I. R. » Source : extraits de Guillaume II – von Bülow, Correspondance secrète, Grasset, Paris, 1931, p. 188-193. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 123 > Les questions internationales sur Internet Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP) https://dgap.org La DGAP (Institut allemand de politique étrangère) est un organisme de recherche indépendant et non partisan qui traite des questions de politique étrangère et de relations internationales. Composée de différentes sections – relations franco-allemandes, relations germano-russes, Asie, défense, sécurité, etc. –, la DGAP publie de nombreuses études sur divers sujets d’actualité et organise des conférences à son siège à Berlin. Elle s’est progressivement imposée comme l’un des think tanks les plus importants en Allemagne et a désormais un rôle de conseiller auprès des décideurs, et notamment auprès de l’Auswärtiges Amt (ministère des Affaires étrangères). Son site Internet, disponible en allemand et en anglais, est en réalité composé de deux sites : – le premier (https://dgap.org/) présente l’équipe de chercheurs, les thèmes de recherche, les publications payantes que l’on peut directement commander en ligne, ainsi que les conférences organisées par la DGAP ; 124 – le second (https://aussenpolitik-net.dgap.org), plus exploitable pour les internautes, permet d’accéder aux nombreux articles produits par les contributeurs de la DGAP sur des problématiques liées au domaine des relations internationales et qui ont pour objectif d’informer la société civile. Offrant une approche thématique ou géographique, la recherche sur le site est simple et rapide. Le site propose en outre des dossiers, qui compilent l’ensemble des contributions écrites sur un même sujet. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 Centre d’information et de documentation sur l’Allemagne (CIDAL) www.cidal.diplo.de Le CIDAL est un centre de recherche, rattaché à l’Auswärtiges Amt. Véritable base de données sur l’Allemagne contemporaine, le CIDAL propose un site Internet très bien documenté et entièrement en français. Plusieurs supports sont proposés pour améliorer la connaissance de l’internaute sur l’Allemagne : les « nouvelles d’Allemagne » sont de courts articles sur des sujets d’actualité, très régulièrement actualisés, la « salle de presse » permet d’accéder aux traductions de communiqués de presse, de discours ou de tribunes publiés dans les journaux allemands. Enfin, de nombreux articles regroupés dans des dossiers thématiques informent les internautes sur des sujets aussi variés que les questions sociales en Allemagne, l’immigration ou encore la fonction publique allemande. Le site contient également un calendrier de toutes les manifestations culturelles (expositions, pièces de théâtre, concerts…) ayant trait à l’Allemagne et qui ont lieu en France. Liste des CARTES et GRAPHIQUES Les frontières de l’Allemagne (1648-1949) L’Allemagne contemporaine Le PIB des Länder (2009) Taux de chômage par Land (2011) Allemagne : la principale contribution au budget de l’Union européenne (2010) Évolution du PIB en Allemagne (1990-2010) Les zones d’activité économique en Allemagne Élections fédérales en Allemagne (2009) Les institutions allemandes Solde migratoire de l’Allemagne (1990-2009) La population allemande (1990-2050) Approvisionnements totaux en énergie primaire (2009) Les principaux échanges commerciaux de l’Allemagne (2010) Les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne (2000-2010) Exportations d’armement de l’Allemagne (entre 2000 et 2010) L’Allemagne et l’Europe : indicateurs comparatifs Répartition régionale des principaux groupes ethniques en Bulgarie (2011) Le Kazakhstan p. 11 p. 17 p. 24 p. 24 p. 27 p. 27 p. 29 p. 32 p. 37 p. 44 p. 44 p. 49 p. 59 p. 60 p. 66 p. 69 p. 90 p. 99 Liste des principaux ENCADRÉS Allemagne : éléments chronologiques (Questions internationales) Les partis politiques allemands (Isabelle Guinaudeau) Les chanceliers fédéraux (Daniela Heimerl) Immigration et identité culturelle (Claire Demesmay) Un nouveau parti contestataire : le Parti pirate allemand Berlin, capitale de la nouvelle Allemagne (Cyril Buffet) La réforme de la Bundeswehr (Stephan Martens) L’Allemagne, la défense européenne et l’OTAN (Julien Thorel) L’Allemagne et la Russie (Anne-Marie Le Gloannec) Le couple franco-allemand à l’épreuve de la crise de la zone euro (Hans Stark) Les institutions de la coopération franco-allemande Les événements de Katunica (Nadège Ragaru) Kazakhstan : quelques données statistiques p. 20 p. 31 p. 41 p. 43 p. 51 p. 52 p. 58 p. 65 p. 74 p. 76 p. 83 p. 91 p. 97 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 125 ABSTRACTS > Abstracts A Tormented History: United or Disunited Germany Georges-Henri Soutou Germany has always been less disunited, or conversely less united, than its contemporaries have thought. At first glance, it seems to have been a nation divided between several states until 1871, and again between 1945 and 1990. At the same time the relationships between the different parts have often been closer than they appeared to be from the outside. So, a very specific, complex form of federalism has gradually developed over the years, which it is important to understand considering its significance for Europe. The Economic and Social System: Balance and Consensus Isabelle Bourgeois Germany is not a “model” as the term is currently understood in France. Its competitiveness cannot be reduced to a few economic policies or reforms. Its performances are essentially collective, resulting from the multifaceted action of its political leaders, businesses and society. Its “economic model” is, in fact, a system of complex interactions pivoting on the constant search for a balance between private and collective interests. It is therefore basically a social model. Rule of Law and Democracy: the Central Role of the Constitutional Federal Court Jérôme Vaillant In Germany, the notion of the rule of law occupies a central place and constitutional norms have been reference values since the reunification of the country. Alongside the Bundestag, the Federal Constitutional Court, whose primary function is to interpret the Grundgesetz (fundamental law) of 1949, is one of the pillars of the German institutional system, which is founded on a strict separation of 126 Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 powers. But the increased recourse to a judicial settlement of political issues has attracted criticism. Devoid of any real political function, the Federal Constitutional Court nonetheless has a real influence on political life in Germany, consolidated by some of its recent decisions. Germany: An Awkward Power Interview with Rainer Hudemann Foreign Policy: a Persistent Singularity Stephan Martens Germany’s foreign policy has long been influenced by the weight of the past. Since reunification, the country has regained a central place in Europe and no longer hesitates to defend its national interests. As an economic power, Germany has now included a political dimension in its foreign policy. Its multinational and community commitments nonetheless show a persistent singularity. A Driving Role in European Construction Anne-Marie Le Gloannec Since the 1950s, the construction of Europe has been at the core of German foreign policy. The upheavals that followed reunification and the exhaustion of a certain model of community integration have nonetheless modified its European commitment. At a time when the financial crisis gives it a major role in guaranteeing the economic and financial stability and durability of the euro zone, its partners wonder about its commitment to Europe. The Franco-German Couple: a Fertile Past, an Ambiguous Present, an Uncertain Future Daniel Colard Emerging in the 1960s in the framework of the construction of Europe, the formula of the “Franco-German couple” refers to the special relationship developed between the two countries who have long been enemies. France and Germany have managed to build up a deep understanding by pooling national interests they can both defend. The couple is nonetheless often perceived by its European partners as an ambiguous alliance, criticised for its interventionism or, on the contrary, powerlessness. Despite the current turbulence, Franco-German bilateralism remains a factor of stability and inventiveness which is fundamental to the European project. Time for Anger: Romani Issues in Bulgaria Nadège Ragaru Bulgaria’s local and presidential elections in October 2011 were marked by the setback of Ataka, the radical nationalist party which, since 2005, had crystallised social frustration, the desire for a strong state and nationalist feelings. But it would be a mistake to conclude from this that xenophobia had disappeared or that issues of identity had petered out in Bulgaria. For the last few years, the anti-Roma and anti-Moslem discourse has become commonplace in the public arena. This visibility goes hand-in-hand with a slow process of consolidating ethno-cultural borders, in a context in which social and cultural cleavages run partly along the same lines. Kazakhstan: Deceptive Political Stability Grégory Lecomte Twenty years after its independence, Kazakhstan is in a singular position within the post Soviet region. Although there is nothing original about the authoritarian regime of this central Asian country, five times the size of France, it has emerged as a stable regional power because of its buoyant economy, boosted by foreign investments and hydrocarbon exports. Yet there is still uncertainty over the succession of the current head of state and, more widely, over the democratisation of the regime, and the necessary diversification of the economy. Jean Jules Jusserand, An Ambassador between the Old and New Worlds Isabelle Dasque After the Comte de Rochambeau (17251807) and the Marquis de La Fayette (17571834), Jean Jules Jusserand (1855-1932) tops the list of well-known French personalities in America. His memorial, inaugurated by Franklin D. Roosevelt on 7 November 1936, in a part of Washington where he was accustomed to go walking with Theodore Roosevelt, reminds passers-by of the outstanding role that the ambassador played in Franco-American relations for more than twenty-two years. Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012 127 siècle e Un bilan du XX e - RD $ CAN − USA : 15.95 CANADA : 14.50 $ Questions L 18725 - 52 - F: 9,80 € internationales siècle internationales Déjà L'Iran arabakh ans après La société russe, vingt Acheson Un portrait de Dean O Le conflit du Haut-K Questions dF Albanie L’Asie maritime au Proche-Orient Géopolitique de l’eau Le cinéma contemplatif 21/10/11 16:48 Printemps arabe et démocratie CANADA : 14.50 $ CAN 3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@a@f@n@a; Questions - RD M 09894 - 53 - F: 9,80 E internationales Janvier-février 2012 Printemps arabe Questions N Renseignement et services secrets La mondialisation financière L’Afrique en mouvement La Chine dans la mondialisation L’avenir de l’Europe Le Japon Le christianisme dans le monde Israël La Russie Les empires L’Iran La bataille de l’énergie Les Balkans et l’Europe Mondialisation et inégalités Islam, islams Le Royaume-Uni Les catastrophes naturelles Amérique latine L’euro : réussite ou échec Guerre et paix en Irak L’Inde, grande puissance émergente Mers et océans Les armes de destruction massive La Turquie et l’Europe L’ONU à l’épreuve Le Maghreb Europe/États-Unis : le face-à-face Les terrorismes L’Europe à 25 Vous avez internationales rendez-vous monde… le Un bilan c e v a du XX bre 2011 N° 52 novembre-décem Questions et démocratie n° 35 n° 34 n° 33 n° 32 n° 31 n° 30 n° 29 n° 28 n° 27 n° 26 n° 25 parus n° 24 Printemps arabe et démocratie n° 23 Un bilan du XXe siècle n° 22 À la recherche des Européens n° 21 AfPak (Afghanistan-Pakistan) n° 20 À quoi sert le droit international n° 19 La Chine et la nouvelle Asie n° 18 Internet à la conquête du monde n° 17 Les États du Golfe n° 16 L’Europe en zone de turbulences n° 15 Le sport dans la mondialisation Mondialisation : une gouvernance introuvable n° 14 n° 13 L’art dans la mondialisation n° 12 L’Occident en débat n° 11 Mondialisation et criminalité n° 10 Les défis de la présidence Obama n° 9 Le climat : risques et débats n° 8 Le Caucase n° 7 La Méditerranée dF n° 53 n° 52 n° 51 n° 50 n° 49 n° 48 n° 47 n° 46 n° 45 n° 44 n° 43 n° 42 n° 41 n° 40 n° 39 n° 38 n° 37 n° 36 22/12/11 11:02 A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 23 rue d’Estrées 75345 Paris cedex 07 BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE Comment s’abonner ? 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Autres pays : 56,60 € (HT, avion éco.) Supplément avion rapide : 14,30 € Conception graphique Studio des éditions DILA Mise en page et impression DILA Photos : Couverture Le palais du Reichstag, siège du Bundestag, à Berlin. © Droits réservés 2e de couverture Batucada, fête de la Saint-Jean, Salvador de Bahia. © Stéphanie Gaudron/Disposable Dreams Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que les auteurs. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2012. «En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» Questions internationales Mars-avril 2012 Dossier Allemagne : les défis de la puissance Ouverture. L’Allemagne et ses métamorphoses Serge Sur Une histoire tourmentée : l’Allemagne unie ou désunie Georges-Henri Soutou Le système économique et social : équilibre et consensus Isabelle Bourgeois État de droit et démocratie : le rôle central du Tribunal fédéral constitutionnel Jérôme Vaillant Une puissance gauche Entretien avec Rainer Hudemann La politique étrangère : une singularité persistante Stephan Martens Un rôle moteur dans la construction européenne Anne-Marie Le Gloannec Le couple franco-allemand : passé fécond, présent ambigu, avenir incertain Daniel Colard Et les contributions de : Cyril Buffet, Claire Demesmay, Isabelle Guinaudeau, Daniela Heimerl, Hans Stark et Julien Thorel. Questions européennes Temps de colère : les questions roms en Bulgarie Nadège Ragaru Regards sur le monde Le Kazakhstan : une stabilité politique en trompe-l’œil Grégory Lecomte Imprimé en France Dépôt légal : 1er trimestre 2012 ISSN : 1761-7146 N° CPPAP : 1012B06518 DF 2QI00530 9,80 € Printed in France CANADA : 14.50 $ CAN &:DANNNB=[UUZYV:: Regards sur l’actualité internationale Les raisons de l’impatience occidentale en Afghanistan Renaud Girard Décrochage français, insularité allemande Gilles Andréani Portraits de Questions internationales Jean Jules Jusserand, un ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau Monde Isabelle Dasque Documents de référence Les questions internationales sur Internet Abstracts N° 54