Allemagne: les défis de la puissance

publicité
Questions
internationales
Questions
Le Kazakhstan
La question des Roms en Bulgarie
Un diplomate oublié : Jean Jules Jusserand
Allemagne
CANADA : 14.50 $ CAN
3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@a@p@e@a;
0) E5'
N° 54 Mars-avril 2012
Les défis de la puissance
Prochain numéro
le 4 mai
Spécial Brésil
Questions
internationales
Comité scientifique
Gilles Andréani
Christian de Boissieu
Yves Boyer
Frédéric Bozo
Frédéric Charillon
Georges Couffignal
Alain Dieckhoff
Robert Frank
Nicole Gnesotto
Pierre Grosser
Pierre Jacquet
Pascal Lorot
Guillaume Parmentier
Fabrice Picod
Philippe Ryfman
Jean-Luc Sauron
Ezra Suleiman
Serge Sur
Équipe de rédaction
Serge Sur
Rédacteur en chef
Jérôme Gallois
Rédacteur en chef adjoint
Céline Bayou
Ninon Bruguière
Daniela Heimerl
Rédactrices-analystes
Anne-Marie Barbey-Beresi
Sophie Unvois
Secrétaires de rédaction
Isabel Ollivier
Traductrice
Marie-France Raffiani
Secrétaire
Constance Favereau
Stagiaire
Cartographie
Thomas Ansart
Benoît Martin
Patrice Mitrano
(Atelier de cartographie de Sciences Po)
Roberto Gimeno
Conception graphique
Studio des éditions de la DILA
Mise en page et impression
DILA
Contacter la rédaction :
[email protected]
Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs
légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des
cartes et graphiques publiés.
Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication
contraire.
Éditorial
P
lus de deux décennies après la réunification, vingt ans après le traité de
Maastricht, dix ans après l’introduction de l’euro fiduciaire, où en est
l’Allemagne ? Le simple rappel de ces événements montre clairement
qu’elle est au cœur de la construction européenne, et que sa place en son
sein a été le catalyseur de leur évolution commune. Mais l’Allemagne
ne se résume pas à cela. Elle s’inscrit, comme tous les pays européens, dans une
histoire longue et tourmentée qui, en définitive, n’est apaisée que depuis peu
de temps. Elle apparaît aujourd’hui comme un pôle de stabilité et de prospérité
enviables pour beaucoup de ses voisins et partenaires. Le présent dossier en
explore les principales dimensions.
Équilibre et consensus, démocratie et État de droit semblent des caractéristiques
dominantes, de même qu’une certaine introversion. Mais les questions sur son
avenir ne manquent pas. Que fera-t-elle de sa puissance ? Grande Suisse ou nouvel
acteur mondial ? Attachement au couple franco-allemand ou porte de sortie vers
les grands marchés mondiaux, ou plus modestement percée à l’Est ? Déclin
démographique assuré ou acceptation d’une nouvelle identité multiculturelle,
ouverte à l’immigration ? Stabilité politique et sociale durable ou possibilité de
nouvelles mutations générées par la mondialisation ?
Pour les rubriques récurrentes, « Questions européennes » et « Regards sur le
monde » s’attachent à la Bulgarie et au Kazakhstan. Confrontés aux difficultés de la
démocratisation, de la conversion économique et de la construction d’institutions
pluralistes, domineront-ils corruption, sectarisme et discriminations ? Annoncée
dès la précédente livraison de Questions internationales, s’inaugure une nouvelle
rubrique régulière, les « Regards sur l’actualité internationale ». Géopolitique et
stratégie sont à l’ordre du jour, avec l’Afghanistan d’un côté et les risques d’un
déséquilibre franco-allemand structurel de l’autre. Les points de vue exprimés
sont personnels à leurs auteurs, ils ouvrent des débats de façon non pas provocante
mais stimulante, ils témoignent de la liberté de ton qui est l’un des critères de la
recherche.
Avec « Les portraits de Questions internationales », on découvrira un grand
ambassadeur oublié, Jean Jules Jusserand. Il fut le représentant de la France aux
États-Unis au tournant des xixe et xxe siècle pour une durée inusitée, plus de deux
décennies, durant une période cruciale, marquée par l’engagement américain
dans la Première Guerre mondiale. Personnalité riche et multiple, il était un peu
devenu autant le représentant des États-Unis auprès de la France que l’inverse, ce
qui l’a rendu exceptionnellement populaire outre-Atlantique.
Retour enfin au thème du dossier, l’Allemagne, avec des documents trop peu
connus, qui illustrent les métamorphoses du pays. De Mme de Staël, d’une
Allemagne entre Lumières et Romantisme, on passe à Henri Heine, non
seulement poète mais aussi esprit politique pénétrant et prophétique. Il annonce
les bouleversements qui vont conduire à l’unité allemande et avertit des menaces
que porte un nationalisme exacerbé. Quant à la correspondance entre Guillaume II
et Bernhard von Bülow, chancelier de l’Empire au début du xxe siècle, elle
exprime les ambitions impériales et un esprit de rivalité, avec le Royaume-Uni
spécialement, qui est l’une des clés de la Première Guerre mondiale.
Questions internationales
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
1
o
N 54 SOMMAIRE
DOSSIER…
Allemagne
Les défis de la puissance
4
Ouverture – L’Allemagne
et ses métamorphoses
Serge Sur
8
Une histoire tourmentée :
l’Allemagne unie
ou désunie
Georges-Henri Soutou
22
Le système économique
et social : équilibre
et consensus
Isabelle Bourgeois
35
État de droit
et démocratie :
le rôle central du Tribunal
fédéral constitutionnel
Jérôme Vaillant
46
© DR
55
Une puissance gauche
Entretien avec Rainer Hudemann
La politique étrangère :
une singularité persistante
Stephan Martens
2
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Regards sur
l’ACTUALITÉ INTERNATIONALE
68
Un rôle moteur dans
la construction européenne
Anne-Marie Le Gloannec
79
Le couple
franco-allemand :
passé fécond,
présent ambigu,
avenir incertain
Daniel Colard
raisons de l’impatience
104 Les
occidentale en Afghanistan
Renaud Girard
français,
106 Décrochage
insularité allemande
Gilles Andréani
PORTRAITS
de Questions internationales
Jules Jusserand, un
108 Jean
ambassadeur entre l’Ancien
et le Nouveau Monde
Et les contributions de
Cyril Buffet (p. 52),
Claire Demesmay (p. 43),
Isabelle Guinaudeau (p. 31),
Daniela Heimerl (p. 41),
Hans Stark (p. 76) et
Julien Thorel (p. 65)
Isabelle Dasque
Documents de RÉFÉRENCE
Trois visions
118 politiques
ou culturelles
de l’ancienne Allemagne
Questions EUROPÉENNES
87
Temps de colère :
les questions roms
en Bulgarie
Nadège Ragaru
Germaine de Staël, Henri Heine,
Guillaume II (extraits)
Les questions internationales
sur INTERNET
124
Regards sur le MONDE
94
Le Kazakhstan : une stabilité
politique en trompe-l’œil
Grégory Lecomte
Liste des CARTES et ENCADRÉS
ABSTRACTS
125 et 126
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
3
Dossier Allemagne : les défis de la puissance
L’Allemagne
et ses métamorphoses
Voici nombre de décennies que l’Allemagne
fascine la France. L’intérêt qu’elle suscite ne se
limite certes pas à la relation franco-allemande,
mais celle-ci, pour le pire et le meilleur, a joué
et continue à jouer un tel rôle dans les relations
internationales qu’il est difficile d’en ignorer le
prisme. Cette fascination a pour caractéristique
que, en réalité, les deux peuples ne se connaissent
guère et conservent l’un vis-à-vis de l’autre
nombre de perceptions superficielles, voire de
préjugés. Il est vrai que l’un et l’autre ont vécu au
cours des derniers siècles tant de transformations,
politiques, culturelles, économiques, sociales
que les souvenirs du passé occultent parfois les
réalités du présent et les évolutions en cours. La
France a traversé une grande révolution qu’elle
n’a jamais fini d’achever, l’Allemagne est passée
par des métamorphoses successives et surmonte
son passé. La France est convulsionnaire là où
l’Allemagne est métamorphique, mais au bout
du compte un même mouvement les a portés vers
le progrès. Ancien titulaire de l’emploi d’ennemi
héréditaire, l’Allemagne est désormais le partenaire privilégié, l’autre composante du couple,
tout en demeurant à beaucoup d’égards l’antonyme – comme dans les légendes germaniques du
double, chacun échangeant sa figure et sa posture
selon les temps.
Désormais, l’Allemagne inaugure une nouvelle
forme de puissance, dépourvue d’instrument
militaire, discrète sur le plan politique, modeste
sur le plan culturel, géopolitiquement sans relief,
démographiquement déclinante, sans guère
de relais internationaux en dehors des institutions européennes – en même temps géante
économique, ainsi puissance réelle, la première
de l’ouest de l’Europe, perçue comme telle et
consciente de l’être. Consciente de l’être, mais
aussi puissance sans emploi défini, comme si
4
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
l’Allemagne répugnait à assumer les responsabilités qu’elle pourrait impliquer et ne s’avançait
dans les relations internationales que masquée,
sur la pointe des pieds, redoutant les solliciteurs
et avant tout soucieuse d’intérêts limités. Les
deux décennies qui ont suivi la réunification ont
consacré la dernière en date des métamorphoses
allemandes et l’ont replacée au cœur du continent européen, après la période qui avait fait de
la République fédérale d’Allemagne (RFA) et
de Berlin-Ouest la pointe avancée et vulnérable
de l’Occident. Que deviendra cette nouvelle
Allemagne ? Sa mobilité passée ne permet guère
d’anticiper son identité future, et sa singularité
limite son exemplarité.
Mobilité historique,
identité fluctuante
Car, lorsque l’on parle de l’Allemagne, de laquelle
parle-t-on ? Commence-t-elle en 1945, année 0,
en 1990, sa réunification, en 1648 avec le traité
de Westphalie et la fin de la guerre de Trente
Ans ? En 1763 avec les succès de Frédéric II,
en 1815 avec la montée en puissance de la Prusse,
en 1871 avec la proclamation à Versailles de
l’Empire allemand ? Que reste-t-il de ces incarnations multiples ? De Clausewitz et du grand
état-major ? Qu’en est-il de son territoire, étendu
puis perdu à l’Est en régions slaves teutonisées, réduit ou élargi au gré des guerres et des
partages, suivant qu’elle a été champ de bataille
de l’Europe ou que son armée de fer a débordé sur
ses voisins pour les soumettre voire les dépecer,
avant d’être elle-même partagée ? De son âme
politique, féodale, impériale, républicaine puis
totalitaire et nazie avant de redevenir plus proche
d’une Allemagne intemporelle, civile, commerçante, industrieuse, perfectionniste, tournée
(Berlin) Le Reichstag abrite depuis 2000 une œuvre
végétale évolutive de l’artiste allemand Hans Haacke.
Après un vif débat autour de la notion de souveraineté, ce
projet a été dédié par les députés à la population dans son
ensemble (Der Bevölkerung). Cette mention fait pendant à
l’inscription « Au peuple allemand » (Dem deutschen Volke)
qui orne le frontispice de l’édifice.
© DR
vers elle-même, quoique sans rêves et dont les
poètes, philosophes et musiciens sont loin d’avoir
le rayonnement de leurs devanciers. Napoléon
l’avait réveillée, séduite puis rassemblée contre
lui, père infortuné et aveugle de son unité avant
que celle-ci ne se cristallise grâce à un double plus
malin car plus modeste, Bismarck, qui fit payer
au neveu les frasques de l’oncle. Aujourd’hui,
comme Candide, elle aspire à cultiver son jardin.
Mais demain ?
Son identité est à coup sûr allemande, avec parfois
des traces d’une conception ethnique aux relents
dangereux, et loin de se borner au « patriotisme
constitutionnel » de Jürgen Habermas. Mais si
l’identité est culturelle, celle d’une langue vernaculaire qui n’a pas réussi à devenir internationale,
que sont les Autrichiens réduits à leur composante germanique ou les Suisses alémaniques ? Il
a aussi fallu à l’Allemagne renoncer à, ou rapatrier
un ensemble de minorités dispersées en Europe
centrale et jusqu’en Russie. La RFA a trouvé
une solution élégante et efficace à la question de
l’État, avec le respect de différences régionales
légères mais solides et enracinées dans une longue
histoire féodale. La nation allemande a préexisté à
son identité étatique, elle a survécu à ses divisions
prolongées. La RFA est aujourd’hui l’un des rares
pays européens qui ne soit pas affecté d’autonomismes voire de séparatismes, et qui ait récemment connu un processus d’unification là où tant
d’États étaient confrontés à la dislocation. Elle
est aussi celui qui a subi et accepté de grandes
amputations après ses défaites sans en conserver
de durables frustrations.
Même si elle connaît les signes d’une renaissance
culturelle depuis la réunification, l’Allemagne est
également un pays dans lequel s’exerce pleinement – comme ailleurs autour d’elle – l’influence
dominante de la civilisation américaine, identifiée
à la modernité, sans que ses élites en aient fait un
tremplin pour un rayonnement universel. Plus de
Leibniz, de Kant, de Hegel, de Marx qui parlaient
à l’Europe tout entière, et au monde. Plus non plus
de Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, devenus
patrimoine commun de l’humanité. La lumière
venait de Vienne, de Paris, d’Italie, d’Angleterre
ou d’Écosse, mais leur génie la transformait en
soleil de l’esprit ou en beauté absolue – tout cela
pour s’abolir en Hitler, négation vertigineuse de
tout ce qui l’avait précédé. Son échec, l’adhésion
qu’il avait suscitée dans le peuple, ses crimes,
le génocide des juifs d’Europe semblent avoir
rendu mutique un pays littéralement écrasé, en
état de sidération, comme un vampire repenti qui
redoute que l’on brandisse devant lui une gousse
d’ail. Que pense-t-il en profondeur ? Se lasserat-il d’une culpabilité héréditaire qui a remplacé la
race supérieure ? L’Allemagne, qui n’a plus rien à
craindre de ses voisins ni rien à leur envier, a-t-elle
trouvé un équilibre intérieur qui coïncide avec
l’équilibre extérieur ?
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
5
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Singularité affirmée,
exemplarité limitée
Si l’on parle d’un modèle allemand, ce n’est
pas tant pour en faire un exemple que comme
ensemble de caractéristiques propres qui
permettent de l’identifier et de le singulariser.
Considérons d’abord l’Allemagne en elle-même,
avant de la situer dans son contexte international.
Une première caractéristique est la stabilité
politique. Ses institutions fédérales visent à limiter
le pouvoir central, son modèle de gouvernement
est en théorie plus proche du régime d’Assemblée
que du régime parlementaire, son bicaméralisme
complique les décisions, le Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe lui impose le strict respect
d’un État de droit judiciairement garanti, bien que
la Loi fondamentale de 1949 ne soit virtuellement
que provisoire – le contrepied total du pouvoir
personnel et absolu d’un führer charismatique. Le
droit tient la politique en laisse. Pourtant, l’autorité
des chanceliers successifs a été dans l’ensemble
forte, appuyée par des majorités certes alternantes,
parfois par de grandes coalitions. Le système de
partis est solide, un bipartisme dominant tempéré
par des groupes charnières qui se font respecter.
L’exécutif a présenté, surtout par rapport aux pays
occidentaux comparables, une remarquable stabilité : huit chanceliers depuis la fondation de la
RFA, contre douze présidents américains durant la
même période, une vingtaine de Premiers ministres
britanniques, et ne parlons pas de la France ou de
l’Italie. Même la réunification n’a pas entraîné
de trouble institutionnel. Elle s’est simplement
traduite par l’absorption de nouveaux Länder.
Une deuxième caractéristique est l’existence
d’un consensus économique et social dominant,
assumé par les forces patronales et syndicales
autour d’objectifs communs, l’économie sociale
de marché, qualifiée de « capitalisme rhénan »,
industriel, solidaire autour de la production, la
répartition, le compromis, la stabilité monétaire.
Rien de plus étranger que la lutte des classes à
ce modèle, qui s’écarte aussi bien d’un capitalisme purement bancaire et financier à l’anglosaxonne. Il se tourne désormais vers l’exportation
et la compétitivité, peut-être au détriment de l’égalité des conditions et de la protection sociale.
6
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Mais christianisme social et social-démocratie se
retrouvent dans ce consensus, et l’environnement
lui-même est considéré sous un angle économique
plus qu’idéologique.
Sans doute ne faut-il pas idéaliser ce modèle, qui
comporte ses limites et ses contraintes, notamment en termes de paupérisation d’une partie de
la population et d’inégalités économiques, mais
ses résultats sont supérieurs à ceux de ses grands
voisins et concurrents. L’une de ses limites, plus
culturelles qu’économique, est sans doute la
situation des populations immigrées, dont l’Allemagne ne semble pas savoir s’il faut les intégrer
ou les communautariser – mais elle n’est pas le
seul pays dans ce cas. Elle connaît certes, de façon
récurrente ou locale, le surgissement d’initiatives
créatrices en faveur d’une société multiculturelle
ou d’une nouvelle sociabilité, et Berlin semble un
laboratoire du xxie siècle. Mais la touchent-elles
en profondeur ? Une autre caractéristique est en
effet son déclin démographique, peu propice aux
changements, et qu’il n’est pas si facile d’expliquer.
La réussite du modèle est avant tout allemande,
et le chef-d’œuvre de la RFA a été la réunification. Elle s’est opérée, à l’inverse de l’unification bismarckienne, par des moyens pacifiques
et démocratiques, avec l’aval de tous, volens
nolens. Elle a été le fruit d’une politique discrète,
constante, tenace, dialectique – c’est en reconnaissant la République démocratique allemande
(RDA) et en semblant accepter la pérennisation
de la division que l’Allemagne a préparé l’effondrement de son double communiste. L’Allemagne
a grandi en s’agenouillant avec le chancelier
Brandt, elle a reconstitué son image en remplaçant les imprécations de Hitler par la musique
de Deutsche Grammophon, les panzers par
Mercedes et l’expansion territoriale brutale par le
miracle économique et l’excellence industrielle.
Ainsi l’Allemagne démocratique et pacifique a
contribué à obtenir ce que la plus inexpiable des
guerres n’avait pu atteindre, la chute de l’URSS
et le rétablissement de l’influence allemande en
Russie. Il lui reste à franchir un seuil, celui de la
politique mondiale avec une participation comme
membre permanent au Conseil de sécurité. Une
attitude moins frileuse en matière militaire serait
nécessaire, sans être pour autant suffisante.
Il est clair que la construction européenne
a considérablement favorisé les dernières
métamorphoses allemandes. Elle en a été l’une
des principales bénéficiaires, en la réintégrant
dans le « concert » des nations européennes,
lui rendant légitimité politique et respectabilité diplomatique, tandis que l’euro la place
au cœur de l’économie du continent. Le projet
communautaire, idée française, a servi sa
renaissance étatique comme économique. Pour
autant, l’Allemagne ne s’y est jamais limitée,
attachant le plus grand prix à ses rapports
avec les États-Unis, médiatisés par l’OTAN,
garante de sa sécurité, et toujours attentive à
ses relations à l’Est. L’équilibre mobile entre
Union européenne, monde occidental et monde
oriental, y compris l’Asie, convient bien à sa
perception d’une position centrale, et l’équilibre lui interdit la domination comme il écarte
sa soumission. L’Allemagne détient aujourd’hui
la clé de l’Union, mais elle ne la détient pas
seule. Toute tentative de posture solitaire réveillerait les anciennes craintes et comporterait des
risques destructeurs redoutables. Une petite
idée en a d’ores et déjà été donnée avec l’affaire
yougoslave dans laquelle ses initiatives unilaté-
rales ont été néfastes. Le repli et l’inaction ne
seraient pas moins dangereux pour l’Europe, et
à cet égard l’entente franco-allemande demeure
sans alternative.
lll
Revenons pour conclure sur les échanges entre
la France et l’Allemagne. Il est deux FrancoAllemands symboliques de leur proximité et
de leurs différences, mais à beaucoup d’égards
marginaux : Henri Heine au xixe siècle, Daniel
Cohn-Bendit aujourd’hui. Le premier, francophile, admirateur de la Révolution et de Napoléon,
voltairien mais profondément allemand par sa
culture et son génie, a vainement attiré l’attention
des Français, bien avant les grands conflits, sur
les risques du nationalisme allemand, et même
perçu les ferments du nazisme. Le second, de
trublion devenu sage de l’Europe, passant habilement au Parlement européen d’une élection
allemande à une élection française, incarne une
relation intime, confiante, équilibrée, paisible,
tournée vers l’avenir. Puisse t-il en être le clairvoyant prophète. n
Serge Sur
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
7
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Une histoire tourmentée :
l’Allemagne unie
ou désunie
Georges-Henri Soutou *
* Georges-Henri Soutou
est membre de l’Académie des sciences
morales et politiques et professeur
L’Allemagne a toujours été moins désunie ou inversement
moins unie que ne le pensaient les contemporains. À première
(Paris-IV). Il a notamment publié La
Guerre de Cinquante Ans. Les relations
vue, une nation divisée entre plusieurs États, telle est la quasiEst-Ouest 1943-1990 (Fayard, 2001) ;
constante historique jusqu’en 1871, et à nouveau entre 1945
L’Europe de 1815 à nos jours (PUF, 2007).
et 1990. En même temps, les relations entre les différentes
parties ont souvent été plus étroites qu’on ne l’imaginait à
l’extérieur. C’est ainsi que s’est développée progressivement à travers
les âges une forme très spécifique et complexe de fédéralisme, qu’il
importe de bien comprendre étant donné son importance
pour l’Europe.
émérite à l’université de Paris-Sorbonne
Historiquement, l’unité étatique allemande,
telle du moins que les Français conçoivent
l’unité nationale, a été une exception. Une nation
divisée entre plusieurs États, telle est la quasiconstante historique : 360 à l’époque du Saint
Empire romain de nation germanique, au moins
deux à l’époque de la guerre froide – République
fédérale d’Allemagne (RFA) et République
démocratique allemande (RDA) –, auxquels
certains ajoutaient l’Autriche et même la Suisse
alémanique (Deutschschweiz).
En même temps, les relations entre les
différentes parties du « Corps germanique »
– vieille expression des xviie et xviiie siècles,
mais au fond très parlante – ont été en général
beaucoup plus développées et étroites qu’on ne
l’imaginait à l’extérieur. La notion de « fédéralisme », à laquelle on essaie souvent de raccrocher cette particularité constitutionnelle de
8
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
l’Allemagne, est à la fois utile et insuffisante. La
nature profonde de l’Allemagne et, par conséquent, la façon dont les Allemands conçoivent
le fédéralisme, chez eux et par extension pour
l’Europe, sont aujourd’hui plus que jamais des
questions essentielles.
Les forces profondes
Les forces centripètes qui ont marqué la
construction de l’unité allemande sont d’abord
culturelles (la langue, la littérature, la musique,
la philosophie) et ethniques. Elles ont été
aussi religieuses. Si le Saint Empire romain de
nation germanique était une structure de type
médiéval dans laquelle l’empereur prétendait être le bras séculier de l’Église romaine, la
Réforme luthérienne au xvie siècle a sans doute
été le point de départ du sentiment d’apparte-
© Wikimedia Commons
La ratification de la paix de Münster (second traité
de Westphalie) par Gerard ter Borch (1648).
nance à un ensemble allemand sous sa forme
pré-moderne. Pour autant, la religion, lors de la
guerre de Trente Ans entre catholiques et protestants de 1618 à 1648, a été un grave facteur de
division, qui a toutefois conduit avec les traités
de Westphalie de 1648 à un système juridique
complexe, permettant de maintenir un ensemble
allemand malgré les divisions religieuses.
À partir du xix e siècle, le développement d’un espace économique puissant, à partir
de l’union douanière (Zollverein) créée par la
Prusse, a constitué une grande force d’unification, tandis que se renforçait l’unité culturelle
et que se développait un sentiment national
réellement allemand avec des guerres menées
ensemble : la « guerre de libération » contre
Napoléon en 1813, les guerres d’unification
contre l’Autriche (1866) puis contre la France
(1870-1871) et, évidemment, ensuite la Première
Guerre mondiale.
Face aux forces centripètes, les forces
centrifuges n’ont pas été absentes, notamment sous forme de particularismes qui ne se
réduisent pas au régionalisme : la Bavière, la
Prusse en son temps, la Saxe, mais aussi bien
d’autres États allemands ont conservé, jusqu’à
nos jours, une forte personnalité administrative,
politique, institutionnelle, culturelle et psychologique. Il convient de rappeler les principales
étapes de cette dialectique.
Le Saint Empire
L’histoire du Saint Empire est très mal
connue en France. Même après les traités de
Westphalie de 1648, justement conçus par les
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
9
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Français et les Suédois pour l’affaiblir, et malgré
la grande indépendance des États membres par
rapport à l’Empereur – ils pouvaient en particulier conclure des traités avec des puissances
étrangères –, le Saint Empire est resté plus structuré qu’on ne le pense. Une Cour suprême existait
notamment, qui jouait un rôle important. Il y
avait en outre une unité monétaire de compte, le
thaler. Enfin, l’organisation militaire du Reich, si
elle ne permettait aucune action réelle en dehors
de ses frontières, avait une efficacité défensive
certaine. On le vit lors du siège de Vienne par les
Turcs en 1683 1.
Le Saint Empire remontait à Charlemagne.
À l’origine, il incorporait l’ambition d’une
monarchie chrétienne universelle et comprenait, en Italie, dans la France actuelle et à l’Est,
de nombreuses provinces qui n’avaient rien
de « germanique ». À partir du xviie siècle, la
situation évolue. Louis XIV enlève au Reich les
provinces qu’il possédait encore sur le territoire
de la France actuelle (Franche-Comté et Alsace)
et Louis XV annexe la Lorraine. En dehors de
l’actuelle Belgique et des pays tchèques, le
territoire du Saint Empire est désormais essentiellement allemand. La maison de Habsbourg,
qui détenait la dignité impériale, possédait la
Hongrie et des territoires slaves à l’Est, mais ces
régions ne faisaient pas partie du Saint Empire.
Le nouvel ensemble possède une unité linguistique et culturelle « allemande », portée, déjà,
par un réseau de grandes universités et par le
développement d’une vie culturelle et artistique
spécifique qui a marqué toute la région, en particulier dans le domaine musical.
« Petite Allemagne »
et « grande Allemagne »
La formation de la Confédération
germanique
Napoléon sortit brutalement l’Allemagne
du Moyen Âge. Il imposa en 1806 la disparition du Saint Empire – désormais les Habsbourg
1
Karl Otmar von Aretin, Das Reich. Friedensordnung und
europäisches Gleichgewicht, 1648-1806, Klett-Cotta, Stuttgart,
1986.
10
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
seraient empereurs d’Autriche – et il supprima de
nombreux petits États. La Confédération du Rhin
créée par lui, et qui ressemblait beaucoup à la
RFA avant la réunification, regroupait seulement
37 États ou principautés. Au congrès de Vienne
de 1815, les Alliés ne remirent pas fondamentalement en cause cette modernisation du vieux
Corps germanique. Certains Prussiens, artisans
du mouvement national-libéral qui avait soulevé
le pays contre Napoléon en 1813, auraient voulu
une Allemagne unitaire, inspirée par les idées
nationalistes et révolutionnaires de l’époque.
Mais, devant l’opposition des milieux conservateurs en Allemagne et des gouvernements alliés
représentés à Vienne, on décida de constituer
une Confédération germanique, présidée par
l’Autriche, avec une diète fédérale à Francfort
représentant les États.
Les pouvoirs de cette organisation étaient
cependant limités. Il s’agissait d’une simple
confédération, dont les membres restaient
souverains et pouvaient librement conclure des
traités internationaux. Les aspirations nationales
et libérales manifestées par certains milieux
– essentiellement une partie de la bourgeoisie, la
jeunesse étudiante et ses professeurs – pendant
la présence française n’étaient pas totalement
oubliées. La Confédération germanique disposait de certaines structures, y compris militaires
et il ne faut pas exagérer son impuissance – elle
sera par la suite surtout victime de la rivalité
entre la Prusse et l’Autriche.
Son but, d’après l’article II du Pacte
fédéral, était la sécurité extérieure et intérieure
de l’Allemagne, ainsi que l’indépendance
et l’intégrité des différents États participants. Elle comportait un processus d’arbitrage entre les membres ainsi qu’un système
militaire – même si chaque État conservait le
droit de ne pas participer à une action militaire
décidée par la Confédération. Ses décisions en
principe devaient être exécutées par les États
membres, qui n’avaient pas à les approuver
mais simplement à les publier et à les mettre
en pratique. Ces éléments sont donc caractéristiques d’une confédération (Staatenbund),
car les États membres conservent leur souveraineté. Dans le même temps, la Confédération
1648 : le Saint Empire
après les traités de Westphalie
1871 : l’Empire unifié
Königsberg
PROVINCESUNIES
Berlin
ROYAUME
DE POLOGNE
Münster
RUSSIE
Berlin
Francfort
Prague
Prague
Paris
Vienne
FRANCE
Buda
ROY. DE
FRANCE
Königsberg
Kiel
AUTRICHEHONGRIE
Vienne
Budapest
Belgrade
EMPIRE
OTTOMAN
EMPIRE
OTTOMAN
ITALIE
Rome
1 000 km
1933-1939 : l’Allemagne nazie
1924 : la république de Weimar
Memel
Dantzig
Dantzig
Berlin
URSS
Varsovie
Weimar
POLOGNE
POLOGNE
TCHÉC.
Munich
04
AUT.
HONG.
ligne Curzon
TCHÉC.
Munich
FRANCE
FRANCE
AUT.
1 000 km
frontières en septembre 1939
L’Empire unifié :
Bonn
RFA
FRANCE
Varsovie
RDA
POLOGNE
TCHÉC.
AUT.
1 000 km
HONG.
HONG.
1 000 km
l’Allemagne
aujourd’hui
1949 : l’Allemagne divisée
Berlin
URSS
Varsovie
Berlin
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
1 000 km
villes impériales
URSS
Confédération
germanique
(1815)
Royaume de
Prusse (1861)
Acquisitions
prussiennes (1866)
États de l’Allemagne
du Sud (1866)
Alsace-Lorraine
(1871)
Empire allemand
(1871)
L’Allemagne nazie :
annexion de l’Autriche
et des Sudètes
(mars 1938)
annexion de la BohêmeMoravie (mars 1939)
annexion de la Pologne
(septembre 1939)
offensives
L’Allemagne divisée :
partage de l’Allemagne
en RFA et RDA (1949)
ligne Oder-Neisse
rideau de fer
Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse,
Paris, 2003 et Colin McEvedy, Atlas de l’histoire des XIXe
et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
11
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
germanique présente dans certains domaines
les caractères d’une fédération (Bundesstaat).
La définition juridique officielle proclamée par
le Bund en 1820 était plutôt celle d’une confédération, « une association de droit international des princes souverains et des villes libres
allemands ». On remarquera que le titre officiel,
Deutscher Bund, selon l’appellation allemande
de la Confédération germanique, ne permettait pas de trancher entre Staatenbund et
Bundesstaat.
Dans la pratique et sur le terrain politique
et non plus juridique, il s’agissait bien d’une
confédération, car ni la Prusse ni l’Autriche ne
se pliaient, quand leurs intérêts vitaux étaient
en jeu, à une décision majoritaire de la Diète.
Cependant, une évolution sensible dans les
esprits depuis la fin du siècle précédent était
à l’œuvre : l’aspiration à un État-nation unifié,
gommant les différences régionales et dépassant
les clivages traditionnels de l’ancienne société
d’ordres (Stände) tout en assurant les libertés
et droits fondamentaux des citoyens. L’Étatnation était ainsi étroitement uni au libéralisme.
Mais, à la différence de la notion française et
rousseauiste de contrat social entre les citoyens,
on insistait en Allemagne, à la suite de Johann
Gottfried von Herder (1744-1803), sur la nation
en tant qu’organisme vivant et communauté
historique. L’idéal libéral et démocratique était
accompagné par une nostalgie de l’Allemagne
médiévale et de son idée impériale. Les libéraux
d’Allemagne du Sud étaient plus proches de la
conception française. L’une des associations les
plus actives dans la propagation de l’idée nationale était la société de gymnastique fondée par le
pédagogue Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852),
répandue dans toute l’Allemagne et militant en
faveur d’une unification du pays sous direction
prussienne. Étroitement liées à cette société,
on trouvait des associations d’étudiants, les
Burschenschaften, à l’origine formées par des
volontaires de la lutte contre Napoléon en 1813,
qui voulaient remplacer les anciennes corporations d’étudiants et elles aussi unifier l’Allemagne dans la liberté. Ces associations, sur le
conseil de Jahn, choisirent comme drapeau les
couleurs noir-rouge-or, couleurs d’un corps de
12
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
volontaires prussiens de la guerre de libération
de 1813, et qui sont devenues par la suite, à partir
de 1849 et jusqu’à nos jours, les couleurs de
l’Allemagne, chaque fois que celle-ci a été unie
et démocratique.
L’échec de l’Assemblée de Francfort
La question allemande fut au cœur des
événements révolutionnaires européens
de 1848-1851, d’une part parce que la Confédération germanique était la pierre angulaire du
droit public européen défini en 1815, d’autre
part parce que le problème allemand montra
toutes les ambiguïtés des rapports entre libéralisme et nationalités et toutes les contradictions
inhérentes au principe même des nationalités.
Début mars 1848, un groupe de libéraux d’Allemagne du Sud appela à l’élection d’une assemblée nationale qui se substituerait à la Diète
de la Confédération. Un « pré-parlement »
(Vorparlament) formé de notables se réunit à
Francfort et organisa les élections de la première
Assemblée nationale allemande qui siégea à
partir de la fin mai à la Paulskirche à Francfort.
Celle-ci devait établir une Constitution pour
un empire allemand unitaire qui viendrait se
substituer à la Confédération germanique. Ce
fut un échec en raison de deux difficultés essentielles : d’une part, la définition des frontières de
l’Allemagne posa un problème 2. À Francfort,
le courant nationaliste, prétendant englober des
populations non allemandes, était majoritaire, ce
qui inquiéta beaucoup les puissances du Concert
européen. Il apparut d’autre part difficile de faire
coexister dans le même organisme étatique les
deux grandes puissances qu’étaient la Prusse
et l’Autriche avec les trois douzaines d’États
allemands moyens et petits.
Le premier projet adopté par l’Assemblée
de Francfort en octobre 1848 fut celui d’une
« grande Allemagne », incluant la partie de
l’Autriche qui faisait partie de la Confédération
germanique, mais le reste de l’Empire autrichien
n’étant rattaché au futur Reich que par une union
2
Il est essentiel de garder à l’esprit que la Confédération germanique de 1815 ne comprenait ni la Pologne prussienne ni la partie
hongroise de l’Autriche.
© Wikimedia Commons
L’église Saint-Paul (Paulskirche) de Francfort a accueilli en
1848-1849 les séances de la première assemblée librement
élue dans l’histoire allemande, chargée de rédiger une
Constitution pour l’Allemagne unie après la révolution de Mars.
personnelle. Une telle proposition était inacceptable pour Vienne, parce qu’elle entraînait la fin
de l’unité de l’Empire et l’abandon du principe
supranational qui était à la base même de la
monarchie des Habsbourg. En conséquence,
le nouveau chancelier autrichien, le prince
Schwarzenberg, rejeta ce plan. Il rejeta également le plan suivant proposé par l’Assemblée
de Francfort, celui d’une fédération allemande
« étroite » sous direction prussienne et sans
l’Autriche, mais établissant avec celle-ci une
fédération « large » au moyen d’une série de
traités. Une telle formule aboutissait en fait à
exclure l’Autriche de l’Allemagne.
En désespoir de cause, l’Assemblée
de Francfort proposa au printemps 1849 une
troisième formule : une « petite Allemagne »
sous direction prussienne, et le roi de Prusse
se vit proposer d’être empereur d’Allemagne.
Mais comme ce plan aurait comporté la dissolution de la Prusse au sein de l’Empire allemand,
Berlin le refusa.
Union prussienne
contre plan Schwarzenberg
L’Assemblée de Francfort ayant échoué,
Berlin et Vienne prirent alors les choses en main et
présentèrent au printemps 1849 deux plans rivaux.
La Prusse reprit à son compte l’idée d’une fédération « étroite », que Berlin aurait dirigée. Vienne
présenta de son côté le plan d’une très grande
Allemagne (« plan Schwarzenberg »), qui aurait
inclus tous les territoires autrichiens, et qui, avec
70 millions d’habitants, se serait étendue de la
Hongrie à l’Italie du Nord et au Rhin, et jusqu’à
la mer Baltique et la mer du Nord. Derrière ces
deux propositions, la vraie question était de savoir
qui contrôlerait l’Allemagne, de la Prusse ou de
l’Autriche, puisque Francfort n’avait pas réussi
à construire une Allemagne unitaire qui aurait
permis de dépasser cette rivalité. Celle-ci menaça
de déboucher sur une guerre, mais la Prusse recula
devant l’Autriche (« reculade d’Olmütz » du
29 novembre 1850) et renonça à établir l’Union
prussienne. Le prince Schwarzenberg dut toutefois également renoncer à son plan de grande
Allemagne, non seulement parce que la Prusse
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
13
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
exigeait l’égalité des droits avec l’Autriche dans
la direction de la future Allemagne et parce que
les États allemands moyens, en particulier la
Bavière, défendaient leur particularisme, mais
surtout parce que les grandes puissances intervinrent. Elles avaient en effet compris que le plan
Schwarzenberg de très grande Allemagne aurait
compromis l’équilibre européen, et elles firent
valoir que la Confédération germanique étant
depuis Vienne un élément du droit public européen,
les États allemands ne pouvaient pas la modifier
sans l’accord des grandes puissances. Finalement,
la solution fut de rétablir la Confédération germanique (conférence de Dresde, mai 1851).
Bismarck et l’unité allemande
C’est dans ce contexte que Bismarck entra
en scène. Deux grands courants se manifestaient
alors en Allemagne : d’un côté, les conservateurs partisans du maintien du système européen
de 1815 – qui niait les nationalités – et de l’ordre
politique et social établi ; de l’autre, le mouvement libéral-national. Celui-ci voulait accomplir en Allemagne les idéaux du soulèvement
de 1813, qui reposaient sur la fusion des aspirations nationales et libérales.
Dès son entrée en politique en 1851,
comme représentant de la Prusse à la Diète de la
Confédération germanique à Francfort, Bismarck
détonne. Ni conservateur de l’ordre allemand et
européen de 1815, ni national-libéral dans le sens
de 1813, c’est à lui que l’on doit la sortie du débat
figé entre une vision nostalgique et romantique
néo-impériale, à relents de plus en plus ethnicistes voire racistes, et un conservatisme dépassé.
Il trouva la formule d’unification permettant à la
fois de satisfaire les aspirations évidentes et croissantes des Allemands à l’unité, et de ne pas provoquer les autres grandes puissances européennes.
Bismarck refusa en outre la prépondérance de l’Autriche en Allemagne, sur laquelle
reposait aussi largement l’équilibre de 1815,
et qui avait été réaffirmée lors de la « reculade
d’Olmütz » en 1850. Il était enfin très opposé
à la conception beaucoup plus nationaliste que
libérale des libéraux du parlement de Francfort,
qui souhaitaient une extension de l’Allemagne
unie au-delà des limites de la Confédération,
14
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
de façon à englober tout l’Empire autrichien, y
compris la Hongrie. Il demeurait persuadé que
les grandes puissances ne toléreraient jamais une
telle rupture de l’équilibre européen.
En octobre 1862, Guillaume Ier, roi de Prusse,
nomma Bismarck ministre-président. Opposé
aux libéraux en politique intérieure, il s’entendit
en revanche avec eux en politique extérieure. Le
parti libéral prussien était en effet passé de l’idée
de la grande Allemagne romantique envisagée
au parlement de Francfort lors du mouvement
de 1848 à une petite Allemagne, sans l’Autriche
et centrée sur la Prusse. Bismarck va se rallier à ce
programme. Avec le concept de petite Allemagne,
Bismarck a trouvé une solution qui permettait de
satisfaire les libéraux et qui fût acceptable pour
l’Europe, tout en renforçant la Prusse et en en
faisant une des premières puissances d’Europe, ce
qui était son objectif permanent.
En 1866, par une guerre contre l’Autriche
et la victoire de Sadowa, Bismarck obtint ce qu’il
voulait : la fin de la Confédération germanique,
la Prusse seule maîtresse en Allemagne. Contre
l’avis du roi et des militaires, il imposa une paix
modérée, sans annexion de territoires autrichiens.
L’Autriche deviendra en 1867 l’Autriche-Hongrie
et procédera à sa réorientation danubienne, voulue
par Bismarck, tandis que la même année il créait
de son côté la Confédération d’Allemagne du
Nord. Celle-ci conclut rapidement des traités
d’alliance avec les États du sud de l’Allemagne,
traités qui préparaient l’unification de l’ensemble.
Le dernier pas fut accompli en 1870-1871,
avec la guerre victorieuse contre la France. Le
18 janvier 1871, ce fut la fondation du Reich,
dans la galerie des Glaces à Versailles, immense
succès, malgré l’erreur de l’annexion de l’Alsace
et d’une partie de la Lorraine qui devait rendre
l’antagonisme franco-allemand inexpiable pour
trois générations. Bismarck avait eu raison :
l’Europe, hostile d’ailleurs en général à la France
de Napoléon III, considéra le Reich (petite
Allemagne) comme un moindre mal, par rapport
à la grande Allemagne dont avaient rêvé autrefois
les libéraux 3.
3
Pour ce passage, voir G.-H. Soutou, L’Europe de 1815 à nos
jours, coll. « Nouvelle Clio », PUF, Paris, 2007, p. 20, p. 70-71
et p. 96-102.
Portrait d’Otto von Bismarck par Franz von Lenbach.
Les conséquences
de la Première
Guerre mondiale
© Wikimedia Commons
La Première Guerre
mondiale et la défaite du Reich
en 1918 ne remirent pas totalement en cause l’œuvre de
Bismarck. Le traité de Versailles
de 1919, en ôtant à l’Allemagne
ses provinces polonaises et
l’Alsace-Lorraine, et en lui interdisant de se réunir (Anschluss)
à l’Autriche, elle-même privée
de son empire, renforça son
caractère d’État-nation « petit
allemand ». L’expérience d’une
guerre mondiale menée en
commun et la disparition des
dynasties traditionnelles avec les
révolutions de novembre 1918
renforcèrent en outre le sentiment d’unité nationale. Il y eut
bien des tentatives séparatistes
entre 1919 et 1923 – en particulier en Rhénanie, sous la pression
des occupants français – mais
elles échouèrent rapidement. Il y
en eut une également en Bavière
en 1923, mais il s’agissait moins
d’un véritable séparatisme que
d’une tentative pour renverser le
gouvernement de Berlin, alors
plutôt à gauche, et pour contribuer à mettre en
place au niveau du Reich un gouvernement
réactionnaire et beaucoup plus nationaliste.
Sur le plan institutionnel, la république
de Weimar fut beaucoup plus centralisée que
l’ancien Reich. Les États (Staaten) devenaient
désormais de simples « pays » (Länder). Ce qui
avait été encore largement, avec la Constitution
de 1871, une confédération 4, devint une fédération. Sauf que la Prusse y représentait deux tiers
du territoire et deux tiers de la population, ce qui
posait des problèmes incontestables. Le mode
4
En particulier avec des ressources propres sévèrement limitées
et dépendant, pour une bonne part, du bon vouloir des États.
de fonctionnement de la république de Weimar
annonçait largement celui de l’actuelle RFA, dont
la Loi fondamentale reprend d’ailleurs beaucoup
d’éléments de la Constitution de Weimar.
« Un Reich germanique
de nation allemande »
Cette évolution ne faisait pas l’unanimité. Depuis la fin du xixe siècle, une puissante
association « pangermaniste » préconisait la
réunion au Reich de tous les pays non seulement allemands, comme l’Autriche, mais
« germaniques » (Pays-Bas, Scandinavie).
D’autres milieux préconisaient la création
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
15
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
d’une Mitteleuropa dirigée de Berlin, sur les
plans politique, stratégique et économique 5.
Les deux tendances, sans jamais se confondre,
furent néanmoins parallèles. Pendant la Première
Guerre mondiale, Berlin envisagea comme but
de guerre essentiel la création d’une union économique de l’Europe centrale, qui aurait regroupé
le Reich, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, la
Roumanie et les territoires arrachés à la Russie
(Pologne, provinces baltes). Cette union aurait
constitué un paravent pour un contrôle politique
de toute la zone.
La crise des années 1930 fit revenir en
force l’idée d’un « grand espace économique
européen » organisé autour de l’Allemagne,
tandis que l’idéologie raciste national-socialiste réactualisait les tendances pangermanistes.
Dès 1938, Hitler avait réuni l’Autriche. Même si
le IIIe Reich ne définit jamais clairement ses buts
de guerre, car Hitler voulait conserver toute sa
liberté de manœuvre, la combinaison des deux
tendances aurait probablement conduit à une
réorganisation économique de l’Europe autour
du Reich, et à une incorporation à celui-ci,
outre d’importants territoires slaves, de régions
« germaniques », des Pays-Bas à la Norvège.
« Un Reich germanique de nation allemande »,
selon l’expression de Hitler, se situant à l’opposé
du concept de l’État-nation européen.
Les deux Allemagnes
et la réunification
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les
Alliés envisagèrent la possibilité de diviser l’Allemagne après sa défaite. Finalement les accords
de Potsdam d’août 1945, contrairement à une
idée répandue, réaffirmèrent le principe d’une
Allemagne unitaire, mais dénazifiée, démocratisée et démilitarisée. Les Alliés changèrent d’avis
sur ce point sans doute par crainte de voir le partenaire-rival (l’URSS pour les Anglo-Saxons, et
inversement) profiter de la division en mettant
sa mainmise sur telle ou telle partie de l’ancien
Reich, mais aussi parce que la disparition de
celui-ci aurait laissé un vide politique et économique considérable au cœur de l’Europe.
5
16
Jacques Le Rider, Mitteleuropa, PUF, Paris, 1996.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Ce furent finalement les débuts de la guerre
froide qui conduisirent dès 1949 à la division,
avec la création de la RFA à l’Ouest et de la RDA
à l’Est. Officiellement, personne n’abandonnait
le principe de l’unité de l’Allemagne, ou plutôt
désormais de sa réunification, et ce principe était
maintenu dans les textes internationaux, comme
les accords de Paris de 1954 intégrant la RFA à
l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN), ou encore les différents traités accompagnant la construction européenne. Les Français
et les Britanniques dès le départ, les Soviétiques
dès 1953, les Américains dès les années 1960
se résignèrent cependant assez facilement à la
division de l’ancien géant.
Dans les années 1970 ou 1980, la division
de l’Allemagne était quasi unanimement considérée comme durable, voire définitive. On
croyait en particulier distinguer une « identité »
est-allemande, reposant sur un prétendu héritage
prussien censé la prédisposer au socialisme, et
justifiant l’existence de la RDA en tant qu’Étatnation. On a du mal à imaginer aujourd’hui à quel
point la division de l’Allemagne était intériorisée, y compris par la plupart des Allemands.
L’« Ostpolitik » des dirigeants ouest-allemands,
ou politique de rapprochement avec l’Est lancée
par le chancelier Willy Brandt en 1969, rejetait la
réunification à un horizon lointain, voire asymptotique. Sa formule, « deux États, une nation
allemande », servait à justifier le maintien de
liens particuliers entre les deux Allemagnes pour
éviter une dérive complète, mais en même temps
et, d’une certaine façon, elle renvoyait à l’ambiguïté soulignée depuis le début de cet article : ce
qui est « allemand » en Europe ne se renferme
pas dans les limites d’un État donné, mais correspond à une notion de « Volk » fort difficile à
traduire en français. « Le peuple allemand, uni
en ses tribus », disait la Constitution de Weimar.
Peuple historique, groupe ethnique,
nation culturelle ? Dispersée, confédérale ou
unitaire ? Tous ces avatars historiques et toutes
ces ambiguïtés d’un pays protéiforme, qui s’est
qualifié de « romain » au début de son histoire,
qui a proclamé sa première unité dans le sens
moderne du terme à l’étranger – lors d’une
cérémonie dans la galerie des Glaces à Versailles
L’Allemagne contemporaine
Mer Baltique
DANEMARK
Kiel
Mer du Nord
SCHLESWIG-HOLSTEIN
MECKLEMBOURG-POMÉRANIEOCCIDENTALE
Lübeck
Schwerin
Hambourg
HAMBOURG
POLOGNE
BRÊME
Elbe
Brême
PAYS-BAS
BRANDEBOURG
BASSE-SAXE
r
BERLIN
B
Potsdam
Francfort
sur-l’Oder
Hanovre
Osnabrück
Od
e
Berlin
We
se
Magdebourg
r
Elbe
Münster
SAXE-ANHALT
RHÉNANIE-DU-NORD-WESTPHALIE
Dortmund
Leipzig
Duisbourg
Dresde
Düsseldorf
Weimar
Erfurt
Cologne
Aix-laChapelle
Iéna
THURINGE
Saal
Bonn
e
HESSE
Rh
in
BELG.
LUX.
Francfortsur-le-Main
Main
Wiesbaden
os
e ll
e
Coblence
M
RHÉNANIEPALATINAT
Mayence
Darmstadt
Mannheim
Heidelberg
SARRE
Bayreuth
BAVIÈRE
Karlsruhe
FRANCE
Stuttgart
Baden-Baden
r
cka
Ne
BADE-WURTEMBERG
RÉP. TCHÈQUE
Nuremberg
Sarrebruck
Rh
in
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
SAXE
Danu
be
r
Isa
Augsbourg
Munich
Fribourg
AUTRICHE
SUISSE
0
50
100 km
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
17
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
en janvier 1871 ! – tout cela a été résolu finalement avec la réunification en 1990 : désormais, la
République fédérale est un État-nation européen
de type normal.
Comment fonctionne
la République fédérale 6
L’Allemagne est organisée, d’après la Loi
fondamentale de 1949, en fédération, comme
l’avaient d’ailleurs souhaité les Occidentaux,
qui voulaient qu’elle rompe avec la très forte
centralisation du iiie Reich. Le fédéralisme se
manifeste doublement : d’une part, les Länder
ont des compétences étendues, y compris sur les
plans fiscal et judiciaire, pour l’enseignement,
la culture, le maintien de l’ordre, l’organisation de l’espace, etc. D’autre part, il existe deux
chambres : si le Bundestag représente l’ensemble
de la population, le Bundesrat représente les
États fédérés. Toutes les décisions importantes
supposent l’accord des deux chambres ; même
si les majorités s’y dessinent en fonction des
orientations des partis – un Land gouverné
par le Parti social-démocrate d’Allemagne
(Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD)
suivra au Bundesrat les indications du SPD – ce
système assure que le fédéralisme a toujours des
défenseurs vigilants.
Le fédéralisme allemand fonctionne,
malgré quelques lourdeurs, avec une efficacité
dont on ne perçoit pas toujours en France les
raisons. D’abord, beaucoup d’entreprises, de
projets, d’organisations sont communs au Bund
et à tel ou tel Land, ou groupe de Länder. Il en va
ainsi pour de nombreuses infrastructures, pour
les universités, la recherche, la sécurité, etc. Cela
permet d’éviter à la fois les pièges du provincialisme, voire du clientélisme local, et ceux de
l’hypercentralisation.
Il existe en outre de discrets garde-fous
contre les possibles dérives régionales. C’est ainsi
que la Cour des comptes fédérale et les cours des
comptes des Länder travaillent la main dans la
6
Voir Hans Stark et Michèle Weinachter (dir.), L’Allemagne
unifiée 20 ans après la chute du Mur, Presses universitaires du
Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2010.
18
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
main, et « en temps réel » : les dépenses publiques
sont surveillées en continu, pas seulement approuvées dix ans plus tard... Le système fiscal est
beaucoup plus centralisé en RFA que dans d’autres
pays fédéraux comme la Suisse ou les États-Unis,
avec une forte péréquation des ressources entre les
Länder. Cette pratique se traduit par une cogestion généralisée entre les Länder et le Bund, avec
des rapports de force changeants. L’avantage de
cette apparente foire d’empoigne complexe est
que, lorsque l’on parvient enfin à une décision,
celle-ci est consensuelle et personne n’a le sentiment d’avoir été court-circuité.
En réalité, le système pousse à la recherche
permanente du consensus entre les différents
acteurs, recherche facilitée, outre une tradition culturelle commune, par le fait que le droit
administratif allemand, relativement souple,
admet qu’un accord unanime entre les parties
permet de ne pas tenir compte, sur tel ou tel
point, du règlement concerné, afin de trouver des
solutions pragmatiques.
Cette forme de fédéralisme repose bien
évidemment sur de fortes réalités locales : les
différents Länder ont les élites, les activités, les
moyens de recherche et de communication qui
permettent à leurs dirigeants de jouer pleinement
leur rôle non seulement au niveau local, mais
aussi au niveau national – et international par le
biais des représentations très actives des Länder
auprès de l’Union européenne à Bruxelles.
La question allemande
et l’Europe
L’Allemagne, unie ou désunie, est d’abord
un ordre juridique immergé dans le droit public
européen. Le droit public est très présent dans
l’évolution de la question allemande, comme
le prouve l’importance prise, depuis quelques
années, par les décisions du Tribunal fédéral
constitutionnel de Karlsruhe 7 en matière d’évolution de l’Union européenne. Depuis les
traités de Westphalie et le congrès de Vienne, la
question allemande a toujours été une question
centrale du droit public européen. Elle ne relevait
7
Voir la contribution de Jérôme Vaillant, p. 35.
pas uniquement de la souveraineté étatique
au sens classique, ou du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes. Les traités de Westphalie
et de Vienne comprenaient en effet un droit de
regard sur le Saint Empire au profit de certaines
puissances extérieures. La Confédération germanique créée en 1815 était elle aussi un élément
essentiel du système européen de l’époque.
Les décisions des Quatre à propos du
IIIe Reich après la fin de la Seconde Guerre
mondiale constituent une autre illustration
éclatante de cette dépendance de la question
allemande par rapport au statut général de
l’Europe. La triple obligation de dénazification, de démocratisation et de désarmement de
l’ancien Reich était conçue comme le point de
départ d’une reconstruction du continent, et pas
seulement comme une simple mise hors d’état
de nuire de l’Allemagne, même si très rapidement le déclenchement de la guerre froide devait
écarter cette perspective.
Toute la guerre froide, sur son front
central, en Allemagne, fut marquée par cette
relation structurelle entre la question allemande
et l’Europe. Les accords de Londres de 1948
liaient la création de la RFA à la constitution
d’un ensemble européen. Les accords de Paris
de 1954 assuraient un lien étroit (Junktim) entre
le rétablissement « de l’autorité d’un État souverain » en RFA et la constitution de l’Union
de l’Europe occidentale, dernier avatar de la
Communauté européenne de défense mort-née,
et seule organisation européenne de défense
jusqu’à sa dissolution finale dans le cadre du
traité de Lisbonne (2009). Et parallèlement à la
réunification en 1990, le chancelier Helmut Kohl
contribua à relancer la construction européenne,
pour éviter tout risque de rechute de ses compatriotes dans le nationalisme et pour tranquilliser
les voisins de l’Allemagne.
L’Allemagne est vraiment Mitten in
Europa, au cœur de l’Europe, un élément fondamental du système européen et non un pur
État-nation souverain dans le sens français du
terme. La question de l’unité et de la division de
l’Allemagne et celle de la position particulière
des Allemands – qui dans l’ensemble, semblet-il, ne voient pas d’opposition entre l’État-nation
et l’Europe mais une relation dialectique entre
les deux pôles de leur existence historique – sont
d’autant plus importantes dans le débat actuel sur
l’avenir de l’Union européenne.
Robert Schuman, Konrad Adenauer et les
autres pères fondateurs de l’Europe étaient, quant
à eux, dès 1945 arrivés à la conclusion que seule
une construction européenne à vocation supranationale permettrait de résoudre l’équation posée
par le poids spécifique de l’Allemagne, l’impossibilité à long terme de lui refuser le bénéfice du
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et donc
de la maintenir divisée, et le souci de sécurité de
ses partenaires européens. L’évolution progressive de l’Allemagne jusqu’au statut d’État-nation
de type normal, sans nostalgie impériale ou
ethnique, a été inséparable de l’évolution permanente de l’Europe vers une organisation toujours
plus poussée, et ce depuis 1815 au moins 8. n
8
Voir G.-H. Soutou et Jean-Marie Valentin (dir.), Le statut
international de l’Allemagne. Des traités de Westphalie aux
accords « 2 + 4 », dossier de la revue Études germaniques, n° 4,
Klincksieck, Paris, 2004.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
19
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
X Allemagne : éléments chronologiques
xe siècle
Le Saint Empire (Sacrum Imperium)
émerge sous la dynastie des Ottoniens
à partir de l’ancienne Francie orientale
carolingienne.
XIIe -XIIIe siècles
Apogée du Saint Empire romain (Sacrum
Romanum Imperium) sous la dynastie
des Hohenstaufen. L’ensemble, qui ne
cesse de croître à partir de l’Allemagne
et de l’Italie, ne possède toutefois pas
d’unité, ce qui va conduire à sa partition
au XIVe siècle.
1450
Johannes Gutenberg ouvre un atelier
d’imprimerie à Mayence.
XVe
siècle
La couronne du Saint Empire romain
(devenu vers 1450 de nation germanique
– Sacrum Romanum Imperium Nationis
Germanicae) se fixe dans la dynastie des
Habsbourg qui, grâce à une politique
matrimoniale, augmente la puissance et
les frontières de l’Empire qui réunit près
de 360 territoires autonomes.
1522
La traduction en allemand de la Bible par
Luther pose les jalons de la formation
d’une langue allemande unifiée. La
Réforme luthérienne entraîne la division
religieuse de l’Empire.
1555
La Paix d’Augsbourg suspend les hostilités
entre les États luthériens et les États
catholiques au sein de l’Empire autour
d’un compromis reposant sur le principe
« tel prince, telle religion » (cujus regio,
ejus religio).
XVIIe
siècle
L’Empire, privé de ses provinces
françaises et italiennes, devient un
territoire essentiellement allemand,
développant une riche vie culturelle
autour de grandes villes (Francfort,
Nuremberg) et d’universités.
1618-1648
La guerre de Trente Ans oppose le camp
des Habsbourg d’Espagne et du Saint
Empire, soutenu par l’Église catholique
romaine, aux États allemands protestants
du Saint Empire, auxquels sont alliées les
puissances européennes voisines
20
à majorité protestante ainsi que la France
qui souhaite réduire la puissance des
Habsbourg sur le continent.
1648
Les traités de Westphalie consacrent
l’affaiblissement du Saint Empire en
Europe tout en maintenant un ensemble
allemand uni malgré les divisions
religieuses.
1803
Le sentiment national allemand teinté
de romantisme se répand au moment
de l’annexion de territoires allemands
par les armées napoléoniennes.
1806
Après la défaite de l’armée prussienne
à la bataille d’Iéna, l’empereur François II
renonce à la couronne du Sacrum
Romanum Imperium Nationis Germanicae
qui est dissous.
1813
La déroute de l’armée napoléonienne en
Russie conduit à une guerre de libération
qui s’achève par le retrait français.
1815-1866
Création, lors du congrès de Vienne,
de la Confédération germanique qui
comprend 39 États (35 en 1863). La Prusse
et l’Autriche en font partie avec les
territoires qui étaient auparavant intégrés
au Saint Empire.
1817
La réunion des confédérations étudiantes
(les Burschenschaften) à Wartebourg
marque le souhait du peuple allemand de
vivre au sein d’un État-nation allemand
émancipé de l’Autriche.
1828-1834
Dans le contexte de la révolution
industrielle, création du Zollverein,
une union douanière et commerciale
formée par une majorité des États de la
Confédération germanique. Dominé par
la Prusse, le Zollverein adopte le thaler
prussien comme monnaie commune.
1848-1849
La révolution de Mars (Märzrevolution),
qui se déroule au sein de la Confédération
germanique et dans les pays et provinces
sous domination autrichienne et
prussienne, est violemment réprimée.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
1851
Dépassant le débat opposant les tenants
d’une « petite Allemagne » rassemblée
autour de la Prusse à ceux d’une « grande
Allemagne » englobant l’Autriche,
Bismarck entreprend de faire d’une
Allemagne « restreinte », centrée autour
de la Prusse, une grande puissance
européenne.
1864
Suite à la guerre des Duchés, le Danemark
cède une partie du Schleswig-Holstein
à l’empire d’Autriche et au royaume
de Prusse.
1866
À la suite de la victoire de Sadowa
contre l’Autriche, Bismarck met fin à la
Confédération germanique et crée la
Confédération d’Allemagne du Nord dont
la Prusse est l’élément central.
1870-1871
La victoire de la Prusse sur la France est
suivie de la naissance du Reich allemand.
Guillaume Ier, roi de Prusse depuis 1861,
devient empereur d’Allemagne dans
la galerie des Glaces du château de
Versailles. Annexion de l’Alsace et d’une
partie de la Lorraine.
1888
L’empereur Guillaume II s’engage dans
une politique d’expansion coloniale
qui se heurte rapidement aux intérêts
britanniques et français déjà en place.
1914-1918
La Première Guerre mondiale conduit
à l’effondrement de l’Empire allemand.
La défaite, corroborée par le sentiment
d’injustice lié au « diktat » du traité
de Versailles, est vécue comme une
humiliation par les Allemands.
1918-1919
La république de Weimar est mise en
place au lendemain de l’abdication de
l’empereur Guillaume II. Le régime est
marqué par de nombreuses tensions
politiques et économiques mais aussi par
une très grande effervescence culturelle
et intellectuelle.
1933
Dans un contexte de forte crise
économique et politique marqué par
l’augmentation du chômage, de l’inflation
et de la pauvreté, Adolf Hitler arrive
au pouvoir.
1936
La remilitarisation de la Rhénanie
constitue une atteinte décisive
au traité de Versailles face
à laquelle les vainqueurs
de la Première Guerre mondiale
restent sans réaction.
1938
L’Allemagne nazie annexe l’Autriche
(Anschluss) sans que les autres pays
européens réagissent.
1939-1945
En envahissant la Pologne le 1er septembre
1939, l’Allemagne nazie provoque la
Seconde Guerre mondiale. Après sa
défaite en 1945 et les conférences
de Yalta et de Potsdam, son territoire
amputé des régions situées à l’est de la
ligne Oder-Neisse est occupé et partagé
en quatre zones réparties entre les
puissances victorieuses.
1948-1949
Le début de la guerre froide, marqué
notamment par le blocus de Berlin,
conduit à la partition de l’Allemagne entre
une République fédérale d’Allemagne
(RFA) et une République démocratique
allemande (RDA) arrimées respectivement
à l’Alliance atlantique et au pacte
de Varsovie.
1952-1957
La création des Communautés
européennes confirme la volonté des
pays européens, et notamment de la RFA,
d’instaurer des relations pacifiques
et de coopération en Europe.
1954
Les accords de Paris mettent fin au statut
d’occupation de l’Allemagne de l’Ouest
et rétablissent une souveraineté limitée.
1961
La construction du mur de Berlin, devenu
depuis le symbole de l’Allemagne divisée,
enterre pour longtemps les espoirs
de réunification.
1963
Signé par le chancelier Adenauer et le
général de Gaulle, le traité de l’Élysée
marque le rapprochement diplomatique
et économique entre la France et la RFA
et scelle leur réconciliation.
1969
1995
Le chancelier ouest-allemand Willy Brandt
amorce une politique de rapprochement
et de détente avec la RDA et le bloc
soviétique (Ostpolitik).
Années 1970
En RFA, plusieurs groupes d’extrême
gauche pratiquant la lutte armée mènent
un activisme politique violent (années
de plomb).
1972
L’accord quadripartite sur Berlin,
conclu entre l’URSS, les États-Unis, le
Royaume-Uni et la France, pose les bases
d’une série d’accords Est-Ouest plus tard
qualifiée de « Détente ».
1973
La RFA et la RDA adhèrent aux Nations
Unies.
1989
Alors que des mouvements de révoltes
ébranlent le bloc de l’Est, la chute du
mur de Berlin le 9 novembre constitue
le premier pas vers la réunification
(Wiedervereinigung) allemande
(3 octobre 1990) et annonce la dissolution
de l’URSS.
1990
Suite à la conférence « 2 + 4 » qui
réunit à Bonn les gouvernements des
deux Allemagnes et ceux des quatre
pays vainqueurs de la Seconde Guerre
mondiale, et à la signature du traité de
Moscou, la RDA est intégrée à la RFA
sous la houlette du chancelier Kohl.
1991
Prenant de court ses partenaires
européens, l’Allemagne reconnaît de
façon unilatérale la Slovénie et la Croatie.
1992
L’Allemagne signe le traité de Maastricht
qui trace notamment la voie de l’union
monétaire européenne, effective
en 1999-2002.
1994
Le Tribunal fédéral constitutionnel
de Karlsruhe rend un jugement
autorisant les opérations militaires de
la Bundeswehr en dehors du territoire
allemand et de la zone couverte par
l’OTAN, tout en maintenant l’interdiction
de tout engagement offensif.
L’armée allemande participe à l’IFOR
(Implementation Force) en vue
du rétablissement de la paix en
ex-Yougoslavie.
1999
L’Allemagne participe aux
bombardements menés dans le cadre
de l’OTAN contre la République fédérale
de Yougoslavie afin de protéger
les populations du Kosovo.
2003
Le chancelier Schröder s’oppose
à l’invasion de l’Irak décidée par le
gouvernement américain de George
W. Bush. Identique à celle de la France
et de la Russie, cette position qui
tranche avec l’atlantisme allemand
des années de l’après-guerre confirme
l’émergence d’une diplomatie allemande
indépendante.
2005
Symbole de leur partenariat énergétique
et économique, l’Allemagne et la Russie
décident la construction du gazoduc Nord
Stream qui les relie depuis 2012 par la
Baltique en contournant les pays baltes
et la Pologne.
2008-2012
En dépit de la crise financière mondiale,
l’Allemagne parvient à maintenir une
économie compétitive, notamment
grâce à ses exportations, et confirme
son statut de première puissance
économique européenne et de quatrième
puissance économique mondiale. La
crise financière lui offre en outre un rôle
majeur dans la garantie de la stabilité
économique et financière et la pérennité
de la zone euro.
2011
L’Allemagne, alors membre non
permanent du Conseil de sécurité
de l’ONU, s’abstient lors du vote
de la résolution 1973 autorisant une
intervention militaire en Libye afin
de protéger les civils des violences
du régime du colonel Kadhafi.
Questions internationales
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
21
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Le système économique
et social :
équilibre et consensus
Isabelle Bourgeois *
* Isabelle Bourgeois
est chargée de recherche au
Centre d’information et de recherche
L’Allemagne n’est pas un « modèle » au sens où on l’entend
actuellement en France. Sa compétitivité ne se résume pas
à quelques politiques économiques ou axes de réformes.
Ses performances sont par essence collectives, résultant de
l’action multiple des responsables politiques, des entreprises
et de la société. Son « modèle économique » est en réalité un
système d’interactions complexes dont le pivot est la quête permanente
d’un équilibre entre intérêts particuliers et collectifs. Il s’agit donc,
au fond, d’un modèle de société.
sur l’Allemagne contemporaine (CIRAC),
rédactrice en chef de Regards
sur l’économie allemande –
Bulletin économique du CIRAC
(www.cirac.u-cergy.fr).
La rapidité avec laquelle l’Allemagne
est sortie en 2010 de la profonde récession de
2009 – la plus abrupte depuis 1949 – a de quoi
fasciner. Après avoir plongé de 5 %, son PIB a crû
de 3,7 %. En 2011, avec une croissance de 3 %
environ, son économie a rattrapé dans l’ensemble
son niveau d’avant la crise de la finance mondiale.
En Europe, c’est aujourd’hui l’économie de loin
la plus dynamique.
L’Allemagne, première
de la classe
Fortement exportatrice, dotée d’une
base industrielle solide et bien insérée dans le
nouveau partage mondial du travail qui s’installe au fil de la globalisation des activités
et de la montée en puissance des économies
émergentes comme l’Inde ou la Chine, l’économie allemande se trouve dès lors érigée en
22
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
« modèle ». Faisons comme ce « premier de la
classe », nous (Français) dit-on, et nous conserverons aussi notre « triple A ». Imitons l’Allemagne, et nous aurons, nous aussi, notre
« Mittelstand » industriel qui nous hissera sur
le podium des « champions à l’export » et tirera
l’emploi. Menons comme elle une « politique
d’austérité », et nous atteindrons le même niveau
de compétitivité.
Ce discours irrite, et à juste titre. Certes, il
convient toujours de se caler sur les « meilleurs »
pour accroître ses propres performances économiques. C’est la logique du benchmarking qui
passe par une analyse des forces et faiblesses
respectives pour devenir plus concurrentiel.
Mais la notion de « modèle » demeure problématique. Si l’on entend par là l’exemplarité absolue,
alors l’Allemagne n’est pas un modèle, puisque
son économie présente un certain nombre de
faiblesses qui sont souvent les mêmes qu’en
© Wikimedia Commons
Troisième port maritime d’Europe spécialisé dans le
trafic de conteneurs, Hambourg entend se doter d’une
salle de concert monumentale, la Philharmonie de
l’Elbe, dont l’édifice semble pourfendre les vagues
comme la proue du vaisseau fantôme.
France : une dette disproportionnée – plus de
2 000 milliards d’euros en 2011, soit un peu
plus de 81 % du PIB ; un système de protection
sociale dont le financement n’est pas totalement
assuré à l’avenir, malgré de nombreuses réformes
de fond ; des inégalités sociales qui, bien qu’elles
soient un peu moins prononcées qu’en France,
ne s’en accentuent pas moins ces dernières
années sous l’effet des mutations de l’activité.
Ces faiblesses, les médias français s’en délectent
d’autant plus volontiers que les pointer du doigt
permet aussi de canaliser cette envie, voire cette
jalousie, que fait naître cette voisine dont il s’agirait de « copier le modèle » à l’identique.
Si l’économie allemande est un modèle,
c’est par contraste avec les performances de ses
partenaires au sein de l’Union européenne, donc
uniquement du fait du regard des autres. Elle-même
ne se considère pas comme « supérieure », contrairement à cette tentation qu’on lui prête souvent.
Certes, les Allemands sont conscients de leurs
qualités, ce qui leur permet d’aborder les crises
avec une certaine sérénité. S’ils en ont traversé
plusieurs depuis que la République fédérale existe
– crises pétrolières, choc de la réunification, récessions et restructurations industrielles mondiales,
éclatement de la bulle de la nouvelle économie –,
ils en sont toujours sortis plus compétitifs qu’avant
et sont, de ce fait, plus confiants en leurs capacités
à rebondir.
C’est le fruit de cette expérience qui
leur a permis de renouer rapidement avec la
croissance après la récente crise de la finance
mondiale. Cette expérience fonde actuellement
la solide confiance des entreprises, alors que la
crise des dettes souveraines dans la zone euro
et ses répercussions sur l’économie européenne
et mondiale assombrissent les perspectives.
Elles ont saisi cette crise comme une chance,
la mettant à profit pour innover, rationaliser
encore plus leur production ou identifier au
plus près la demande sur un marché mondial
en pleine évolution. Et les entreprises ont mené
cette stratégie en tant que communautés où
chacun a apporté sa contribution. Les patrons
ont puisé dans leur patrimoine, les salariés ont
assuré la survie de leur entreprise en mettant à
sa disposition leur travail.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
23
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Le PIB des Länder (2009)
Taux de chômage par Land (2011)
Brême
26,7
Berlin
Rhénaniedu-NordWestphalie
522,9
92,8
PIB
(en milliards d’euros)
PIB par habitant
(en milliers d’euros)
21,3 23,9 28,6 36,4 47,5
Source : Statistisches Bundesamt
Deutschland, www.destatis.de
L’Allemagne est certes consciente
aujourd’hui de ses valeurs, au point qu’elle les
exporte en même temps que les biens ou les investissements qu’elle effectue hors de ses frontières.
Lorsqu’elles ouvrent un site de production en
Chine, en Inde, au Brésil ou ailleurs, les entreprises emportent littéralement dans leurs bagages
leur mode de fonctionnement en réseaux de
partenariat et leur culture du respect des salariés,
veillant à leurs qualifications et à leur coresponsabilité. La réputation mondiale du « made
in Germany » repose tout à la fois sur la qualité
des produits, la fiabilité comme la réactivité des
services, et une certaine philosophie qui réserve
le premier rôle au facteur humain.
Des réformes
« juste à temps »
L’Allemagne n’impose pas son « modèle »
aux autres. Pourquoi le ferait-elle d’ailleurs ?
Les Allemands sont les premiers à le critiquer
24
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
En %
3,8 6
Source : Statistisches Bundesamt
Deutschland, www.destatis.de
8
11 13,3
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Saxe
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
91,8
avec virulence et à relever systématiquement ses
moindres faiblesses, le tout sur la place publique
et par médias interposés. L’Allemagne ne
connaît pas de « déclinologues », mais pratique
en permanence la critique constructive – celle
qui permet d’adapter le fonctionnement de son
modèle économique et social à un contexte et
une situation en perpétuelle évolution.
Le rôle du Conseil des Sages
Le Conseil des Sages (Sachverständigenrat
zur Begutachtung der gesamtwirtschaftlichen
Entwicklung) en est une incarnation. Cette
haute autorité scientifique indépendante, qui a
pour mission d’évaluer la politique économique
du gouvernement fédéral et qui publie tous les
ans, en novembre ou décembre, un rapport dans
lequel elle formule des recommandations, est
réputée pour être particulièrement sévère. Depuis
des années, elle ne cesse d’enjoindre les pouvoirs
publics de redoubler d’efforts pour consolider les
finances publiques, pour mieux garantir le finan-
cement des caisses d’assurance sociale, pour
rendre les conditions-cadre de l’activité économique encore plus performantes, notamment
grâce à une baisse des prélèvements.
Les recommandations que ce Conseil avait
formulées en 2002 à l’intention du gouvernement avaient ainsi largement inspiré l’agenda
de réformes structurelles présenté par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder en
mars 2003 (« Agenda 2010 »). L’Allemagne,
en pleine récession, était alors montrée du doigt
par ses partenaires européens parce qu’elle était
devenue la « lanterne rouge de l’Europe ». Mise
en œuvre entre 2003 et 2005, cette politique
drastique de réformes a permis à l’Allemagne
de rompre avec cette « germanosclérose » dans
laquelle ses voisins voyaient une lourde menace
pour un espace européen solidaire, et ainsi de
redynamiser sa compétitivité 1. « Pour être à la
hauteur de nos responsabilités européennes, nous
devons assumer un changement interne », avait
déclaré le chancelier dans son discours devant le
Bundestag en mars 2003.
L’impératif de compétitivité
Le sursaut de compétitivité amorcé à
cette époque grâce à ces réformes reposait sur
la prise de conscience que la compétitivité
économique du pays était lourdement lestée
par un État-providence hypertrophié : les prélèvements (impôts et cotisations) accaparaient
plus de 42 % du produit intérieur brut (PIB).
Certes, le constat d’un poids disproportionné
de la protection sociale s’appliquait à tous les
États de l’Union européenne. Ils avaient d’ailleurs adopté à Lisbonne en 2000 une stratégie
destinée à y remédier, mais cette stratégie était
pour l’essentiel restée lettre morte. Seule l’Allemagne l’a mise en œuvre, bien que tardivement.
Il est vrai que la réunification avait forcé la prise
de conscience de l’impact du financement de
l’État social sur la compétitivité globale. Du jour
au lendemain, les caisses de retraite de l’Ouest
avaient dû verser leurs pensions aux retraités
➜ FOCUS
Ordo-libéralisme,
ou libéralisme organisé
La doctrine du libéralisme organisé, développée par l’École
de Fribourg, a largement inspiré le modèle de l’économie
sociale de marché tel qu’il s’est imposé en Allemagne
après 1949. Ses valeurs fondatrices sont d’une part le
respect de la liberté, sous toutes ses formes, et la valorisation de l’effort individuel qui en découle, et d’autre part son
corollaire indissociable : la responsabilité de l’individu dans
le jeu collectif. Autrement dit, le « modèle allemand » repose
sur le libre jeu de la concurrence des acteurs ou des marchés,
mais cette concurrence n’est pas sauvage : elle est régulée
pour en limiter les excès. Cette régulation se fait grâce à un
cadre général que fixe le législateur, mais qui se contente
d’établir des grandes règles du jeu. Les parlements et les
gouvernements ne réglementent pas par la loi l’activité en
tant que telle. Le respect de ces règles relève de la responsabilité des seuls acteurs économiques, soit à l’échelon individuel soit, dans le cas d’intérêts collectifs, par l’adoption de
codes d’autorégulation qui répondent à la logique du contrat
librement consenti.
de l’ex-République démocratique allemande
(RDA), alors que ceux-ci n’avaient jamais cotisé,
et pour cause, à l’Ouest. Pour débrider la compétitivité de l’économie, il fallait donc refonder
l’État social.
Cette analyse était et est toujours partagée
par le mouvement syndical 2. Patronat et syndicats ont dès lors pris à cœur d’accompagner
les réformes gouvernementales en matière de
protection chômage – dont la création d’une aide
aux chômeurs de longue durée, connue sous le
nom de « Hartz IV », qui a servi de modèle au
revenu de solidarité active (RSA) français. Dans
leur domaine de compétence propre (fixation
des salaires et de la durée du temps de travail),
c’est-à-dire celui où la Loi fondamentale garantit
leur autonomie, ils ont ainsi entrepris d’accroître
la flexibilité du marché du travail, en ouvrant
notamment la fourchette salariale vers le bas
pour faciliter l’insertion des salariés les moins
1
I. Bourgeois, « Les recommandations du Conseil des Sages qui
inspirent l’Agenda 2010 », in I. Bourgeois (dir), Le Modèle social
allemand en mutation, Éditions du CIRAC, Cergy-Pontoise, 2005.
2
Voir par exemple Wolfgang Schroeder, « Pour un État social
plus équitable », in I. Bourgeois (dir), Le Modèle […], op. cit.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
25
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
qualifiés, comme le leur avait vivement conseillé
le Conseil des Sages.
La flexibilité de l’activité
Ajoutées aux réformes menées par le législateur, les mesures de flexibilisation adoptées
par les partenaires sociaux – dont divers régimes
de comptes épargne-temps –, parallèlement à la
hausse de la durée du temps de travail hebdomadaire – variable selon les branches et secteurs,
elle se situe aujourd’hui en moyenne à près
de 39 heures –, ont fini par relancer l’activité,
réduire significativement le nombre de chômeurs
et surtout comprimer le chômage de longue
durée, donc réduire l’exclusion. L’effet aussi
a été bénéfique pour les finances publiques,
moins mises à contribution pour les revenus de
substitution, ce qui a permis en retour de réduire
un peu le poids des cotisations pesant sur les
employeurs 3 et de faciliter l’embauche. Dans le
même temps, la réduction des dépenses sociales
a permis d’accroître les investissements et de
réduire les déficits.
Ces grandes réformes ont été poursuivies
sous les gouvernements suivants, donnant lieu
à une révision du financement de l’assurance
maladie ou à la hausse de l’âge légal de départ
à la retraite qui sera porté à 67 ans en 2019
pour tenir compte de l’allongement de l’espérance de vie et du fait que la faible natalité fait
progressivement peser le poids du financement
des retraites sur de moins en moins de salariés.
Parallèlement, la consolidation budgétaire
progressait, et le budget fédéral était légèrement excédentaire au moment où éclatait la crise
de la finance mondiale en 2008. Cette amélioration a permis de financer les programmes de
soutien à la conjoncture – prime à la casse dans
l’automobile, coup de pouce aux revenus des
ménages les plus modestes, aides au chômage
partiel, ou mesures pour garantir l’accès au crédit
bancaire des entreprises – et de lancer une série
de programmes d’investissement dans les infrastructures éducatives ou de transport.
3
Voir Cour des comptes, Rapport public thématique. Les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne, Paris,
mars 2011 (www.ccomptes.fr).
26
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Le libéralisme organisé
comme système
économique et social
Le « modèle » économique et social
allemand n’est pas figé une fois pour toutes.
Au contraire, il est foncièrement évolutif, dans
le respect toutefois d’un certain nombre de
principes qui sont, eux, invariants. Les politiques,
c’est-à-dire la manière dont ces principes sont
mis en œuvre concrètement, sont donc toujours
perfectibles, comme le rappelle régulièrement le
Conseil des Sages. Sa mission ne se limite pas
à mesurer l’évolution conjoncturelle de l’économie et à préconiser des politiques en réponse
aux problèmes ou dysfonctionnements constatés.
Il a aussi en charge de veiller au respect de
l’orthodoxie ordo-libérale (voir encadré p. 25).
Son rôle consiste donc « à maintenir ou à faire
prévaloir par des mesures et des règles du jeu
appropriées (Ordnungspolitik) un cadre général
favorable à l’activité économique et à la compétitivité globale » 4.
« L’impératif du maintien de la compétitivité économique [est] un problème sociétal,
au sens où l’enjeu ne se borne pas au seul cadre
macro-économique d’ensemble mais, au-delà,
porte sur la capacité de la société à s’ouvrir et
à s’adapter face aux évolutions récentes et aux
défis nouveaux 5. » Telle est la vision allemande.
On comprend dès lors que le terme de « modèle »
n’est guère approprié pour désigner cet ensemble
complexe d’actions qui déterminent le fonctionnement et l’évolution de l’économie allemande.
Il faut lui préférer celui de « système » qui tient
compte des interactions multiples, et à tous les
niveaux, entre les responsables politiques, les
acteurs économiques, la société civile et ses
représentants – et qui traduit mieux le fait qu’il
s’agit d’un processus.
4
Voir Markus Gabel et René Lasserre, « L’expertise économique
et le conseil politique à l’épreuve du changement », Regards
sur l’économie allemande. Bulletin économique du CIRAC,
n° 78, octobre 2006 (consultable en ligne sur www.cairn.info et
www.revues.org).
5
Rapport de 1993 du ministère fédéral de l’Économie sur la
compétitivité du Standort Deutschland.
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Autonomie
Allemagne : la principale
Contribution
et polycentrisme
nationale
contribution
au
budget
La première caractérisEn millions d’euros
de l’Union européenne
tique du modèle économique
20 708
(2010)
allemand au sens de système
10 000
est qu’il est le fruit d’un travail
4 000
collectif d’acteurs autonomes
1 000
et responsables. Il est construit
200
sur la diversité des politiques
50
économiques et structurelles
Solde
que mènent, au sein d’un
budgétaire
cadre général fixé à Berlin,
opérationnel
les 16 « États membres »
positif
constitutifs de la République
négatif
fédérale que sont les Länder.
Autonomes et indépendants
au plan administratif et budgétaire, ils mènent leur propre
politique industrielle, technologique, éducative ou d’innovation. Ils se livrent à une
concurrence effrénée pour
l’attractivité de leur site de Source : Commission européenne, Budget de l’UE 2010, Rapport financier, 2011
http://ec.europa.eu/budget/index_fr.cfm
production, mais toujours en
respectant les grands objectifs d’équilibre et
Évolution du PIB en Allemagne
de cohésion communs à l’ensemble de l’Alle(1990-2010)
magne, à ses 17 gouvernements (dont le gouverEn milliards de dollars constants de 2000
nement fédéral) et ses 17 parlements (dont les
deux chambres que sont à l’échelon fédéral
2 200
le Bundestag et la représentation des Länder :
2 069
le Bundesrat).
2 000
Cette articulation des pouvoirs institutionnels tient compte de la forte diversité régionale
Allemagne
que présente, pour des raisons géographiques,
1 800
historiques et culturelles, l’économie allemande.
Le pays est entouré de 9 États voisins, le terri1 600
toire n’a que peu de ressources naturelles, mais
1 485
est sillonné par de grands axes fluviaux, auxquels
sont venus s’ajouter dès l’époque de Bismarck
1 400
France
des réseaux extrêmement denses de canaux, de
chemins de fer puis de routes et d’infrastruc1 200
tures aéroportuaires. C’est aux carrefours de ces
voies de communication que se sont concentrées au fil du temps les activités et que sont nés
1 000
1990
1995
2000
2005
2010
des pôles de compétitivité, c’est-à-dire des sites
où vivent en symbiose production industrielle,
Source : Banque mondiale, http://data.worldbank.org
recherche et innovation, et qui sont particulièrement compétitifs.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
27
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
➜ RAPPEL
Le principe de subsidiarité
« Le pouvoir décisionnel doit toujours être placé au plus
près des acteurs concernés et au plus près des problèmes
constatés. Si on veut décider quelque chose “d’en haut”,
au niveau central, il faut d’abord fournir la preuve que cette
décision ne peut pas être prise “en bas”. »
Application au politique
« Cet “en bas” ne s’arrête pas aux Länder ; les communes, la
société civile et ses organisations, et plus encore les citoyens
eux-mêmes sont le “siège” premier des compétences
décisionnelles. Dans une société démocratique, le pouvoir de
décision se délègue toujours du bas vers le haut, jamais dans
le sens inverse. »
Application à l’économie
« Si d’un côté, la diversité est à la fois l’expression et la condition de la liberté, de l’autre, sa force productive repose sur
la concurrence qu’elle génère dès lors qu’on la comprend
comme la “diversité des solutions proposées”. »
Source : Roman Herzog [ancien juge du Tribunal fédéral constitutionnel et
ancien président de la RFA], « Kooperation und Wettbewerb », Aus Politik
und Zeitgeschichte, n° 50, décembre 2006 (www.bpb.de/files/JPKJT0.pdf).
Ces zones sont réparties sur l’ensemble du
territoire, menant à un polycentrisme caractérisé
de l’activité. Cela dit, on observe un fort clivage
Nord-Sud en termes de compétitivité : les régions
les plus dynamiques et les plus riches se situent
dans le Sud ; depuis l’unité allemande, les Länder
de l’Est se sont intégrés dans ce schéma. Quatre
Länder réalisent les deux tiers du PIB allemand :
la Bavière, le Bade-Wurtemberg, la Rhénanie du
Nord-Westphalie et la Hesse, les trois premiers
étant le fief des branches phares de l’industrie
allemande et de ses exportations que sont depuis
des décennies la construction mécanique, l’automobile, l’électrotechnique et la chimie.
Subsidiarité, équité, coresponsabilité
L’économie allemande est ainsi construite
institutionnellement sur la diversité des modèles
– polycentrisme décisionnel (polyarchie) et
polycentrisme des activités –, leur concurrence
et la mobilité des facteurs au sein du « site
Allemagne ». La cohésion de cet ensemble
disparate est assurée par une culture de dialogue
28
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
et d’échanges institutionnalisés dans laquelle
les médias jouent un rôle de premier plan. Cette
culture peut se résumer à une quête permanente d’équilibre des forces entre l’autonomie
(et la concurrence) des différents acteurs et la
cohésion (solidarité).
Le pivot de cette organisation est le
principe de subsidiarité. Il se décline principalement de deux manières : au plan institutionnel,
par le fédéralisme politique et financier ; au
niveau sociétal, par l’organisation de la société et
la culture de travail en association avec différents
acteurs. Les partenaires sociaux, par exemple,
qui représentent les intérêts collectifs du patronat
et du salariat, sont ainsi toujours associés en
amont dans le processus de prises de décisions
politiques ou réglementaires.
Aucune décision dont la portée dépasse
le cadre de la vie privée, à aucun échelon (que
ce soit le gouvernement ou l’entreprise), ne peut
se prendre individuellement. En Allemagne, les
décisions sont toujours collectives, cherchant
en permanence à concilier intérêt particulier et intérêt général. C’est là la signification
profonde de cette « culture du compromis »
qu’on constate outre-Rhin. En ce sens, l’Allemagne est foncièrement aussi une démocratie
économique.
Une autre facette de cette quête d’équilibre
des intérêts est l’équité de droits entre capital
et travail. Elle prend notamment la forme de la
coresponsabilité dans l’entreprise. Les intérêts
des salariés sont défendus par une représentation unique, élue – il n’y a pas de syndicats
dans les entreprises de moins de 2 000 salariés,
c’est-à-dire dans plus de 90 % d’entre elles –, le
Conseil d’établissement (Betriebsrat). Celui-ci
codécide de tout changement dans l’organisation
de la production, ce qui est à la fois favorable aux
plans de modernisation ou de restructuration (les
intérêts respectifs sont respectés) et à la capacité
d’innovation des PME industrielles allemandes.
Cette coresponsabilité ne garantit pas seulement
la paix sociale, mais aussi la stabilité nécessaire à une culture entrepreneuriale orientée sur
le long terme – c’est là la signification d’origine, allemande, de la notion de développement
durable : Nachhaltigkeit.
Les zones d’activité
économique
en Allemagne
Mer Baltique
Kiel
Mer du Nord
Rostock
Lübeck
Hambourg
Bremerhaven
Elb
e
Emden
POLOGNE
Brême
O
de
PAYS-BAS
r
Berlin
Wolfsburg
Hanovre
Osnabrück
Ode r
Brunswick
Magdebourg
Salzgitter
Bielefeld
e
W
r
ese
Dortmund
Essen
Halle
Leipzig
Kassel
Düsseldorf
Dresde
Fu
ld
Erfurt
a
Rh
Wer
ra
in
Koblenz
Chemnitz
Eisenach
Siegen
Francfortsur-le-Main
Saal
Zwickau
e
Leverkusen
Cologne
Aix-laChapelle
Bonn
BELGIQUE
Prague
Schweinfurt
Wiesbaden
Mayence
LUXEMBOURG
Würzburg
in
Ma
Erlangen
Mannheim
a
v
Ludwigshafen
ta
Luxembourg
RÉPUBLIQUE
TCHÈQUE
V la
Nuremberg
Sarrebruck
Ratisbonne
Moselle
Karlsruhe
FRANCE
Ne
nu
Da
r
cka
Ulm
Ingolstadt
e
Stuttgart
Rhi
n
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Cottbus
El
b
Münster
b
n
In
Augsbourg
Danub
e
Munich
Fribourg
Métallurgie
Outils, quincaillerie
Construction mécanique
Industrie électronique
Agriculture intensive
Industrie automobile
Industrie chimique
Textile
Lignite
Houille
0
100 km
Région touristique
Zone de concentration d’activité économique
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
29
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Cette coresponsabilité s’étend, à un niveau
plus général, à la qualification des futurs salariés
via le système dual de formation professionnelle. Le profil des qualifications nécessaires
à moyen terme est identifié par les entreprises,
puis fixé conjointement avec toutes les parties
concernées, et à tous les échelons, afin d’être
valable dans l’ensemble de l’Allemagne. Près
d’un jeune Allemand sur deux suit un apprentissage : le métier qu’il apprend lui dispense
savoir théorique et technique, savoir-faire
(compétences transversales) et aussi savoir-être
(compétence d’action). Cette socialisation dans
et par l’entreprise n’explique pas seulement le
faible taux de chômage des jeunes. Il est à peine
supérieur au taux de chômage général, actuellement d’un peu plus de 6 %. Elle fait d’eux des
acteurs économiques à part entière, capables
de s’adapter aux mutations et d’innover, elle
leur délivre l’intelligence de l’économie et leur
confère une identité sociale.
lll
Le « modèle économique » allemand est au
fond un « modèle de société ». Il repose sur des
valeurs érigées en normes de droit et qui déterminent l’action de l’entrepreneur. Dans les ruines
physiques et morales de l’après-guerre, seules
les valeurs humanistes chrétiennes pouvaient
offrir un cadre d’orientation à une société devant
se reconstruire. Chacun devait prendre en main
son destin, donc assumer sa responsabilité.
De même, chacun devait se montrer solidaire, en
30
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
respectant l’autonomie d’autrui, car du sort des
uns dépendait celui des autres.
C’est ainsi qu’est entré dans le droit constitutionnel (droits fondamentaux) le principe
« propriété oblige » qui vise l’équilibre entre
droits et devoirs de l’entrepreneur et celui entre
intérêts du patron et des salariés. Il crée un lien
indissoluble qu’on peut résumer ainsi : sans
capital pas de travail, sans travail pas de capital.
L’entreprise est une communauté de destin où
l’effort est partagé, de même que les richesses
qu’il génère. Cet équilibre des droits et devoirs
se reflète également dans le droit de la concurrence qui repose, lui, sur le « devoir de probité ».
La liberté d’exercice garantie par la Loi fondamentale a pour corollaire des devoirs vis-à-vis
des autres acteurs économiques, et de la société
dans son ensemble.
Au fond, le « modèle » allemand est un
système de valeurs. Son économie est foncièrement humaine, c’est-à-dire centrée sur l’activité de son acteur principal : l’homme. C’est là le
« secret » de la performance des PME qui constituent 99 % des entreprises, ces fourmis ouvrières
de la compétitivité allemande. Elles sont les
garantes de la culture industrielle, de la cohésion
sociale et de la stabilité de l’Allemagne. n
Bibliographie
O Isabelle Bourgeois (dir.), Allemagne,
les chemins de l’unité. Reconstruction d’une identité
en douze tableaux, Éditions du CIRAC, Cergy-Pontoise, 2011.
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Les partis politiques allemands
Le système de partis de la République fédérale
d’Allemagne (RFA) a été longtemps caractérisé par
une stabilité exceptionnelle et par un format à deux
partis « et demi », la CDU (Christlich Demokratische
Union Deutschlands, Union chrétienne-démocrate
d’Allemagne), le SPD (Sozialdemokratische Partei
Deutschlands, Parti social-démocrate d’Allemagne) et le FDP (Freie Demokratische Partei, Parti
libéral-démocrate). Cependant, depuis la fin des
années 1970, l’affirmation des Verts a ouvert un
mouvement de fragmentation du système de partis.
La structuration historique
du système partisan allemand
Au XIX e siècle, les premiers clivages politiques
opposaient bourgeois et nobles, libéraux et
chrétiens-conservateurs et, à partir de la révolution
industrielle, bourgeois et ouvriers. Après la création
de l’État allemand, en 1871, on trouvait ainsi des
partis d’obédience religieuse, dont le principal était
le Zentrum catholique, et le SPD (créé en 1875), qui
devint le parti-phare de la social-démocratie.
Le suffrage universel fut introduit en 1919, par la
Constitution de la république de Weimar. Cette
dernière était marquée par un système de partis
divisé, notamment du fait de la scission du SPD qui
donna naissance au KPD (Kommunistische Partei
Deutschlands, Parti communiste d’Allemagne)
en 1919, et de l’affirmation du parti national-socialiste. Cette fragmentation est perçue comme un
facteur important de l’impuissance des partis loyaux
à l’égard de la République à contrer la prise de
pouvoir des nationaux-socialistes, qui s’attachèrent à
éliminer, un par un, leurs partis concurrents.
La reconstruction des partis allemands
après 1945
Le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands,
Parti socialiste unifié d’Allemagne), créé dès 1946
dans la zone soviétique d’occupation, devint le seul
parti à exercer le pouvoir en République démocra-
tique allemande (RDA). En Allemagne de l’Ouest, le
SPD et la CDU, créée en 1945, s’imposèrent rapidement comme les principales forces politiques. Le
SPD abandonna toute référence au marxisme lors
du congrès refondateur de Bad Godesberg (1959).
Souvent cité comme l’exemple typique du parti de
masse, il connut une expansion considérable dans
les années 1960-1970 et put s’appuyer sur des liens
solides avec les syndicats.
Dans l’immédiat après-guerre, la CDU défendit un
programme social proche de celui du SPD. À l’issue
d’un tournant libéral-conservateur précoce, elle
devint un parti de centre-droit dont les promesses
de restaurer la prospérité économique s’adressaient
aussi bien aux hommes d’affaires qu’aux agriculteurs
et aux ouvriers. Grâce à ce réalignement, ce parti et
son alliée la CSU (Christlich-Soziale Union in Bayern,
Union chrétienne-sociale en Bavière) surpassèrent le
SPD dès le début des années 1950.
Jusqu’au début des années 2000, la CDU et le SPD
remportaient toujours plus des trois quarts des
suffrages et 80 à 90 % des sièges au Bundestag, tout
en dominant largement les parlements régionaux.
On parle souvent de « bipartisme et demi », puisque
le mode de scrutin proportionnel contraint ces deux
Volksparteien (partis du peuple) à s’allier à un parti
charnière, le FDP, pour être en mesure de constituer
un gouvernement. Ce petit parti est donc celui qui a
gouverné le plus longtemps dans l’histoire de la RFA.
Grâce à ses positions libérales et sécularistes,
le FDP put dans un premier temps se présenter
comme une force complémentaire de la CDU, à
même d’équilibrer ses orientations chrétiennes
et sociales. Sa doctrine évolua ensuite autour de
l’objectif d’occuper le « centre » du spectre politique
et de pouvoir faire pencher la balance en faveur de
l’un ou l’autre Volkspartei. L’adoption d’un discours
« social-libéral », la promesse de défendre les libertés
individuelles ainsi qu’une certaine convergence
de vues à propos de la politique à mener à l’égard
de l’Est permirent un rapprochement du SPD et un
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
31
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Élections fédérales en Allemagne (2009)
Parti pirate
0
Die Linke
2 2,1 2,4 2,5 3,4
FDP
9
Méthode : quantiles
(1/5 des länder dans chaque classe)
6,5 8,5 11 21 29 32
Les Verts
11 13 15 17 19
CDU/CSU
5,1 6,7 10 12 15 17
NPD
0,9 1,1 1,2 1,6 3,2 4
Autres partis
0,3 1,2 1,9 2,3 2,9 5,3
SPD
23 30 32 32 35 43
15 18 24 26 29 30
NPD : Nationaldemokratische
Partei Deutschlands,
Parti national-démocrate
d'Allemagne.
FDP : Freie Demokratische
Partei, Parti libéraldémocrate.
CDU : Christlich Demokratische Union Deutschlands,
Union chrétienne-démocrate
d’Allemagne.
CSU : Christlich-Soziale Union,
Union chrétienne-sociale.
SPD : Sozialdemokratische
Partei Deutschlands,
Parti social-démocrate
d’Allemagne.
Source : www.bundeswahlleiter.de
32
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Scores en % des suffrages exprimés
renouvellement des logiques de formation de coalitions. Le FDP quitta la coalition formée avec la CDU
en 1966 et la RFA connut sa première « grande coalition » SPD-CDU, puis, à partir de 1969, une coalition
SPD-FDP sous l’égide du chancelier Willy Brandt.
La fin du « bipartisme et demi »
Plusieurs évolutions contribuèrent à transformer le
système de partis allemand. Les fondements de la
coopération entre libéraux et sociaux-démocrates
furent ébranlés par leurs divergences quant aux
réponses à apporter à la crise économique des
années 1970, ainsi que par l’intérêt électoral déclinant du FDP à politiser les libertés individuelles,
face à la montée du terrorisme d’extrême gauche.
Ces questions favorisaient un ancrage à droite du
parti libéral. Entre 1982 et 1998, le FDP exerce
effectivement le pouvoir en coalition avec la CDU de
Helmut Kohl.
Les années 1960 et 1970 virent le développement
de la classe moyenne ainsi que des mouvements
d’individualisation et de sécularisation. Ces changements contribuèrent à affaiblir les identités sociales
et partisanes – ce qui s’exprime à travers le déclin
régulier des adhérents des grands partis – et favorisèrent l’émergence d’une nouvelle dimension de
conflit, peu ancrée socialement, opposant les valeurs
de liberté, d’émancipation, de paix et de respect de
l’environnement aux valeurs centrées sur l’ordre, la
discipline, le matérialisme et l’ethnocentrisme. Issu
de mouvements pacifistes et écologistes, le parti des
Verts fit littéralement intrusion sur la scène politique
allemande en entrant au Bundestag en 1983.
Partenaire de coalition « naturel » du SPD, il priva le
FDP de sa posture centrale et contribua à le confiner
à droite du spectre politique et à le rendre extrêmement dépendant de la CDU. En 1998, après seize ans
d’opposition, le Parti social-démocrate remporta les
élections et forma une coalition rouge-verte.
Percée des « petits partis »
et morcellement du système de partis
La réunification de l’Allemagne (1990) marqua
l’apparition du PDS (Partei des Demokratischen
Sozialismus, Parti du socialisme démocratique) qui
succéda au SED de l’ex-RDA. Contre toute attente,
Le système électoral allemand
La loi électorale allemande définit un système dit
« mixte », puisqu’il combine deux modes de scrutin.
Lors des élections législatives, chaque électeur
dispose d’une première voix lui permettant de
désigner au scrutin uninominal majoritaire à un
tour le député de sa circonscription (on parle
alors de « mandat direct » en allemand), mais
aussi d’une deuxième voix lui permettant de voter
au scrutin proportionnel plurinominal pour la liste
de l’un des partis candidats au niveau du Land.
La seconde voix est généralement considérée
comme prépondérante dans la mesure où c’est le
scrutin proportionnel qui détermine la répartition
des sièges entre les partis ayant totalisé au moins
5 % ou 3 mandats directs. Les mandats obtenus
par chaque parti sont attribués en priorité aux élus
« directs ». Si un parti obtient plus de mandats
directs que de sièges à la proportionnelle, il
conserve les sièges supplémentaires, ce qui conduit
à une augmentation ponctuelle du nombre de
sièges au Bundestag.
le PDS parvint à capitaliser sur les déceptions des
Allemands de l’Est à l’égard de la réunification. S’il
a rencontré des difficultés pour s’implanter à l’Ouest,
il s’est maintenu au rang de troisième force dans
les parlements régionaux de tous les nouveaux
Bundesländer.
Plus généralement, le déclin de la confiance dans les
partis établis se traduit par la montée de l’abstention
et par la percée de petits partis. Le seuil électoral des
5 % nécessaire pour entrer au Bundestag constitue
un obstacle de taille, mais ces partis parviennent à
s’affirmer à d’autres niveaux, comme les élections
européennes et surtout les élections régionales qui
constituent les Landtage. Par comparaison avec les
petits partis français, ils sont favorisés par le scrutin
proportionnel, mais aussi par des seuils électoraux
largement inférieurs pour obtenir le remboursement
de leurs frais de campagne (0,5 % des voix aux
élections fédérales et 1 % aux élections régionales).
Au début des années 1990, plusieurs partis
d’extrême droite sont ainsi parvenus à réaliser
des scores élevés, à l’image de la DVU (Deutsche
Volksunion, Union populaire allemande), ou encore
des Republikaner qui obtiennent jusqu’à 10,1 %
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
33
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
dans le Bade-Wurtemberg en 1992. Dans un premier
temps, ces percées restent ponctuelles et éphémères,
tout comme celles de formations locales, se présentant souvent comme apolitiques, tel le Schill-Partei
qui créa la surprise en 2001 en obtenant 19 % des
voix à Hambourg, mais qui disparut dès 2004.
Ce morcellement politique se poursuit, du niveau
communal au niveau fédéral. Entre 2004 et 2011, le
NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands,
Parti national-démocrate d’Allemagne) est par
exemple entré dans quatre Landtage 1. Si le bilan
politique du PDS dans plusieurs Länder de l’Est ne
semble pas avoir convaincu ses électeurs, ce parti
est finalement parvenu à s’établir en Allemagne
de l’Ouest grâce à l’alliance conclue en 2005
avec le mouvement WASG (Wahlalternative Arbeit
und Soziale Gerechtigkeit), composé de sociauxdémocrates et de syndicalistes déçus par la
politique du SPD. Cette alliance a débouché
en 2007 sur la fondation du parti de gauche Die
Linke, qui a obtenu près de 12 % des suffrages aux
élections fédérales de 2009.
Face à cette concurrence multiforme, le SPD et
la CDU ont vu leurs scores s’éroder d’élection en
élection. En 2011, dans le contexte de vives controverses relatives à la rénovation de la gare de Stuttgart,
les dernières élections ont porté, pour la première
fois, un écologiste à la tête d’un Land allemand.
Ces évolutions affectent en profondeur la formation
de coalitions à tous les niveaux. En 2005, après une
période d’incertitude durant laquelle toutes sortes
de combinaisons impliquant le FDP et les Verts ont
été considérées, les deux grands partis ont formé la
deuxième grande coalition de l’histoire de la RFA. Au
niveau régional, les chrétiens-démocrates ne s’allient
plus seulement au FDP, mais aussi aux écologistes,
et le SPD s’associe ponctuellement à Die Linke. En
revanche, les partis d’extrême droite sont exclus de
toute alliance.
Ni gauche, ni droite ?
La recherche de compromis
autour de positions modérées
Le souvenir de la république de Weimar et les
traumatismes liés à l’expérience du totalitarisme ont
contribué à alimenter la suspicion des Allemands
à l’égard des partis et de la radicalité. Même les
termes de « gauche » et de « droite » sont très
connotés et utilisés exclusivement pour désigner
des courant politiques jugés extrêmes, tandis que
les principaux partis revendiquent tous le statut de
« parti du centre ».
Les différences entre les programmes des partis
parlementaires allemands et entre les politiques
menées effectivement par ces derniers semblent
de plus en plus difficiles à identifier. Les principaux
partis s’accordent sur les réponses appropriées
face aux pressions économiques et démographiques. Les réformes sociales adoptées par le
gouvernement Schröder ont ainsi recueilli un large
assentiment parmi les chrétiens-démocrates et les
libéraux. En 2011, ces derniers ont, pour leur part,
repris à leur compte l’abandon de l’énergie nucléaire
décidée par la gauche.
1
La DVU et le NPD ont fusionné au cours de l’été 2010. Après le
rejet, par le Tribunal fédéral constitutionnel allemand, de plusieurs
demandes d’interdiction du NPD en 2001, ce débat a été relancé
fin 2011 par la révélation de liens entre le NPD et l’organisation
nationale-socialiste Clandestinité, mise en cause dans plusieurs
crimes racistes.
34
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Isabelle Guinaudeau *
* Max Weber Fellow, European University Institute, Max Weber
Programme, San Domenico, Italie.
État de droit et démocratie :
le rôle central du Tribunal
fédéral constitutionnel
* Jérôme Vaillant
Jérôme Vaillant *
est professeur de civilisation
allemande contemporaine
En Allemagne, la notion d’État de droit occupe une
place centrale et les normes constitutionnelles demeurent
Lille 3, directeur de la revue
Allemagne d’aujourd’hui.
des valeurs de référence depuis la réunification du pays.
À côté du Bundestag, le Tribunal fédéral constitutionnel
dont la fonction première est d’interpréter la Loi fondamentale de 1949
est l’un des piliers du système institutionnel allemand qui repose sur
une stricte séparation des pouvoirs. La juridicisation croissante de la
vie politique fait cependant l’objet de critiques. Dénué de réelle fonction
politique, le Tribunal fédéral constitutionnel n’en exerce en effet pas
moins une véritable influence, consacrée par certains de ses récents
jugements sur la vie politique du pays.
à l’université Charles-de-Gaulle-
La référence à l’« État de droit » est à peu
près aussi fréquente en Allemagne que le recours
à la notion de « République » en France. On
peut voir là l’importance de la place qu’occupe
dans l’opinion allemande une notion à laquelle
celle-ci est d’autant plus attachée que c’est,
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
la façon la plus claire de se démarquer de l’État
criminel qu’a été le iiie Reich 1. Respecter l’État
de droit c’est défendre les valeurs énoncées
dans la Constitution, la Loi fondamentale 2,
élaborée en 1948 et promulguée en 1949 pour
1
Même si, au départ, comme le rappelle l’hebdomadaire Der
Spiegel dans un numéro récent, il est revenu à des magistrats qui
avaient été en activité sous le IIIe Reich de le faire appliquer. Voir
« Welle der Wahrheiten », Der Spiegel, n° 1/2012, p. 32 et suiv.
2
Pour une lecture en français de la Loi fondamentale, voir la
traduction établie par les juristes de la Faculté de droit de l’université de Sarrebruck (http://archiv.jura.uni-saarland.de/BIJUS/
grundgesetz).
la seule République fédérale d’Allemagne
(RFA) et devenue ensuite la Constitution de
l’Allemagne unifiée. Jürgen Habermas voyait
dans l’attachement à l’« État constitutionnel »
(Verfassungsstaat) un ersatz au sentiment
national pour l’Allemagne occidentale pendant
la période de la division. Les normes constitutionnelles sont restées les valeurs de référence
pour l’Allemagne depuis son unification, avec
sans doute une distance plus grande manifestée à
leur endroit par les Allemands de l’Est que l’unification a déclassés.
Plus que la démocratie :
primauté du droit et
des droits fondamentaux
Plus que la démocratie dont le principal
fondement est la souveraineté du peuple qui
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
35
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
s’exprime par le suffrage universel, l’État de droit
signifie le respect par l’État comme par le citoyen
du principe de légalité. Comme pour les droits
fondamentaux que tout citoyen peut opposer à
l’État, l’État de droit est l’expression de la saine
méfiance que l’on peut ressentir face au pouvoir
de l’État que la Constitution organise et limite et
que la loi contribue, à son tour, à domestiquer.
L’action de l’État est soumise au droit, ce qui
implique, au-delà des normes constitutionnelles,
la loi élaborée par le législateur.
Une hiérarchisation des normes juridiques
est donc essentielle. Le contrôle de leur formulation comme de leur application n’est possible
qu’avec une séparation des pouvoirs : seule une
justice indépendante peut garantir le respect de
l’État de droit. Pour les citoyens, cela nécessite
également l’égalité devant la loi et l’accès aux
tribunaux. Définir l’État de droit peut donc se
résumer ainsi : « Un pouvoir politique institutionnalisé (versus pouvoir personnel), dont les
différents organes agissent en vertu du droit et
seulement ainsi, ce qui garantit que la puissance
publique se montre respectueuse des droits de
l’homme fondamentaux, individuels et collectifs
(versus pouvoir despotique) 3. »
L’État de droit
En Allemagne, certes la Loi fondamentale ne cite nommément la notion d’« État de
droit » que dans son article 28, quand elle évoque
les principes fondamentaux de l’« État de droit
républicain, démocratique et social ». Mais c’est
à l’article 20(3), essentiel parce que fondateur de
l’ordre qui régit la République fédérale d’Allemagne, qu’est défini, sans le nommer, l’État de
droit : « Le pouvoir législatif est lié par l’ordre
constitutionnel, les pouvoir exécutif et judiciaire
sont liés par la loi et le droit. » On retrouve là, après
l’énoncé de la souveraineté populaire d’où émane
« tout pouvoir d’État », le principe de la division
des pouvoirs et de la hiérarchie des normes.
3
Intervention d’Armand Chanel, matinée du 16 décembre
1998, Sciences économiques et sociales, Stage St Hugues, 16 et
17 décembre 1998 (www.ac-grenoble.fr/ses/Content/stages/
stage3.htm), parue sous le titre « Enseigner la science politique
et/ou éduquer à la citoyenneté », Documents pour l’enseignement
économique et social (DEES), n° 119, mars 2000, p. 5-23.
36
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Il convient toutefois d’aller plus loin
encore dans la mesure où l’article 20 portant sur
les « principes constitutionnels » est précédé,
dans une première grande partie, de l’énoncé
des droits fondamentaux (art. 1er à 19) qui ont
donc rang constitutionnel. Tout citoyen peut en
réclamer le bénéfice devant les tribunaux, ce qui
implique qu’il n’y a pas d’État de droit sans mise
en place d’un système judiciaire non seulement
indépendant, mais accessible à tous, en particulier des tribunaux administratifs chargés de régler
les conflits entre citoyens et puissance publique.
On peut mesurer la qualité de l’État de
droit à l’intensité du maillage des juridictions
administratives 4, du nombre de magistrats qui y
sont affectés et du nombre d’avocats spécialisés
dans ce domaine 5. Dans le débat sur l’opportunité de qualifier la République démocratique
allemande d’État de non-droit, il importe ainsi
de rappeler que les juridictions administratives
y ont été supprimées en 1952, au moment du
passage à la « construction du socialisme » et
que leur absence n’a été que très partiellement
compensée par l’introduction d’un « droit de
pétition » au début des années 1970 6, droit qui
s’apparentait davantage à une culture d’encadrement de la protestation en régime dictatorial.
Les droits fondamentaux
Les droits fondamentaux définis par la Loi
fondamentale procèdent du « droit à la dignité
humaine » énoncé en premier, toute atteinte
aux droits fondamentaux étant ainsi comprise,
en réaction contre les crimes commis sous le
IIIe Reich, comme une atteinte à la dignité de l’être
humain. L’article 1er formule ainsi la primauté
des droits fondamentaux : « (1) La dignité de
4
Il existe actuellement en Allemagne 52 tribunaux administratifs, répartis en plusieurs chambres (fonctionnant chacune sur la
base de trois magistrats professionnels, assistés le plus souvent de
deux juges populaires) et 16 tribunaux d’instance (un par Land)
ainsi qu’un tribunal administratif fédéral.
5
À titre indicatif, l’Allemagne compte aujourd’hui plus de
155 000 avocats (source : Bundesrechtsanwaltskammer), toutes
spécialités confondues ; la RDA en comptait dans les années
1980… 530 ! (source : http://de.wikipedia.org/wiki/DDR-Justiz).
6
Sur le droit de pétition en RDA, voir le manuel D.D.R.
Handbuch, Wissenschaft und Politik Cologne, 1975, et L. Ansorg
et alii (dir.), « Das Land ist still – noch ! », Herrschaftswandel
und politische Gegnerschaft in der DDR 1971-1989, Böhlau
Verlag, Cologne, 2009.
Les institutions allemandes
propose
Président
Chancelier
Tribunal fédéral constitutionnel
Gouvernement
fédéral
élit tous les 5 ans
élit
Assemblée fédérale
Parlement fédéral
Conseil fédéral
598
membres
598
membres
69 membres
598 députés
Parlement régional
Gouvernement
régional
élit tous les 4 ans
élit tous les 4 ou 5 ans
Population ayant le droit de vote
Source : « L’Allemagne, vingt ans après… », Documentation photographique, no 8070, La Documentation française, 2009.
l’être humain est intangible. Les pouvoirs publics
ont l’obligation de la respecter et de la protéger.
(2) En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’être humain des droits inviolables et inaliénables comme fondement de toute communauté
humaine, de la paix et de la justice dans le monde.
(3) Les droits fondamentaux énoncés ci-après
lient les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire à
titre de droit directement applicable. »
Ce dernier alinéa reprend l’idée de base de
l’État de droit et définit les droits fondamentaux
opposables à l’État comme l’expression légitime
de la méfiance des citoyens face à l’arbitraire
toujours possible de la puissance publique. Il est
remarquable que le droit de résistance, introduit
dans la Loi fondamentale au moment de l’adoption d’une législation sur l’état d’urgence en 1968
– qui avait notamment pour effet de limiter les
droits fondamentaux en cas d’urgence – l’ait
été sous la forme d’un nouvel alinéa 4 dans
l’article 20 : « (4) Tous les Allemands ont le droit
de résister à quiconque entreprendrait de renverser
cet ordre, s’il n’y a pas d’autre remède possible. »
Il n’a pas été jusqu’à maintenant possible
ou nécessaire de vérifier qui, concrètement, dans
quelle situation pouvait se réclamer de ce droit.
Mais ce fut en son temps une concession jugée
indispensable pour rendre acceptable une législation d’exception qui devait mettre un terme
aux droits réservés des anciennes puissances
d’occupation et mettait en place un système
complexe pour permettre au pouvoir exécutif de
réagir à l’urgence 7.
Le Parlement fédéral :
le pivot central d’un régime
fondé sur la séparation
des pouvoirs
L’État de droit n’est donc pas concevable sans séparation des pouvoirs au sens où
7
Sur la législation d’urgence, voir, notamment, Dieter Sterzel,
Kritik der Notstandsgesetze. Kommentierungen. Mit dem Text der
Notstandsverfassung, Suhrkamp Taschenbuch, Francfort, 1968.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
37
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Montesquieu l’entendait quand il demandait que
« le pouvoir arrête le pouvoir » au risque sinon
d’établir le despotisme.
Une structure bicamérale
Dans le système institutionnel allemand,
la place centrale revient au Parlement fédéral, le
Bundestag, seul organe légitimé par le suffrage
universel. C’est de lui que les autres institutions tirent leur légitimité même si le Bundestag
partage ses droits avec le Conseil fédéral
(Bundesrat) qui participe à l’élaboration des lois
et concrétise en Allemagne le principe fédéral.
Le Bundesrat n’est pas la chambre des
Länder que ceux-ci auraient créée, en leur nom
propre, pour défendre leurs intérêts face au
pouvoir fédéral. Il est une institution octroyée
par la Fédération aux Länder pour leur permettre
d’assurer les fonctions que leur a dévolues la Loi
fondamentale. Il est d’ailleurs constitué de représentants des gouvernements des Länder et non
pas de délégués issus des parlements régionaux
(Landtage), légitimés par le suffrage universel.
Les Länder ont la charge essentielle de faire
exécuter les décisions de la Fédération et sont, à
ce titre en Allemagne, les porteurs de l’administration du pays 8.
Élection du chancelier et du président
Dans ce système institutionnel, le chancelier fédéral (Bundeskanzler) tient également
sa légitimité du seul Bundestag, qui l’élit à la
majorité qualifiée de ses membres – et peut
également, avec la même majorité, le remplacer
en élisant son successeur. Quant au président
fédéral (Bundespräsident), dont les fonctions
sont avant tout de représentation même s’il
peut être amené à jouer un rôle non négligeable
pour gérer les crises politiques, il est élu par une
Assemblée dite fédérale (Bundesversammlung)
qui tient compte de la double réalité du
suffrage universel et du principe fédéral : cette
Assemblée est composée de tous les députés du
Bundestag et d’autant de délégués nommés par
les Länder proportionnellement au rapport de
force entre les partis représentés dans les parlements régionaux.
Élection des juges
du Tribunal fédéral constitutionnel
La dernière institution est le Tribunal fédéral
constitutionnel (Bundesverfassungsgericht)
– souvent appelé Cour constitutionnelle ou Cour
de Karlsruhe en France. L’indépendance de ses
juges est garantie par leur statut et celui particulier du Tribunal qui n’est pas subordonné à
quelque ministère que ce soit. C’est son président
qui en gère l’administration et le budget voté par
le Bundestag (305,8 millions d’euros en 2011) 9.
Le Tribunal fédéral constitutionnel est composé
de deux « sénats » comprenant chacun huit juges.
La Loi fondamentale prévoit en effet dans
son article 94 qu’il doit comprendre des juges
fédéraux et que la moitié de ses membres sont
nommés par le Bundestag, l’autre moitié l’étant
par le Bundesrat. Pour ce qui est du Bundesrat, il
élit les juges en séance plénière, le choix revient
donc aux représentants des gouvernements
régionaux, et ce ne peut donc être qu’un choix
partisan même s’il est fondé sur la qualification des candidats. Le Bundestag, quant à lui, a
mis en place une commission de choix de douze
membres à laquelle appartiennent des députés
des partis qui y sont représentés, leur répartition se faisant selon un modèle mathématique
éprouvé de longue date, emprunté au mathématicien D’Hondt 10. Début 2012, on peut estimer que
sur les seize juges appartenant aux deux sénats
du Tribunal fédéral constitutionnel, sept ont
été respectivement proposés par les chrétiensdémocrates et les sociaux-démocrates, un par les
libéraux et un autre par les Verts 11.
8
En 2010, on recensait en Allemagne environ 460 000 fonctionnaires fédéraux, soit seulement 10 % de l’ensemble des services
publics qui en comptent 4,6 millions (contre 6,7 millions en
1991), répartis pour 2,3 millions dans les Länder et 1,3 dans les
communes, le reste relevant des organismes d’assurance sociale
(source : www.destatis.de/jetspeed/portal/cms/Sites/destatis/
Internet/DE/Content/Publikationen/Fachveroeffentlichungen/
FinanzenSteuern/OeffentlicherDienst/PersonaloeffentlicherDien
st2140600107004,property=file.pdf).
38
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
9
Voir www.bundesverfassungsgericht.de/organisation/
organisation
10
Sur la méthode de D’Hondt, voir www.wahlrecht.de/verfahren/
dhondt.html
11
Sur les origines partisanes des juges nommés au Tribunal
fédéral constitutionnel, voir section 5 « Senate » à l’adresse :
http://de.wikipedia.org/wiki/Bundesverfassungsgericht
© Wikimedia Commons
La Chancellerie fédérale (Bundeskanzleramt)
accueille depuis 2001 à Berlin le bureau du
chancelier et ses services.
La procédure montre que l’État de droit
à l’allemande ne fonctionne que dans le cadre
d’une démocratie parlementaire de type représentatif, fondée sur les partis politiques et qu’il
fonctionne parce que l’Allemagne connaît une
« démocratie de concordance » qui recherche le
compromis. La barrière est, à cette fin, placée très
haut : l’élection des juges du Tribunal constitutionnel par la commission du Bundestag comme
par le Bundesrat se fait, en effet, à la majorité des
deux tiers, ce qui implique un accord en amont
entre les principaux partis et la reconnaissance
du droit des autres à voir un jour aboutir leurs
propositions.
Le Tribunal fédéral
constitutionnel :
un État des juges ?
La durée du mandat des juges (douze
années, non renouvelable) leur donne une stabilité que n’ont pas les gouvernements fédéraux le
plus souvent formés sur la base d’une coalition
de deux partis et dont la mandature est limitée,
elle, à quatre ans. La procédure de nomination n’est pourtant pas sans provoquer de vives
critiques de par l’absence d’appels à candidature
et son manque de transparence, au point même
que la nomination des juges du Tribunal constitutionnel a pu être dite « moins démocratique que
celle d’un pape 12 ».
À cette critique s’en mêlait une autre : la
procédure apparaissait arbitraire alors que le
Tribunal fédéral constitutionnel dispose d’un
pouvoir jugé par certains exorbitant, puisque
c’est lui qui peut décider, en dernier recours, de
l’interdiction d’un parti, trancher sur la constitutionnalité des traités comme celui de Maastricht
ou celui de Lisbonne, et donc permettre à
l’Europe d’avancer ou non sur la voie de l’intégration, etc.
La juridicisation de la vie politique
La contrepartie de l’État de droit est
une tendance croissante à la juridicisation de
12
G. Geuther /K. Remme, « Undemokratischer als die
Papstwahl ? », Süddeutsche Zeitung, 15 février 2008.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
39
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
la vie politique et, ce qui va de pair, à l’alourdissement des prises de décision politiques et
de leur contrôle par le pouvoir judiciaire. Les
plus critiques vont même jusqu’à dire que le
Tribunal fédéral constitutionnel se substitue à
l’exécutif et contreviendrait ainsi à ce qu’il est
censé préserver. L’affirmation, pour téméraire
qu’elle soit, rend compte de l’ambivalence qui
caractérise la perception du Tribunal, en raison
de quelques jugements où il semble ne s’être pas
contenté de contrôler les lois à la lumière de la
Constitution mais de dire ce que les lois devraient
être pour y être conformes.
Ainsi, en 1973, lorsqu’il a dû se prononcer
sur la constitutionnalité du traité portant fondement des relations entre la République fédérale
d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA), le Tribunal jugea le
traité conforme à la Loi fondamentale dès l’instant où la reconnaissance du statu quo territorial
en Europe et donc de l’existence durable de deux
États allemands n’était qu’un détour opéré par le
gouvernement pour arriver un jour à l’unification du pays, et que le gouvernement fédéral ne
perdait donc pas de vue l’objectif d’œuvrer inlassablement à l’unification 13.
Plus récemment, le Tribunal a pu donner le
sentiment de faire preuve d’un sens de l’opportunité s’exerçant aux dépens de la défense de la
Constitution. Alors que les milieux politiques
s’accordaient tous à dire jusqu’au début des
années 1990 que la Loi fondamentale n’autorisait
pas d’opérations extérieures de la Bundeswehr
(« force de défense fédérale ») en dehors de la
zone couverte par l’OTAN et que cela ne serait
possible qu’au prix d’une modification de
celle-ci à la majorité des deux tiers, le Tribunal
estima, le 12 juillet 1994, dans un jugement
qui a fait grand bruit, que la Loi fondamentale
autorisait de telles opérations extérieures de par
le simple fait que l’Allemagne avait adhéré à un
13
Le traité portant fondement des relations entre la RFA et la
RDA, signé le 21 décembre 1972, a fait l’objet d’un jugement
rendu par le Tribunal fédéral constitutionnel le 31 juillet 1973.
Celui-ci avait été saisi par le gouvernement bavarois qui estimait
que le traité ne respectait pas l’obligation faite par le préambule
de la Loi fondamentale à tout gouvernement d’œuvrer à l’unification de l’Allemagne.
40
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
système de sécurité collective et qu’elle devait
en assumer les évolutions et les conséquences
dès l’instant où il s’agissait d’opérations pour la
paix, effectuées dans un cadre international.
Sur la question de la constitutionnalité du
traité de Lisbonne, son jugement du 30 juin 2009,
rendu à la demande du député bavarois Peter
Gauweiler, a généralement été interprété comme
un frein à la poursuite de l’intégration européenne
dans la mesure où il a paru limiter l’initiative
du gouvernement en la matière au profit de son
contrôle parlementaire. Aujourd’hui, le président du Tribunal s’est inscrit en faux contre cette
interprétation jugée excessive et le juge Udo Di
Fabio, dans un entretien accordé à Der Spiegel 14,
lui apporte son soutien : « Je ne crois pas que le
Tribunal fédéral constitutionnel s’oppose à la
recherche de l’intégration. »
Des décisions favorables au Bundestag
Tous ces jugements ont en revanche en
commun de conforter le rôle du Bundestag, ce
qui est, depuis la création du Tribunal en 1951,
une constante de sa jurisprudence. Pour être
conformes à la Constitution, les opérations
extérieures de la Bundeswehr doivent être avalisées par le Bundestag par un vote à la majorité.
Les procédures prévues dans le traité de Lisbonne
ne le sont également qu’au prix d’une intégration du Bundestag dans les prises de décision sur
l’Union européenne.
Loin de vouloir entraver l’action politique
du gouvernement qui reste, en tant que pouvoir
exécutif, maître d’œuvre de la politique du pays,
le Tribunal lui fait l’obligation de se présenter
devant le Parlement pour obtenir son aval et de
se soumettre à son contrôle. Ainsi la chancelière
Angela Merkel s’est-elle vue confortée dans sa
politique européenne avant le dernier sommet de
Bruxelles en décembre 2011 quand elle s’y est
présentée forte d’un vote favorable du Bundestag
sur le plan de désendettement de la Grèce.
Dans le discours que le président fédéral
a prononcé pour le 60e anniversaire du Tribunal,
Christian Wulff s’est fait l’écho des inquiétudes
14
Der Spiegel, n° 52/2010, p. 34 et suiv.
➜ RAPPEL
Les chanceliers fédéraux
1949-1963 : Konrad Adenauer
(CDU)
Surnommé « der Alte », Konrad Adenauer
(1876-1967) est élu chancelier à
73 ans. Il impose l’ancrage à l’Ouest de
la RFA. Il s’engage en faveur de la réconciliation franco-allemande (traité de
l’Élysée) et noue des liens avec le nouvel
État d’Israël.
1963-1966 : Ludwig Erhard (CDU)
Ministre de l’Économie sous K. Adenauer,
Ludwig Erhard (1897-1977) est considéré comme le principal artisan
du miracle économique allemand.
Atlantiste, il privilégie les relations avec
les États-Unis contre les « gaullistes » au
sein de la CDU.
1966-1969 : Kurt Georg
Kiesinger (CDU)
En dépit de son passé nazi, Kurt
G. Kiesinger (1904-1988) dirige la
première grande coalition réunissant
la CDU/CSU et le SPD. C’est sous son
mandat, que le Bundestag adopte en
1968 les « lois d’urgence » permettant au gouvernement d’agir en temps
de crise.
1969-1974 : Willy Brandt (SPD)
À la tête d’une coalition sociale-libérale
(SPD-FDP), Willy Brandt (1913-1992)
est le premier chancelier socialdémocrate depuis 1930. Artisan de
l’ Ostpolitik et de relations plus détendues avec la RDA et les pays du bloc
soviétique, il obtient pour ses efforts le
prix Nobel de la paix en 1971.
1974-1982 : Helmut Schmidt
(SPD)
Le début de son mandat est marqué
par la terreur semée par la Fraction
armée rouge. À la fin des années 1970,
Helmut Schmidt (né en 1918) soutient
la double décision de l’OTAN d’installer
des missiles en Europe occidentale
pour riposter aux SS-20 soviétiques
et d’engager des négociations pour en
obtenir le retrait (crise des euromissiles).
1982-1998 : Helmut Kohl (CDU)
Helmut Kohl (né en 1930) développe
l’idée d’une « Europe sans barrières »,
scelle l’amitié franco-allemande avec
François Mitterrand et œuvre en faveur
de l’introduction d’une monnaie unique
européenne. Dès 1989, il s’engage pour
une unification rapide de la RFA et de la
RDA. Son dernier mandat est marqué
par les difficultés économiques.
1998-2005 :
Gerhard Schröder (SPD)
Dirigeant la première coalition rouge-verte, Gerhard
Schröder (né en 1944)
est aussi le premier représentant de la « génération 1968 » à accéder au pouvoir. En 1999-2001, il
soutient les interventions de l’OTAN au Kosovo et en
Afghanistan, mais s’oppose en 2002-2003 aux ÉtatsUnis au sujet de la guerre contre l’Irak. Il met en place
l’« Agenda 2010 » visant à réformer l’État social.
Depuis 2005 :
Angela Merkel (CDU)
Les deux premiers mandats
d’Angela Merkel (née en
1954) sont marqués par la
crise de la zone euro et par sa
décision de sortir l’Allemagne
du nucléaire d’ici à 2022. Elle est à nouveau candidate à
sa propre succession au scrutin législatif de 2013.
Daniela Heimerl *
* Analyste-rédactrice à La Documentation française.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
41
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
que nourrissent ses membres quand il reproche
à « la politique » – au gouvernement donc – de
contourner le Parlement au nom de l’urgence
ou de chercher une expertise auprès d’officines
privées qui élaborent, avec l’aide de lobbies, des
projets de loi qu’il appartient, en fait, aux commissions du Bundestag de concevoir et de préparer. Il
a réclamé le retour à des procédures qui replacent
le Bundestag au centre de la décision politique
selon un schéma classique : le gouvernement
prend la décision politique, les commissions du
Bundestag formulent un projet de loi, le Parlement
vote. Plus clairement, le président fédéral a estimé
que la suspension du service militaire obligatoire et la sortie définitive du nucléaire décidées
en 2011 ont été des sujets accaparés par le gouvernement alors que des décisions aussi importantes
auraient mérité un débat parlementaire de fond.
Et le président de conclure : « La participation du
Parlement est essentielle à l’État de droit 15. »
Une philosophie politique :
la démocratie parlementaire
représentative
Dans la présentation qu’il fait de ses tâches
sur son site Internet officiel, le Tribunal met à
son compte d’avoir défendu les grands principes
fondateurs de l’ordre libéral-démocratique de
la RFA et d’avoir œuvré à la défense des droits
fondamentaux. Il n’ignore pas qu’il exerce une
influence politique même s’il n’a pas de réelle
fonction politique, puisque sa mission première
est d’interpréter la Constitution. Ce faisant, il
estime que son action a renforcé le fédéralisme et
le parlementarisme. Il souligne également qu’il
n’a rendu ses jugements que parce qu’il avait
été saisi pour le faire. Il n’intervient jamais de sa
propre initiative, seulement à la demande d’une
institution, d’un groupe parlementaire, d’un
Land, etc.
Là où le Tribunal peine le plus à affirmer
une doctrine, c’est dans le domaine social tant
reste grande la tension entre l’objectif de réaliser
un État social et celui de défendre la propriété
privée. L’État de droit allemand n’est pas en
ce sens orienté de façon substantielle vers la
justice sociale. Mais le législateur peut accepter,
sans que le Tribunal y trouve à redire, qu’à côté
des droits fondamentaux opposables soient
formulés dans la Constitution des objectifs de
politique sociale tels que le droit au travail ou
au logement.
Le débat sur l’État de droit a été accompagné ces dernières années en Allemagne par
un autre débat, celui qui a porté sur la question
de savoir si la RDA avait été, à l’inverse, un État
de non-droit (Unrechtsstaat). Si l’on s’en tient
à la première définition donnée en son temps
par celui qui a inventé, au début du xxe siècle,
la notion, Hans Kelsen – selon lui un État de
droit serait tout « État qui respecte sa propre
légalité, quel qu’en soit le contenu » 16 –, la RDA
aurait été un État de droit. Mais ce point de vue
apparaît trop formel pour être satisfaisant : à
l’évidence aujourd’hui ne mérite le qualificatif
d’État de droit que celui qui est « substantiel »,
ce qui implique, au-delà du primat du droit, la
démocratie fondée sur le suffrage universel et
la séparation des pouvoirs qui sont ou devraient
être autant de barrages à l’arbitraire et au despotisme. Ainsi compris, la RDA, assurément, n’a
pas été, à l’inverse de la RFA, un État de droit 17.
Reste la question de la participation des
citoyens à la décision politique. La Loi fondamentale fait de l’Allemagne une démocratie
parlementaire représentative, éliminant ainsi,
puisque le Bundestag est le pivot central du
système institutionnel, toute ouverture vers la
démocratie directe. La jurisprudence du Tribunal
fédéral constitutionnel ne peut donc plaider
en faveur d’une telle ouverture, mais il ne s’y
opposera que si celle-ci en venait à limiter les
droits du Bundestag. n
16
15
Voir « Zum Wesen des Rechtsstaats gehört die
Parlamentsbeteiligung », in Discours du président fédéral
Christian Wulff pour le 60e anniversaire du Tribunal fédéral
constitutionnel, reproduit en extraits dans Frankfurter
Rundschau, 29 septembre 2011.
42
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Voir Hans Kelsen, Allgemeine Staatslehre [Springer Verlag,
Berlin, 1re éd. 1925], Österreichische Staatsdruckerei, Vienne,
1993.
17
Sur la RDA comme État de non-droit, voir G. Roellecke, « War
die DDR ein Unrechtsstaat ? », Frankfurter Allgemeine Zeitung
du 15 juin 2009 (www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/
zeitgeschichte-war-die-ddr-ein-unrechtsstaat?).
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Immigration et identité culturelle
Multiple, l’Allemagne l’a toujours été. Par son histoire
et son organisation fédérale, elle est composée
d’identités régionales diverses que les seize Länder
entretiennent jalousement. Au cours des dernières
décennies, l’immigration est venue alimenter et
renforcer cette diversité selon un triple schéma :
d’abord, le recours à une importante main-d’œuvre
étrangère à partir des années 1960, ainsi que le
regroupement familial qui l’a suivi ; ensuite, l’accueil de
plusieurs millions de (Spät)aussiedler, ces « rapatriés
(tardifs) » 1 issus de l’ancien bloc de l’Est ; enfin,
l’admission de nombreux demandeurs d’asile en vertu
d’une législation qui, jusqu’en 1992, était beaucoup
plus généreuse que dans les autres pays européens.
D’après le recensement de 2010 2, un cinquième
de la population allemande est aujourd’hui issu
de l’immigration (15,7 millions de personnes, dont
8,6 millions ont la nationalité allemande). Si la
Turquie reste le premier pays d’origine des immigrés
(14,1 %), elle est loin d’être le seul, la Pologne et la
Fédération de Russie étant aussi fortement représentées (respectivement 10,5 % et 9,2 % des immigrés).
Alors qu’elle est en train de devenir un pays d’émigration 3, l’Allemagne du XXIe siècle ne saurait plus
se penser sans immigration ni diversité culturelle. Et
pourtant, les discussions sur le vivre-ensemble continuent de s’accompagner de crispations identitaires
et de prudents non-dits.
La réalité de l’immigration
Un premier tabou tombe à la fin des années 1990,
lorsque le gouvernement rouge-vert met officiellement fin au mythe selon lequel l’Allemagne n’est pas
un pays d’immigration. Jusqu’alors, deux thèses se
1
Les rapatriés qui ont rejoint l’Allemagne après la chute du Mur
sont qualifiés de « tardifs ».
Office fédéral des statistiques, communiqué de presse n° 355,
26 septembre 2011.
3
Depuis quelques années, le solde migratoire est négatif en
Allemagne. C’est notamment le cas vis-à-vis de la Turquie, en
faveur de laquelle l’Allemagne a perdu plus de 10 000 habitants en
2008 (émigration nette). Voir Reiner Klingholz, « Ausländer her »,
Der Spiegel, n° 35, 30 août 2010.
côtoyaient dans le discours public allemand. Alors
que la droite préconisait la limitation de l’immigration et le retour des Gastarbeiter (travailleurs invités)
dans leur pays d’origine quelques années après leur
arrivée, la gauche pariait sur leur installation et en
appelait au respect des différences dans un contexte
multiculturel. Pour aussi antinomiques qu’ils soient,
ces modèles ont tous deux eu pour résultat une
politique du laisser-faire, car il aurait été dans un cas
inutile, dans l’autre illégitime d’intervenir dans l’univers culturel des immigrés et de leurs descendants.
La prise de conscience de leur faible insertion dans le
système éducatif et sur le marché du travail, mais aussi
le choc des attentats du 11 septembre 2001, sont
à l’origine d’un changement de vision qui contribue
à une normalisation de l’Allemagne dans le contexte
européen.
Sur le plan juridico-politique, l’évolution des mentalités se traduit d’abord par une réforme du Code
de la nationalité, adoptée en 1999. Après de
longues et difficiles négociations entre le gouvernement rouge-vert et l’opposition conservatrice,
des éléments de droit du sol sont venus s’ajouter
au traditionnel droit du sang 4. Cette prise de
conscience se traduit également par l’adoption
en 2004 d’une loi sur l’immigration comparable
à la législation des autres États européens. Objet
de confrontation idéologique par excellence, cette
nouvelle législation définit pour la première fois
une politique d’intégration proactive, reposant pour
l’essentiel sur des cours de langue et d’orientation
sur la société pour les nouveaux arrivants.
Les responsables politiques s’accordent depuis sur le
principe et sur les modalités d’une telle « intégration
de rattrapage » 5. Quelles que soient les différences
partisanes, concernant par exemple le droit de vote des
étrangers aux élections municipales ou le principe de
2
4
La loi en vigueur jusqu’en 1999 datait de 1913 et de l’institution
du droit de citoyenneté du Reich.
5
Klaus J. Bade, « Integration – versäumte Chancen und
nachholende Politik », Aus Politik und Zeitgeschichte,
n° 22-23, 2007, p. 32-38.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
43
Solde migratoire de Allemagne
(1990-2009)
La population allemande
(1990-2050)
En milliers
1 600
Évolution (en millions de personnes)
Immigration
1 400
85
Émigration
positif
1 000
négatif
800
600
400
200
0
1990
1995
2000
2005
2009
200
400
600
800
Source : Statistisches Bundesamt, www.destatis.de
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Solde migratoire :
1 200
la double nationalité 6, il existe un consensus pour axer
l’intégration sur l’apprentissage de l’allemand. Arrivée
au pouvoir en 2005, la chrétienne-démocrate Angela
Merkel a poursuivi cette voie mêlant, dans un ensemble
de mesures symboliques, communication et coercition.
À titre d’exemple, on peut citer l’obligation faite aux
épouses d’immigrés hors Union européenne de prouver
leur connaissance de l’allemand avant d’être autorisées à rejoindre leur conjoint en Allemagne.
En parallèle, les efforts portent sur l’institutionnalisation du dialogue interculturel, visant non plus à
« discuter des migrants, mais avec les migrants » 7
des défis de l’intégration au quotidien. Dans le même
esprit, l’ancien ministre fédéral de l’Intérieur Wolfgang
Schäuble a créé en 2006 la Conférence allemande
sur l’islam, réunissant à plusieurs reprises des repré6
Les enfants nés en Allemagne de parents étrangers disposent
de la double nationalité jusqu’à leur majorité, âge auquel ils
doivent choisir l’une d’entre elles. Le SPD, les Verts et Die
Linke en appellent à une réforme de la législation, de façon
à ce que la double nationalité soit également possible à l’âge
adulte ; la CDU s’y oppose.
7
Gouvernement fédéral, « Nationaler Integrationsplan », communiqué de presse du 12 juillet 2007 (www.bundesregierung.de).
44
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
haute
82,3
80
75
moyenne
70
Projections
65
1990
2010
2030
Source : Nations Unies, Division population,
www.un.org/esa/population
basse
2050
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
sentants de l’islam et des institutions politiques pour
définir les règles du vivre-ensemble, qu’il s’agisse
de la construction de mosquées ou de l’introduction
de cours de religion musulmane à l’école.
Islam et société
Comme l’a rappelé la polémique autour du livre de
Thilo Sarrazin 8 à l’été 2010, les esprits sont en réalité
beaucoup moins apaisés que ne le laisse supposer
cette rhétorique consensuelle. À l’aide de statistiques contestées et de théories du déterminisme
biologique, cet ancien sénateur social-démocrate de
Berlin s’est attaché à démontrer que les immigrés,
parce qu’ils vivent aux crochets de l’État social et
ont une croissance démographique supérieure à la
moyenne allemande, entraînent le pays à sa perte.
Selon lui, bien des problèmes de l’Allemagne sont
liés à la culture musulmane, à laquelle appartiennent
environ 4 millions de personnes : « Je n’aimerais pas
que le pays de mes enfants et petits-enfants soit pour
une grande part musulman, que l’on y parle largement turc et arabe, que les femmes portent le foulard
et que le jour soit rythmé par l’appel du muezzin. »
L’engouement suscité par ce best-seller outre-Rhin
traduit la frustration d’une partie de la population face
8
Deutschland schafft sich ab: Wie wir unser Land aufs Spiel setzen
[L’Allemagne court à sa perte : comment nous compromettons
l’avenir de notre pays], Deutsche Verlags-Anstalt, Munich, 2010.
Le Premier ministre turc Recep Erdogan s’adresse
à la communauté turque résidant en Allemagne
lors d’une réunion publique à Düsseldorf en février
2011 juste avant les élections en Turquie.
© AFP
au discours politiquement correct des responsables
politiques de gauche comme de droite, ainsi que ses
craintes de voir l’identité allemande menacée dans
ses fondements. À l’inverse, le fait que les plus hautes
personnalités de l’État – de la chancelière fédérale
au président de la Bundesbank, en passant par le
chef du Parti social-démocrate – aient immédiatement dénoncé l’ouvrage a contribué à alimenter ce
soupçon. Il souligne en effet la peur des décideurs
de voir l’Allemagne associée au racisme et s’engager
dans une discussion perçue comme dangereuse.
Ce que révèle au fond cette polémique, c’est l’existence d’un autre tabou, passé quasi inaperçu au cours
de la dernière décennie, car relégué au second plan
par le débat sur l’immigration. En se concentrant sur
l’apprentissage de la langue, ainsi que sur l’éducation
et, dans une moindre mesure, sur la politique urbaine,
la politique a en effet éludé les questions culturelles
et religieuses pourtant liées à l’immigration. Lorsque
la religion musulmane est abordée, comme lors de la
Conférence allemande sur l’islam, c’est pour l’essentiel sous un angle pratique, afin d’en organiser le
quotidien, mais rarement en termes de valeurs.
Or les traditions liées à l’islam, qu’il s’agisse de la place
des femmes dans la société, du rapport à la critique ou
encore à la liberté d’expression, ont aussi une dimension politique et ne sauraient de ce fait être cantonnées
à la sphère privée. C’est d’ailleurs à ce titre que certains
intellectuels, comme la romancière Marion Maron,
la sociologue Nekla Kelek ou l’historien Hans-Ulrich
Wehler, ont pris la défense de Thilo Sarrazin.
Les responsables allemands savent mieux que
quiconque que la République fédérale s’est
construite contre la xénophobie et l’intolérance, et
c’est à juste titre qu’ils refusent d’entrer dans le jeu
de la provocation. En même temps, ils ne sauraient
oublier que le pluralisme et la démocratie exigent
un débat ouvert entre ses membres – sauf précisément à exclure certains d’entre eux, en les reléguant
au rang d’étrangers. Pour poursuivre sur la voie
de l’intégration, il reste à l’Allemagne, après avoir
reconnu la réalité de l’immigration, à se confronter à
sa dimension culturelle et religieuse.
Claire Demesmay *
* Responsable du programme franco-allemand de l’Institut
allemand de politique étrangère (DGAP) à Berlin.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
45
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Une puissance gauche
X Entretien avec…
Rainer Hudemann*
Questions internationales – L’actuelle
crise de la zone euro et, par extension, de
l’Union européenne semble mettre en péril le
principe même de la construction européenne.
La « vocation européenne » de l’Allemagne,
idée chère à la totalité des grands dirigeants
allemands depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, paraît mal en point. L’Europe seraitelle devenue un poids pour l’Allemagne ?
Rainer Hudemann – Dans la population
allemande, la conscience de ce que le pays doit
à l’Europe, surtout depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, reste vive. La chancelière
Angela Merkel rappelait encore récemment 1
son expérience personnelle de l’échec politique,
économique et en grande partie social de la
République démocratique allemande (RDA).
Comme nombre de ses concitoyens, il fut un
temps où elle partagea le désir de connaître ce
monde occidental inaccessible. Alors que la
liberté de parole, de la presse, de voyager, de
manifester faisait partie de la normalité quotidienne des habitants de l’Allemagne occidentale, elle demeurait un horizon inaccessible
pour ceux de la RDA. Dans l’Allemagne unifiée
coexistent donc de nos jours deux expériences du
passé très différentes. Malgré l’« ostalgie » – la
nostalgie de la RDA – que l’on peut observer
dans les nouveaux Länder chez ceux qui ont
oublié – ou tentent de nier – la réalité de cette
« démocratie » définie officiellement comme la
dictature du prolétariat, la normalité européenne
reste pour beaucoup encore l’accomplissement
d’un rêve, comme le fut déjà pour tant d’Allemands le « retour à la normalité » après la défaite
du nazisme.
1
46
Le Monde, 26 janvier 2012.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Ceci dit, l’euros* Rainer Hudemann
cepticisme qui a
est professeur d’histoire contemporaine
toujours existé
à l’université de la Sarre et professeur
en Allemagne
d’histoire contemporaine de l’Allemagne
tend en effet à
et des pays germaniques à l’université
s’y renforcer
Paris-Sorbonne (Paris IV).
depuis quelques
années. Il repose
en partie sur des mythes, comme celui rendant
l’euro responsable de la cherté de la vie, alors
même que les taux d’inflation étaient plus forts
du temps du mark et que les nombreux excès
frauduleux qui ont marqué les esprits lors de
l’introduction de l’euro ont en général été
rapidement résorbés.
La situation actuelle doit, en réalité, nous
ramener à l’idée que les crises ont toujours fait
partie du processus d’intégration européenne
– et donc du couple franco-allemand qui en
est au cœur. La construction européenne est le
résultat de ces crises. L’échec de la Communauté
européenne de défense en 1954 a ainsi été
surmonté par la mise en place du Marché
commun en 1957. La politique française de la
chaise vide à Bruxelles en 1966 n’a pas empêché
ensuite sa réussite avec six mois d’avance
en 1967. De même, les divergences francoallemandes sur la politique européenne à l’égard
du tiers-monde – la France souhaitait privilégier ses anciennes colonies – se conclurent par
les accords de Lomé en 1975, qui remplacèrent
les relations bilatérales avec les États les plus
pauvres de la planète par un système d’aide
multilatérale communautaire. Qu’elles aient été
spectaculaires et médiatisées ou non, ces crises
profondes eurent toutes en commun un même
résultat, celui de faire progresser l’intégration
européenne.
Réalisé en 2003 par Wolfgang Becker, Good Bye Lenin
traite de l’« ostalgie », cette nostalgie à l’égard des aspects
prétendument positifs du régime de la RDA – en termes
d’emploi, d’éducation, de logement, d’égalité hommesfemmes…
La montée de l’eurosceptisme dans
les sondages d’opinion ces dernières années
me paraît par conséquent à relativiser. Cette
tendance n’est d’ailleurs pas propre à l’Allemagne. La crise actuelle de la zone euro est
grave, bien évidemment, et les découragements
sont légion. La tâche des gouvernements, dont
celui de Berlin, dans cette crise n’est pas facile.
Les économistes sont profondément partagés
sur les voies à suivre. Depuis que les agences de
notation ont joué un rôle important, sinon essentiel, dans la préparation et le déclenchement de
la crise de 2008, elles ont prouvé leur ambivalence, pour ne pas dire leur incompétence. « Les
marchés » relativisent d’ailleurs leurs analyses.
Pourtant, les gouvernements de la zone euro
qui leur ont accordé une place centrale dans
les règles juridiques encadrant les placements
financiers sont obligés de tenir compte de leurs
recommandations. L’un des ressorts essentiels
de la crise actuelle est donc l’importance excessive accordée à ces notations, ce qui aggrave
considérablement les risques d’anticipations
auto-réalisatrices.
La crise actuelle de la zone euro a fait
oublier que, depuis une décennie, l’Allemagne
a pris à bras le corps le problème de sa dette
publique, avec succès puisque son budget aurait
été équilibré à la fin de l’année 2009 si la crise
mondiale n’avait pas éclaté en 2008. Le chômage,
notamment celui à long terme, a considérablement diminué. Le prix à payer pour certaines
catégories de la population n’en reste pas moins
élevé. Un de mes collègues, père d’une famille
de deux enfants, a ainsi récemment calculé que
son salaire réel en termes de pouvoir d’achat
avait baissé en dix ans de 35 %, sans changement notable de situation professionnelle. Même
en tenant compte du niveau souvent élevé de
beaucoup de salaires allemands en comparaison
avec ceux d’autres pays, ce type de situation
contribue à expliquer l’apparition d’une forme
de malaise et les réactions critiques à l’égard de
certains partenaires européens. À noter que ce
malaise dans l’opinion publique contraste d’ailleurs avec l’optimisme qui a souvent cours dans
les milieux d’affaires allemands.
L’irruption de la question de la dette
publique, si longtemps négligée par tant de
gouvernements européens et par l’opinion
publique, au premier plan du débat international, et ceci largement à cause des agences de
notation, a en outre considérablement modifié,
sinon déformé, les critères de décision politiques.
Les gouvernements, dont celui d’Angela Merkel,
doivent désormais faire face à une crise d’un
type nouveau et, entre la menace d’une récession
économique et la réduction de la dette publique,
l’équilibre est difficile à trouver.
Dans une perspective de long terme, la
« vocation européenne » de l’Allemagne ne
risque donc pas de disparaître me semble-t-il.
Berlin s’efforce actuellement de contribuer à une
nouvelle politique européenne qui, en venant à
bout de la crise actuelle, permettra de renforcer
in fine l’intégration.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
47
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
QI – La sortie du nucléaire, décidée par le gouvernement fédéral actuel après la catastrophe de
Fukushima, marque une rupture. Cette décision
unilatérale éloigne la perspective d’une politique
énergétique de l’Union européenne. Quels vous
semblent être les motifs de cette position ?
R.H. – Par son ampleur et sa rapidité, la
décision allemande constitue en apparence une
rupture. Rappelons que la prolongation des
centrales nucléaires les plus anciennes avait
été décidée, après d’âpres débats, seulement
quelques mois avant l’accident nucléaire de
Fukushima. Dans la culture politique de l’Allemagne fédérale, la décision de sortir du nucléaire
couvait pourtant depuis près de quarante ans.
Dès les années 1970, les dangers du
nucléaire avaient été dénoncés par les milieux
écologiques allemands, certes encore peu
influents à l’époque. Le thème avait ensuite
progressivement gagné un public de plus en
plus large, avant d’être repris par les grands
partis politiques. Avant même que l’incurie des
responsables soit pleinement connue, le drame
de Fukushima sembla donc donner raison
en Allemagne à ceux qui affirmaient depuis
longtemps que les sociétés modernes n’avaient
pas suffisamment évalué les risques liés au
nucléaire. S’y ajoutèrent des informations selon
lesquelles, au bout de quelques années d’exploitation, l’important site allemand de stockage
des déchets radioactifs de Asse était défectueux
et devait être évacué d’urgence, alors qu’il avait
été soi-disant conçu pour des milliers d’années.
Une méfiance profonde se superposa donc au
choc provoqué par la catastrophe japonaise qui,
selon les prédictions de tous « les spécialistes »,
semblait exclue si peu de temps après celle de
Tchernobyl.
Cette méfiance ancienne à l’égard du
nucléaire ainsi que les polémiques récurrentes
autour de cette technologie insuffisamment
maîtrisée, notamment dans ses effets à long
terme, avaient déjà contribué à freiner sa diffusion en Allemagne fédérale – en RDA, le débat
n’avait jamais dépassé quelques groupuscules
contestataires étant donné la mainmise aussi bien
politique qu’économique de l’Union soviétique
sur le secteur. Au moment de la catastrophe de
48
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Fukushima, la dépendance allemande vis-à-vis
du nucléaire était donc très inférieure à celle de
la France. Il en ressort que la liberté de choix
du gouvernement de Berlin était autrement plus
importante que celle de son homologue français.
Les divergences d’approche entre l’Allemagne et d’autres pays, dont la France, reposent
aussi sur un autre facteur explicatif. Il convient
en effet de rappeler que le iiie Reich, dont la
mémoire est omniprésente depuis 1945 dans
la culture politique allemande sous des formes
extrêmement diversifiées, avait séduit une partie
considérable de la population allemande avantguerre par l’adhésion au progrès technologique
et scientifique qui accompagnait son idéologie
archaïque. Cette expérience des technologies
liée à de multiples égards aux crimes que l’on
connaît – en particulier la dimension technique
des chambres à gaz – produisit en Allemagne
après 1945 une forme de méfiance à l’égard
du progrès technologique, de surcroît lorsqu’il
est lié à une utilisation militaire potentielle,
méfiance que l’on ne trouva point en France.
Le changement de cap de la politique
nucléaire allemande était donc prévisible sinon
irrémédiable. Fukushima n’a fait que hâter la
décision de Berlin, laquelle met en exergue une
profonde différence d’approche entre la France
et l’Allemagne sur la question nucléaire.
QI – Les relations économiques entre l’Allemagne et la Russie sont étroites, notamment dans
le domaine énergétique. Faut-il, au-delà, y voir
pour l’Allemagne une porte de sortie de l’Union
européenne et de l’OTAN ?
R. H. – Très clairement : non. Les relations
avec la Russie et, plus généralement, avec les
pays de l’Europe de l’Est relèvent avant tout
du retour à la normalité consécutif à l’éclatement de l’Empire soviétique et à l’unification.
La politique énergétique germano-russe de
l’ancien chancelier Gerhard Schröder, fort critiquée en Allemagne comme en Europe depuis ses
débuts, devrait pourtant contribuer à renforcer
ultérieurement les liens énergétiques de l’Europe
occidentale. En effet, une partie des livraisons du
gaz russe en Allemagne ira aussi à certains de ses
partenaires européens, et notamment à la France.
Total
(en millions
de tonnes
équivalent
pétrole)
Nucléaire
Renouvelable*
Charbon
Gaz
Répartition
par source
(en %
du total)
Pétrole
Approvisionnements totaux en énergie primaire (2009)
Indépendance énergétique**
(production / approvisionnement totaux
en énergie primaire)
Brésil
0,96
Chine
40
0,92
Royaume-Uni
20
0,81
États-Unis
Autriche
32
Pologne
40
0,51
Allemagne
0,40
Autriche
165
0,36
Italie
40
20
Allemagne
0,72
France
20
Italie
0,78
319
40
0,16
** Une valeur inférieure à 1 indique
une dépendance énergétique tandis
qu’une valeur supérieure ou égale à 1
indique une indépendance énergétique.
20
États-Unis
2 163
40
Évolution en Allemagne de la production
et de l’importation d’énergie primaire, 1971-2009
(en millions de tonnes équivalent pétrole)
20
production
Royaume-Uni
197
importation
60
200
20
150
Pologne
94
60
100
40
20
Chine
2 257
50
40
0
1971
20
Brésil
1980
1990
2000
240
40
20
France
256
Source : Agence internationale de l’énergie, www.iea.org
* Énergies renouvelables : hydraulique,
géothermique, solaire, éolien, marées,
biocarburants, déchets, chaleur.
2009
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
40
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
49
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Certes, pour la Pologne, fort critique à l’égard
du projet – le gazoduc Nord Stream contourne
le pays –, cette politique ravive au contraire une
forme de méfiance ancienne.
Quant à l’ouverture de l’Allemagne vers
les pays de l’ancienne Union soviétique, elle
s’accompagne dans la société civile d’un intérêt
très vif pour ces pays et de très nombreuses
ONG allemandes y travaillent dans de multiples
secteurs. Les Allemands y sont en permanence
confrontés aux réminiscences de la « Grande
Guerre patriotique » 2 dont la mémoire se
modifie. L’héroïsation des partisans et du peuple
combattant, en vigueur sous l’ère soviétique,
laisse la place à une attention plus profonde
portée aux victimes. La mémoire spécifique de
la Shoah, qui y est seulement apparue depuis les
années 1990, en est l’une des expressions.
La chute de l’Empire soviétique puis son
ouverture ont aussi rendu beaucoup plus concret
cet héritage de la guerre pour nombre d’Allemands de l’Ouest. Ceux de la RDA y étaient pour
leur part déjà familiarisés en raison des multiples
contacts personnels entretenus à l’intérieur du
bloc soviétique, mais cet héritage épousait alors
les formes figées de la propagande officielle.
L’ouverture de l’Allemagne unifiée au monde
de l’ancien bloc soviétique est l’un des éléments
constitutifs du processus de normalisation en
cours depuis la fin de la guerre froide. Elle a pour
corollaire une nouvelle phase dans la prise de
conscience collective du poids du passé.
QI – Quels sont les intérêts et aussi la capacité
d’influence et d’action de l’Allemagne en
Europe centrale et dans les Balkans ?
R. H. – Il ne faut pas surestimer les possibilités d’influence de l’Allemagne dans ces pays.
Là encore, la Seconde Guerre mondiale reste
omniprésente dans les esprits. Mais de nombreux
liens se sont tissés depuis la chute du Mur. Les
PME allemandes sont très nombreuses en Europe
centrale et dans les Balkans, tandis qu’une
importante communauté originaire des Balkans
vit en Allemagne depuis plusieurs décennies.
2
Appellation de la Seconde Guerre mondiale en Union soviétique
puis en Russie en référence à la « Guerre patriotique » menée
en 1812 contre les armées de Napoléon.
50
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
On reproche souvent au gouvernement
allemand sa reconnaissance unilatérale de la
Croatie et de la Slovénie le 15 janvier 1992,
décision qui aurait, selon certains commentateurs, précipité la guerre de Yougoslavie. Mais
cette reconnaissance décidée par le gouvernement allemand le 19 décembre 1991, faisait
suite à la déclaration commune adoptée préalablement par les ministres des Affaires étrangères
des pays membres de la CEE, le 16 décembre.
Elle est intervenue dans un contexte où, depuis
des mois, les combats, la destruction de villes
comme Vukovar et la fuite de centaines de
milliers de personnes – dont des dizaines de
milliers en Autriche et en Allemagne – étaient
déjà en cours sur le terrain. Le drame yougoslave était donc présent – dans le sens littéral du
terme – en Allemagne bien avant qu’il émerge
dans la plupart des autres pays européens, et de
façon beaucoup plus dramatique.
QI – Vingt ans après la réunification, une sorte
de désenchantement semble s’être emparée des
électeurs allemands. Y a-t-il des failles dans le
modèle démocratique allemand ?
R. H. – Une fois de plus, je ne le pense pas,
et la crise financière le montre bien. En raison de
ses prérogatives constitutionnelles, le Bundestag
détient un poids très fort en Allemagne, et ce
pouvoir de contrôle du Parlement, qui est l’un
des gages de la démocratie, est plus grand que
dans certains autres pays de l’Union européenne.
Lorsque le Bundestag a exigé d’avoir son mot à
dire dans l’utilisation du budget fédéral – droit
fondamental des parlements nationaux depuis
le xixe siècle –, c’est donc à tort que certains
observateurs étrangers en ont déduit un manque
d’engagement démocratique de l’Allemagne en
faveur de l’Europe.
De même, pour le fédéralisme, autre aspect
du modèle démocratique allemand. Il correspond non seulement à la tradition séculaire
allemande, mais également à la politique fédéraliste des Alliés occidentaux – et notamment de
la France – lors de l’élaboration de la Loi fondamentale en 1949. Certes, certains des excès du
fédéralisme allemand, par exemple dans l’enseignement secondaire et supérieur, posent actuellement problème. Mais de par le contrepoids que
les Länder constituent par rapport au gouvernement fédéral, le fédéralisme joue en Allemagne
un rôle profondément démocratique.
La conscience de la destruction de la
république de Weimar et celle des crimes nazis
restent profondément ancrées dans la culture
politique du pays et empêchent toute entorse au
contrat démocratique. En Allemagne, une action
légale, mais semblant répréhensible à l’opinion publique d’un point de vue éthique, peut
causer la chute d’un dirigeant politique. Ce n’est
pas le cas dans tous les pays démocratiques. Le
Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe a
actuellement tendance à défendre les droits du
Bundestag face aux institutions européennes
dans la poursuite de l’intégration. Cette pratique
peut se discuter, mais elle n’en confirme pas
moins l’ancrage de la démocratie en Allemagne.
Pour ce qui est du désenchantement des
électeurs allemands, il s’accompagne d’un
nouvel infléchissement dans l’offre partisane.
Depuis le xix e siècle, le système des partis
politiques a subi des évolutions profondes.
En 1945, la CDU (Union chrétienne-démocrate),
parti interconfessionnel, a ainsi absorbé le
Centre catholique (Zentrum), fort influent
jusqu’à son autodissolution en 1933. Les Verts
ont élargi au début des années 1980 l’éventail
politique vers l’écologie, qui depuis est entrée au
programme de tous les grands partis. Si le Parti
pirate allemand (Piratenpartei Deutschland) qui
exige la transparence totale en politique semble
actuellement déstabiliser le système des grands
partis populaires, il est le signe d’une exigence
démocratique profondément ancrée et permanente en Allemagne.
Pour terminer cet entretien, je souhaiterais
ajouter que je suis content que, dans vos questions,
vous n’ayez pas parlé « des Allemands » mais de
« l’Allemagne » ou du gouvernement allemand.
Les Allemands, sauf en droit, n’existent pas plus
aujourd’hui qu’au xixe siècle lorsqu’on a inventé
l’« âme allemande ». Déjà, à l’époque, pour
FOCUS
Un nouveau parti
contestataire :
le Parti pirate allemand
Fondé en 2006 en tant que plate-forme politique de la
communauté Internet, le Parti pirate allemand (Piratenpartei
Deutschland) milite en faveur des libertés individuelles et de
la transparence politique. Des jeunes passionnés d’informatique se sont unis afin de protéger la liberté d’expression contre ce qu’ils appellent l’interventionnisme étatique,
et plus précisément la censure et l’État policier. Bigarré et non
conformiste, le Parti pirate constitue une provocation pour
l’establishment politique allemand.
Lors du scrutin régional organisé le 18 septembre 2011 à
Berlin, le Parti pirate a réalisé le score inattendu de 8,9 %.
Au-delà du milieu alternatif et orienté vers les nouvelles
technologies, la formation a su habilement tirer profit de la
désillusion des Berlinois à l’égard non pas tant de la politique
elle-même que des partis politiques traditionnels.
Plaidant pour un style politique novateur dans lequel la
réflexion et la prise de décision se font collectivement via
l’Internet, les militants considèrent leur parti comme un
mouvement moderne et modernisateur qui se situe en dehors
des clivages politiques traditionnels. Défendant le libre accès
au savoir et à la culture et la sauvegarde de la sphère privée,
le parti se pose en défenseur des libertés civiques. En revendiquant la légalisation du haschisch, la mise en place d’un
salaire minimum et la gratuité des transports de proximité, il
relaie des idées dans l’air du temps à Berlin.
Source : www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe
caractériser « l’Allemand », on était immédiatement obligé d’en inventer deux : le bon
– Beethoven, Goethe et quelques autres – et le
mauvais, agresseur, antidémocratique, meurtrier
dans l’âme. Encore de nos jours, allez dire à
un Bavarois qu’il est Prussien, car Allemand
comme lui, et vous ne vous en ferez pas un ami.
D’autant plus que « le » Bavarois n’existe pas
non plus dans un Land aussi diversifié du point
de vue sociologique, confessionnel, économique
et politique. n
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
51
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Berlin, capitale de la nouvelle Allemagne
En moins d’une décennie, Berlin est redevenue une
capitale à part entière, en concentrant les pouvoirs
politiques. Ce retour des organes exécutifs et législatifs sur les bords de la Spree a certes suscité en 1991
un vif débat et a été acquis à une courte majorité au
Bundestag. Mais la polémique est à présent éteinte
et oubliée. Nul ne remet plus en cause ce choix, pas
plus à l’Ouest qu’à l’Est.
Le poids de l’Histoire
En revenant à Berlin, l’Allemagne a non seulement voulu assumer sa normalité retrouvée en
Europe, mais aussi affirmer sa double ambition de
pays uni et d’État démocratique. Les gigantesques
travaux entrepris à Berlin depuis vingt ans dépassent
le cadre local, car ils constituent une métaphore des
réalisations et des problèmes de la réunification, une
projection de la nouvelle Allemagne. Le pays tient à
souligner son caractère démocratique, en affichant la
transparence des processus de décision et la participation des citoyens, ce dont témoigne la coupole du
Reichstag. La « république de Berlin » veut se profiler
comme l’Allemagne du troisième millénaire.
La mutation opérée par Berlin traduit celle de l’Allemagne dans son ensemble. Elle symbolise une
identité nationale allemande en construction. Après
avoir été celle du « monde libre » et celle du « socialisme réellement existant », Berlin fait figure de vitrine
de l’Allemagne unie. Tout d’abord, le transfert de la
capitale a rapproché le gouvernement des nouveaux
Länder et a rétabli les liens entre les parties orientale et occidentale du pays et de la ville. Il a ensuite
contribué à intensifier la confrontation avec le passé,
ce qui s’est opéré de manière ambivalente. Berlin a
cherché, tout à la fois, à éliminer les stigmates de
la guerre et de la division, à réinvestir des bâtiments
historiques, souvent chargés d’un lourd héritage,
et à leur conférer une nouvelle dimension. Les
autorités ont également souhaité effacer les traces
de la période communiste, en enlevant des statues
et des monuments de la République démocratique
52
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
allemande (RDA), en débaptisant 80 noms de rue,
en rasant le Palais de la République et en le remplaçant par une réplique du Château royal censé abriter
un complexe culturel dénommé Humboldt-Forum.
Cette décision, actée par le Bundestag, a d’ailleurs
soulevé une intense controverse qui a vu s’affronter
les adeptes d’un historicisme rigide et les défenseurs de la mémoire est-allemande, les adversaires
d’une reconstruction anachronique et les partisans
d’une restauration baroque. Certains considèrent
ce projet, évalué à 500 millions d’euros, comme
une tentative de réunification historique. D’autres le
perçoivent, au contraire, comme une revanche historique de la République fédérale d’Allemagne (RFA),
de la même manière que la destruction du Château
royal l’avait été en 1950 pour la défunte RDA. Cette
nouvelle bataille d’Hernani est loin d’être achevée,
puisque la reconstruction de la façade sur trois
côtés a été reportée pour des raisons financières.
Le débat illustre en tout cas la grande difficulté à
tenter d’exprimer une identité culturelle unifiée dans
des monuments publics qui, eux, témoignent d’une
histoire politique discontinue et d’un violent antagonisme idéologique.
Redevenir une ville mondiale
Le projet du Château royal révèle, de façon
presque subliminale, l’objectif ultime poursuivi
par Berlin : redevenir ce qu’elle était autrefois, une
Weltstadt, quand elle était la deuxième ville du
monde par ses dimensions et la troisième par sa
population. Berlin aspire à retrouver son rang de
grande métropole, voire de ville mondiale.
Avec la chute du Mur, les planificateurs pariaient sur
une expansion économique et démographique de
Berlin. Cet optimisme initial s’est révélé irréaliste.
Vingt ans après, Berlin ne dispose toujours pas de
structure économique solide, diversifiée. La ville reste
lourdement endettée (60 milliards d’euros en 2011).
Le chômage se maintient à un niveau élevé (13, 6 %).
La désindustrialisation s’est accélérée : ayant perdu
Le Radialsystem, sur les bords de la Spree à Berlin, est un
complexe culturel qui se compose d’une ancienne station
hydraulique du XIXe siècle sur laquelle l’architecte Gerhard
Spangenberg a ajouté une structure contemporaine.
L’ensemble est au cœur de la vie culturelle berlinoise.
© Sebastian Bolesch
300 000 emplois, le secteur secondaire ne représente plus que 14 % du PIB contre 67 % pour les
services. Aucune des grandes entreprises cotées au
DAX (Deutscher Aktienindex) n’a son siège social
à Berlin. Siemens a par exemple préféré rester à
Munich plutôt que revenir s’installer dans sa ville
d’origine.
Bien qu’elle demeure la principale ville d’Allemagne, en termes de superficie et de population,
et qu’elle a regagné en influence internationale,
Berlin est concurrencée par Francfort comme centre
financier, par Munich comme pôle technologique,
par Hambourg comme carrefour commercial, par
Cologne comme plateforme médiatique. Jusqu’à ce
jour, Berlin n’a pu rattraper le retard économique
accumulé depuis la guerre.
Malgré ses difficultés, Berlin bénéficie néanmoins
d’une image très positive, reposant sur son intérêt
historique et la diversité de son offre culturelle. Son
aspect « pauvre mais sexy », selon son maire Klaus
Wowereit, attire de plus en plus de touristes, au point
qu’avec 20 millions de visiteurs en 2010 Berlin se
classe juste derrière Paris et Londres. Cette affluence
a entraîné un boom hôtelier, à l’exemple du luxueux
Waldorf Astoria qui vient d’ouvrir près du zoo. Elle
traduit aussi l’internationalisation grandissante d’une
métropole certes déséquilibrée mais prometteuse.
Bien qu’elle ne remplisse pas une fonction centralisatrice comparable à Paris ou Londres et qu’elle
n’exerce pas d’activités stratégiques sur le plan
économique et financier, la capitale allemande
dispose d’atouts certains pour prétendre jouer un
rôle particulier dans le monde. La revue américaine
Foreign Affairs place Berlin au seizième rang des
soixante plus importantes métropoles mondiales.
Ville laboratoire du XXIe siècle
Le développement récent de Berlin ouvre des
perspectives encourageantes. La ville commence à
drainer les flux et à se situer au cœur des réseaux.
Elle a notamment aménagé des infrastructures
ferroviaires et aéroportuaires de dimension internationale. Autour de ses quatre universités et de ses
écoles spécialisées – réunissant 140 000 étudiants
au total –, elle a constitué des pôles compétitifs
de formation et de recherche, comme à Adlershof
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
53
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
où se côtoient 7 000 étudiants
et 3 000 scientifiques travaillant dans la biotechnologie, les médias, les énergies
renouvelables.
Surtout, Berlin est parvenue
à s’imposer comme l’un des
principaux foyers de l’économie virtuelle, créative et
culturelle, expérimentant de
nouvelles formes de sociabilité, à l’instar du Betahaus qui
offre 250 places de « coworking » (location temporaire de
postes de travail). De nombreux
jeunes entrepreneurs travaillant
autour d’Internet, provenant du
monde entier, se sont implantés
à Berlin. La capitale allemande
concentre des designers, des
publicitaires, des acousticiens,
des graphistes, des décorateurs,
des stylistes, des musiciens,
des galeristes, des artistes...
Ce secteur dynamique englobe
29 000 entreprises et emploie
230 000 personnes.
Tous ces actifs sont séduits par
Érigé entre 1965 et 1968 et symbole de l’ancien Berlin-Est, le Fernsehturm
une ville ouverte, innovante,
reste la plus haute tour de la capitale allemande.
tolérante, animée, écologique,
© DR
accessible, spacieuse, bon
marché, même si certains
quartiers sont soumis à la gentrification, entraîcaractéristique essentielle de la ville : Berlin est un
nant une augmentation des loyers et le départ des
laboratoire, aussi bien sur le plan social, urbanisménages modestes. Cette qualité de vie lui vaut
tique, artistique que politique, comme l’a montré
d’obtenir la sixième place au classement des villes
l’émergence des Verts sous une forme alternative
mondiales de la Mori Memorial Foundation du Japon.
et, plus récemment, l’apparition du Parti pirate qui
La société londonienne Knight Frank lui attribue
défend la liberté en ligne (voir p. 51). Déjà, en 1929,
même la deuxième position.
le journaliste autrichien Joseph Roth s’étonnait de
la « capacité de Berlin à sans cesse se renouveler ».
L’effervescence berlinoise témoigne de l’ambition de
la capitale allemande : redevenir un foyer de modernité. C’est dans cette optique que s’inscrit le projet
de la troisième exposition internationale d’architecture (Internationale Bauausstellung, IBA) à Berlin,
prévue pour 2020 et visant à faire de la capitale la
« ville-modèle » du XXIe siècle. Ce projet souligne une
54
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Cyril Buffet *
* Docteur habilité en histoire et études germaniques, et auteur
notamment de Histoire de Berlin (Fayard, 1993), Défunte DEFA.
Histoire de l’autre cinéma allemand (Le Cerf, 2007), Le Jour où
le Mur est tombé (Larousse, 2009), et du documentaire Des
influences culturelles entre la France et l’Allemagne (Arte, 1996).
La politique étrangère :
une singularité
persistante
* Stephan Martens
Stephan Martens *
est professeur des universités. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages et
articles sur la politique étrangère
allemande, les relations francoallemandes et la géopolitique
européenne. Il vient de publier, sous
sa direction, L’Unification allemande
et ses conséquences pour l’Europe,
20 ans après (Presses universitaires
du Septentrion, 2011).
Longtemps, la politique étrangère de l’Allemagne
a été tributaire du poids du passé. Depuis l’unification
de 1990, le pays a retrouvé une place centrale en Europe
et il n’hésite plus à assumer ses intérêts nationaux.
Puissance économique, l’Allemagne intègre dorénavant
une dimension de puissance politique
dans son action extérieure. Ses engagements
multinationaux et communautaires laissent toutefois apparaître
une singularité persistante.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale,
c’est sous l’autorité des puissances occupantes
que sont prises les décisions qui déterminent
l’évolution de la République fédérale d’Allemagne (RFA) jusqu’à nos jours : l’ancrage
occidental (Westbindung) et la « culture de
la retenue » (Kultur der Zurückhaltung).
Depuis 1990, la RFA est redevenue pleinement
souveraine et, parce que l’environnement international a évolué, elle ne peut que prendre acte
des changements internationaux et en tirer des
conclusions pratiques pour affirmer ses intérêts
et assumer davantage de responsabilités. Mais il
n’y a pas de véritable rupture dans la politique
étrangère depuis l’unification : l’Allemagne
s’adapte à la nouvelle constellation internationale, tout en restant fidèle à ses engagements
premiers – au risque même, et de manière
paradoxale, de laisser affleurer une nouvelle
forme d’unilatéralisme.
Les fondements : ancrage
à l’Ouest, ouverture à l’Est
et multilatéralisme
La formation de deux États allemands
dans le contexte de la guerre froide est un facteur
essentiel qui explique l’orientation de la politique
extérieure de la RFA tournée vers des objectifs
de sécurité et de détente. Sous l’impulsion du
chancelier chrétien-démocrate (CDU) Konrad
Adenauer, elle donne la priorité à une alliance
étroite avec l’Occident, au prix même de l’unité
allemande, en intégrant au cours des années 1950
toutes les organisations européennes et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Après la construction du mur de Berlin
en 1961, la (ré)union des deux États allemands ne
pouvait plus être conçue que dans le cadre d’un
processus d’apaisement du conflit Est-Ouest
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
55
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
en Europe. Le chancelier social-démocrate
(SPD) Willy Brandt, qui a accédé au pouvoir
en 1969, considérait qu’il fallait mettre en œuvre
une nouvelle politique vers l’Est (Ostpolitik)
comprise comme une reconnaissance du statu
quo et une politique d’ouverture à l’égard de la
RDA. Cette politique permettait aussi d’accroître
la marge de manœuvre en politique extérieure
et offrait aux Allemands une chance de créer
les conditions d’une paix solide dans le cadre
de laquelle l’unité allemande pourrait être
concevable.
Suite à la chute du Mur, en 1989, et à l’unification allemande, en 1990, l’Ostpolitik s’est
transformée en une politique européenne à part
entière : l’Allemagne a signé avec tous les pays
d’Europe centrale et orientale (PECO) des traités
de coopération et d’amitié, elle est devenue leur
premier partenaire commercial et y a longtemps
occupé le premier rang des investisseurs étrangers. Après l’effondrement de l’Empire soviétique en 1991, la priorité de la politique
allemande reste la diffusion de la stabilité dans la
grande Europe en devenir.
Les dirigeants allemands plaident alors en
faveur de l’élargissement de l’Union européenne
vers l’Est, puis – après l’entrée dans l’Union
européenne des PECO – pour la mise en place
d’une politique européenne de voisinage (PEV)
incluant le Caucase, tout en poursuivant une
coopération privilégiée avec l’incontournable
Russie 1 et en élaborant des stratégies de voisinage
spécifiques allant jusqu’à l’Asie centrale. Mais,
toute démarche en direction de l’Est n’avait et
n’a d’avenir qu’à partir d’une position forte dans
le camp occidental. Cet ancrage est fondamental
pour la RFA, non seulement pour lui éviter l’isolement mais aussi pour lui permettre de négocier
avec l’Est à l’abri de tout chantage et de rassurer
ses partenaires occidentaux.
Depuis les années 1950, la diplomatie
allemande reste donc fondée sur le principe de
la prudence. Par nécessité historique d’abord,
par sincère conviction ensuite, la RFA a mené sa
1
Ce n’est d’ailleurs pas un pur hasard si le traité « 2+4 »
portant règlement définitif des aspects externes de l’unification
allemande est signé le 12 septembre 1990 à Moscou.
56
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
diplomatie et construit son identité (inter)nationale avec le souci de coopérer et d’évoluer dans
les réseaux et maillages de partenariats multiples
et divers. La politique allemande est marquée
par une « culture de la retenue » qui imprègne
les esprits bien au-delà de l’unification de 1990.
Pour les dirigeants allemands, le multilatéralisme
est un impératif, quels que soient les nouveaux
paramètres dans les relations internationales.
Ils plaident toujours en faveur de la coopération
organisée entre les États, l’objectif étant d’optimiser cette approche par la recherche constante
du consensus et du compromis.
À cet égard, la reconnaissance précipitée de
l’indépendance des républiques croate et slovène
par le gouvernement fédéral, en décembre 1991,
tandis que les douze États membres de la
Communauté européenne s’étaient difficilement
mis d’accord sur les modalités de cette reconnaissance pour janvier 1992, a marqué un échec.
L’attitude du gouvernement fédéral a montré à
la fois un mépris des engagements convenus et
les limites d’une stratégie autonome. La chancelière Angela Merkel a rappelé, le 8 septembre
2009 devant le Bundestag, que l’Allemagne
« est fermement intégrée dans les alliances et les
partenariats, qu’en ce sens les voies particulières
ne seront jamais une alternative pour la politique
étrangère allemande ».
Normalisation
et affirmation
des intérêts nationaux
Alors ministre des Affaires étrangères,
Hans-Dietrich Genscher déclarait au Bundestag,
le 20 septembre 1990, que l’Allemagne a mené
jusqu’à l’unification une politique du « bon
exemple » et qu’elle continuerait de le faire, car
« il ne s’agit pas de posséder plus de puissance,
mais d’être conscient de la plus grande responsabilité qui lui échoit avec l’unification ». La
population et le potentiel économique accrus,
la centralité du pays en Europe et le retour d’un
patriotisme « décontracté » – à l’image des
drapeaux noir-rouge-or brandis sans complexe
lors de la Coupe du monde de football de 2006
en Allemagne – favorisent cependant le regain
Ministre des Affaires étrangères de la RFA entre
1974 et 1992, Hans-Dietrich Genscher (ici en 2005 à
gauche à côté de l’ancien secrétaire d’État américain
Henry Kissinger) a favorisé le dialogue avec l’URSS et
l’entente entre l’Est et l’Ouest. En 1989-1990, il fut
l’un des hommes les plus influents en Europe.
© AFP / Juergen Schwarz
d’un sentiment national plus
affermi. Berlin est redevenue
en 1999-2000 la capitale où siègent
le gouvernement et les parlements.
Première puissance économique en
Europe et, depuis les années 1960,
l’une des principales puissances
commerciales au monde, l’Allemagne doit désormais assumer un
statut diplomatique lié à sa nouvelle
situation géopolitique, mais aussi
aux attentes formulées par ses partenaires et alliés.
Une formulation raisonnée
des intérêts nationaux
Pour les dirigeants allemands,
une formulation raisonnée des
intérêts nationaux devient même
une condition essentielle pour mener
une politique multilatérale. En 1995,
Roman Herzog, alors président
fédéral, estimait que l’Allemagne se
devait de mener une politique étrangère « sans crispations », c’est-àdire une politique qui, « au nom de
son intégration à l’Ouest et de son
attachement à une concertation multilatérale,
sache accepter le prix de sa nouvelle responsabilité internationale » 2. Si l’Allemagne unifiée s’est
trouvée confrontée à deux dynamiques a priori
contraires – la prise en compte, avec le recouvrement de sa pleine souveraineté, des intérêts
nationaux (comme référent classique de grande
puissance) et la poursuite d’une projection postnationale (en dehors des revendications nationalistes) de l’identité allemande –, la normalisation
de la politique internationale de l’Allemagne
s’est reflétée, depuis la fin des années 1990,
dans l’adaptation graduelle par ses dirigeants
d’une ligne de conduite politique et diplomatique
conforme à l’attitude de ses partenaires et alliés.
2
Roman Herzog, « Die Grundkoordinaten deutscher
Außenpolitik », Internationale Politik, no 4, 1995, p. 9.
Le multilatéralisme – source principale
de légitimation pour la diplomatie allemande –
s’articule différemment. La vision d’une Europe
étant au service des intérêts nationaux, et non
pas d’une cause supérieure, s’est désormais
répandue dans tous les États membres. Vue de
Berlin, la politique européenne devient un moyen
de défendre ses propres positions, et ce en particulier dans les trois domaines où l’Allemagne
peut s’appuyer sur son poids économique et ses
ressources financières à l’intérieur de l’Union
européenne, la politique budgétaire européenne,
le domaine monétaire et la gestion de la crise de
l’euro 3.
3
Sur la politique européenne de l’Allemagne, notamment lors de
la crise de l’euro en 2011-2012, voir dans ce numéro les contributions d’Anne-Marie Le Gloannec et de Hans Stark.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
57
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
´ POUR ALLER PLUS LOIN
La réforme de la Bundeswehr
Dans un double souci d’efficacité et d’économie,
les ministres de la Défense ont tous poursuivi,
depuis le milieu des années 1990, une refonte de
la Bundeswehr, qui doit amener les forces armées à
s’adapter aux lendemains de la guerre froide, l’objectif
principal étant de transformer une armée tournée
vers la défense territoriale en une force d’intervention
mobile et réactive, apte à se projeter sur plusieurs
théâtres extérieurs pour des opérations de maintien de
la paix, de sauvetage en cas de catastrophe naturelle,
mais aussi de combat. Le principe du passage à
l’armée de métier a été voté par le Parlement fédéral
le 24 mars 2011. Les libéraux, les Verts et Die Linke
se sont accommodés de la suppression du service
militaire obligatoire 1, mais les chrétiens-démocrates
ont pesé pour le maintien d’un service militaire volontaire (de 12 à 23 mois), succédant à la conscription
depuis le 1er juillet 2011. Quinze mille volontaires
pourront ainsi servir dans l’armée aux côtés des
soldats de métier et des engagés sous contrat.
La transformation de la Bundeswehr en armée de
métier doit s’accompagner de la réduction des effectifs. De 350 000 soldats en 1990 à 285 000 en 2004
et 240 000 en 2010, pour atteindre le chiffre de
185 000 en 2015, cette baisse des effectifs – ainsi
que la fermeture d’une centaine de sites militaires,
sur 600 – aurait dû, en dégageant de nouvelles
ressources, permettre d’améliorer les capacités
militaires d’intervention et de gestion des crises.
L’Allemagne s’avère en effet incapable, à ce jour, de
déployer plus de 10 000 hommes. Or les réformes
se heurtent à des difficultés logistiques, bureaucratiques et opérationnelles. Le principal handicap à la
réalisation des engagements allemands est toutefois d’ordre financier. Le budget de la Défense a
continué à décroître, en proportion du PIB, depuis la
fin de la guerre froide, se stabilisant à un niveau de
1
Il était obligatoire pour tous les citoyens de sexe masculin depuis
1956. Le service civil de remplacement offrait toutefois une alternative légale reconnue, inscrite en 1968 dans la Loi fondamentale.
La reconnaissance de l’objection de conscience figurait pour sa part
dans la Loi fondamentale dès 1949.
58
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
1,4 % pour 2010. Dans le cadre du train de mesures
destiné à assainir les finances publiques, le gouvernement d’Angela Merkel a imposé à la Bundeswehr
de réaliser des économies à hauteur de 8,3 milliards
d’euros d’ici à 2014.
La question se pose donc de savoir si, dans ces
conditions, la Bundeswehr sera en mesure de remplir
ses missions, alors que le ministre de la Défense,
Thomas de Maizière, en accord avec le gouvernement, a redéfini en 2011 les lignes directrices de la
politique de sécurité, considérant que la Bundeswehr
doit non seulement garantir l’intégrité du territoire
fédéral, mais également la liberté d’accès des voies
de commerce et défendre la sécurité d’approvisionnement en matières premières. Les objectifs
de sécurité couvrent donc pour lui aussi les transports et l’énergie. De telles prises de position, clairement stipulées par le Livre blanc du ministère de la
Défense de 2006, avaient soulevé, au sein de l’opinion publique notamment, des polémiques. Elles ont
contribué, le 31 mai 2010, à pousser Horst Köhler,
président fédéral, à la démission – il avait justifié
l’engagement en Afghanistan par des considérations
de défense des intérêts commerciaux du pays. Elles
semblent mieux acceptées aujourd’hui.
Il reste que la réorganisation de la Bundeswehr
dépend de manière décisive d’un cadre financier
stable et du recrutement de candidats en nombre
suffisant pour servir dans une armée de volontaires.
Avec un effectif allant jusqu’à 185 000 soldats, le
renouvellement des générations nécessite le recrutement d’environ 17 000 soldats de métier et engagés
et d’environ 10 000 personnes effectuant un service
volontaire. Or aucune mesure pour renforcer l’attractivité de la Bundeswehr n’a encore été mise en place.
Le manque de personnel spécialisé (médecins,
ingénieurs) se fait déjà sentir et, en particulier dans
l’infanterie et la logistique, handicape surtout les
unités qui détachent une grande partie de leurs
effectifs pour les opérations à l’étranger.
Stephan Martens
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Considérant ne pas avoir d’alternative Les principaux échanges commerciaux
pour assurer sa prospérité, le marché intérieur de l’Allemagne (2010)
étant trop faible compte tenu du vieillissement
Exportations États-Unis
Japon
et de la diminution de la population, Berlin
Rép. de Corée
continue à miser sur ses exportations, tandis
Finlande
que les autres capitales européennes l’accusent
Russie
Australie
d’égoïsme – parce qu’elle lamine les salaires
Chine
Royaumeet la consommation en Europe par sa quête
Uni
de compétitivité. La construction du gazoduc
Pays-Bas
Nord Stream sous la mer Baltique, contournant
Belgique
Pologne
Rép. tchèque
France
la Pologne et les pays baltes – projet germanoSlovaquie
Inde
russe décidé en 2005 et opérationnel en 2012 –,
Suisse Autriche
Portugal
a donné l’impression d’une Allemagne défenBrésil
Espagne
dant ses seuls intérêts gaziers, sans souci de
Italie
ses partenaires européens, et poursuivant sa
Turquie
coopération privilégiée avec la Russie.
La vision de l’Europe évolue aussi.
Après l’appel lancé par des députés de la En milliards
droite démocrate-chrétienne et conservatrice de dollars courants
(CDU/CSU), le 1er septembre 1994, dans un
Afrique du Sud
100
document portant sur l’avenir de l’Europe
80
50
autour d’un « noyau dur » franco-allemand,
Seules les valeurs supérieures
20 à 10 milliards de dollars
et le discours de Joschka Fischer, à l’époque
10 sont représentées.
ministre des Affaires étrangères, le 12 mai
2000 à l’université Humboldt de Berlin, sur Importations
la vocation à terme fédéraliste de l’Union
États-Unis
Japon
européenne, les conceptions allemandes
d’une Europe supranationale s’estompent.
Norvège
Suède
Russie
Il est vrai que la souveraineté recouChine
Danemark
Royaumevrée s’accompagne d’un infléchissement
Uni
Irlande
Payssensible dans le style, dans le vocabulaire et
Bas
Belgique
les discours officiels, surtout avec l’arrivée
Pologne
All.
Rép. tchèque
au pouvoir, en 1998, de la première généraFrance
Slovaquie
Hongrie
SuisseAutriche
tion de dirigeants politiques n’ayant pas vécu
Portugal
la Seconde Guerre mondiale. Le chanceBrésil
Espagne
lier social-démocrate Gerhard Schröder a
Italie
ainsi défini, le 2 septembre 1999 à Berlin,
Turquie
devant l’Institut allemand de politique étrangère (DGAP), sa ligne directrice en matière
Commerce intra-communautaire
de politique étrangère en évoquant une
Allemagne qui veut assumer ses responsa64,7
63,2
2000
Allemagne 2010
60,1 63,5
bilités en menant une « politique de défense
67,3 68,3
2000
éclairée de ses propres intérêts ». Dans France
2010
60,9 64,8
Commerce extra-communautaire
ce contexte, l’Allemagne du chancelier
36,8
35,3
En milliards de dollars
2000
Schröder n’a pas hésité, en 2003, à s’opposer Allemagne 2010
36,5
39,9
ouvertement à Washington, lorsque l’admi- France
2000
32,7 35,2
Exportations
2010
31,7
39,1
Importations
nistration du président George W. Bush a
décidé d’envahir l’Irak. Pour la première fois Source : Nations Unies, UN Comtrade, http://comtrade.un.org
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
59
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne (2000-2010)
Importations*
Exportations*
100
75
50
25
0
0
25
50
100
France
États-Unis
Royaume-Uni
Italie
Autriche
Chine
Belgique
Suisse
Pologne
Espagne
Russie
Japon
* En milliards de dollars courants.
Les pays sélectionnés sont les 10 premiers pour
les importations et les exportations aux deux dates.
Source : Nations Unies, UN Comtrade, http://comtrade.un.org
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
l’Allemagne s’émancipait de la tutelle américaine. Le 13 septembre 2003, au Bundestag,
G. Schröder déclarait que les « questions essentielles de la nation allemande sont décidées à
Berlin et nulle part ailleurs ».
Angela Merkel, arrivée au pouvoir en 2005,
s’inscrit dans la ligne d’évolution amorcée
par G. Schröder. Dans sa première déclaration
gouvernementale, le 30 novembre 2005, elle a
affirmé que la politique étrangère et européenne
de l’Allemagne était en premier lieu une
« politique des intérêts allemands ». La politique
étrangère allemande ne passe désormais plus au
travers du filtre allié avant d’être formulée.
La recherche d’intérêts communs
En même temps, en raison des expériences
et des leçons du passé, l’Allemagne, aujourd’hui
60
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
2010
2000
Pays non compris dans
les 10 premiers en 2010
et ou en 2000
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Pays-Bas
comme hier, renonce à la poursuite de ses intérêts
exclusifs au bénéfice d’intérêts communs – étant
entendu qu’un État n’agit de la sorte que parce
qu’il considère qu’il en va de son propre intérêt.
La nouvelle assurance de Berlin reflète donc
plutôt un intérêt national allemand, davantage
défini comme la capacité à équilibrer les intérêts
de ses différents partenaires que comme l’affirmation d’ambitions propres. L’Allemagne n’a
ainsi jamais donné suite à l’offre américaine d’un
leadership in partnership, évoquée par les présidents George H. Bush, en 1989 à Mayence, et Bill
Clinton, en 1994 à Berlin. Elle souhaite surtout
démontrer sa capacité à jouer un rôle de « médiateur » à l’échelle européenne, voire internationale.
En 1999, le chancelier Schröder a donné
l’impulsion nécessaire pour réintégrer la Russie
dans le jeu diplomatique afin de mettre fin
à la guerre du Kosovo et, au sein de l’Union
Angela Merkel déjeune avec des soldats allemands, lors
d’une visite en Afghanistan en décembre 2010. Au sein
de la coalition internationale, le contingent allemand
arrive derrière les Américains et les Britanniques.
© AFP/Bundesregierung / Steffen Kügler
européenne, en vue de l’adoption de la stratégie
commune de l’Union européenne pour la Russie
et du pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est.
En 2001, l’Allemagne a accueilli à Petersberg,
près de Bonn, la conférence internationale sur
l’avenir de l’Afghanistan, jouant le rôle de « l’honnête courtier ». Présidente du Conseil européen au
premier semestre 2007, la chancelière Merkel a
contribué à sortir l’Union européenne de la crise
née du rejet par la France et les Pays-Bas du projet
de traité constitutionnel européen, en jouant un
rôle décisif dans l’élaboration du compromis qui a
abouti à la signature du traité de Lisbonne en 2007.
Lors du G8, en 2007, la chancelière a insisté sur
la capacité de l’action politique à façonner le
monde globalisé en donnant les impulsions nécessaires pour faire avancer les dossiers en matière de
protection du climat et d’aide au développement
des pays d’Afrique.
Un engagement
à géométrie variable ?
Ce n’est pas parce qu’elle affirme ses intérêts
de manière décomplexée que l’Allemagne est
devenue une grande puissance, encore moins une
puissance globale 4. Intrinsèquement, l’Allemagne
est une « puissance civile » (Zivilmacht), parce que
ses efforts passent par des moyens non militaires,
que pour atteindre ses objectifs elle recourt à la
coopération et passe prioritairement par le canal
d’institutions multilatérales 5. La culture politique
allemande, après 1945, intègre l’idée d’un contrat
de civilisation d’où la notion de « puissance »
– en tant que telle – serait éliminée. En ce sens,
les responsables allemands ont pour ambition de
réguler les rapports étatiques mondiaux à travers
la mise en place de règles normatives, et l’opinion publique reste allergique à toute stratégie
basée sur l’usage de la force. Conçue pour être
démocrate et non violente, l’armée allemande est
composée de « soldats-citoyens ». Si les Français
ou les Britanniques perçoivent l’armée comme
l’assurance-vie de la nation, les Allemands
aspirent à une armée « démilitarisée », occupée
4
Voir Stephan Martens, « Les paradoxes de la puissance
allemande », in Francia. Forschungen zur westeuropäischen
Geschichte, vol. 34/3, Institut historique allemand de Paris, Jan
Thorbecke Verlag, Ostfildern, 2007, p. 127-147.
5
Voir Hanns W. Maull, « Germany and Japan: The New Civilian
Powers », Foreign Affairs, vol. 69, no 5, hiver 1990/91, p. 91-106.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
61
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
à l’aide, à la reconstruction et au maintien de la
paix 6. La guerre en ex-Yougoslavie et la précipitation des événements depuis le 11 septembre
2001 ont néanmoins conduit à une nette évolution
de la posture traditionnelle de l’Allemagne dans
les relations internationales.
Face aux changements de la politique internationale, une nouvelle conscience des réalités est
apparue chez les dirigeants allemands – à l’exception des néo-communistes du parti Die Linke.
Ils ont compris que leur attachement aux valeurs
occidentales n’était crédible que si l’Allemagne,
souveraine, n’excluait pas a priori la défense
de ces valeurs par ses forces armées. Un long
processus a été engagé à la fin de la guerre froide
et a permis d’affaiblir certaines barrières morales
et politico-juridiques qui jusqu’alors limitaient la
capacité d’intervention allemande.
En fixant le cadre de référence des
missions de la Bundeswehr hors de la zone
couverte par l’OTAN, la décision du 12 juillet
1994 du Tribunal fédéral constitutionnel de
Karlsruhe a fait tomber l’obstacle que représentait la mémoire historique. L’armée allemande
a participé en 1995, à l’IFOR (Implementation
Force) en vue du rétablissement de la paix en
ex-Yougoslavie, suite aux accords de Dayton.
Mais c’est la participation de l’Allemagne, aux
côtés de ses alliés de l’OTAN, aux bombardements contre des cibles serbes pendant la guerre
du Kosovo, en 1999, qui a représenté un tournant
dans la politique étrangère et de défense, permettant de « dédiaboliser » l’instrument militaire. Il
est à souligner que l’impulsion en la matière a été
donnée par le SPD et les Verts au pouvoir en 1998,
traditionnellement partisans d’un pacifisme de
principe. La « diplomatie du chéquier » consistant à se donner bonne conscience en finançant
les opérations internationales sans intervenir
militairement – comme lors de la guerre du
Golfe en 1991 – a été délaissée. Depuis le milieu
des années 1990, environ 250 000 soldats de la
Bundeswehr ont œuvré à la paix et à la stabilité dans des régions du monde en crise. En
6
Toute mission de soldats allemands à l’étranger doit être
approuvée par le Parlement fédéral – contrairement à la règle qui
prévaut dans d’autres pays, dont la France.
62
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
janvier 2012, près de 7 100 soldats allemands
servaient en opérations extérieures, plus de 4 900
d’entre eux participaient à la mission de stabilisation en Afghanistan (International Security
Assistance Force, ISAF).
Après la publication, en 1994, par le ministère fédéral de la Défense du premier Livre blanc
sur la politique de sécurité de la RFA et l’avenir
de la Bundeswehr, le second, en 2006, insiste sur
le fait que les crises et les conflits dans le monde
sont susceptibles d’affecter les intérêts de sécurité
de l’Allemagne. Ses dirigeants considèrent
désormais qu’il ne suffit plus d’agir à l’échelle
régionale. Que ce soit Peter Struck (SPD), alors
ministre de la Défense, dans une interview au
Berliner Zeitung, le 18 avril 2005, ou la chancelière Merkel, devant le Bundestag, le 22 avril
2010, il existe un quasi-consensus pour considérer
que la sécurité de l’Allemagne « se joue aussi sur
les bords de l’Hindu-Kouch en Afghanistan ». De
même, les « principes directeurs de la politique
de sécurité » arrêtés par le ministre de la Défense,
Thomas de Maizière, en 2011, confortant l’analyse du Livre blanc de 2006, stipulent que l’une
des priorités allemandes en matière de politique
de sécurité, est d’assurer la sauvegarde des intérêts
internationaux du pays. Suite à la suppression du
service militaire obligatoire en 2011, et à la mise
en place, de fait, d’une armée de métier, l’engagement militaire apparaît plus clairement que dans
le passé comme un instrument de la politique
étrangère.
Le dossier libyen a apporté la preuve que
les dirigeants allemands peinent toutefois à
élaborer une nouvelle « culture stratégique ». Le
refus de l’Allemagne en mars 2011 de participer
à une intervention armée en Libye est apparu
d’autant plus étonnant qu’en mars 1999 elle avait
participé, sans mandat de l’ONU, à une opération militaire de l’OTAN contre la Serbie – dans
une région autrefois occupée par la Wehrmacht.
Au nom du « Plus jamais ça », les Allemands
avaient alors voulu faire cesser avec leurs alliés
les massacres de civils kosovars par le régime de
Slobodan Milosevic. Or, en mars 2011, l’Allemagne, membre non permanent du Conseil de
sécurité de l’ONU, a refusé de voter en faveur
de la résolution, présentée par la France et le
Le musée d’histoire militaire de la Bundeswehr
de Dresde, qui a ouvert ses portes en octobre 2011,
présente une lecture critique de l’histoire militaire
en Allemagne où l’usage de la force armée
reste un sujet de vif débat.
© AFP/Robert Michael
Royaume-Uni, destinée à protéger militairement
les civils libyens contre les exactions du régime
du colonel Kadhafi. Alors que la légitimité d’un
soutien purement civil et technique a rapidement été reconnue, le recours à la coercition reste
un élément très sensible, encore difficilement
accepté par l’opinion publique allemande.
Les responsables politiques souhaitent
obtenir pour l’Allemagne – troisième contributeur financier de l’ONU – un siège permanent au
Conseil de sécurité. Cette requête a été formulée
pour la première fois par Klaus Kinkel, alors
ministre des Affaires étrangères, le 23 septembre
1992 devant l’Assemblée générale de l’ONU,
puis par le chancelier Schröder, le 25 mars
2004 devant le Bundestag, et par la chancelière
Merkel, le 25 septembre 2007, devant l’Assemblée générale de l’ONU. Le fait que depuis la
fin de la guerre froide la part du budget fédéral
consacrée aux trois ministères chargés de
politique étrangère (Affaires étrangères, Défense
et Développement) ait été presque divisée
par deux – passant de 22 % (en 1990) à 12 %
(en 2010) – hypothèque toutefois la capacité de
l’Allemagne de jouer, à moyen terme, dans la
cour des Grands.
lll
L’Allemagne a retrouvé depuis 1990 une
place centrale en Europe. Elle ne bénéficie pas
des mêmes atouts que la France, le Royaume-Uni
ou encore la Russie – notamment le statut de
puissance nucléaire ou un siège de membre permanent au Conseil de sécurité – qui leur permettent de
mener une politique d’influence mondiale, voire
une politique de puissance à proprement parler.
Les Allemands souhaitent avant tout préserver
un multilatéralisme européen et atlantique qui les
sécurise et au sein duquel ils peuvent peser.
La présence de l’Allemagne comme
acteur politique et économique dans le système
international est pourtant indéniable. En même
temps, l’objectif n’est pas de défendre des
positions exprimant à tout prix l’intérêt national
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
63
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
ou obéissant à des considérations de prestige.
L’Allemagne aspire plutôt à une présence globale
au sein des structures multilatérales.
Il reste que les hésitations des dirigeants
allemands à propos du dossier libyen ont mis à
mal le capital de confiance et de crédibilité dont
jouit le pays sur la scène internationale. Pour la
première fois depuis longtemps, l’Allemagne
s’est démarquée de l’ensemble de ses partenaires traditionnels, les États-Unis, la France et le
Royaume-Uni, pour adopter – en s’abstenant lors
du vote au Conseil de sécurité, le 17 mars 2011 –
la même position que la Russie, le Brésil et l’Inde.
Il ne s’agit certes pas de l’avènement d’une
nouvelle doctrine diplomatique, mais le discours
récurrent sur la « normalité » de l’Allemagne est
peut-être le symptôme de la « non-normalité »
d’un pays marqué par son histoire, du moins
d’une singularité persistante. n
Bibliographie
O Stephan Martens :
O Hanns W. Maull (dir.),
– Allemagne. La nouvelle
puissance européenne,
Presses universitaires de France,
Paris, 2002
– « La politique étrangère de
l’Allemagne depuis 1990 »,
in Adelheid Hege et alii,
Regards sur l’Allemagne unifiée,
« coll. Les Études »,
La Documentation française,
Paris, 2006, p. 135-165
Germany’s Uncertain Power.
Foreign Policy of the Berlin
Republic, Palgrave Macmillan,
Basingstoke, 2006
O Hans Stark, La Politique
internationale de l’Allemagne.
Une puissance malgré elle,
Presses universitaires du
Septentrion, Villeneuve-d’Ascq,
2011
www Dispon
ible
.cho
s
(pai iseul-ed ur :
eme
i
t
io
nt s
écur ns.com
isé)
Un an après l’immolation d’un jeune Tunisien, le monde arabe
est profondément transformé. Une révolution irréversible est
en marche, même si des surprises ne cessent de contredire les
pronostics. Après un mouvement révolutionnaire mené par une
jeunesse urbaine, plutôt éduqué et revendiquant le droit à la
dignité, les élections ont débouché sur une large victoire des
islamistes du Maroc à l’Égypte. Ces partis émergents cherchent
une voie de conciliation entre la volonté d’introduire davantage
l’islam dans la société et la nécessité de jouer la partie dans le
cadre de règles démocratiques.
Prochains numéros :
– Éducation et insertion professionnelle en Méditerranée (printemps 2012)
– Tribalisme et transition dans le monde arabo-musulman (été 2012)
– Armée et société arabe (automne 2012)
144 pages | Prix de vente : 20 euros | ISBN : 9782362590344
64
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
´ POUR ALLER PLUS LOIN
L’Allemagne, la défense européenne et l’OTAN
la dissuasion nucléaire et garant de la sécurité du
territoire de l’ancienne République fédérale d’Allemagne (RFA) au temps de la guerre froide, l’OTAN
continue d’être majoritairement perçue au sein de
la classe politique et de l’opinion publique comme
une communauté de valeurs invariablement et indiscutablement consacrée à la défense du territoire de
l’Alliance, conformément à l’article 5 du traité de
Washington du 4 avril 1949.
Au cours des deux dernières décennies, l’Allemagne
unie a considérablement adapté les principes et les
orientations de sa politique de sécurité et de défense
à la nouvelle donne internationale et aux exigences
de ses partenaires. Si, au début des années 1990,
on reprochait parfois à une Allemagne avide de
normalité internationale une réaction précipitée et
incongrue aux défis internationaux, on lui fait dorénavant grief d’une trop grande frilosité malgré son
engagement constant.
Pour autant, les gouvernements successifs se sont
engagés en faveur d’une « identité européenne de
sécurité et de défense ». La coalition des sociauxdémocrates et des Verts emmenée par Gerhard
Schröder (1998-2005) a d’ailleurs catalysé, sous
la présidence allemande de l’Union européenne
au premier semestre 1999, l’émergence de la
politique européenne de sécurité et de défense
(PESD) – devenue la politique de sécurité et de
défense commune (PSDC) avec l’adoption du traité
de Lisbonne en décembre 2009 1 – impulsée par le
Une solidarité politique
inconditionnelle avec les structures
de défense collective…
Le multilatéralisme et la solidarité induite par
les engagements internationaux auxquels elle a
souscrit dans le cadre de l’Organisation du traité
de l’Atlantique Nord (OTAN) comme de l’Union
européenne constituent les fils conducteurs de la
politique de sécurité et de défense de l’Allemagne
fédérale. L’Alliance atlantique, placée au cœur
de la raison d’État depuis 1949, en est le point
d’ancrage fondamental. Rempart occidental de
1
Claudia Major, « Außen-, Sicherheits- und Verteidigungspolitik
der EU nach Lissabon », SWP-Aktuell, juillet 2010.
Les contingents allemands en opération et leur mandat
Mission
Aire
d’intervention
Effectifs en
janvier 2012
Premier
mandat
Fin
de mandat
ISAF (International Security Assistance Force) *
Afghanistan,
Ouzbékistan
4 990
22-12-2001
31-01-2012
KFOR (Kosovo Force) *
Kosovo
1 316
12-06-1999
11-06-2012
EUFOR (y compris Althéa) **
Bosnie-Herzégovine
3
02-12-2004
21-11-2012
EUSEC (European Union Security Sector
Reform Mission) RD Congo **
EUTM (European Mission Training Mission)
Somalia **
République démocratique du Congo
3
Ouganda
7
OAE (Operation Active Endeavour) *
Méditerranée
5
14-11-2003
31-12-2012
Atlanta **
Corne de l’Afrique
et eaux territoriales
voisines
521
19-12-2008
18-12-2012
Source : Bundeswehr.
* Mission de l’OTAN.
** Mission de l’Union européenne.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
65
tandem franco-britannique lors du sommet de SaintMalo des 3 et 4 décembre 1998.
Exportations d’armement
de l’Allemagne
Début 2012, le gouvernement fédéral met exactement 7 142 2 soldats allemands à disposition de
l’OTAN, de l’Union européenne – mais aussi de l’ONU.
Troisième contributeur en effectifs dans le cadre de
l’International Security Assistance Force (ISAF) en
Afghanistan et deuxième fournisseur de la Kosovo
Force (KFOR), la Bundeswehr apporte une contribution importante au maintien de la stabilité et de
la sécurité à l’échelle internationale. Près de 90 %
de ses effectifs opèrent sous le commandement
de l’OTAN dans ces deux régions du globe, qui sont
considérées comme des enjeux stratégiques prioritaires touchant directement la sécurité et la stabilité
de l’Allemagne.
Les 10 premiers clients
Montant total entre 2000 et 2010
(en millions de dollars constants de 1990)
De même, la deuxième puissance exportatrice au
monde se doit de sécuriser les voies maritimes d’acheminement de sa propre production, en particulier au
large de la Corne de l’Afrique (7 à 8 % de ses effectifs).
Les décideurs allemands sont bien conscients de ce
que l’armée allemande est susceptible dans l’avenir
d’intervenir dans le cadre de missions qui dépasseraient la défense de ses intérêts propres, au titre de
la solidarité vis-à-vis de ses partenaires. Pour autant,
certains réflexes traditionnels pèsent encore sur
l’engagement et la définition de la politique allemande
de sécurité et de défense.
… mais une réticence traditionnelle
à l’usage de l’instrument militaire
L’aversion traditionnelle des Allemands à l’égard
des mesures coercitives et des actions militaires se
ressent dans l’attitude que le gouvernement fédéral
adopte au sein des organisations de défense multilatérales, que ce soit dans le cadre de l’OTAN ou de
l’Union européenne. Il n’est d’ailleurs pas surprenant
que la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée
au budget de la Défense (1,4 %) soit bien inférieure à
celle de la France (2 %) ou du Royaume-Uni (2,7 %) 3
2
Chiffre fourni par le ministère fédéral de la Défense au
15 décembre 2011.
OTAN, « Données économiques et financières concernant la
défense de l’OTAN », communiqué de presse, mars 2011, p. 6
(www.nato.int/nato_static/assets/pdf/pdf_2011_03/20110309_
PR_CP_2011_027.pdf).
Grèce
Turquie
Afrique du Sud
Corée du Sud
Australie
Espagne
Malaisie
Autriche
Italie
Royaume-Uni
2 482
2 171
1 701
1 650
1 497
1 188
953
854
772
721
Source : Stockholm International Peace
Research Institute, www.sipri.org
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
et que la dotation du ministère de la Défense soit
systématiquement revue à la baisse dès lors que des
mesures d’économie doivent être adoptées 4. L’usage
de la force à des fins de rétablissement de la paix
provoque encore de fortes réticences. La maladresse
avec laquelle la diplomatie allemande a traité la
question libyenne au printemps 2011 illustre bien
les tergiversations et le malaise qui règnent de l’autre
côté du Rhin dès lors que l’emploi de l’instrument
militaire est évoqué.
Pour bien comprendre la position des dirigeants
d’outre-Rhin, il est impératif de prendre en considération les deux facteurs irréductibles de la politique
allemande de sécurité et de défense. D’une part,
elle répond aux principes de l’armée parlementaire
(Parlamentsarmee), c’est-à-dire que le consentement du Bundestag est un préalable indispensable à tout déploiement de l’armée allemande à
l’étranger. Cette obligation résulte d’un jugement du
Tribunal fédéral constitutionnel du 12 juillet 1994
qui autorisa l’intervention de l’armée allemande en
dehors du territoire couvert par l’OTAN (out of area),
sous couvert d’un mandat de l’ONU et de l’aval des
parlementaires allemands.
3
66
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
4
Henning Riecke, «La culture stratégique de la politique étrangère
allemande», Note du Cerfa, n° 90, IFRI, Paris, novembre 2011,
p. 17.
D’autre part, il faut prendre acte du fait que la participation militaire de l’Allemagne est exclusivement
conçue dans le contexte de la gestion post-conflit et
du maintien de la paix 5. Et même dans ce domaine,
les décideurs berlinois montrent des réserves, dans
la mesure où non seulement leur intervention ne peut
se dérouler en dehors d’un cadre multilatéral, mais il
faut aussi que les soldats allemands en opération ne
risquent pas d’être exposés à une situation de conflit
potentiel « au sol ». Pour obtenir la participation
allemande à la mission européenne de surveillance
des élections en République démocratique du
Congo (EUFOR RD Congo) en 2006, Paris a donc
dû accepter que les 780 soldats de la Bundeswehr
n’opèrent pas dans les potentielles zones à risque.
Dans le cadre de la PSDC de l’Union européenne,
l’engagement politique de Berlin est largement en
deçà de celui des Français et des Britanniques.
Rappelant la vocation de l’Europe à agir en tant que
« puissance de paix » (Friedensmacht), l’opposition
social-démocrate (SPD) a d’ailleurs invité la coalition
gouvernementale au pouvoir à donner un « nouvel
élan » à la coopération permanente structurée
(CPS) prévue par le traité de Lisbonne et à ne pas
laisser le champ libre au tandem franco-britannique.
Les réticences du gouvernement allemand entravent aussi indirectement la création de capacités
communes et nuit à la coopération multilatérale en
matière de sécurité dans l’OTAN.
Si l’Allemagne a adopté sans réserve le « concept
stratégique de l’OTAN » en 2010, ses partenaires
ont toutefois déploré la traditionnelle circonspection
5
Markus Kaim, « L’engagement militaire allemand en Afghanistan.
Conditions, évaluations, perspectives », Note du Cerfa, no 76, IFRI,
Paris, juillet 2010.
des Allemands, prônant la « culture de la retenue
militaire », comme l’appel au retrait des armes
nucléaires américaines sous-stratégiques du sol
européen – impliquant du point de vue français la
dévalorisation de la dissuasion nucléaire. Force
est donc de constater un décalage persistant entre
Berlin et ses principaux partenaires de l’OTAN et de
l’Union européenne. Il risque de diminuer la capacité
des Allemands à influer sur les évolutions à venir,
notamment en faveur d’un véritable multilatéralisme
auquel ils attachent beaucoup d’importance.
Bien qu’ayant été absente de l’intervention en Libye,
l’Allemagne apporte aujourd’hui une contribution
significative au règlement de la plupart des affrontements internationaux. Mais il lui reste encore
beaucoup de chemin à parcourir pour pouvoir tenir
un engagement à la hauteur des attentes de ses
partenaires de l’Union européenne et de l’Alliance
atlantique. Sans doute les responsables politiques
allemands souhaiteraient-ils parfois pouvoir
répondre davantage à ces exigences extérieures.
Certains observateurs appellent d’ailleurs de leurs
vœux des décisions impopulaires mais courageuses
dans cette direction. Mais les décideurs berlinois
doivent tenir compte également des aspirations
d’une opinion publique pour le moins hostile à un
changement de cap.
Julien Thorel *
* Maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise et
chercheur associé au Centre d’information et de recherche sur
l’Allemagne contemporaine (CIRAC). Il a notamment publié
en 2010 un dossier intitulé « Sortie de la singularité – retour
à la normalité : politique et interventions militaires extérieures
de l’Allemagne depuis 1990 » dans la revue Allemagne
d’aujourd’hui.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
67
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
Un rôle moteur
dans la construction
européenne
Anne-Marie Le Gloannec *
* Anne-Marie Le Gloannec
est directrice de recherche
à Sciences Po Paris.
Depuis les années 1950, la construction européenne
est au cœur de la politique étrangère allemande. Les
bouleversements nés de la réunification et l’épuisement d’un certain
modèle d’intégration communautaire ont toutefois modifié son
engagement européen. Alors que l’actuelle crise financière lui offre un
rôle majeur dans la garantie de la stabilité économique et financière
et la pérennité de la zone euro, ses partenaires s’interrogent sur son
attachement européen.
Les peuples et les gouvernements des
États membres de l’Union européenne entretiennent avec celle-ci une relation complexe,
ambiguë, voire paradoxale. La coalition britannique actuellement au pouvoir est ainsi déchirée
entre européanistes et quelque 80 tories passionnément hostiles à l’intégration européenne. En
France, les socialistes et les conservateurs se
scindent, depuis des décennies, au sein même
de chaque camp entre partisans et détracteurs de
l’intégration européenne. Et encore faut-il souligner que, par intégration européenne, la plupart
des partisans entendent un modèle reposant
sur une gouvernance intergouvernementale et
non supranationale. Marginalisés, les derniers
fédéralistes français sont une poignée.
La question européenne divise également
l’Allemagne. Les défenseurs d’un pré carré
national y forment un ensemble hétéroclite,
dont les hérauts seraient d’une part le Tribunal
68
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
fédéral constitutionnel et la presse populaire,
une opinion publique tiédie par des sacrifices
financiers, hypothétiques ou non, les chrétienssociaux bavarois de la CSU (Christlich-Soziale
Union), voire les libéraux-démocrates du FDP
(Freie Demokratische Partei) en voie de disparition, et, d’autre part, à gauche, Die Linke. Face
à eux, un consensus plus ou moins pro-européen
retrouvé depuis un an environ unit sociauxdémocrates du SPD (Sozialdemokratische Partei
Deutschlands), chrétiens-démocrates de la CDU
(Christlich Demokratische Union Deutschlands)
et bon nombre d’intellectuels.
Ces dernières années, le pays n’a pas
été exempt de paradoxes ou de retournements.
Ainsi, lors du Conseil européen de Bruxelles,
les 8 et 9 décembre 2011, la chancelière Angela
Merkel a voulu pousser les feux de l’intégration européenne, en réclamant une révision
des traités, une gouvernance économique et
des sanctions automatiques en cas de déficit
À l’origine, une identité
par défaut
Longtemps l’Allemagne est restée à l’abri
de ces ambiguïtés et de ces paradoxes. Dans
l’après-guerre, l’intégration européenne a été,
pour les dirigeants comme pour les citoyens de
la république de Bonn, le moyen de recouvrer
une partie de la crédibilité perdue et de retrouver
une autorité et une légitimité que le nazisme et
la Seconde Guerre mondiale avaient anéanties.
De 1949, date de sa fondation, à 1990, date de la
réunification, la République fédérale ne fut pas
pleinement souveraine. Les anciens vainqueurs
demeuraient garants de son statut, et son armée,
étroitement contrôlée, était la seule parmi celles
des pays de l’Alliance atlantique à être entièrement intégrée dans le dispositif militaire de
l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN).
Déléguer des compétences aux
Communautés européennes revenait donc
à en regagner, à co-déterminer le cours de
l’Europe avec les autres pays membres, ainsi
qu’à (re)prendre place dans la communauté des
nations européennes. À cet égard, la réconciliation franco-allemande permit la construction
européenne et en fut, en retour, renforcée.
Dans cette histoire européenne de l’aprèsguerre, la République fédérale d’Allemagne
fut ainsi partie prenante de toutes les réformes
et de toutes les avancées – émergence en 1970
de la coopération politique européenne (CPE),
ancêtre de la politique étrangère et de sécurité
commune (PESC), instauration du serpent
puis du Système monétaire européen (SME),
respectivement en 1972 puis en 1979, création
en 1974 du Conseil européen, élection directe du
Parlement européen en 1979, adoption de l’Acte
unique en 1986, premier élargissement de 1972,
L’Allemagne et l’Europe :
indicateurs comparatifs
Produit intérieur brut, 2010
(en milliards de standards de pouvoir d’achat)
Allemagne
Royaume-Uni
France
Italie
Pologne
Autriche
2 352
1 705
1 704
1 488
584
258
Produit intérieur brut par habitant, 2010
(en milliers de SPA par habitant)
Autriche
Allemagne
Royaume-Uni
France
Italie
Pologne
30,8
28,8
27,4
26,3
24,6
15,3
Taux de chômage, 2011
(en % de la population)
France
Pologne
Italie
Royaume-Uni
Allemagne
Autriche
9,8
9,6
8,4
7,8
7,1
4,4
Dépenses publiques de santé, 2009
(en % du PIB)
France
Allemagne
Autriche
Pologne
9,0
8,7
7,7
5,0
Dépenses publiques en R&D, 2009
(en % du PIB)
Allemagne
Autriche
France
Royaume-Uni
Italie
Pologne
2,8
2,7
2,3
1,9
1,3
0,7
Dépenses militaires, 2009
(en % du PIB)
Royaume-Uni
France
Pologne
Italie
Allemagne
Autriche
2,7
2,1
1,7
1,4
1,4
0,7
Sources : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu ;
International Institute for Strategic Studies,
The Military Balance 2011.
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
budgétaire excessif dans la zone euro. Un an
auparavant, elle vantait encore les mérites de
la méthode intergouvernementale et la chancellerie a largement contribué, avec d’autres
gouvernements européens, à déconsidérer la
Commission européenne, pourtant moteur de
l’intégration.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
69
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
puis ceux des années 1980 1. Certes, les gouvernements allemands défendirent parfois âprement
les intérêts du pays, industriels essentiellement,
mais, d’une façon générale, intérêts allemands et
intérêts européens coïncidèrent du fait de l’abaissement de l’Allemagne dans l’après-guerre.
Ainsi, l’Europe offrit-elle cette identité par
défaut à laquelle aspiraient beaucoup d’Allemands. Dans les années 1960 ou 1970, les
nouvelles générations qui accusaient leur père des
maux du passé se voulurent tout sauf allemandes :
« Le mot “émigration” était dans l’air. La
République fédérale [était] un pays où l’on ne
[pouvait] s’installer qu’assis sur des valises » 2.
L’Europe – comme l’engagement transatlantique – constituait en somme la voie royale.
Les conséquences
de la réunification
Avec la réunification, les conditions de
l’insertion allemande dans l’Europe changèrent
profondément. En se concevant désormais
comme une nation à part entière et non plus
comme une simple « république fédérale »,
l’Allemagne n’a dorénavant plus à attendre de
l’Union cette réhabilitation et ce gain de légitimité que l’abandon de compétences permettait auparavant d’espérer. C’est désormais, de
façon plus complexe, moins immédiatement
évidente, et donc nécessairement plus controversée, que s’interprètent coûts et bénéfices de
la participation à l’Europe communautaire. Les
politiques successives des différents chanceliers
(voir infra) traduisent une évolution progressive de la méthode communautaire à la méthode
intergouvernementale.
L’unité allemande se dessinant, le chancelier Helmut Kohl prôna un renforcement de la
démocratie européenne, fondé sur l’extension des
pouvoirs du Parlement européen, en même temps
1
Simon Bulmer, Charlie Jeffery et William Paterson,
« Deutschlands europäische Diplomatie: Die Entwicklung des
regionalen Milieus », in Werner Weidenfeld (dir.), Deutsche
Europapolitik. Optionen wirksamer Interessenvertretung, Europa
Union Verlag, Bonn, 1998, p. 11-102.
2
Lothar Baier, « Bewegte BRD », in Hans-Jürgen Heinrichs (dir.)
Abschiedsbriefe an Deutschland, Qumran, Francfort, 1984, p. 21.
70
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
qu’une Europe plus proche des citoyens, reposant
notamment sur le principe de subsidiarité 3. Le
traité sur l’Union européenne, conclu à Maastricht
en 1992 et entré en vigueur en 1993, a entériné
ces choix. Il a également complété les politiques
communautaires traditionnelles par deux
nouveaux volets, institutionnalisant une politique
étrangère et de sécurité commune (PESC)
et certaines questions de justice et d’affaires
intérieures (JAI). En outre, il créait une Union
économique et monétaire (UEM) dont le chancelier allemand et le président français hâtèrent la
réalisation, alors qu’elle avait été proposée avant
la chute du Mur, comme complément nécessaire à
l’achèvement du marché unique.
François Mitterrand voyait dans la
monnaie unique le moyen de diluer la suprématie
de l’Allemagne dans le domaine monétaire. Avec
le deutschemark comme pilier et pivot du serpent
puis du Système monétaire européen, adossé à
la puissance économique allemande, les États
membres de ces mécanismes bénéficiaient certes
d’une aire de stabilité monétaire, mais ils étaient
contraints de conduire des politiques déflationnistes à l’instar de celle de l’Allemagne. La
création de l’UEM devait ôter à la Bundesbank
le privilège de prendre des décisions s’imposant
aux autres économies et ancrer le pouvoir au sein
de la Banque centrale européenne (BCE), où les
décisions sont prises à la majorité simple.
L’Allemagne fut néanmoins en mesure
d’imposer un certain nombre de conditions
puisque, sans sa participation, l’UEM aurait
été vidée de tout sens. C’est ainsi qu’elle
obtint l’indépendance de la Banque centrale
européenne (BCE) et l’énonciation de critères
de convergence. Leur respect devait être un
préalable à l’adhésion à l’Union monétaire,
ils furent inscrits dans un pacte de stabilité et
de croissance. Par ces règles, le gouvernement
fédéral entendait imposer à ses partenaires
européens une culture de stabilité financière
comme pré-condition à l’Union – une sorte de
gouvernance par les règles. Gouvernements et
économistes français réclamaient quant à eux
3
Le principe de subsidiarité consiste à réserver uniquement à
l’échelon supérieur ce que l’échelon inférieur ne peut effectuer
que de manière moins efficace (voir encadré p. 28).
Inauguration en novembre 2011 de Nord Stream,
le gazoduc reliant Vyborg en Russie au terminal
allemand de Lubmin via la mer Baltique. D’une
capacité annuelle de 55 milliards de mètres cubes,
Nord Stream devrait permettre à l’Allemagne de faire
face aux conséquences énergétiques de la fermeture
de ses centrales nucléaires.
© AFP/John MacDougall
une gouvernance plus politique, autorisant des
adaptations conjoncturelles pour relancer, en cas
de besoin, la croissance.
Les Allemands reprochaient alors aux
Français leur laxisme budgétaire, tandis que
ceux-ci jugeaient l’approche allemande trop
restrictive. Cette querelle, qui plonge ses racines
dans des décennies de pensée et de théorie
économiques, ne cessa d’opposer Paris et Bonn
puis Berlin dans les années 1990 et 2000. Elle
attisa en Allemagne une défiance à l’égard de
ses voisins méridionaux et les négociateurs
allemands s’opposèrent à la constitution d’une
union de transfert qui eût nécessairement engagé
des contributions allemandes.
De l’intergouvernementalisme…
L’UEM fut ainsi cette union bâtarde dont
la crise monétaire, financière et économique née
en 2008 révèle actuellement les insuffisances.
Elle fut une union monétaire sans être une union
économique et fiscale, privée d’un gouvernement ou de mécanismes de gouvernance permettant de coordonner les politiques économiques et
budgétaires des États membres, et son système
de sanctions excluait toute coordination préventive. Elle fut certes fondée sur des règles, mais
celles-ci ne conduisirent pas au rapprochement
des cultures et des pratiques économiques et
budgétaires que ni les critères allemands ni les
propositions françaises n’envisageaient.
De fait, ces règles ne furent pas respectées,
ni par les Grecs dont le gouvernement de Georges
Papandreou a démontré par la suite les manipulations statistiques, ni même par l’Allemagne et
la France qui se dérobèrent aux procédures de
sanction dans les années 2000. En permettant au
contraire que les pays de la périphérie s’endettent
aux mêmes taux d’intérêt que l’Allemagne, le
système a contribué à l’endettement public de la
quasi-totalité des pays de la zone euro. À la fin des
années 1990 et dans les années 2000, l’amélioration des règles de l’UEM ne fut cependant jamais
inscrite à l’ordre du jour des sommets européens.
À Amsterdam, en 1997, le gouvernement allemand étonna négociateurs et observateurs en s’opposant à la communautarisation de
certains domaines relevant de la justice et des
affaires intérieures. Lâché sur le fond par un
gouvernement français dont le nouveau président, Jacques Chirac, ne faisait guère preuve
de ferveur européenne, et pressé par les Länder
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
71
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
qui voulaient préserver leurs compétences, le
gouvernement d’Helmut Kohl emprunta une
voie « britannique ».
Des accents britanniques, la coalition
rouge-verte qui succéda au chancelier Kohl en eut
aussi. Gerhard Schröder fit en effet sa campagne
en 1998 sur le thème d’une Allemagne qui serait
devenue la « vache à lait » de l’Europe et dont
les contributions au budget européen seraient
« parties en fumée » (verbraten). Une fois arrivé
au pouvoir, le gouvernement de coalition rougeverte qui présida le Conseil européen au premier
semestre de l’année 1999 chercha à négocier une
réduction de la contribution allemande au budget
européen. Il proposa notamment une « renationalisation » partielle de la politique agricole
commune (PAC). Tiraillé entre ces revendications et le souci de réussir sa présidence, le
gouvernement Schröder se contenta finalement
d’une réduction moindre de sa quote-part.
… à l’idée d’une Constitution
européenne
Lors des négociations de Nice, en 2000,
au cours desquelles devaient se régler les
questions restées en suspens à Amsterdam
– les fameux « reliquats d’Amsterdam » –, la
question du poids respectif des pays membres
dans les institutions européennes tint une
place importante. Tandis que les « grands »
États renonçaient à leur deuxième commissaire européen, un système complexe de prise
de décision fut instauré, tenant compte, au
Conseil des ministres de l’Union comme au
Parlement européen, de la supériorité démographique allemande. Même si la France conserva
au Conseil le même nombre de voix que l’Allemagne, le sommet de Nice consacra le décrochage de la France que Jacques Chirac avait
voulu à tout prix éviter.
Alors que les relations franco-allemandes
avaient été plus ou moins au point mort depuis
l’installation de Jacques Chirac à l’Élysée,
celui-ci et Gerhard Schröder se rapprochèrent
toutefois, opérant quelques avancées lorsqu’ils
préparèrent de concert, en 2002 et 2003, certaines
propositions portant sur le projet de traité constitutionnel – abandonné à la suite des référendums
72
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
négatifs néerlandais et français de 2005. L’idée de
Constitution était en effet venue du gouvernement
allemand, dont le ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, avait dans un discours
remarqué à l’université Humboldt de Berlin,
en 2000, proposé de pousser plus loin l’intégration européenne et d’aller vers une fédération
dotée de deux chambres et d’un gouvernement
européen 4. Pour Berlin, cette option exigeait que
soient remplies au préalable certaines conditions
telles que la « clarification » de la répartition
des compétences entre Bruxelles, le Bund et les
Länder, et la mise en avant de la notion de subsidiarité afin de répondre aux critiques des eurosceptiques allemands et aux exigences des Länder
soucieux de préserver leurs compétences.
Même si Berlin prônait une certaine
supranationalité qui répugnait à Paris, et même
si les pouvoirs du Parlement européen furent
renforcés, le projet de traité constitutionnel
puis son avatar, le traité de Lisbonne, n’en ont
pas moins consacré in fine le rôle du Conseil
européen, un organe désormais placé au sommet
de l’édifice institutionnel et doté de surcroît d’un
président pouvant rivaliser sur certains points
avec le président de la Commission.
Le rapprochement franco-allemand, patent
à l’hiver 2002-2003 avec la célébration du
quarantième anniversaire du traité de l’Élysée
et l’opposition conjointe de Jacques Chirac et
de Gerhard Schröder à la guerre américanobritannique déclenchée contre l’Irak, comporta
néanmoins une zone d’ombre : le gouvernement
français et le gouvernement allemand s’exonérèrent tacitement des règles du pacte de stabilité
et de croissance en matière d’endettement et de
déficit publics. La coopération franco-allemande
put dès lors apparaître comme une entente
destinée à promouvoir en Europe les intérêts
respectifs de Berlin et de Paris.
4
Voir Joschka Fischer, Vom Staatenbund zur Föderation.
Gedanken über die Finalität der europäischen Integration.
Rede in der Humboldt-Universität in Berlin am 12. Mai 2000.
Suhrkamp, Francfort, 2000. Le ministre déclara ensuite avoir
prononcé à titre personnel ce discours duquel la chancellerie
prit ses distances, comme elle l’avait fait précédemment avec le
papier dit Schäuble-Lamers de 1994, appelant à la création d’un
noyau dur de compétences.
Pour une Europe élargie
Dans les relations avec l’Est, l’Allemagne
apparut tout autant comme le pivot, voire le
leader, de l’ouverture. L’élargissement à l’Est
se fit sous l’impulsion d’Helmut Kohl, puis sous
celle de Gerhard Schröder. C’est parce que les
élites allemandes refusèrent qu’un « nouveau
mur » ne s’érige à la frontière Oder-Neisse que la
Pologne fut intégrée à l’Union européenne, et ce
bien qu’elle ne remplît pas toutes les conditions
d’adhésion. C’est aussi parce que les entreprises
allemandes eurent tôt fait d’investir en Europe
centrale et orientale que la préférence fut donnée
à un élargissement à dix, puis à douze, en 2004
et 2007. Le chancelier Schröder plaida en outre
pour une intégration rapide de la Roumanie et
de la Bulgarie, tout en obtenant des aménagements de transition en matière de libre circulation des personnes. Celle-ci en effet faisait planer
des menaces sur certains secteurs économiques
et aurait pu nourrir, sur le plan politique, les
discours des partis extrémistes.
Une situation européenne
atypique
En ce début de millénaire, la situation de
l’Allemagne est à plusieurs égards atypique
en Europe. L’article 23 de la Loi fondamentale donne au gouvernement allemand l’obligation de promouvoir l’unité européenne et peu
d’autres États ont autant contribué à l’intégration
européenne. Pour autant, comme partout dans
l’Union, les Allemands font aujourd’hui moins
confiance à l’Union européenne 5 – même si
certains sondages se contredisent.
Ces évolutions interviennent tandis que
l’ancrage économique de l’Allemagne au sein
du grand marché intérieur faiblit. Berlin demeure
un partenaire économique essentiel pour les pays
de la zone euro et du grand marché intérieur.
Mais le commerce extérieur avec les nouveaux
États de l’Union non membres de la zone euro
5
Voir, par exemple, Commission européenne, Eurobaromètre
Standard 74. L’opinion publique dans l’Union européenne.
Annexe. Terrain : novembre 2010, publication 18 février 2011,
p. 56 (http/ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb74/
eb74_anx_full_fr.pdf).
ainsi qu’avec de nouveaux partenaires tels que la
Russie, la Chine, le Brésil ou le Mexique croît
beaucoup plus rapidement. La part relative des
pays de la zone euro dans le commerce extérieur
allemand a baissé d’environ 10 % depuis 1991,
et représentait 40 % du commerce extérieur
allemand en 2009.
Alors que l’Allemagne ne compte pas de
parti ouvertement anti-européen – hormis peutêtre Die Linke – comme le Front national en
France, le parti populaire Jobbik en Hongrie ou
les « Vrais Finlandais », le quotidien populaire
Bild Zeitung n’en fait pas moins office d’informel
« parti populiste » et le Tribunal fédéral constitutionnel de « parti souverainiste » 6. En laissant de
côté la référence à l’article 23 de la Loi fondamentale et en faisant de l’autonomie budgétaire
la pierre de touche de la démocratie citoyenne,
les arrêts du Tribunal portant sur la constitutionnalité du traité de Maastricht et, plus encore, sur
celles du traité de Lisbonne et du Fonds européen
de stabilité financière (FESF) ont donné un coup
d’arrêt certain à la construction européenne.
En exigeant que le Bundestag soit
étroitement associé à toute décision ayant
des conséquences sur les finances publiques
allemandes, le Tribunal a privilégié le cadre
national au détriment du cadre européen dans
la mesure où il considère qu’il n’y a pas de
peuple européen et que la démocratie s’ancre
dans un cadre national. A contrario, la lecture
européaniste du processus d’intégration qui
est celle que proposent depuis plus d’un an
un certain nombre d’intellectuels et le Parti
social-démocrate (SPD) met en avant les gains
économiques globaux et les avantages politiques
que l’Allemagne retire de son intégration à
l’Europe, qu’il s’agisse de la préservation d’un
marché stable ou de la fin d’un certain isolement
diplomatique.
Certaines modifications constitutionnelles
récentes et une lecture souverainiste de la
Loi fondamentale par une partie des juges de
Karlsruhe font plus que jamais apparaître le
processus décisionnel allemand comme un
6
A.-M. Le Gloannec, « L’Allemagne, entre isolement et globalisation », Études, tome 415, n° 4, octobre 2011, p. 295-304.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
73
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
´ POUR ALLER PLUS LOIN
L’Allemagne et la Russie
L’Allemagne entretient avec la Russie une relation
complexe, qui se nourrit d’affinités intellectuelles, au
XIXe siècle notamment, d’adversité et d’hostilité. À la
fascination, voire aux sentiments de culpabilité mais
aussi de reconnaissance pour avoir permis la réunification, se mêle également un pragmatisme fondé sur
la complémentarité et la vigueur des échanges. Parmi
les pays membres de l’Union européenne, l’Allemagne
ne détient pas l’apanage de l’ancienneté ni de l’exclusivité de la relation avec Moscou. La France et l’Italie, la
Finlande aussi, sont, avec l’Allemagne, les pays les plus
investis économiquement et politiquement en Russie.
Néanmoins, elle tient une place centrale par deux
aspects, l’un géopolitique et l’autre stratégique.
En effet, la Russie et l’Allemagne sont les deux principales puissances du continent européen : la première
de par l’étendue de son territoire et ses ressources
naturelles, son siège de membre permanent au Conseil
de sécurité, et par sa capacité de blocage plus que
par sa contribution effective à l’ordre international ;
la seconde par la solidité et le dynamisme de son
économie et de ses exportations, par son économie
globalisée et son ancrage dans l’Union européenne.
Des Vingt-Sept, la Finlande est le pays qui dépend le
plus de la Russie sur le plan commercial, alors que
l’Allemagne vient en huitième place. Cependant les
importations allemandes en provenance de Russie
représentaient, en 2008, 20 % du total des importations des pays de l’Union et ses exportations 31 %
du total des celles des pays de l’Union vers la Russie.
L’Allemagne importe en particulier de Russie 42 % de
son gaz, proportion qui augmentera vraisemblablement
avec la sortie du nucléaire et ce, malgré la diversification des fournisseurs que permet l’achat de gaz naturel
liquéfié. L’Allemagne exporte vers la Russie plus que
n’importe quel autre pays de l’Union notamment dans
le domaine de la machine-outil, des automobiles, de
la construction… Elle est le seul pays européen dont
la balance commerciale avec la Russie soit équilibrée.
En d’autres termes, le marché russe offre à l’industrie
allemande un débouché non négligeable.
L’Allemagne est également un investisseur important, représentant près de 40 % des investissements des Vingt-Sept en Russie en 2008. La
74
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
coopération germano-russe, sous forme de jointventures, sub-contracting ou coproduction se
développe dans l’industrie gazière – avec la construction du gazoduc sous-marin Nord Stream reliant
Vyborg en Russie à Lubmin en Allemagne en évitant le
transit par des pays intermédiaires –, mais aussi dans
l’automobile, le bâtiment…
Le gouvernement de Berlin a clairement formulé une
politique destinée à favoriser la modernisation de
la Russie. Cette politique n’est pas sans rappeler les
années 1960 et 1970, quand l’Allemagne de Willy
Brandt avait inventé sa propre version de la détente,
l’Ostpolitik, et son fameux « changement par le rapprochement » (Wandel durch Annäherung) destiné à transformer à terme les régimes communistes. Dans les
années 2000, Berlin conçut le « rapprochement par
l’interdépendance » (Annäherung durch Verflechtung)
destiné à la seule Russie, dont l’objectif plus modeste
et plus vague que l’Ostpolitik naguère, est partagé par
d’autres capitales européennes, Paris notamment.
Cette stratégie repose en Allemagne sur un large
consensus, même si des divergences politiques
existent. Des nuances opposent la gauche, plus
prompte à la complaisance à l’égard de Moscou, à la
droite, plus critique – la chancelière Merkel ne manque
jamais de s’entretenir avec des opposants au pouvoir
lors de ses déplacements en Russie. Les grands
journaux sont quant à eux plutôt critiques et l’opinion
publique n’est pas sans s’inquiéter de la politique
de la Russie à l’égard de ses voisins, de l’état de sa
démocratie ou de sa fiabilité en tant que fournisseur
énergétique.
Après le raidissement notoire du Kremlin dans un
sens qu’on ne peut plus qualifier de démocratique et
l’intervention brutale de la Russie en Géorgie durant
l’été 2008, les divergences qui existaient parmi les
Européens à propos de la politique à suivre à l’égard
de la Russie se sont atténuées, tandis que les plus
hostiles, les Polonais notamment, adoptaient une
politique pragmatique. Tout en demeurant l’interlocuteur privilégié de Moscou, Berlin se distingue désormais
moins de ses partenaires européens.
Anne-Marie Le Gloannec
système reposant sur des possibilités de veto
multiples. Elles sont détenues par des acteurs
dont la puissance s’est renforcée depuis la
réunification. Ces possibilités de veto se sont
aussi multipliées dans d’autres pays, comme
la France. La politique européenne y reste
l’apanage du président de la République, mais
la division au sein des partis politiques entre
souverainistes et européanistes et le recours
au référendum peuvent constituer un frein à
l’intégration européenne. En cas d’unanimité
requise, le veto, d’où qu’il provienne, bloque
tout processus. Lorsqu’il s’agit de donner des
impulsions, de dessiner une voie, de diriger en
somme, les craintes de veto qui paralysent ex ante
le leader, paralysent également tout le système.
Telle est la situation qui prévaut depuis
l’éclatement de la crise financière en Europe.
Depuis 2010, la chancelière allemande est
malmenée au sein de sa coalition : d’un côté,
deux partis hostiles à une intégration fiscale
accrue (la CSU et le FDP) et, de l’autre, une
Union chrétienne-démocrate (CDU) qu’elle
a remobilisée en 2011, lui insufflant un esprit
européen au congrès de Leipzig de novembre
de la même année. Elle est en outre tenue de
rendre des comptes devant le Tribunal fédéral
constitutionnel ainsi que devant le Bundestag.
Dans ce contexte, elle n’a cessé de revenir sur les
lignes rouges qu’elle avait pourtant elle-même
tracées et sur des décisions antérieures.
Elle a ainsi commencé par refuser d’aider
la Grèce pour accepter par la suite de le faire.
De même, elle a insisté sur une participation du
secteur privé à ce sauvetage pour s’apercevoir
ensuite que cette proposition aurait des
conséquences désastreuses. En novembre 2010,
au collège d’Europe à Bruges, elle a plaidé en
faveur de la méthode dite intergouvernementale
pour ensuite faire volte-face et plaider, juste
avant le Conseil européen de décembre 2011,
en faveur d’une intégration supranationale. En
réalité, la chancelière négocie non seulement
avec ses vingt-six partenaires européens, mais
aussi avec le Tribunal fédéral constitutionnel,
le Bundestag, l’opinion publique et les
eurosceptiques de toute nationalité, en France,
en Grande-Bretagne ou ailleurs.
Dans ces conditions, qualifier l’Allemagne
de puissance hégémonique, quelle que
soit sa réticence devant cette perspective,
apparaît certainement excessif 7. L’accord du
8-9 décembre 2011, proposant un traité d’union
fiscale est d’écriture allemande – plus que
franco-allemande – de même que précédemment
le pacte de stabilité et de croissance avait été
d’inspiration allemande, avec une coda française.
Mais cette proposition ne va pas manquer de se
heurter aux difficultés juridiques et politiques
liées à l’irruption des institutions européennes
dans une compétence régalienne des États.
Pour l’heure, la chancelière impose au
reste de l’Union européenne son rythme et ses
exigences : bâtir à petits pas une construction
fiscale fondée sur des règles strictes. Le
projet allemand pour sauver l’euro demeure
toutefois imparfait, parce que le gouvernement
fédéral ne propose que des demi-mesures,
beaucoup d’austérité et qu’il n’est pas sûr qu’un
renversement, pourtant bien nécessaire, de
culture politique et économique dans les pays du
sud de l’Union européenne puisse se faire par la
contrainte. n
7
William E. Paterson, « The Reluctant Hegemon? Germany
Moves Centre Stage in the European Union », The JCMS Annual
Review of the European Union in 2010, numéro spécial du
Journal of Common Market Studies (JCSM), vol. 49, septembre
2011, p. 57-75.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
75
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Le couple franco-allemand
à l’épreuve de la crise de la zone euro
Le choc provoqué en France par la perte de sa
notation « AAA » à la veille des élections présidentielle et législatives – alors que l’Allemagne conserve
la sienne – a considérablement amplifié le débat sur
le rôle actuel et les perspectives à plus long terme de
la relation franco-allemande. Sévèrement critiquée
en 2010 pour son orthodoxie budgétaire, sa fixation
sur les exportations et son apparent attentisme
face à la crise grecque, l’Allemagne est considérée
aujourd’hui comme le modèle à suivre en matière de
politique économique et financière. D’où la volonté
de Nicolas Sarkozy non seulement de s’inspirer des
réformes adoptées outre-Rhin depuis 2003, mais
aussi d’afficher une unité sans faille avec Berlin sur le
plan de la gestion de la crise de l’eurozone.
Un couple qui se cherche (2007-2010)…
Si l’unité entre le président de la République et la
chancelière fédérale est étroite, il ne faut pas perdre
de vue qu’elle est également récente. Le bilan
« franco-allemand » de la présidence Sarkozy est
en effet pour le moins contrasté. Sans insister sur
les caractères si radicalement différents des deux
acteurs, il faut souligner que Nicolas Sarkozy tout
comme Angela Merkel avaient au départ cherché
des alternatives au couple franco-allemand – tout
en s’efforçant de maintenir le rôle central de celui-ci.
Mais du côté allemand, on assiste depuis les années
Schröder à un rapprochement sans précédent entre
Berlin et Moscou qui va s’intensifier encore avec la
sortie de l’Allemagne du nucléaire. Si l’Allemagne
d’A. Merkel s’oriente vers l’Est, N. Sarkozy a quant à
lui opté pour la revitalisation des orientations diplomatiques françaises d’antan.
Le retour de la France dans le système militaire
intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) et la bonne relation que N. Sarkozy a
su entretenir avec les présidents George W. Bush et
Barack Obama témoignent d’une volonté très claire
de repositionner la France en tant que puissance
76
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
militaire dans le cadre des relations transatlantiques
– domaine où l’Allemagne fait défaut comme la crise
libyenne l’a montré. Le rapprochement spectaculaire
entre Paris et Londres en matière de sécurité et de
défense découle de la même logique et il en exclut
également l’Allemagne. Enfin, la volonté affichée
dès 2007 de créer une Union pour la Méditerranée,
financée par le budget des Vingt-Sept mais ne
comprenant que les seuls États riverains de la
Méditerranée, ne pouvait être perçue par Berlin
– le principal contributeur net du budget de l’Union
européenne – que comme une tentative française
« d’endiguer » le rôle de l’Allemagne en Europe. La
très forte implication personnelle de N. Sarkozy et
l’opposition tout aussi ferme et résolue de la chancelière à ce projet avaient littéralement empoisonné les
relations franco-allemandes entre 2007 et 2008.
La relation franco-allemande, à peine apaisée, se
crispe de nouveau, quand éclate la crise financière
en automne 2008. Le krach de l’automne 2008,
provoqué par la crise des subprimes aux États-Unis,
s’est rapidement transmis à l’Europe par le biais
des fonds d’investissement détenteurs de créances
titrisées. Face au risque d’une récession économique induite par la crise financière, l’Allemagne
et la France n’avaient pas su trouver de stratégie
commune. Hostile au financement à crédit des
dépenses publiques, Berlin avait préféré subir le
choc d’une récession sévère, mais courte, et refusé
l’élaboration à l’échelle européenne de « paquets
conjoncturels » destinés à soutenir la demande.
La France a pour sa part accepté de laisser les
déficits se creuser afin de soutenir la demande et,
in fine, d’honorer les promesses électorales du
candidat Sarkozy, notamment sur le plan fiscal. Ainsi,
tout au long de l’année 2009, l’Allemagne s’est vue
accusée par la France de mener une politique économique « égoïste » et « non coopérative » – la relance
stimulée par les partenaires ne pouvant que profiter
aux exportations allemandes – tandis que Berlin
stigmatisait le laxisme budgétaire de
Paris qui ne pouvait que gonfler le
problème de la dette de la France. Le
rapprochement franco-britannique
remonte d’ailleurs à cette époque.
… et qui finit par se
trouver (2010-2012)
Alors que la République fédérale
renoue dès 2010 avec une croissance forte, la France, ainsi que la
plupart des autres États membres de
l’Union européenne ne se sont jamais
remis du choc de la crise économique
et financière qui s’est transformée
en crise de la dette souveraine.
Confrontés à cette dernière, les pays
de la zone euro – et en particulier la
France et l’Allemagne – réagissent
exactement comme deux années
auparavant dans le contexte de la
crise des subprimes. Paris réclame
un signal fort des Allemands, mais
le gouvernement fédéral hésite,
au printemps 2010, à accepter
le premier plan de sauvetage en
faveur de la Grèce, avant de finir par
l’accepter, contraint et forcé.
Le Bundestag (ici en séance en octobre 2011) joue un rôle de
premier plan dans la gestion de la crise de la zone euro.
© AFP / John MacDougall
Toute la politique économique
allemande se trouve alors au centre
des « partenaires », la France et l’Allemagne se
des débats. Les partenaires européens reprochent
trouvant dans deux camps littéralement opposés,
à l’Allemagne d’avoir réalisé ses excédents
commerciaux avec le reste de la zone euro grâce à
divisant l’Union européenne entre une zone
une politique de déréglementation de son marché
nordique « rigoureuse et dynamique » (l’Irlande
du travail et une réduction de ses coûts du travail.
mise à part) et une zone méridionale laxiste et non
Pour les Allemands au contraire, leur dynamisme
compétitive.
économique et industriel permettait d’assumer un
Face à ce constat, on mesure le chemin parcouru
rôle de locomotive conjoncturelle dont les partepar A. Merkel et N. Sarkozy sur la voie du rapprochenaires européens ont pu être les bénéficiaires. Ce
ment. D’abord, l’Allemagne a accepté d’ignorer la
reproche ignore pourtant l’attachement profond des
clause de « no bail-out » et d’aider la Grèce, l’Irlande,
Allemands à une politique de stabilité macroéconole
Portugal et l’Espagne par le biais d’un plan de
mique et donc au respect de l’article 125 du traité
sauvetage
taillé sur mesure et surtout de la mise en
de Lisbonne, qui comprend la clause dite de « no
place
d’un
Fonds européen de stabilité financière
bail-out » interdisant tout renflouement d’un pays
(FESF).
Elle
ne
s’oppose plus à l’achat par la Banque
de la zone euro. Les reproches réciproques étaient
centrale européenne (BCE) – à hauteur de plus de
donc à la hauteur de l’incompréhension mutuelle
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
77
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
200 milliards d’euros – d’obligations d’État sur des
marchés secondaires pour assurer le refinancement
des pays de la zone euro en difficulté. Cela ne fait
certes pas de la BCE un prêteur en dernier ressort, à
l’instar de la Réserve fédérale américaine (Fed), mais
force est de souligner que la BCE, dont la mission
consiste avant tout à combattre l’inflation, joue
depuis 2010 un rôle très actif, comme la France l’a
toujours voulu et l’Allemagne refusé.
Angela Merkel reconnaît désormais implicitement
qu’il est indispensable de doter la zone euro, dont
la structure est restée inachevée, d’une gouvernance
économique, terme que l’Allemagne avait toujours
refusé dans le passé.
À partir du moment où l’Allemagne accepte l’idée
française d’un gouvernement économique, les
positions des deux pays commencent réellement à
converger et la chancelière et le président affichent
une unité de vues qui avait jusque-là fait défaut. En
octobre 2010, Paris et Berlin tombent d’accord sur
la nécessité de renforcer considérablement le pacte
de stabilité et de croissance, qui avait été adopté
en 1997 mais qui n’a pas été respecté. Les deux
pays divergent encore sur le degré d’automaticité des
sanctions, mais l’intention de N. Sarkozy de réduire,
enfin, le déficit budgétaire et la dette publique de la
France témoigne de la volonté du président de suivre
la culture de stabilité allemande. Le projet d’inscription dans la Constitution française de la règle d’or
témoigne de cette même volonté.
Paris et Berlin s’accordent également sur la nécessité d’un « semestre européen » qui doit soumettre
l’adoption des budgets nationaux des États de la
zone euro à une étroite surveillance européenne. En
décembre 2010, la France et l’Allemagne se sont
mises d’accord sur un « pacte pour l’euro plus » qui
doit assurer une meilleure compétitivité des pays
européens et une harmonisation accrue de leurs
politiques par le biais non seulement de l’austérité budgétaire, mais aussi de réformes structurelles. Parallèlement, les deux États esquissent les
grandes lignes d’un deuxième plan d’aide à la Grèce
(juillet 2011) et d’une augmentation des moyens mis
à la disposition du FESF (octobre 2011). La pérennisation de ce dernier, par le biais de l’instauration
d’un mécanisme européen de stabilité (MES), devrait
78
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
intervenir dès l’été 2012, avec un an d’avance sur le
calendrier initial.
Enfin, à la demande de la chancelière allemande,
demande soutenue par N. Sarkozy, 26 des 27 États
membres sont tombés d’accord, lors du Conseil
européen du 9 décembre 2011, sur l’adoption,
début 2012, d’un nouveau traité intergouvernemental
pour renforcer la discipline budgétaire, rendant les
sanctions quasi automatiques, et sur les instruments
anticrise. En revanche, l’introduction d’« eurobonds »
pour mutualiser la dette européenne a été refusée
par l’Allemagne, tout comme la transformation de la
BCE sur le modèle américain. La BCE va néanmoins
soutenir plus fortement le mécanisme européen
de stabilité, ce qui va dans le sens de ceux qui
voudraient la voir jouer un rôle plus actif.
La gestion anticrise du couple franco-allemand a
ainsi été intense durant les dix-huit derniers mois,
et il n’est pas sûr que ce soit la chancelière qui l’ait
emporté, les concessions allemandes n’ayant pas été
négligeables. La France tout comme les autres pays
de la zone euro ont dû se résoudre à une gestion
beaucoup plus austère de leur politique budgétaire.
Mais ce sont les marchés qui les ont poussés dans
cette voie, et tout particulièrement les agences de
notation, beaucoup plus que l’Allemagne.
Certes, le statut de cette dernière s’est renforcé
lorsque Standard and Poor’s a dégradé la note
« triple A » de la France et celle de plusieurs
pays européens tout en confirmant le triple A de
l’Allemagne. Berlin doit maintenant assumer une
responsabilité plus grande encore pour la notation
du FESF, également dégradé, ce dont il aurait aimé
se passer. Par conséquent, il n’y a pas de perdants et
gagnants dans cette bataille qui oppose l’eurozone
aux marchés anglo-saxons. Au contraire, si le couple
franco-allemand se fissure, si la France devait
remettre en question, après les élections de 2012,
les acquis des deux dernières années, le perdant
serait l’Europe dans son ensemble.
Hans Stark *
* Secrétaire général du Comité d’études des relations
franco-allemandes (CERFA) à l’Institut français des relations
internationales (IFRI), maître de conférences à l’université
Sorbonne Nouvelle (Paris 3).
Le couple francoallemand : passé fécond,
présent ambigu,
avenir incertain
Daniel Colard *
* Daniel Colard
est professeur émérite de relations
internationales à l’université
Apparue dans les années 1960 dans le cadre de la
construction européenne, la formule du « couple
franco-allemand » évoque la relation spéciale instaurée
entre deux pays longtemps ennemis. La France et l’Allemagne ont
su construire une entente profonde mettant en commun des intérêts
nationaux à défendre ensemble.
Le couple est néanmoins souvent perçu par ses partenaires européens
comme une alliance ambiguë, dont le dirigisme ou au contraire
l’impuissance sont tour à tour critiqués. En dépit des turbulences
actuelles, le bilatéralisme franco-allemand demeure un facteur
de stabilité et d’inventivité fondamental du projet européen.
de Franche-Comté.
Il n’est pas inutile de rappeler le long passé,
souvent sanglant, des relations franco-allemandes
marquées par trois conflits armés, notamment
deux guerres mondiales : 1870, 1914-1918 puis
1939-1945. Le miracle politique accompli par les
dirigeants politiques, de 1945 à 1963, est d’avoir
pu substituer la réconciliation à la confrontation,
et l’amitié aux rivalités permanentes entre les
deux peuples situés de part et d’autre du Rhin.
Selon Raymond Aron, l’Histoire est « tragique » :
« Les hommes font l’Histoire mais ils ne savent
pas l’Histoire qu’ils font. » Ici, la formule doit être
acceptée sous bénéfice d’inventaire…
La fin de l’Europe des Six et le passage
à l’Europe des Neuf en 1973 – adhésion du
Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande –,
suivis d’autres élargissements (de 9 à 15 en 1995
puis de 15 à 27 en 2004 et 2007) marquent une
première transformation. Une autre mutation est
engendrée par l’implosion et la disparition de
l’URSS en 1991. Elle a permis la réunification
des deux États allemands dans un cadre
communautaire profondément changé. De 1963
à 1990, la France bénéficie d’une rente de
situation internationale, l’Allemagne fédérale
pâtit d’un statut fortement diminué dû à sa
division. Après 1990, se produit un rééquilibrage
très marqué entre Bonn puis Berlin et Paris.
Aujourd’hui, dans une Union européenne
d’environ 500 millions de citoyens, représentant
38 % du produit intérieur brut mondial et 8 %
de la population du globe, il convient de mettre
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
79
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
en relief le passé très fécond de la coopération
entre les deux capitales, tout en s’interrogeant
sur l’ambiguïté actuelle des relations francoallemandes et l’avenir assez incertain de
ce couple sans précédent dans les relations
internationales.
De la confrontation
à la coopération :
le poids de l’histoire
entre Paris et Berlin
La réconciliation entre les deux « ennemis
héréditaires » a été l’œuvre de deux Républiques :
la IV e (1946-1958) et la V e (depuis 1958).
Rappelons pour mémoire les réalisations et les
échecs de la IVe République : le plan SchumanMonnet sur la Communauté européenne du
charbon et de l’acier (CECA) du 9 mai 1950, la
lourde responsabilité de la France dans l’échec
de la Communauté européenne de défense (CED
– le « crime » du 30 août 1954) et la relance de
la construction européenne avec les traités de
Rome du 25 mars 1957, créant la Communauté
économique européenne (CEE) et la Communauté
européenne de l’énergie atomique (Euratom).
Dans le cadre de l’Europe des Six,
comme l’a résumé avec pertinence le
politologue américain Zbigniew Brezinski,
les objectifs des deux pays quant à l’union
du Vieux Continent différaient : « À travers
la construction européenne, la France vise la
réincarnation, l’Allemagne la rédemption ».
Paris, en effet, cherchait à retrouver un rôle de
leader, réincarnation de la grandeur passée,
Bonn était pour sa part en quête de rédemption
afin de surmonter les désastreuses conséquences
de la Seconde Guerre mondiale. Les trois
Communautés spécialisées européennes ont
donc servi la réconciliation franco-allemande
dans un cadre juridique et économique appelé par
nature à s’élargir aux autres voisins européens.
L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle
en mai 1958 et la fondation de la Ve République
à l’automne ont bouleversé en profondeur,
d’une part, les rapports franco-allemands et,
d’autre part, les modalités de la construction
80
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
européenne. Le nouveau président donnait la
priorité à l’« Europe des États » et non plus à
une « fédération d’États », laquelle impliquait
un transfert de souveraineté et de compétences
nationales aux autorités de Bruxelles.
À Bonn, en 1958, le chancelier Konrad
Adenauer est au pouvoir depuis la fondation
de la République fédérale d’Allemagne (RFA)
en 1949. Les deux hommes ne se connaissaient
pas et chacun d’eux prêtait à l’autre des intentions
politiques qu’il n’avait pas ; la méfiance présidait
a priori aux relations bilatérales qui allaient
s’instaurer entre les deux chefs d’État.
À la surprise de beaucoup, à la suite
d’une rencontre les 14 et 15 septembre 1958, à
Colombey-les-Deux-Églises, le chancelier et le
président décideront d’établir entre eux et leurs
pays des « rapports directs et préférentiels »,
et de rester, désormais, en « contact personnel
et étroit ». C’est l’acte premier de la réconciliation politique franco-allemande sous la
Ve République. De Gaulle a raconté dans ses
Mémoires d’espoir cette rencontre historique
et mentionné les trois grands problèmes abordés :
la « question allemande », l’organisation
de l’Europe communautaire, les relations
euro-atlantiques.
L’accord de « bonne foi » conclu à
Colombey en septembre 1958 va durablement
engager les deux États. Cette clarification
indispensable de la situation ouvrait la voie
à un partenariat qu’on appellera plus tard le
« couple franco-allemand ». Encore fallait-il,
pour l’établir solidement, conclure un véritable
« contrat de mariage » fondé sur la raison, des
intérêts communs, l’amitié et la coopération.
Cette entente en formation va demander près
de cinq ans pour se concrétiser juridiquement.
Le chancelier, très âgé, sur le point de quitter
le pouvoir, souhaitait vivement sceller de
manière définitive les relations d’amitié
nées entre Paris et Bonn depuis 1958. D’où,
couronnement de ce processus, la signature
du traité de l’Élysée le 22 janvier 1963, qui
gouverne aujourd’hui encore les rapports du
couple franco-allemand.
Les drapeaux allemand, français et européen flottent
en 2012 sur le fort de Douaumont, construit au
lendemain de la guerre de 1870 et qui fut au cœur
de la bataille de Verdun en 1916 (350 000 morts
dans les deux camps).
© DR
Le traité de l’Élysée de 1963
et son fonctionnement
Politiquement, De Gaulle et Adenauer ont
élaboré un « traité d’amitié et de coopération ».
Juridiquement, Paris était plutôt favorable à
l’élaboration d’une « déclaration », Bonn à la
signature d’un « traité bilatéral ».
Sur le plan formel, il convient de
distinguer trois documents. On trouve d’abord
une courte déclaration commune mettant
l’accent sur la réconciliation, la coopération,
la solidarité et l’amitié. Vient ensuite le traité
proprement dit détaillant la mise en œuvre de
cette réconciliation – rencontres périodiques
au sommet et entre ministres – ainsi qu’un
programme de coopération dans trois domaines
(affaires étrangères, défense, éducation et
jeunesse). Enfin, des clauses finales complètent
l’ensemble. En résumé, un traité-cadre, souple,
court, qui permet une coopération étendue et à
géométrie variable en fonction des circonstances
internationales et des présidents et chanceliers au
pouvoir. Ce traité original, sans précédent entre
la France et l’Allemagne, a été complété par la
suite et n’a cessé, depuis plus de cinquante ans,
de gouverner les relations franco-allemandes 1.
On a successivement vu dans cette alliance
un couple, un axe, un moteur, un directoire
pour l’Europe communautaire, un tandem, un
duo, un duumvirat ou encore un partenariat
privilégié assurant un leadership sur les alliés des
deux États. Le concept de « couple » présente
l’avantage de symboliser une entente profonde,
un mariage de raison fondé sur la durée, la
pérennité d’une véritable alliance contractuelle
mettant en commun des intérêts nationaux à
défendre ensemble.
Le traité repose depuis son origine sur un
paradoxe : s’il fonctionne bien, les partenaires
européens du couple franco-allemand y voient un
« directoire », dans le cas contraire, ils critiquent
l’impuissance des processus d’intégration ou
1
Et ce malgré le vote par le Bundestag d’un préambule unilatéral
très atlantiste après la signature du traité.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
81
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
son blocage. Son véritable âge d’or, de 1974
à 1995, est incarné par deux présidents et deux
chanceliers : Valéry Giscard d’Estaing et Helmut
Schmidt d’une part, et François Mitterrand et
Helmut Kohl d’autre part.
Le couple Giscard-Schmidt
(1974-1981)
L’alternance se produit simultanément
dans les deux pays : d’un côté un conservateur
libéral, de l’autre un social-démocrate modéré.
Les deux dirigeants ont toutefois des points
communs : la volonté de faire progresser la
construction européenne et l’intégration, le
pragmatisme et l’indifférence à l’idéologie
ainsi qu’une bonne connaissance des dossiers
économiques et financiers, indispensable après
la fin de la convertibilité du dollar avec l’or
en 1971. La création du G6 en 1975 découle ainsi
des réunions régulières entre Valéry Giscard
d’Estaing et Helmut Schmidt.
Les années 1974-1981 sont particulièrement fécondes pour le développement
de l’entente et de la coopération francoallemandes. C’est à cette époque que la
presse et les médias popularisent l’expression
« couple Paris-Bonn ». Le couple GiscardSchmidt devient le vrai moteur de l’unification
européenne en prenant trois initiatives qui
constituent trois avancées décisives sur le plan
politique, économique et financier.
La première a lieu en 1974 avec la création
du « Conseil européen » des chefs d’État ou de
gouvernement à l’initiative de Paris. Le Conseil
européen a l’avantage de donner un visage, un
début de personnalité politique à la CEE. Les
traités postérieurs institutionnaliseront cet organe
informel qui deviendra par la suite un organe
central de décision, d’impulsion et d’orientation
de toute la politique européenne.
La deuxième initiative – corollaire logique
de la précédente – porte en 1976 sur l’élection
des eurodéputés de Strasbourg au suffrage
universel direct.
Enfin, lors du Conseil européen de Brême
en 1978, le couple propose la mise en place d’un
Système monétaire européen, le SME, qui a ouvert
82
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
la voie à l’Union économique et monétaire (UEM)
et à la monnaie unique, l’euro, le 1er janvier 1999,
grâce au traité de Maastricht de 1992.
Ainsi, le Conseil européen, le Parlement
européen et le SME constituent trois décisions
franco-allemandes majeures qui ont fait par la
suite l’objet d’un large consensus.
Le couple Mitterrand-Kohl
(1982-1995)
Le troisième partenariat franco-allemand
– après De Gaulle-Adenauer et GiscardSchmidt – s’étend sur une période de treize
années. La politique étrangère menée par Paris,
Bonn puis Berlin – nouvelle capitale de la RFA à
partir de 1991 – est caractérisée par sa stabilité.
Il convient ici de distinguer deux phases dans la
coopération entre les deux États : avant 1989,
date de la chute du mur de Berlin, et après la
réunification de l’Allemagne et l’implosion de
l’Empire soviétique en 1991.
Une étroite coopération (1982-1989)
Le couple formé par François Mitterrand et
Helmut Kohl, deux hommes qu’opposaient tant
le caractère, l’idéologie que la politique, réussit
cependant à s’entendre pour faire prévaloir les
intérêts communs sur les intérêts nationaux.
Parmi les initiatives arrêtées entre 1982
et 1989, sont à retenir plus spécialement :
– en 1982, la création d’une Commission francoallemande sur la sécurité et la défense, puis d’une
brigade composée de soldats des deux pays ;
– le 25 janvier 1983, le discours de F. Mitterrand
devant le Bundestag au moment de la crise dite
des euromissiles ;
– le 22 septembre 1984, la poignée de main de
Verdun entre le président et le chancelier sur un
champ de bataille hautement symbolique ;
– le 22 janvier 1988, la célébration du
25 e anniversaire du traité de l’Élysée avec
l’adoption de deux protocoles additionnels,
l’un sur la défense, l’autre sur les affaires
économiques et financières.
Avec l’appui de F. Mitterrand et de H. Kohl,
le Français Jacques Delors, président de la
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Les institutions de la coopération franco-allemande
Lors de la signature du traité de l’Élysée en 1963,
les dirigeants français et allemands s’engagèrent
à coopérer étroitement en matière économique
et dans le domaine des affaires étrangères. Pour
rendre effective cette coopération, divers institutions
et programmes franco-allemands furent alors créés,
concernant notamment la jeunesse, la coopération
militaire ou l’environnement. De nombreux liens à tous
les niveaux des administrations des deux pays furent
en outre tissés.
Depuis 1963, les ministres français et allemands se
retrouvent deux fois par an afin de coordonner les
politiques nationales sur les questions politiques,
économiques et sociales. L’ordre du jour de ces
rencontres est préparé par les secrétaires généraux
pour la coopération franco-allemande nommés par
chacun des deux gouvernements. Ils recueillent
auprès de chaque ministère les positions respectives
sur les thèmes qui seront abordés lors du Conseil des
ministres conjoint. Dans le domaine de la jeunesse, un
Office franco-allemand pour la jeunesse a également
été créé, dont l’objectif est d’établir des programmes
d’échanges linguistiques ou d’organiser des
événements culturels entre les jeunes des deux pays.
À l’occasion des différents anniversaires du traité
de l’Élysée, des protocoles additionnels ou des
déclarations communes ont permis de compléter
les institutions mises en place en 1963. Ainsi, lors
du 25e anniversaire du traité, en 1988, a été créé le
Conseil franco-allemand de défense et de sécurité
(CFADS) qui permet une collaboration renforcée au
plus haut niveau de l’État et favorise l’adoption de
positions communes dans ce domaine. À la même
Commission européenne, fait adopter l’Acte
unique européen en 1986 qui scelle l’avènement
du grand marché intérieur avec ses quatre libertés.
Le séisme de 1989 et ses conséquences
1963 et 1988 sont les deux dates clés
qui encadrent vingt-cinq ans de coopération
franco-allemande. Puis, les deux événements
considérables que sont la chute du mur de Berlin
occasion, un Conseil économique et financier francoallemand (CEFFA) a été institué afin d’harmoniser
davantage les politiques économiques et fiscales des
deux pays. Enfin, en 1989, face à la place grandissante
prise par les questions environnementales, un Conseil
franco-allemand de l’environnement (CFAE) réunissant
les deux ministres de l’Écologie a vu le jour.
Le 40e anniversaire du traité en 2003 a permis la
signature d’une Déclaration commune destinée à
adapter les programmes de coopération aux enjeux du
XXIe siècle. Les Conseils des ministres franco-allemands
disposent désormais d’un ordre du jour plus étendu,
allant de l’énergie à l’innovation en passant par la
gestion de la crise de la dette souveraine. Outre
l’approfondissement de la coopération francoallemande, l’objectif premier de ces Conseils des
ministres est de mettre en œuvre un véritable
processus de décision commun aux deux partenaires.
À côté de ces rendez-vous institutionnalisés, le chef de
l’État français et le chancelier allemand se rencontrent
de manière informelle depuis 2001 tous les deux
mois, à Blaesheim, en Alsace. Sans ordre du jour
fixe et en cercle restreint, ces rencontres permettent
une coordination étroite des positions des deux pays
sur les grands dossiers internationaux, européens
et bilatéraux. À ces différents conseils s’ajoutent de
nombreux autres programmes et initiatives, comme
le prix De Gaulle-Adenauer – qui récompense chaque
année depuis 1988 une personne ou une institution
œuvrant pour le rapprochement franco-allemand – ou
la Journée franco-allemande, instaurée en 2003.
Source : www.france-allemagne.fr
et l’effondrement de l’URSS ouvrent une ère
nouvelle en Europe et dans les relations entre
les deux États. La question centrale, à partir
du 9 novembre 1989, devient la suivante :
avec la fusion de la République démocratique
allemande (RDA) avec la RFA par le traité du
3 octobre 1990 – précédé par le traité « 2+ 4 »
signé à Moscou le 12 septembre 1990 –, la
mutation du système international né de la fin
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
83
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
de la guerre froide donnerait-elle naissance à
une « Europe allemande » ou à une « Allemagne
européenne » ?
Faire l’Europe sans défaire la France ni
l’Allemagne fait l’objet d’un consensus entre
les deux peuples de part et d’autre du Rhin.
Helmut Kohl en 1989-1990 avait laissé entendre
au président français que l’unité allemande ne
pouvait se réaliser que sous un « toit européen ».
C’est l’objet du traité de Maastricht de 1992
qui transforme la Communauté en « Union
européenne ». Il la dote d’une monnaie « unique »
et non « commune » et complète le volet
économique et financier par une union politique
pouvant, le cas échéant, déboucher sur un projet
d’Europe diplomatique et militaire – avec la
politique étrangère et de sécurité commune
(PESC) et l’identité européenne de sécurité et
de défense (IESD). Grâce à ce traité apparaît une
« Allemagne européenne » s’inscrivant dans des
règles communes.
L’objectif du couple est dès lors atteint :
il n’y a pas plus d’Allemagne dans moins
d’Europe, mais une seule Allemagne dans plus
d’Europe. Le traité de 1992 – ratifié difficilement
en France par référendum avec 51 % de « oui » – a
des conséquences directes sur le binôme francoallemand. En effet, pendant la guerre froide,
Paris bénéficiait d’un statut privilégié dans
l’Europe des Six puis des Neuf et des Douze,
sur le plan politique, diplomatique et militaire.
Après 1990, l’Allemagne unie s’affirme sur
la scène internationale comme une puissance
économique et désormais politique. Le retour
à la normalité de l’ancien vaincu de 1945 porte
ombrage au vainqueur.
L’ambiguïté du couple
Sarkozy-Merkel (2007-2012)
Le quatrième couple franco-allemand
fonctionne dans un environnement spécifique
marqué par une certaine ambiguïté entretenue en
partie par les autres partenaires européens.
Si la relation personnelle entre le
président Sarkozy et la chancelière Merkel s’est
améliorée avec le temps, la méfiance n’a jamais
complètement disparu. Leurs tempéraments,
84
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
les intérêts de leurs États, les divergences sur
l’avenir de l’Europe ne facilitaient d’ailleurs pas
leur coopération, sans pour autant que l’amitié
franco-allemande soit remise en cause. La
realpolitik pratiquée par chacun dans une période
de troubles depuis la faillite, en 2008, de la
banque américaine Lehmann Brothers, explique
les difficultés du couple franco-allemand à gérer
de concert les problèmes. Cela étant, le dialogue
n’a jamais été rompu entre Paris et Berlin.
Nicolas Sarkozy et Angela Merkel sont
obligés de s’entendre pour gérer les crises qui
s’accumulent : crise bancaire, crise monétaire,
crise économique et financière. Cette crise
multidimensionnelle met à rude épreuve non
seulement l’amitié franco-allemande mais
l’ensemble de la zone euro comprenant dix-sept
États sur les vingt-sept de l’Union européenne.
Pour Paris et Berlin, à l’origine de nombreuses
initiatives, il s’agit avant tout de sauver la zone
euro et l’Europe ; les institutions européennes
– la Commission, le Parlement, voire la Banque
centrale européenne (BCE) – jouant un rôle de
second plan.
Cela étant, pour surmonter les difficultés,
la France et l’Allemagne doivent en permanence
se mettre d’accord à deux avant de saisir
le Conseil européen qui entérine avec les
parlements nationaux les plans successifs
concernant l’aide apportée à la Grèce, la gestion
des dettes souveraines, la recapitalisation de
certaines banques.
Les négociations bilatérales entre les
deux capitales sont permanentes – au niveau
ministériel et au sommet – pour trouver les
compromis indispensables, mais souvent
conclus a minima et fondés sur l’ambiguïté. La
puissance allemande pèse lourd dans le tête-àtête avec la France : sans discipline budgétaire,
le travailleur allemand, qui est aussi un électeur
en 2013, ne cotisera pas pour renflouer les
cigales européennes. La solidarité européenne
ne peut être à sens unique et sans garanties.
Le plan de sauvetage du 21 juillet 2011 n’a été
avalisé par le Bundestag que le 29 septembre,
la bataille s’étant soldée, il est vrai, par un vote
massif en faveur du Fonds européen de stabilité
financière (FESF).
Quant à la France, en période de campagne
pour l’élection présidentielle de 2012, sa situation
économique et financière ne lui permet pas de
formuler des exigences excessives vis-à-vis de
la nouvelle Allemagne. La remise en cause du
« triple A » français complique encore davantage
leur entente. La crise de la zone euro est devenue
une crise systémique qui appelle pourtant un
accord franco-allemand total.
Faut-il néanmoins rappeler que la RFA,
comme l’a souligné l’ancien ministre des Affaires
étrangères Hubert Védrine, est « une puissance
d’influence mondiale » ? Elle est la nation la
plus peuplée d’Europe (82 millions), la première
puissance économique de l’Union européenne, le
premier contributeur à son budget et le deuxième
à celui de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN). Le partenariat avec la France est
donc nécessairement asymétrique.
Selon le président français 2, la meilleure
façon de l’équilibrer serait de développer
entre les deux pays des convergences
multiples, notamment dans les domaines
budgétaires, fiscaux, financiers, sociétaux et
environnementaux.
Du côté allemand, le retour à la
« normalité » implique l’abandon de la culture
traditionnelle de la « retenue » à l’honneur
de 1949 à 1990 et appelle un dialogue d’égal à
égal avec les autres puissances. Avec la politique
concertée de la convergence, il conditionne aussi
le devenir du couple franco-allemand formé par
De Gaulle et Adenauer en 1963. De lui dépend
enfin une « nouvelle architecture européenne »,
une refondation institutionnelle de la Maison
européenne.
Un couple à l’avenir
incertain :
divergences et convergences
entre Paris et Berlin
« On ne subit pas l’avenir, on le fait »,
cette formule de Georges Bernanos s’applique
parfaitement aux relations franco-allemandes
depuis le traité de l’Élysée. Le volontarisme
bilatéral a été à la source de toutes les initiatives
prises pour faire progresser le processus de
l’intégration européenne. Mais la dialectique
des intérêts nationaux, tantôts divergents tantôt
convergents, dans une Europe à 27 et plus
particulièrement dans la zone euro, laisse la porte
ouverte à plusieurs incertitudes dans les relations
bilatérales des deux partenaires.
Les divergences franco-allemandes
portent d’abord sur les questions de défense et
de sécurité dans le cadre de l’Union européenne,
sur les relations transatlantiques et sur le rôle de
l’OTAN 3. Les désaccords concernent également
le devenir de la construction européenne, et plus
particulièrement les nouveaux élargissements et
la candidature de la Turquie. La France regarde
vers le Sud avec l’Union pour la Méditerranée
(UPM), les intérêts de l’Allemagne se situent en
revanche chez ses voisins de l’Est européen. Paris
entend rester une « puissance intermédiaire » ou
d’« influence » au Proche et au Moyen-Orient,
et en Afrique. Disposant d’un siège de membre
permanent au sein du Conseil de sécurité de
l’ONU – Berlin souhaite en obtenir un – ce statut
privilégié lui confère encore un rang diplomatique enviable.
Concernant l’énergie, on impute la
décision allemande du 26 mai 2011 d’arrêter
définitivement tous les réacteurs nucléaires
d’ici à 2022 au drame japonais de Fukushima
de mars 2011. Pour la France, la sortie du
nucléaire constitue une sorte de casus belli pour
des raisons énergétiques civiles et des responsabilités stratégiques et militaires. Aucun point
d’accord ne pourra être trouvé avant longtemps
sur ce domaine très sensible.
Il existe des divergences également dans
le domaine diplomatique : l’Allemagne s’est
abstenue au Conseil de sécurité, en mars 2011,
lors du vote de la résolution 1973 relative à
l’intervention militaire en Libye. Ce faisant,
Berlin s’est éloigné de ses partenaires occidentaux et cette option pacifiste pose la question du
3
2
Intervention télévisée du 27 octobre 2011.
Sur la politique étrangère de l’Allemagne et sur ses relations
avec l’OTAN, voir dans ce numéro les contributions de Stephan
Martens et Julien Thorel.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
85
DOSSIER Allemagne : les défis de la puissance
rôle de l’Allemagne sur la scène internationale.
La volonté d’obtenir un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU est-elle
toujours valable et surtout justifiable ?
Les derniers désaccords touchent
l’architecture constitutionnelle et institutionnelle
de l’Union européenne. La France, du bout des
lèvres, et l’Allemagne ont bien voté le traité de
Maastricht en 1992. En 2005, le projet de traité
constitutionnel a été rejeté par les électeurs
français et accepté par Berlin.
Ces divergences ne doivent pas être
surestimées : les convergences et les accords
entre les deux piliers de l’Union européenne
sont essentiels. Ce qui caractérise le couple
franco-allemand, c’est d’abord la permanence
et la durée de l’entente et de l’amitié, malgré
les crises, la méfiance occasionnelle et les
arrière-pensées. En 2013, le traité de l’Élysée
célébrera ses cinquante ans d’existence.
L’occasion est favorable pour préparer dès
maintenant la refondation ou la reconstruction
de l’architecture européenne, c’est-à-dire la
révision et l’adaptation du traité de Lisbonne,
traité simplifié qui a repris la majorité
des dispositions du projet de Constitution
européenne de 2005.
En second lieu, le moteur franco-allemand
demeure le principal facteur de stabilité et
d’inventivité dans une Europe à géométrie
variable en quête d’une meilleure gouvernance
politique, économique et financière. Ainsi,
pourquoi ne pas envisager dans un avenir proche
une sorte d’« Union franco-allemande » ? Cette
voie ouvrirait un avenir plus stimulant et moins
incertain que celui dépeint par les Cassandre
eurosceptiques annonçant l’éclatement de la zone
euro et la disparition de la monnaie unique… n
documentation photographique
L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE À PARTIR DE DOCUMENTS
Ce numéro, réalisé par Boris Grésillon,
propose une vision à la fois synthétique
et originale de l’Allemagne vingt ans
après la chute du Mur.
Contrairement à ce qu’on pense parfois,
le dépaysement est garanti…
Réf. 3303331280705 – 10,80 €
La
documentation
Française
86
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
En vente chez votre libraire,
sur www.ladocumentationfrancaise.fr
et par correspondance à la DILA
23 rue d’Estrées - CS 10733 - 75345 Paris cedex 07
Questions EUROPÉENNES
Temps de colère :
les questions roms
en Bulgarie
* Nadège Ragaru
Nadège Ragaru *
est chargée de recherche
au Centre d’études et de recherches
Les élections locales et présidentielle bulgares
d’octobre 2011 ont été marquées par le recul d’Ataka, le
et enseignante à Sciences Po.
parti nationaliste radical qui était parvenu, depuis 2005,
à cristalliser frustrations sociales, quête d’un État fort
et sentiments nationalistes. Il serait toutefois erroné d’en déduire
une disparition de la xénophobie et, plus encore, un épuisement
des questionnements identitaires en Bulgarie. Depuis quelques années,
les discours anti-Roms et anti-musulmans se sont banalisés dans
l’espace public. Cette visibilité accompagne un lent processus de
renforcement des frontières ethnoculturelles, dans un contexte
où clivages sociaux et culturels se recoupent partiellement.
internationales (CERI) de Sciences Po
Qui souhaite apprécier les réalités de la
diversité en Bulgarie, pays de 7,36 millions
d’habitants où les minorités musulmanes représentent 12,2 % de la population 1, se heurte à
l’existence de lectures contrastées, presque
inconciliables. Au début des années 1990,
dans le contexte des guerres yougoslaves,
maints commentateurs proposèrent une lecture
alarmiste des relations intercommunautaires.
Dans la seconde moitié des années 1980, les
autorités communistes avaient tenté d’assimiler de force la minorité turque estimée alors
à près de 800 000 personnes. Cette politique,
d’une rare violence, avait contraint à l’exode
quelque 340 000 Turcs en 1989. Après la chute
du communisme, l’hostilité de segments de la
société bulgare à l’abolition des décrets d’assi1
Recensement de 2001 (www.nsi.bg/Census/Census.htm).
milation a pu laisser craindre des heurts intercommunautaires, heureusement évités. Par
la suite, l’établissement d’un socle – fût-il
modeste – de droits minoritaires et l’institutionnalisation d’une représentation politique à
travers le Mouvement des droits et libertés (DPS,
porte-parole des minorités turque et musulmane)
donnèrent naissance à une seconde lecture de la
trajectoire bulgare, à l’opposé de la première,
louant les vertus d’un « modèle bulgare de
tolérance ethnique ».
Las ! En 2005, l’apparition sur la scène
électorale d’une formation xénophobe radicale,
Ataka (Attaque), dont le leader Volen Siderov
accédait un an plus tard au second tour de l’élection présidentielle, est venue battre en brèche
cette image de tolérance multiséculaire. Dans
les représentations médiatiques, la Bulgarie a
alors pris place aux côtés de la Roumanie (avec
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
87
Questions EUROPÉENNES
le parti România Mare), plus tard de la Hongrie
(avec le parti Jobbik), sur la carte des terres
d’accueil européennes du national-populisme.
L’énigme restait cependant entière : comment
comprendre l’audience des thématiques
xénophobes ? Fallait-il y voir le symbole d’un
épuisement du « modèle » bulgare de gestion de
la diversité ou la preuve que cette grille interprétative n’avait jamais effectivement saisi
la complexité des dynamiques à l’œuvre ?
Devait-on par ailleurs craindre un durcissement des frontières ethniques et religieuses
intérieures de la Bulgarie ?
Les scrutins d’octobre 2011 fournissent
l’opportunité de replacer ces questions sur le
métier, puisque, à la surprise d’un grand nombre
d’observateurs, le parti Ataka s’est effondré
au moment même où la Bulgarie connaissait
un cycle sans précédent de manifestations aux
accents xénophobes, faisant suite à un incident
mortel ayant opposé Roms et non-Roms à
Katunica, village de la région de Plovdiv.
Ataka, une entreprise
nationale-populiste
en péril ?
Le charismatique Volen Siderov s’était
lancé dans la course à la présidence dès le
mois de mai 2011 : stigmatisant l’impuissance
du gouvernement de droite dirigé par Bojko
Borisov, il a puisé dans des registres connus – la
corruption des élites, l’abandon de la souveraineté nationale et la soi-disant menace minoritaire turque ou rom. Afin de remobiliser la frange
radicale de son électorat, V. Siderov a en outre
multiplié les incitations à la haine religieuse,
organisant notamment une manifestation devant
la mosquée de Sofia pour protester contre l’utilisation de haut-parleurs pour les appels à la prière.
Au cours de cette manifestation, des fidèles ont
été violemment interpellés. Les heurts ont également fait plusieurs blessés parmi les militants
nationalistes 2. De plus, le parti Ataka s’est forte-
ment impliqué en septembre dans les mobilisations sociales de Katunica (voir infra), espérant
tirer les bénéfices d’un incident très polarisateur.
Il n’en fut rien. Au premier tour de l’élection
présidentielle, V. Siderov n’a récolté que 3,65 %
des suffrages, loin des 21,5 % obtenus cinq ans
plus tôt. Au-delà de la crise interne qui frappe
son parti sous l’effet de querelles familiales,
plusieurs paramètres éclairent ces résultats.
En 2005, le journaliste V. Siderov avait
construit son offre électorale en dénonçant, d’une
part, l’ordre politique et social issu du passage à
une démocratie de marché et, d’autre part, l’abdication de l’État face à une pluralité « d’ennemis »
intérieurs (Turcs, Roms, juifs…) et étrangers
(Américains, Européens…). Cette critique sociale
s’était doublée d’une rhétorique anti-Turcs,
anti-Roms et antisémite empruntant à plusieurs
répertoires historiques 3. V. Siderov est l’héritier
d’une vision de l’État-nation bulgare forgée au
xixe siècle ayant érigé la Turquie et, indirectement, les minorités turques de Bulgarie en Autre
constitutif. La version qu’il en retient est toutefois celle proposée à la fin des années 1980 par
un régime socialiste convaincu de pouvoir faire
advenir l’unité nationale rêvée à travers une bulgarisation violente des minorités. Volen Siderov
a en outre largement puisé ses thématiques
xénophobes et autoritaires dans un marché international des idées « rouge-brun » riche en théories
du complot – ainsi s’explique sans doute l’activation d’un antisémitisme rencontrant de faibles
échos dans la société bulgare.
S’en tenir à ces deux facettes du discours
d’Ataka est néanmoins insuffisant. Pour de larges
segments de la société bulgare, l’ordre politique
postcommuniste représente un univers amoral
où les plus fortunés, entrés en affaires avant de
faire carrière en politique, contrôlent les destinées d’électeurs dont ils ignorent les intérêts.
Le modèle européen, qui a joui d’un immense
prestige dans les années 1990, a cessé de conférer
un sens exclusif aux destinées collectives. Si la
Bulgarie a été pour l’heure moins affectée par
3
2
« Sblǎsǎci meždu “Ataka” i mjusjulmani pred džamijata v
Sofija » [Heurts entre “Ataka” et des musulmans devant la
mosquée à Sofia], Dnevnik.bg, 20 mai 2011.
88
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Sur les répertoires nationalistes d’Ataka, voir Nadège Ragaru,
« Un parti nationaliste radical en Bulgarie : Ataka ou le mal-être
du postcommunisme », Critique internationale, n° 30, janviermars 2006, p. 41-55.
la crise économique et financière mondiale que
la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, la hausse du
chômage et l’austérité imposée par les pouvoirs
publics alimentent un sentiment d’incertitude et
de précarité sociale.
Quant aux sentiments anti-Turcs et antiRoms, ils ont gagné une audience accrue, qu’il
s’agisse de dénoncer la corruption et l’autoritarisme du Mouvement des droits et libertés,
l’implication de Turcs et de Roms dans « l’achat
de voix » à l’occasion des scrutins – un thème
politique récurrent depuis 2005 – ou encore
l’exploitation du système social par des Roms
indolents qui ne paieraient ni impôts ni factures
de chauffage ou d’électricité.
Les raisons de l’érosion des soutiens
apportés à Ataka sont à rechercher ailleurs. Tout
d’abord, dans son impuissance à incarner désormais le vote protestataire : en entrant dans l’arène
parlementaire (avec 21 députés sur 240 en
2005 comme en 2009) et, surtout, en apportant
en 2009 son soutien au gouvernement de droite
de Bojko Borisov 4, Ataka a ôté toute crédibilité
à la posture « antisystème » que ses dirigeants
prétendaient incarner. L’évolution de la compétition électorale et, plus particulièrement, de l’offre
populiste est également à prendre en considération. Les premiers succès d’Ataka ont encouragé d’autres formations politiques à appeler au
rétablissement d’un État fort et à prôner le traitement policier de la question des « oligarques »,
voire à manier une rhétorique nationaliste – à
l’instar des partis « Ordre, loi et justice sociale »
ou « Lider ». L’actuel Premier ministre, Bojko
Borisov, un ancien patron de société de sécurité
privée promu secrétaire général du ministère
de l’Intérieur en 2001, a incorporé dans son
discours des éléments empruntés à Ataka : un
« franc-parler » volontiers populiste, la valorisation de l’autorité personnalisée du leader, la lutte
contre la corruption et… le maniement, certes
plus euphémisé, de stéréotypes anti-Turcs, antimusulmans et anti-Roms.
Un dernier paramètre se dessine. En 2005,
Ataka avait recruté une large frange de ses soutiens
4
Membre et fondateur du parti Citoyens pour le développement
européen de la Bulgarie (GREB).
Un jeune militant d’Ataka lors de la manifestation
anti-Roms organisée à Sofia le 1er octobre 2011.
Sur son tee-shirt, on peut lire : « Je ne veux pas vivre
dans un pays tsigane ».
© AFP
dans les rangs des anciens cadres de l’appareil
répressif communiste – militaires de réserve,
police et services de renseignement, etc. –, déçus
par un Parti socialiste bulgare (BSP) engagé sur
la voie sociale-démocrate. Fidèles à une gauche
ultranationaliste, ces acteurs ont désormais pris
leurs distances avec V. Siderov, notamment après
l’annonce du ralliement d’Ataka à la majorité
de droite élue en 2009. À l’échelon local aussi,
des militants de la première heure – souvent des
personnes âgées figurant parmi les « perdants »
de la transition – ont laissé place à des hommes
d’affaires aux motivations complexes. Ces
scissions à répétition, de même que l’emprise des
réseaux familiaux sur l’organigramme du parti
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
89
Questions EUROPÉENNES
La trajectoire d’Ataka ne saurait toutefois oblitérer la progressive banalisation de la
xénophobie dans l’espace public (en particulier sur Internet), autorisant, par exemple, une
évocation complaisante de l’assimilation forcée
des minorités dans les années 1980 ou encore
la dénonciation du caractère « régressif » de
l’islam. Pour en prendre la mesure, il convient
de revenir maintenant sur les événements
de Katunica. Ces derniers révèlent la convergence éphémère de motivations et d’attentes
sociales qui ne se résument pas, de fait, à une
haine de l’Autre.
Katunica : les visages du
nationalisme et du désarroi
Ataka 5, constituent à la fois un indicateur et un
vecteur de l’institutionnalisation inachevée d’une
formation qui peine à transformer l’essai marqué
grâce au charisme de son leader.
5
Kapka Siderova, l’épouse de Volen Siderov, longtemps rédactrice en chef du journal Ataka, était son influent conseiller jusqu’à
leur séparation. Le beau-père de V. Siderov, Georgi Ibrišimov,
vice-ministre de l’Éducation en 1995-1996, a dirigé les structures
locales du parti. Le fils de K. Siderova, Dimitǎr Stojanov, a été élu
député européen du parti en 2009, etc.
90
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
On peut s’interroger sur les éléments qui
ont conféré une audience nationale à des heurts
locaux et suscité une mobilisation aussi spectaculaire qu’éphémère. Le sexe et l’âge des participants – principalement des garçons, parfois
mineurs – ont été soulignés à l’envi. S’agit-il
d’une jeunesse sans repères et sans cause,
dépourvue d’expérience militante et qui aurait
fait de ces rassemblements des rites d’apprentissage ? Ou serait-il plus juste d’y lire l’émergence d’une nouvelle génération, dont certains
segments, radicalisés, ne se reconnaissent dans
aucune force politique instituée ?
Sous réserve d’inventaire, trois types
d’engagement semblent avoir convergé au cours
des manifestations : des militants d’organisations xénophobes (comme Ataka, le VMRO,
etc.), des supporters de clubs de football ou
des motards inscrits dans des réseaux de sociabilité dotés d’une forte capacité de mobilisation
et, enfin, des citoyens ordinaires pour qui ces
manifestations – présentées comme la traduction « spontanée » d’une colère longtemps tue –
ont constitué une expérience d’action collective
inédite.
Interpréter les significations des manifestations ne relève pas moins du défi. Plusieurs
reportages télévisuels français ont voulu
voir dans ces événements l’expression d’une
xénophobie anti-Roms si répandue qu’elle en
constituerait un élément fédérateur au sein de
Tem p s d e c o l è re : l e s q u e s t i o n s ro m s e n B u l g a ri e
RAPPEL
Les événements de Katunica
Le 23 septembre 2011, un jeune
Bulgare trouve la mort dans le village
de Katunica, renversé par un minibus à
bord duquel se trouvent des Roms de
Plovdiv venus participer aux cérémonies
organisées par Kiril Raškov – prospère
homme d’affaires rom, plus connu sous
le nom de « Tsar Kiro » – à l’occasion
de la commémoration du décès de son
fils. Aussitôt, les habitants jugent que ce
drame est intentionnel : d’une part, le
chauffeur du bus est employé par Tsar
Kiro ; d’autre part, la victime avait un lien
de parenté avec l’ancienne mairesse
du village, en conflit depuis longtemps
avec la famille Raškov – laquelle est
en particulier soupçonnée de privatisation illicite de terrains communaux et
de pressions sur des résidents et élus…
En l’espace de quelques heures, un
rassemblement protestataire se forme,
certaines des luxueuses demeures de
l’entrepreneur rom sont attaquées.
Le lendemain, la contestation s’étend
avec l’arrivée dans le village de supporters des clubs de football de Plovdiv
et de Sofia, ainsi que de militants
de l’organisation de jeunesse du
Mouvement national bulgare (VMRO),
un parti politique nationaliste, qui
dénoncent « la terreur rom » et
« l’impunité » dont bénéficierait cette
communauté. Un jeune manifestant
– cardiaque – s’effondre, victime d’un
infarctus, tandis qu’à la nuit tombée
les protestataires incendient deux des
propriétés de K. Raškov sans que la
police intervienne. 127 participants aux
émeutes seront appréhendés ultérieurement. Le 26 septembre, le chef du
gouvernement et le président, Georgi
Parvanov, se rendent à Katunica, sans
parvenir à faire retomber la tension. Car,
entre-temps, ces événements localisés
se sont transformés en symbole de
l’impunité des « barons » criminels, de
la « tsiganisation » de la Bulgarie ou
encore du « crime rom » 1.
Les 25 et 26 septembre, une vague de
manifestations déferle sur le pays. À
Sofia, des heurts opposent les forces
de police à quelque 1 500 protestataires. À Plovdiv et à Varna, la contestation est portée par de jeunes gens
– supporters de football, rockers
et motards notamment. À Burgas,
plusieurs centaines de manifestants
sont interceptés par la police alors
qu’ils tentent d’attaquer un quartier
rom. À Pleven, on déplore l’incendie
de l’antenne locale du Mouvement des
droits et libertés, qui a enregistré des
succès électoraux auprès des Roms
ces dernières années.
la société bulgare. À l’inverse, maints politistes
bulgares ont souligné le désarroi et le sentiment d’impuissance de citoyens confrontés aux
dysfonctionnements de l’appareil d’État et à une
situation dans laquelle des « barons locaux »
– qu’ils appartiennent aux minorités ou à la
majorité –, forts des appuis politiques dont ils
disposent, auraient pris le contrôle de territoires
sur lesquels ils régneraient sans partage. On a
également pu entendre les commentaires de
personnes hostiles aux manifestations, mais se
déclarant alarmées par le développement d’une
criminalité de rue rom (vol, prostitution…) que
Il faut près d’une semaine avant que
la situation ne s’apaise. Pendant ce
temps, la justice bulgare fait preuve
d’une célérité inhabituelle : le chauffeur de bus est inculpé pour homicide
volontaire ; le petit-fils de Tsar Kiro
est interpellé pour avoir proféré des
menaces de mort à l’encontre de la
famille de la victime – il sera condamné
à huit mois de prison en novembre ;
les services fiscaux diligentent une
enquête qui révèle que Tsar Kiro n’a
pas payé d’impôts depuis une dizaine
d’années. Décision est prise d’ordonner
la destruction de plusieurs demeures
érigées à Katunica sans permis de
construire conforme. De son côté, la
presse bulgare publie les résultats
d’enquêtes sur les origines de la fortune
de Kiril Raškov, montrant que ce dernier
se serait livré avec succès à la contrebande d’alcool dans les années 1990
et aurait bénéficié de nombreuses
protections.
Nadège Ragaru
1
« Protesti zaradi razmiricite v Katunica
prerasnaha v pogromi » [Des protestations
consécutives aux troubles à Katunica se sont
transformées en pogroms], Mediapool.bg,
26 septembre 2011.
la police et la justice ne parviendraient pas à
endiguer 6. Enfin, nombreux sont les Bulgares
qui dénoncent l’angélisme de défenseurs des
droits des minorités soupçonnés de substituer
à la lecture homogénéisante des xénophobes
bulgares (rom = criminel ou rom = assisté social
bénéficiant indûment des aides de l’État) une
présentation non moins uniformisatrice (rom
= victime de discriminations) qui ferait fi de la
diversité des groupes sociaux envisagés.
6
Ces informations ont été collectées dans le cadre d’entretiens
réalisés au cours d’une mission de terrain à Sofia et à Blagoevgrad
du 27 septembre au 9 octobre 2011.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
91
Questions EUROPÉENNES
FOCUS
Les Roms de Bulgarie
De 325 343 (soit 4,9 % de la population) à 500 000 ou
800 000 individus selon les estimations en 2011, les Roms
de Bulgarie sont profondément diversifiés sur les plans confessionnel (orthodoxe, musulman, néo-protestant), linguistique
(la maîtrise du romani, du bulgare, du turc ou du roumain
n’excluant pas des formes de plurilinguismes), comme en
termes d’ethnicité déclarée (tsigane, bulgare, turque, valaque,
millet, etc.).
Une soixantaine de sous-groupes peuvent être distingués en
fonction des modes de vie, activités économiques, pratiques
résidentielles et formes d’endogamie.
Sources : Ilona Tomova, « Konstruirane na romskata identičnost » [Construction
de l’identité rom], Sociologičeski problemi, n° 3-4, 2005, p. 187-214 ;
Nacionalen statističeski institut, Prebrojavane 2011 (okoncatelni danni), NSI,
Sofia, 2012.
De fait, il semblerait que le mécontentement exprimé à propos de Katunica ait plusieurs
sources. Sa cristallisation s’explique cependant
par les transformations intervenues au cours des
deux dernières décennies dans le tracé des clivages
sociaux, ethniques et territoriaux en Bulgarie.
Les frontières intérieures
de la société bulgare
L’existence de préjugés envers les populations roms ne constitue pas une situation inédite
en Bulgarie : diversement selon les lieux et les
époques, les Roms y ont été associés au manque
d’hygiène, à la paresse, au vol et à la pauvreté.
Toutefois, depuis une dizaine d’années, on
constate un durcissement des clivages entre
Roms et non-Roms, tandis que ces représentations négatives sont devenues mobilisables dans
l’espace public et la compétition politique.
On ne saurait trop idéaliser une période
communiste au cours de laquelle prévalut un
ordre social ethniquement hiérarchisé reléguant
les Roms en bas de l’échelle sociale. L’altérité
rom était négociée à la condition que leur
intégration ne remette pas en question des hiérarchies sociales et ethnoculturelles qui conféraient
une place privilégiée aux populations « ethniquement » bulgares. L’entreprise de façonnage
92
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
de l’homme socialiste avait en outre conduit à
l’adoption de dispositifs répressifs envers les
minorités – un changement forcé des patronymes et des prénoms fut ainsi imposé aux Roms
musulmans à la fin des années 1950. Pour autant,
l’urbanisation de la main-d’œuvre promue par les
pouvoirs communistes et l’emploi de Roms dans
les coopératives agricoles ont favorisé l’intégration sociale de populations parmi lesquelles le
taux d’illettrisme est passé de 81 % en 1946 à
10 % en 1989. À la même date, environ 84 % des
Roms occupaient un emploi 7.
Après 1989, la société bulgare a connu
une explosion des inégalités sociales, opposant
des élites initiées aux joies de la consommation ostentatoire à une ancienne classe
moyenne appauvrie. Au sein de la population
majoritaire, ce déclassement social a parfois
été décrit comme un processus de « tsiganisation ». Autrement dit, la traversée des frontières
sociales a été symboliquement vécue comme
une menace de franchissement des frontières
ethniques 8. Au même moment, du fait de leur
faible niveau d’éducation et de leur spécialisation professionnelle, les populations roms
ont été disproportionnellement affectées par
le chômage. Les années 1990 ont en outre vu
émerger une génération dépourvue de qualification et d’expérience professionnelle. En 2007,
10 % seulement des jeunes Roms achevaient
le cycle de l’enseignement secondaire, contre
65 % des Bulgares non-roms 9. Certains ont
néanmoins accédé à la prospérité en investissant
de nouvelles niches entrepreneuriales, parfois à
la lisière de la légalité. La publicité conférée
à ce segment des minorités roms tout comme
aux programmes internationaux en faveur des
Roms a nourri le ressentiment des Bulgares
« ethniques » envers des populations jugées
indûment « privilégiées ». Ces mutations ont
également donné à craindre, dans la majorité,
7
Ilona Tomova, « The Roma in Bulgaria: Education and
Employment », manuscrit, Sofia, 2008.
Cette « menace » de « tsiganisation » a été d’autant plus brandie
que le dynamisme démographique des populations roms alarmait
une majorité redoutant déclin et vieillissement.
9
Nikolaj Tilkidžiev et alii, Otpadaštite Romi. Izsledovatelski
trud, Open Society, Sofia, 2009, p. 10.
8
Tem p s d e c o l è re : l e s q u e s t i o n s ro m s e n B u l g a ri e
une perte d’étanchéité des frontières entre
majorités et minorités, qui pourrait en partie
expliquer l’essentialisation – défensive – de
leurs « différences ».
Le durcissement actuel des frontières
ethnoculturelles renvoie à une autre mutation
qui concerne, elle, la territorialisation de l’ethnicité. Depuis les années 1990, les transformations des bassins d’emploi, le développement
d’un marché foncier privé dont les Roms sont
largement exclus, la mise en œuvre de projets
de rénovation urbaine peu adaptés aux modes
de vie et aux ressources des populations ciblées
– ou accentuant leur relégation périphérique –
ont entraîné un accroissement rapide de la part
des Roms vivant en univers ségrégués (de 40 % à
78 % entre 1989 et 2007).
Face à ces défis sociaux, de nombreux
Roms ont cherché à migrer. Ces mobilités
internes – qui touchent également les Bulgares,
les Turcs et les Bulgares musulmans – représentent un défi, car elles imposent la négociation des
relations entre « nouveaux venus » et populations « anciennement établies ». Ainsi, dans
certains quartiers périphériques des grandes
villes où des Roms anciennement ruraux sont
venus en quête d’une vie meilleure. Alors que
les membres de la majorité bulgare non-rom – et
les populations roms déjà implantées – étaient
eux-mêmes confrontés à une dégradation des
infrastructures et à une réduction des aides
publiques, cette arrivée a parfois suscité des
tensions locales, faisant de « la présence rom »
un enjeu politique 10.
Le cas de Katunica – bien que relevant
d’une autre configuration sociale – illustre les
tensions associées à la renégociation d’une vie
partagée : les décès violents de septembre 2011
ont constitué le point d’aboutissement d’un
contentieux foncier entre voisins roms et
non-roms qui remontait à l’installation, à la fin
des années 1990, dans ce village à population
10
On rappellera qu’Ataka a enregistré ses premiers succès électoraux en 2005 quelques semaines après le décès d’un archéologue
bulgare au cours d’une altercation avec des Roms dans un quartier
de Sofia, Zaharna Fabrika, où les relations intercommunautaires,
traditionnellement bonnes, s’étaient dégradées sous l’effet de
semblables mutations économiques et territoriales.
mixte, de la famille élargie de Tsar Kiro, précédemment établie à Plovdiv.
lll
Les événements de Katunica apparaissent
comme le révélateur d’une ethnicisation progressive des enjeux sociaux en Bulgarie. Sur fond
de politisation accrue des stéréotypes ethnoculturels émergent simultanément des groupes
sociaux spécifiques, souvent très jeunes, dont
l’imaginaire contestataire se nourrit de slogans
xénophobes et qui ne se reconnaissent dans
aucune force politique instituée (populiste ou
non). Le revers électoral subi par Ataka ne
saurait, dans ces conditions, être vu comme le
reflet de l’épuisement des thématiques lancées
par le parti. Il semblerait que celles-ci – instrumentalisées selon des dosages variés par les partis
dits « généralistes » – aient désormais atteint une
audience très supérieure à la base électorale des
nationalistes. n
Bibliographie
O Milena Guest et Alexandra – « ONG et enjeux minoritaires
Nacu, « Roms en Bulgarie,
Roms en Roumanie : quelle
intégration ? », Méditerranée,
n° 110, 2008, p. 105-115
O Elena Marušiakova
en Bulgarie : au-delà de
l’importation-exportation des
modèles internationaux »,
Critique internationale, n° 40,
juillet-septembre 2008, p. 27-50
et Veselin Popov, « Les
migrations des Roms
balkaniques en Europe
occidentale : mobilités passées
et présentes », Balkanologie,
vol. 11, n° 1-2, décembre 2008
O Magdalena Slavkova,
O Nadège Ragaru (dir.),
« Deprivation, the Roma and the
‘underclass’ », in C.M. Hann (dir),
Postsocialism: Ideals, Ideologies
and Practices in Eurasia,
Routledge, Londres, 2002,
p. 133-156
dossier « Les politisations de
l’identité dans les Balkans
contemporains », Revue d’études
comparatives est-ouest, vol. 38,
n° 4, décembre 2007, p. 5-224
« Being Gypsy in Europe. The
Case of Bulgarian Roma Workers
in Spain », Balkanologie, vol. 11,
n° 1-2, décembre 2008
O Michael Stewart,
O Nadège Ragaru :
– « Bulgarie. Être rom ou les
dangers d’une lecture figée de
l’identité », Grande Europe,
26 novembre 2010 ;
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
93
Regards sur le MONDE
Le Kazakhstan : une stabilité
politique en trompe-l’œil
Grégory Lecomte *
* Grégory Lecomte
est fonctionnaire international,
spécialisé dans les questions
Vingt ans après son indépendance, le Kazakhstan offre
une image singulière au sein de l’espace post-soviétique.
Si la nature autoritaire du régime de ce pays
d’Asie centrale grand comme cinq fois la France
n’a rien d’original, il s’est affirmé comme une puissance régionale
stable grâce à son dynamisme économique, porté par
les investissements étrangers et les exportations d’hydrocarbures.
Des incertitudes existent toutefois quant à la succession du chef de
l’État actuel et, plus généralement, sur la démocratisation du régime,
ainsi que sur la nécessaire diversification de l’économie.
économiques et les pays de l’espace
post-soviétique.
Père de l’indépendance du Kazakhstan, le
président Noursoultan Nazarbaïev est devenu
la clef de voûte d’un système politique autoritaire et centralisé. La consolidation de son
pouvoir s’est effectuée selon un schéma typique
dans l’espace post-soviétique : la présidentialisation du régime, le recours au plébiscite
populaire pour asseoir sa légitimité politique,
la tolérance limitée des sources d’opposition et
la manipulation des élections. Aucun signe de
démocratisation n’est aujourd’hui discernable.
Simultanément, N. Nazarbaïev a entrepris avec
un certain succès une politique de construction d’une identité étatique, dans un ensemble
national multiethnique.
Une trajectoire politique
singulière
L’ascension de Noursoultan Nazarbaïev
Noursoultan Nazarbaïev est devenu
l’homme fort du système politique kazakh94
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
stanais 1 à la faveur des années de perestroïka.
Engagé dans une lutte contre la vieille
garde brejnévienne à la fin des années 1980,
N. Nazarbaïev s’est aligné sur les objectifs édictés
par Mikhaïl Gorbatchev. Populaire grâce à ses
positions réformatrices, mais aussi par son ethnicité kazakhe à une époque où les ethno-nationalismes s’exacerbaient en URSS, N. Nazarbaïev
est nommé en juin 1989 premier secrétaire du
Parti communiste de la République socialiste
soviétique du Kazakhstan. Cette dernière, très
dépendante économiquement de Moscou, est
1
Le terme « kazakhstanais » se réfère à l’entité politique – l’État
du Kazakhstan : l’économie, l’administration, le gouvernement
ou l’État seront donc dans cet article qualifiés de « kazakhstanais ». De même, les citoyens du Kazakhstan seront tous qualifiés
de « Kazakhstanais », qu’ils soient d’origine ethnique kazakhe,
russe, ouzbèke… Par contraste, l’adjectif « kazakh » renvoie au
groupe ethnique et à la langue, d’origine turco-mongole. Cette
distinction est officiellement utilisée par l’administration du
Kazakhstan. Elle est héritée de la politique des nationalités de
l’Union soviétique, lorsque chaque citoyen soviétique voyait
sa nationalité/ethnie réelle ou perçue (« russe », « ukrainien »,
« kazakh »…) mentionnée sur son passeport.
Le président Nazarbaïev célèbre le 16 janvier 2012
la victoire de son parti Nour-Otan qui a remporté
81 % des voix lors des élections législatives.
© AFP / Stanislas Filippov
alors réticente à l’idée d’une souveraineté pleine
et entière. Face à la dissolution de l’Union soviétique, elle se résout pourtant à franchir le cap, et
N. Nazarbaïev devient, le 16 décembre 1991, le
premier président du Kazakhstan post-soviétique au terme des premières élections au suffrage
universel, dont il est l’unique candidat. Vingt ans
plus tard, il est encore au pouvoir.
Présidentialisation du régime
et personnalisation du pouvoir
En 1991, l’Assemblée législative,
composée essentiellement de la vieille élite
communiste, fait encore contrepoids au pouvoir
présidentiel. Le climat se dégrade à partir de
décembre 1993, lorsque N. Nazarbaïev pousse
le Parlement à la dissolution, officiellement pour
qu’aient lieu les premières élections législatives
après l’adoption en janvier 1993 d’une nouvelle
Constitution. L’Assemblée élue en mars 1994 ne
lui apporte cependant pas une majorité absolue.
En mars 1995, sous la pression de N. Nazarbaïev,
la Cour constitutionnelle invalide les élections
législatives. Le président de la République
dissout alors l’Assemblée, abolit la Cour constitutionnelle et s’octroie au passage un nouveau
mandat présidentiel de cinq ans, s’épargnant
ainsi l’organisation d’une élection présidentielle.
La nouvelle Constitution adoptée en 1995
par référendum renforce l’emprise du pouvoir
exécutif sur les institutions. Le président peut
désormais légiférer par décret, dissoudre le
Parlement et il n’est plus secondé par un viceprésident. Fin 1998, N. Nazarbaïev, prenant
de court à nouveau ses adversaires, obtient du
Parlement une élection présidentielle anticipée,
au terme de laquelle il s’assure une réélection
en janvier 1999. Son concurrent le plus sérieux,
Akezhan Kazhegeldin, n’a pas eu le droit de
se présenter. Le Parlement allonge au passage
le mandat présidentiel de cinq à sept ans. En
décembre 2005, N. Nazarbaïev est réélu président avec 91 % des voix et, en janvier 2011,
avec 95 % des voix. Ces scores reflètent autant
une popularité indéniable que l’efficacité de la
propagande officielle et les manipulations du
processus électoral.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
95
Regards sur le MONDE
À la présidentialisation du régime
s’ajoutent la personnalisation du pouvoir et le
culte de la personnalité. En 2007, un amendement constitutionnel a supprimé au seul bénéfice
de N. Nazarbaïev la limite de l’exercice du
pouvoir à deux mandats présidentiels. En 2010,
une loi lui a accordé le statut de « Leader de la
nation », ce qui lui garantit un droit de regard
à vie sur les affaires publiques du pays et lui
procure une immunité juridique ainsi qu’à sa
famille. Les bâtiments publics et mémoriaux à
son nom se multiplient dans le pays.
L’étouffement du pluralisme politique
La création en 1999 d’un parti pro-présidentiel, Otan, rebaptisé en 2006 Nour-Otan
(« rayon de soleil de la patrie » en kazakh),
permet de mieux canaliser un Parlement pourtant
déjà affaibli. Résultat de la fusion de plusieurs
partis, Nour-Otan bénéficie d’un large accès
aux ressources administratives, financières et
médiatiques de l’État. Rassemblant des fonctionnaires et des hommes d’affaires carriéristes,
son fonctionnement est essentiellement clientéliste et repose sur une idéologie que l’on peut
qualifier de centrisme patriotique. Composé de
740 000 membres (ce qui en France équivaudrait
à 3 millions de membres), le parti a remporté
88 % des suffrages aux élections législatives
de 2007 et la totalité des sièges à la chambre basse
du Parlement, selon une loi électorale volontairement défavorable aux petits partis, mais
assouplie à l’occasion des élections législatives
anticipées de janvier 2012. Le Parlement devient
ainsi multipartite, avec Nour-Otan qui a récolté
81 % des voix, alors que deux partis d’opposition loyaliste obtiennent quelques sièges. Le seul
parti d’opposition réelle en compétition, le Parti
social-démocrate national, a récolté moins de 2 %
des voix. L’un de ses leaders, Bolat Abilov, s’est
vu disqualifié quelques jours avant le scrutin.
Ces élections de 2012, comme les précédentes,
n’ont pas été reconnues libres et équitables par
les observateurs internationaux.
L’application sélective de la justice ou les
pressions plus ou moins légales constituent pour
le régime un levier fort de contrôle de l’opposition politique. Celle-ci, qui n’est pas interdite
96
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
stricto sensu, est tolérée tant que son audience
reste confidentielle et qu’elle s’abstient de
commentaires sur les sujets gênants, comme
la corruption des hautes sphères dirigeantes,
l’autoritarisme du président, la répression des
manifestations. La législation relative aux partis
politiques complique la naissance et l’existence
de nouveaux partis. Une loi de 2002 précise
notamment que tout parti national doit justifier
d’au moins 50 000 membres (ce qui en France
équivaudrait à 200 000 membres). En 2009,
alors que le Kazakhstan s’apprêtait à prendre
pour un an la présidence de l’Organisation pour
la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
et sous la pression internationale, le seuil a été
ramené à 40 000 membres.
Dès la fin des années 1990, le contrôle des
médias s’est également fait plus étroit. Au foisonnement des premières années a succédé une
vague de concentrations, souvent via des conglomérats contrôlés par l’élite proche du pouvoir.
Les journaux indépendants existent encore
aujourd’hui, mais l’autocensure y est souvent
de mise. Le contrôle d’Internet s’est récemment accru et le blocage de sites d’opposants est
monnaie courante. Dans ces conditions, il est difficile pour l’opposition non loyaliste d’obtenir une
visibilité politique ou médiatique, d’autant que les
partis politiques au Kazakhstan, comme souvent
dans l’espace post-soviétique, sont structurellement fragiles. Ils doivent faire face à une certaine
défiance populaire et à l’apathie de la société civile
du fait des risques qui planent sur les individus.
Leurs programmes sont souvent inexistants.
Les défis de la
diversification économique
À l’issue d’une thérapie de choc
douloureuse, le produit national brut (PNB) du
pays a diminué de 40 % dans les années qui ont
suivi l’indépendance. Il a fallu attendre 1999
pour que le Kazakhstan retrouve le chemin
de la croissance, via un modèle fondé sur les
exportations d’hydrocarbures et l’attrait des
investissements étrangers. Ce modèle a porté ses
fruits, puisque le Kazakhstan assure désormais
70 % de la production de richesses de l’Asie
L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l
centrale et compte un PNB par habitant parmi les
plus élevés des pays de la Communauté des États
indépendants (CEI). La crise de 2008 a toutefois
révélé les faiblesses du modèle et le besoin
pressant de diversification de l’économie.
La thérapie de choc des années 1990
Au début des années 1990, le passage à
l’économie de marché inspiré de la méthode
radicale appliquée en Russie a entraîné une lourde
récession : chômage, contraction du crédit aux
entreprises, chute de la production industrielle,
hyperinflation et perturbation des flux commerciaux avec les anciennes républiques soviétiques.
La sortie de la chaotique zone rouble en
novembre 1993 et l’introduction d’une devise
nationale, le tengué, ont par la suite permis au
Kazakhstan de mener une politique macroéconomique indépendante de celle de la Russie. Une
politique monétaire stricte, caractérisée par un
relèvement des taux d’intérêt, et une politique
budgétaire rigoureuse, marquée par le refus de
faire marcher la planche à billets, ont conduit à
une stabilisation macroéconomique progressive.
Dès 1997, l’inflation a retrouvé un taux inférieur
à 12 %. La privatisation des entreprises d’État a
eu lieu entre 1992 et 1997 et s’est traduite par
une croissance du secteur privé, qui est passé de
0 à 60 % du PNB entre 1991 et 2000. La crise
financière russe en 1998 et la chute des prix du
pétrole ont replongé momentanément le pays
dans la récession, avant que la croissance ne
revienne durablement après 1999.
Exportations d’hydrocarbures
et investissements étrangers
En 2011, le PNB par habitant 2 a atteint
les 13 000 dollars, grâce à un taux de croissance
annuel moyen sur douze ans qui a oscillé entre 7
et 8 %. Gaz et pétrole constituent plus de 60 %
des exportations du Kazakhstan et près de 40 %
du revenu budgétaire national. Les perspectives
sont prometteuses, puisque le pays posséderait
la onzième réserve de pétrole et la quatorzième
réserve de gaz au monde.
2
En « parité de pouvoir d’achat », c’est-à-dire ajusté au niveau
des prix intérieurs.
Kazakhstan : quelques
données statistiques
Superficie : 2 724 900 km2
Population : 16,37 millions d’habitants (1er novembre 2010)
Langues officielles : kazakh, russe
Monnaie : tengué (1 euro = 200 tengués)
Croissance démographique annuelle : 0,6 % (2000-2009)
Espérance de vie à la naissance : 63,6 ans pour les
hommes ; 73,5 ans pour les femmes
Taux de fécondité : 2,6 enfants/femme (2009)
Indice de développement humain : 82e rang sur 182
(classement ONU, 2009)
PIB : 146 milliards de dollars (2010)
PNB par habitant : 13 000 dollars (en PPA, 2011)
Taux de chômage : 6 % (2010)
Taux d’inflation : 8 % (2010)
Part des principaux secteurs d’activité dans le PIB : 4 %
pour l’agriculture ; 40 % pour l’industrie ; 53 % pour les
services (2010)
Ressources pétro-gazières : 25 % du PIB ; 60 %
des exportations ; 40 % du revenu budgétaire national
Investissement direct étranger : 11 % du PIB
Nombre d’utilisateurs d’Internet : 11 %
Aide publique au développement : 333 millions de dollars
(2008)
Sources : Banque mondiale ; ministère français des Affaires
étrangères ; PNUD.
Les compagnies pétrolières occidentales
(Chevron, Exxon Mobil, Total, Shell, ENI),
russes (Lukoil) et, plus récemment, chinoises
y sont les principaux investisseurs étrangers.
L’ouverture aux investissements étrangers a
débuté dès 1993 avec le gisement de Tengiz. Au
moment de son indépendance, le Kazakhstan, à
la différence de la Russie ou de l’Azerbaïdjan,
n’avait que peu d’expérience pétro-gazière et
ne possédait pas les infrastructures et le capital
nécessaires pour l’exploitation des gisements
complexes de la mer Caspienne.
Dans les années 2000, l’État a cependant
engagé un bras de fer avec les majors occidentales. Les cours élevés du pétrole, les retards
répétés dans l’exploitation – prévue en 2005, elle
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
97
Regards sur le MONDE
devrait débuter en 2012 – et l’escalade des coûts
d’investissements (126 milliards de dollars) du
gisement géant de Kashagan ont conduit l’État
à renégocier à son avantage les contrats passés
avec les compagnies occidentales. La compagnie
d’État KazMunayGas (KMG) reste néanmoins
très dépendante des ressources financières et
technologiques étrangères.
La crise et l’impératif
de la diversification
La crise financière mondiale née en 2008 a
doublement ébranlé l’économie kazakhstanaise,
même si une politique budgétaire audacieuse
a permis au pays d’éviter la récession en 2009.
D’une part, la contraction du marché international
du crédit a mis un terme à l’expansion spéculative des secteurs financier et immobilier – largement nourris par des prêts en devises étrangères
à l’époque du boom pétrolier – et a révélé les
faiblesses du système financier local. L’État est
massivement intervenu, notamment en nationalisant en 2009 la banque BTA, alors la troisième
banque du pays. D’autre part, la chute des cours
des matières premières a souligné l’impératif
d’une diversification économique. L’État a lancé
à cet effet en 2010 un plan volontariste dans lequel
les investisseurs étrangers, en particulier chinois,
se voient accorder une grande importance.
À la fois responsable des participations et
des entreprises d’État, gestionnaire des flux financiers générés par le pétrole et le gaz, et donc bras
armé de la politique industrielle, le géant étatique
Samruk-Kazyna joue un rôle clé dans la politique
économique. Le retour massif de l’État dans
l’économie du pays depuis 2009 laisse toutefois
craindre certaines interférences dans le développement du secteur privé. L’usage de fonds publics
est d’autant plus risqué que la pratique de la
corruption, selon les classements internationaux,
reste particulièrement élevée au Kazakhstan.
Une identité
en construction
La construction d’une identité nationale
et étatique s’est fondée sur plusieurs piliers :
kazakhisation de l’appareil d’État et de la société
98
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
dans un environnement multiethnique, renouveau islamique dans un cadre laïc, émergence
d’une classe moyenne et amélioration du bienêtre matériel. Le succès de l’entreprise s’est
fait en dépit de la nature patrimoniale et des
dysfonctionnements de la gouvernance de l’État
kazakhstanais.
La « kazakhisation » de l’État
et de la société
Au moment de la chute de l’URSS, chaque
État post-soviétique a dû bâtir sa propre identité.
Pour des raisons historiques – émancipation et
migration des serfs russes au xixe siècle, sédentarisation forcée durant les premières années du
bolchévisme, oppression soviétique et déportations staliniennes –, le Kazakhstan est alors
l’État d’Asie centrale le plus russifié. Lors de
l’indépendance, la majorité des Kazakhs urbains
n’ont pas la maîtrise de la langue kazakhe et ne
sont souvent que russophones.
Dans les années 1990, le pays se lance
dans une politique dite « de kazakhisation »,
dont l’objectif est d’affirmer la primauté
politique et culturelle du groupe ethnique
kazakh. L’opinion publique y voit là un juste
retour des choses. Dans le domaine linguistique, la langue kazakhe, d’origine turque,
prend le statut d’unique « langue d’État », alors
que le russe est qualifié de « langue officielle ».
Sa connaissance devient un facteur clé de recrutement des élites politiques au sein de l’appareil d’État. La proportion de Kazakhs y passe
de 50 à 75 % entre 1985 et 1994, alors que cette
même année seulement 44 % de la population est recensée comme kazakhe. En 2010,
la proportion de Kazakhs est passée à 90 %
dans l’appareil d’État pour 60 % de la population. L’apprentissage du kazakh est promu et,
quoique lent à se diffuser, tend à se substituer au russe dans l’enseignement primaire et
secondaire.
La kazakhisation se traduit aussi par le
transfert en 1998 de la capitale d’Almaty à
Astana, dans le nord du pays, au sein d’une zone
majoritairement russe et dont le pouvoir central
craint qu’elle ne fasse sécession pour se rattacher
à la Russie voisine. La nouvelle capitale crée
L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l
Le Kazakhstan
RUSSIE
T
l
o
Qostanaï
Pavlodar
Astana
Oral
Qaraghandy
Aqtöbe
UKRAINE
KAZ AKHSTAN
Atyraou
Mer
d’Aral
Aktaou
LIBAN
Beyrouth
Mer
Caspienne
AZERB.
Erevan
ARMÉNIE Bakou
OUZBÉKISTAN
Kyzylorda
Sy
r-D
ar
Almaty
Altitude
(en mètres)
XINJIANG
CHINE
4 000
1 000
0
TIBET
Capitale
Ville principale
Route principale
Chemin de fer
Tachkent
TURKMÉNISTAN
Ashkabad
IRAK
Bagdad
MONGOLIE
Taldyqorguan
Taraz
Bichkek
KIRGHIZSTAN
Chimkent
TADJIKISTAN
Douchanbé
Téhéran
SYRIE
Damas
Öskemen
Lac
Balkhach
IRAN
un centre de pouvoir politique et économique,
attirant ainsi dans le nord du pays les fonctionnaires kazakhs influents. Les limites des unités
administratives (akimats) du pays sont en outre
modifiées afin de diluer la présence des populations d’origine russe dans certaines régions.
La politique de kazakhisation a été menée
sans conflit interethnique, ce qui représente
une gageure dans le contexte centrasiatique.
Plusieurs facteurs l’expliquent. Les évolutions
démographiques d’abord, puisque la proportion
de Russes dans la population diminue drastiquement, passant d’environ 38 % en 1989 à 24 %
en 2009, et ce via divers canaux : émigration
massive de la population russe vers la Russie,
dynamisme de la natalité kazakhe, retour des
Kazakhs de l’étranger. Ensuite, une tradition de
tolérance à l’égard de la population russe, dont la
langue est celle du monde des affaires, d’autant
que la proximité géographique de la Russie incite
à une certaine modération. Enfin, le dynamisme
Kaboul
AFGHANISTAN
Ind
u
TURQUIE
GÉORGIE
Tbilissi
Semeï
Baïkonour
Novorossiisk
Mer Noire
h
yc
Volga
ob
Irt
Oural
Petropavlovsk
im
ia
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Ich
Moscou
s
Islamabad
PAKISTAN
Gisement de
pétrole
du contexte économique depuis la fin des
années 1990 a favorisé le consensus social. Le
pays compterait ainsi entre 500 000 et un million
de travailleurs immigrés, légaux ou non, venus
des pays voisins (Ouzbékistan, Kirghizstan).
Un renouveau islamique favorisé
Le Kazakhstan est un État laïc, et le seul
État d’Asie centrale dont la Constitution ne fasse
pas référence à l’islam. Cette dernière interdit
d’ailleurs les organisations politiques d’obédience religieuse. Sur le plan extérieur, le caractère séculier de l’État fait écho au souhait du
président Nazarbaïev de positionner son pays
au carrefour des civilisations, entre l’Europe
et l’Asie, l’Occident et l’Orient. Sur le plan
intérieur, c’est un moyen d’empêcher l’éclosion
de partis liés à la mouvance islamiste.
De fait, l’État reconnaît pourtant une place
à part à l’islam (sunnite), marqueur culturel
et identitaire de la majorité kazakhe, puisque
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
99
Regards sur le MONDE
70 % de la population serait musulmane (et plus
de 20 % orthodoxe), d’après le recensement
de 2009. Cette place à part se traduit notamment
depuis l’indépendance par la multiplication de
la construction de mosquées, financée par des
capitaux étrangers en provenance du MoyenOrient. Les pratiques religieuses de la population musulmane restent globalement modérées
et les mouvements radicaux ne trouvaient que
peu d’échos jusque récemment. Les courants
musulmans demeurent étroitement contrôlés
par les autorités, via la Direction spirituelle des
musulmans du Kazakhstan, un organe chargé
du culte, théoriquement indépendant de l’État,
ou encore via l’Agence gouvernementale des
affaires religieuses, récemment créée pour
superviser et restreindre l’activité des associations religieuses.
Une classe moyenne émergente
en dépit d’inégalités persistantes
Tant que la population voit ses conditions
matérielles s’améliorer, ce contrat social a des
chances de perdurer. L’administration présidentielle, au centre du pouvoir politique, perçoit
l’émergence d’une classe moyenne comme une
garantie de stabilité sociale face à toutes sortes de
menaces, telles que l’extrémisme religieux ou les
émeutes ouvrières.
La population, écartée du jeu politique, a
continument gagné en niveau de vie ces douze
dernières années, grâce à la croissance économique et ses corollaires – création d’emplois,
hausses des salaires – et aux dépenses sociales
accrues du gouvernement. La classe dite
« moyenne » représente désormais entre 25 et
30 % de la population : écartée du jeu politique
et peu impliquée dans le débat public, elle ne
se mobilise que rarement et pour des questions
marginales. Le taux de pauvreté officiel a chuté de
près de deux tiers, passant à moins de 10 % de la
population. Certaines ONG évoquent néanmoins
un taux de pauvreté réel supérieur à 50 %.
Le boom économique ne saurait cacher
les inégalités persistantes de la société kazakhstanaise. Inégalités géographiques d’abord,
entre les régions bénéficiaires – autour de la
Caspienne pour le pétrole et le gaz, Astana et
100
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Almaty pour le secteur financier et l’immobilier – et les régions retardataires – sud et est
du Kazakhstan. Inégalités de revenus ensuite,
entre une élite managériale ou gouvernementale bien rémunérée grâce aux secteurs les
plus dynamiques et des classes laborieuses aux
salaires maintenus bas, en dépit du coût de la
vie et de l’inflation croissants.
Un État rentier et patrimonial
Au Kazakhstan, comme dans de
nombreux autres États de l’espace post-soviétique, la principale arène de discussion des
intérêts économiques se situe dans les coulisses
du pouvoir politique. Les relations privilégiées
avec le président et son entourage déterminent
ou non le succès d’un projet. Le cercle d’affaires
proche du président Nazarbaïev contrôle les
secteurs lucratifs de l’économie (pétrole et
gaz, télécommunications, banques…) via les
entreprises d’État ou la propriété de conglomérats privés.
Au début des années 2000, un certain
nombre d’entrepreneurs n’appartenant pas au
cercle proche du président ont décidé de partir en
lutte contre ce système corrompu et népotique.
Les tensions ont éclaté au grand jour en
novembre 2001, quand ils ont fondé le mouvement « Choix démocratique du Kazakhstan »
pour dénoncer les cercles dirigeants corrompus.
Le président est intervenu et le parti a finalement été interdit en 2005. Ses fondateurs les
plus influents ont été jetés en prison, contraints
à l’exil, ou sont rentrés dans le rang. Le parti
« Alga ! » a succédé à ce mouvement. Interdit au
Kazakhstan, il est dirigé depuis Londres par un
oligarque en exil, Mukhtar Ablyazov, poursuivi
dans son pays pour malversations.
L’âge du président Nazarbaïev (71 ans)
avançant, les conflits dans son entourage
s’aiguisent et les appétits s’éveillent, faisant
régner l’incertitude sur le climat des affaires.
Comme dans d’autres États post-soviétiques,
la succession du chef – dans un État centralisé
et autoritaire où les droits de propriété sont mal
protégés – pourrait donner lieu à une nouvelle
redistribution des cartes, avec son lot de gagnants
et de perdants.
L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l
Le monument national kazakh « Eli », à Astana, compte
91 mètres de haut afin de symboliser la date de
l’indépendance (1991) et les bas-reliefs qui recouvrent
sa base sont à la gloire du président Nazarbaïev.
© AFP / John MacDougall
L’émergence d’une
puissance régionale
Depuis l’indépendance, le
Kazakhstan a noué des relations avec
de nouveaux partenaires, afin de se
prémunir de l’hégémonie du voisin
russe sans pour autant s’en faire un
adversaire. Le pays a ainsi tissé des
liens étroits avec les pays occidentaux et la Chine.
Préserver la sécurité d’un État
nouvellement souverain
Dès 1992, le Kazakhstan
a gagné l’estime de la communauté internationale en choisissant de démanteler ses installations
militaires nucléaires avec le soutien
financier des États-Unis. Le pays
s’est ensuite engagé dès 1994 aux
côtés de l’Organisation du traité de
l’Atlantique Nord (OTAN) en multipliant les collaborations dans la lutte
contre le terrorisme et la sécurité aux
frontières notamment.
Sur le plan bilatéral,
Washington coopère étroitement
avec Astana pour la formation du
personnel militaire, la fourniture
de matériel, la protection maritime
visant à défendre les infrastructures pétro-gazières en mer, la lutte
contre le trafic de drogue en provenance d’Afghanistan. Le Kazakhstan a été l’un
des rares États de la CEI à envoyer un contingent en Irak en soutien affiché aux Américains.
Le pays est en outre membre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), une
organisation régionale dont il est le cofondateur.
Au sein de cette organisation, Astana partage avec
Pékin un même point de vue sur des questions
sécuritaires communes – séparatisme au Xinjiang
et au Tibet, terrorisme, fondamentalisme, protection des frontières, stabilité de la région. La
Russie, qui est aussi membre de l’OCS, est quant
à elle méfiante à l’égard de ce rapprochement et
cherche autant que possible à cantonner l’organisation dans un rôle économique.
Attirer les capitaux étrangers et
diversifier les voies d’exportation
pétro-gazière
Principal partenaire économique du
Kazakhstan, la Chine est désormais, après
l’Union européenne, la deuxième destination
des exportations du pays, reléguant loin derrière
la Russie. Le Kazakhstan importe de Chine des
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
101
Regards sur le MONDE
produits de grande consommation et y exporte
des hydrocarbures. Le développement du Xinjiang
souhaité par Pékin passe par une accélération
des échanges avec le Kazakhstan, pays frontalier de la région autonome ouïgoure. La Chine
a injecté depuis une dizaine d’années plusieurs
milliards de dollars dans le secteur de l’énergie.
Un pipeline relie les deux pays depuis 2007.
Pékin a aussi investi dans les secteurs de l’uranium, des transports, des télécommunications
et de l’agriculture. L’opinion publique kazakhstanaise n’apprécie cependant guère cette
montée en puissance de l’influence chinoise,
qu’elle assimile à un nouvel impérialisme.
Éloignés géographiquement, les pays
occidentaux ne souffrent pas d’une telle
réticence. Ils comptent encore pour une large
majorité des investissements étrangers réalisés,
loin devant la Chine et la Russie, essentiellement
dans les hydrocarbures. L’Union européenne
demeure la première destination des exportations
du Kazakhstan. L’ouverture de nouvelles voies
d’évacuation des hydrocarbures vers l’Europe,
via l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceylan, illustre la
volonté de diversification des chemins d’exportation pétro-gazière. D’ailleurs Astana s’est
officiellement déclaré intéressé par Nabucco, le
gazoduc qui contournera la Russie pour approvisionner l’Europe depuis l’Asie centrale.
La Russie : un partenaire essentiel
Moscou reste aujourd’hui encore le
premier allié d’Astana même si, depuis quelques
années, son influence économique décline.
Les liens politiques entre Moscou et Astana, la
présence d’une forte minorité russe, la perpétuation des circuits commerciaux historiques – la
Russie compte encore pour un tiers des importations du Kazakhstan – et l’enclavement du
Kazakhstan contribuent au maintien de cette
relation forte. La majorité de ses hydrocarbures
transite encore par le territoire de la Russie et
la situation ne devrait pas changer à moyen
terme – l’alternative chinoise fournit néanmoins
une arme dans la négociation avec Moscou en
matière des prix de transit.
Une intégration commerciale régionale est
désormais à l’ordre du jour avec la création, en
102
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
janvier 2010, d’une union douanière BiélorussieRussie-Kazakhstan, première étape annoncée
vers une intégration économique accrue. Lancée
en novembre 2011, l’Union eurasiatique, qui
se veut inspirée de l’Union européenne, devrait
pour sa part, à en croire les déclarations de ses
signataires, les pays de l’Asie centrale et la
Russie, voir le jour avant 2015.
C’est en matière de sécurité que Moscou
demeure, et de loin, un partenaire incontournable.
Les quelques dizaines d’officiers de l’armée
kazakhstanaise formés aux États-Unis pèsent peu
face aux milliers de militaires entraînés en Russie
depuis la fin des années 1990. Le Kazakhstan
continue de représenter pour Moscou une zone
d’influence privilégiée, ce dont attestent les
bases d’entraînement russes sur le territoire du
pays, la complémentarité historique entre les
deux complexes militaro-industriels, les prix
avantageux accordés par Moscou pour l’achat de
matériel militaire par Astana… Sur le plan stratégique de l’aérospatiale, rappelons enfin le statut
spécial du cosmodrome de Baïkonour au cœur
du Kazakhstan, base de lancement accordée en
concession à la Russie jusqu’en 2050 suite au
renouvellement du bail en 2005.
Une communication soignée
Le Kazakhstan renvoie l’image d’un
pays stable, plutôt fiable et ouvert aux capitaux
étrangers. Autant de qualités que les autres États
d’Asie centrale, voire d’ex-URSS, ne possèdent
guère.
Washington a salué le pays comme
un exemple en termes de non-prolifération
nucléaire, un titre dont Astana sait faire la promotion. Aux yeux de Pékin, la relation avec Astana
est qualifiée depuis 2005 de « stratégique », le
plus haut degré de priorité, un titre qui reflète
les convergences d’intérêts économiques et
sécuritaires au niveau régional. Pour Moscou, le
Kazakhstan est au cœur des institutions multilatérales sous leadership russe, telles que l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) ou
le Centre antiterroriste de la CEI (CAT-CEI), qui
forme sous l’égide du Service fédéral de sécurité
russe (FSB) les agents des services de sécurité
kazakhstanais (KNB).
L e K a z a k h s t a n : u n e s t a b i l i t é p o l i t i q u e e n t ro m p e - l ’ œ i l
Le potentiel économique du pays constitue
un autre centre d’intérêt et un facteur de reconnaissance internationale. En 2000 par exemple,
Astana a remboursé avec sept ans d’avance la
dernière tranche de prêts qu’il avait reçus du
Fonds monétaire international (FMI). En 2002,
les États-Unis ont accordé au Kazakhstan le
statut d’« économie de marché » – ce qui n’est
pas encore le cas de la Chine – saluant ainsi ses
efforts déployés en matière de convertibilité de
devises, d’ouverture aux investissements étrangers ou encore de libre fixation des salaires.
Le Kazakhstan est un pays richement doté
en minerais – fer, manganèse, uranium, zinc,
plomb, chrome, cuivre, or, argent ou titane –
mais aussi en ressources agroalimentaires, en
élevage, dans l’industrie via la transformation
des matières premières en produits manufacturés (chimie, métallurgie…), les infrastructures
et la logistique du fait de sa situation géographique stratégique dans les échanges entre l’Asie
et l’Europe… Fin 2010, les investissements
directs étrangers au Kazakhstan atteignaient les
80 milliards de dollars, soit plus de 80 % du total
de ceux effectués en Asie centrale.
Astana bénéficie enfin d’une certaine
bienveillance de la part des organisations internationales occidentales, au vu de l’instabilité
du contexte centrasiatique, de l’importance de
son territoire et de ses ressources et du caractère
pivotal de sa situation stratégique. Les autorités
kazakhstanaises ont, il est vrai, engrangé
plusieurs succès de prestige. Pour l’OTAN, le
Kazakhstan est ainsi devenu un pilier de la stabilité de l’Asie centrale. En juin 2009, le troisième
forum du Conseil de partenariat euro-atlantique
(CPEA) sur la sécurité a été organisé à Astana,
au grand dam de l’Ouzbékistan, son concurrent régional. Vis-à-vis de l’OSCE, le pays se
pose en îlot de stabilité et de sécurité en Asie
centrale. Il a en particulier exercé la présidence
de l’OSCE, une présidence qu’il avait obtenue
en échange de promesses de démocratisation
du régime. Promesses hélas non tenues : le pays
n’a finalement mené à la hâte que des réformes
cosmétiques, qui ne modifient en rien la nature
autoritaire du régime du président Nazarbaïev.
lll
Les quinze dernières années ont été
marquées par le succès d’un certain consensus
entre l’État et la société kazakhstanaise,
consensus fondé sur la stabilité politique sans
la démocratie, la concorde interreligieuse
et interethnique, l’amélioration du bien-être
individuel.
L’année 2011 et le début de l’année 2012
ont toutefois été riches en événements qui ont
terni l’image internationale du pays et pourraient
annoncer une remise en cause du modèle. En
particulier :
– en mai 2011, le Kazakhstan a vu le premier
attentat suicide de son histoire, perpétré devant
le siège des services secrets (KNB) dans la ville
d’Aktöbe au nord-ouest du pays. L’attentat a été
suivi d’autres actes de violence visant l’autorité de l’État, apparemment commis par des
islamistes radicaux ;
– en décembre 2011, les émeutes de Janaozen,
dans une région pétrolière favorisée, ont été
réprimées dans le sang. Le licenciement sec de
2 000 ouvriers du secteur pétro-gazier après huit
mois de revendications salariales non satisfaites
a révélé autant le malaise social que la surdité et
la brutalité des autorités face à la contestation ;
– en janvier 2012, à la suite des élections législatives reconnues comme non libres par l’OSCE,
des manifestations de protestation, rassemblant
quelques centaines de personnes, ont pu être
organisées à Almaty. Un fait quasi inédit dans la
jeune histoire politique du Kazakhstan. n
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
103
Regards sur l’ACTUALITÉ
GÉOPOLITIQUE
> Les raisons de l’impatience
occidentale en Afghanistan
Renaud Girard *
Après le drame du 20 janvier
2012, où un taliban, infiltré
est grand reporter au Figaro et essayiste.
au sein d’une compagnie de
l’Armée nationale afghane
(ANA), réussit à tuer quatre
soldats français et à en blesser huit autres, le
président Nicolas Sarkozy décida d’avancer d’un
an le retrait des troupes françaises d’Afghanistan.
Deux semaines plus tard, le président Barack
Obama, lui aussi confronté à des échéances
électorales en 2012, fit une annonce similaire,
promettant un retrait en 2013, et non en 2014
comme initialement prévu. À l’évidence, les
puissances occidentales perdent aujourd’hui
patience, dans cette guerre asymétrique de basse
intensité qui dure depuis plus de dix ans.
La profonde déception de Paris et de
Washington à l’égard de l’administration du
président Hamid Karzaï n’est pas la seule raison
de cette impatience. Les trois grands alliés
combatifs que sont l’Amérique, l’Angleterre et la
France sont en train de se rendre compte qu’il n’y
a plus rien à sauver de la stratégie initiale qui les
avait poussés à intervenir en 2001-2002.
Le Congrès des États-Unis a calculé que
l’intervention militaire en Afghanistan avait
déjà coûté plus de 500 milliards de dollars au
contribuable américain. Malgré cet investissement
gigantesque, le chef de tribu pachtoune que les
Américains avaient choisi en novembre 2001 pour
présider aux destinées de l’Afghanistan libéré
des talibans et de leurs alliés jihadistes arabes,
n’a pas réussi à stabiliser le pays. Le niveau de
vie des Afghans a considérablement augmenté
par rapport à la misère qui régnait du temps de
l’émirat islamique d’Afghanistan du mollah
Omar (1996-2001), mais H. Karzaï a échoué dans
son projet de reconstruire un semblant d’État.
Extrêmement corrompues et inefficaces, la police
et la justice ne jouissent d’aucune confiance au
sein de la population civile.
Pour trancher des différends fonciers, les
paysans pachtounes de la province de Kandahar
* Renaud Girard,
104
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
préfèrent ainsi s’adresser à la justice informelle
de notables talibans. Malgré les généreuses
subventions accordées par les Provincial
Reconstruction Teams (PRT) de l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et
par les organisations non gouvernementales
(ONG), les fonctionnaires du ministère afghan
de l’Agriculture et les gouverneurs de province
nommés par H. Karzaï ne sont pas parvenus à
améliorer les cultures et les circuits de distribution.
L’opium – produit qui a l’avantage de ne pas être
périssable – est de loin la source de richesse la
plus importante de la paysannerie afghane.
L’armée, qui ne rackette pas, est plus respectée
que la police ; mais elle souffre de la médiocrité
de son recrutement. Les jeunes hommes s’y
engagent pour des raisons économiques plus que
par patriotisme, et les désertions sont monnaie
courante. L’ANA n’est pas encore parvenue à
réaliser seule de grandes opérations de ratissage.
À Kaboul prospère autour de Hamid
Karzaï une bourgeoisie d’affaires prédatrice,
faite d’intermédiaires peu scrupuleux, siphonnant
l’argent des contrats de l’aide internationale,
pour les investir aussitôt à Dubaï. Depuis 2005,
les Occidentaux n’ont cessé de demander à
Hamid Karzaï d’assainir son administration et
son entourage personnel. Il a beaucoup promis,
mais il n’a rien fait de concret. Personnage
cultivé mais indécis, gouvernant en se contentant
d’arbitrer entre les grands féodaux régionaux,
Hamid Karzaï est tout le contraire du Mustapha
Kemal qu’il aurait fallu au nouvel Afghanistan.
Si les Occidentaux continuent de le soutenir
publiquement, c’est parce qu’ils n’ont pas de
solution de rechange sous la main. Mais en privé,
les dirigeants américains et européens ne se
gênent plus pour dire tout le mal qu’ils pensent
de lui. Le pari américain sur H. Karzaï a échoué,
mais il n’est plus temps d’en faire un autre.
L’impatience occidentale actuelle à l’égard
du dossier afghan a cependant des racines
encore plus profondes que le simple énervement
L es r a is on s d e l ’ i m p a t i e n c e o c c i d e n t a l e e n A f g h a n i s t a n
à l’égard de la faiblesse du gouvernement
central. Les grandes puissances militaires de
l’OTAN s’aperçoivent en effet que leur stratégie
est erronée depuis 2002. Que s’est-il au juste
passé à partir des attentats du 11 septembre
2001 ? Après que les talibans eurent refusé de
livrer Ben Laden, l’Amérique entre en guerre
contre l’émirat islamique le 7 octobre. La CIA
effectue un excellent travail en finançant et en
encadrant les combattants tadjiks et ouzbeks
de l’Alliance du Nord, que dirigeait le célèbre
commandant Massoud, jusqu’à son assassinat
par un commando d’Al-Qaida le 9 septembre.
En saturant de bombes les tranchées des talibans,
l’US Air Force facilite grandement l’avancée
des moudjahidine de l’Alliance vers Kaboul. La
capitale est libérée le 13 novembre, sans qu’on
y voie un seul soldat américain dans la foule en
liesse. Le choc psychologique est décisif ; partout
la population se retourne contre ses anciens
maîtres, même dans les territoires pachtounes
du sud et de l’est du pays – tous les pachtounes
ne sont pas talibans, mais tous les talibans sont
pachtounes. Les talibans sont en déroute ; ils
quittent les villes, pour se réfugier au Pakistan
ou dans leur village. Partout, on pourchasse les
combattants arabes internationalistes. Les camps
d’entraînement d’Al-Qaida sont démantelés.
C’est une belle victoire, nette et rapide.
Mais ce succès va rendre ivres les
Américains et leurs alliés. Réunis pour une
conférence à Bonn le 5 décembre 2001, ils
s’engagent à « reconstruire, démocratiser et
développer » l’Afghanistan. Reprenons ces trois
termes dans l’ordre inverse. Les Occidentaux
ont-ils montré, dans un passé récent, qu’ils
savaient « développer » des pays d’une culture
différente de la leur. Au xxe siècle, l’armée
américaine a passé quelque vingt-trois années
en Haïti (1915-1934 ; 1994-1996), île toute
proche des côtes de la Floride. L’Amérique y est
toujours intervenue en parrain généreux et bien
intentionné. Mais elle n’est jamais parvenue à
développer Haïti efficacement. La vérité est que
les pays se développent toujours par eux-mêmes,
jamais par le biais d’un parrain éloigné, aussi
bienveillant soit-il. La Malaisie, l’Inde, la Chine
ou le Brésil se sont développés par eux-mêmes,
sans la moindre intervention extérieure.
La démocratisation ? Pourquoi ne s’être
pas contenté d’un système qui avait fait ses
preuves depuis 1747, à savoir celui de la Loya
Jirga, assemblée des chefs de tribu et des
oulémas du pays, chargée de désigner son
nouveau roi ?
La reconstruction ? Elle n’avait rien
d’illégitime, dans la mesure où, une fois
l’Armée rouge partie en 1989, l’Amérique
s’était cyniquement désintéressée du dossier
afghan. Mais, étrange idée, cette reconstruction
fut confiée à une organisation militaire, à
savoir l’OTAN. Or, les soldats occidentaux
sont entraînés à faire une guerre « high tech »,
à détruire une armée adverse en un minimum
de temps, pas à faire du « nation building »
sur une terre dont ils ignorent et la langue et
les mœurs. Farouchement indépendantistes,
les paysans afghans n’ont jamais supporté la
présence d’hommes étrangers en armes dans
leurs campagnes, fût-elle proclamée comme
« amicale ». Quand, par bonheur, des complicités
se nouaient entre tel officier occidental et tel
« malek » (sorte de maire) de village, elles
étaient aussitôt cassées par la rotation rapide des
contingents de l’OTAN.
Les inévitables bavures de l’US Air Force
ont beaucoup fait pour nourrir l’insurrection. Les
talibans revinrent de leurs sanctuaires pakistanais
avec une proposition toute simple : « chassons
les forces d’occupation de notre pays ! »
Un long rapport sur les talibans vient
d’être produit par l’état-major de l’OTAN à
Kaboul. Bien que théoriquement secret, son
contenu a été divulgué dans la presse. Issu de
l’exploitation de 27 000 interrogatoires de
quelque 4 000 talibans prisonniers, le rapport
conclut que l’ISI (Inter Services Intelligence,
le tout-puissant service de renseignement
militaire pakistanais) n’a jamais cessé de
fournir sanctuaires, armes, entraînement et
même encadrement au combat, aux talibans
afghans. Obsédé par sa rivalité avec l’Inde,
l’establishment militaire pakistanais a toujours
considéré que les talibans afghans étaient les
seuls à même de lui conserver sa « profondeur
stratégique » en Afghanistan, et il a poursuivi
un double jeu avec les Américains.
En n’exigeant pas du Pakistan, dès
l’automne 2001, qu’il nettoie ses zones tribales
frontalières de l’Afghanistan, l’Amérique de
George W. Bush a commis une erreur stratégique.
L’Occident n’a plus aujourd’hui la patience de
la réparer. n
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
105
Regards sur l’ACTUALITÉ
STRATÉGIQUE
> Décrochage français,
insularité allemande
Gilles Andréani *
Lors de la réunification, la
parité franco-allemande a
professeur associé à l’université
semblé menacée. Pour
Panthéon-Assas (Paris II).
François Mitterrand, l’équilibre risquait d’être rompu
avec une Allemagne de 80 millions d’habitants,
débarrassée des inhibitions du passé, dans un
espace géopolitique centre-européen qu’il voyait
naturellement ouvert à son influence. Afin de
compenser ce regain de puissance allemand, il
fallait un progrès simultané de l’intégration
européenne : cela donna le traité de Maastricht,
symbole d’un leadership partagé et d’une parité
institutionnelle maintenus de la France et de
l’Allemagne dans l’Union européenne. Cette
parité, identifiée symboliquement à l’égalité des
voix au Conseil, fut entamée en 2000 par le traité
de Nice, puis abandonnée lorsque le nombre
d’habitants est devenu le déterminant exclusif du
système de vote à la majorité qualifiée avec le
traité de Lisbonne de 2007. Fait intéressant, cet
abandon formel de la parité franco-allemande
dans les institutions européennes ne s’est accompagné d’aucune émotion visible en France.
* Gilles Andréani,
Le déséquilibre imaginaire
C’est qu’entre-temps le scénario redouté
d’une surpuissance allemande en Europe ne
s’était pas produit. La réunification n’a pas fait
de l’Allemagne une puissance différente. Elle
avait été pendant la guerre froide, au rebours de
la formule absurde « géant économique, nain
politique », le principal partenaire politique des
États-Unis et de la Russie en Europe, et l’un de
ses leaders naturels. Cela n’a pas fondamentalement changé. Comme n’a pas changé sa
préférence pour un exercice collectif plutôt que
solitaire de la puissance. Son horizon stratégique était restreint et elle répugnait à s’engager
106
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
dans les aventures extérieures : cela non plus n’a
pas changé, cela s’est même accentué. Des trois
principales puissances militaires européennes,
elle est celle qui a le plus réduit son armée et
son budget de défense depuis la fin de la guerre
froide. L’Allemagne reste une grande puissance
civile, et relativement introvertie.
Des choix économiques délibérés ont été
faits par l’Allemagne dans les années 2000 :
l’amélioration volontariste de sa compétitivité grâce à une politique concertée de maîtrise
des coûts salariaux ; l’augmentation de son taux
d’emploi afin de compenser une démographie
défavorable ; la remise en ordre de ses comptes
publics ; l’investissement dans la recherche et
l’innovation, passé de 2 à 2,7 % du PIB entre 2005
et 2010. Ces choix ont été coûteux au départ – au
cours des années 2000 les croissances américaine, britannique et française ont été en moyenne
supérieures à la croissance allemande –, parfois
excessifs comme la réforme brutale de l’assurance
chômage intervenue en 2005, mais sont payants
aujourd’hui. L’Allemagne s’est mise en mesure
de profiter d’une spécialisation industrielle qui
rend ses exportations adaptées à la demande
des pays émergents, aujourd’hui l’essentiel de
la croissance mondiale. Le modèle allemand est
redevenu attractif, d’autant que la crise de 2008
a discrédité un modèle financier anglo-saxon qui
l’avait éclipsé au cours des années antérieures.
Tant que les émergents, et spécialement la Chine,
continuent de croître, les circonstances porteront
l’Allemagne et valideront ses choix.
Les choix contraints
de la France
Mais cela non plus n’était pas nouveau, à
savoir l’immersion de l’Allemagne dans l’éco-
D é c ro c h a g e f ra n ç a i s , i n s u l a ri t é a l l e m a n d e
nomie globale et une croissance liée à celle des
émergents. Helmut Kohl se rendait tous les ans
en Chine et n’a pas manqué de le faire remarquer
l’année de la réunification. Ce qui est nouveau,
c’est un décrochage français, récent et accusé,
par rapport à l’Allemagne, sous l’effet de choix
qui, point par point, ont été inverses des siens
depuis quinze ans : hausse du coût du travail et
perte de compétitivité industrielle ; dérive non
maîtrisée des dépenses et des déficits publics ;
stagnation du niveau global de recherche, en
dépit d’un effort budgétaire réel, mais tardif.
En sens inverse, la principale mesure a été la
réforme des retraites, succès assurément, mais
insuffisant.
Ce décrochage n’a pas empêché le couple
franco-allemand de jouer les premiers rôles
– de façon d’ailleurs excessive vis-à-vis des
autres pays membres de l’Union – dans l’élaboration des réponses à la crise des dettes
publiques en Europe ; l’Allemagne a même
paru faire mouvement vers la France, notamment en acceptant un engagement contrôlé mais
croissant de la Banque centrale européenne.
Mais, sur le fond, Angela Merkel s’est résignée
à l’inévitable, autant qu’elle a été persuadée par
les arguments français, affaiblis par l’état de
nos finances publiques.
Cependant, du côté français, le train de
mesures visant à redresser la compétitivité
française, annoncé le 29 janvier par le président
de la République, se réclame expressément des
réformes allemandes des années 2000 : d’un côté,
la France aide l’Allemagne à prendre conscience
de la réalité et renforce son ancrage européen ; de
l’autre, elle prend l’Allemagne pour modèle. Ce
jeu inégal des influences reflète un déséquilibre
croissant entre les deux pays qui ne peut rester
sans conséquences politiques.
Ceux qui en tiennent rigueur à l’Allemagne
et qui, comme tel responsable politique français,
évoquent Bismarck à propos d’Angela Merkel,
sont heureusement restés rares. Ce n’est d’ailleurs pas la germanophobie qui les saisit, mais la
rage de Caliban qu’exaspère son image : l’Allemagne ne fait que nous tendre le miroir.
Un leadership sans vision
Cela ne justifie pourtant pas l’imitation
inconditionnelle de son modèle, ni n’exonère de
toute responsabilité la politique allemande dans la
crise. L’Europe entière ne peut calquer le modèle
qui a fait de l’Allemagne le premier exportateur
mondial jusqu’en 2010 et le deuxième après :
aurait-elle adopté la même politique de maîtrise
des coûts salariaux et de compétitivité, que la
demande globale aurait fléchi dans l’Union
européenne ; or elle absorbe près des deux tiers
des exportations allemandes. S’il y a beaucoup
à prendre de l’exemple allemand, sa reproduction à l’identique à l’échelle du continent serait
impossible, et ignorerait les différences et les
complémentarités existant entre les économies
européennes. D’autre part, l’Allemagne, où
ces évidences sont trop souvent passées sous
silence, contribue à la récession européenne :
son excédent de la balance des paiements,
contrepartie de ses performances à l’exportation,
représente un surplus d’épargne considérable
(5 % du PIB) qu’elle pourrait mobiliser pour
compenser la baisse de la demande créée par les
ajustements budgétaires ailleurs en Europe. Une
orthodoxie budgétaire excessive en la circonstance l’en empêche.
Au recul français ne répond pas un surcroît
d’Allemagne, alors même que leur relation est
profondément et visiblement déséquilibrée.
Dans sa vision de la crise et de l’Europe, l’Allemagne reste marquée par une introversion qui
l’empêche d’exercer pleinement ses responsabilités. Cette combinaison d’un décrochage
français et d’une insularité allemande persistante prive l’Europe du leadership résolu que la
crise exigerait. n
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
107
PORTRAITS
Questions internationales
Document de de
RÉFÉRENCE
> Jean Jules Jusserand,
un ambassadeur entre
l’Ancien et le Nouveau Monde
Isabelle Dasque *
* Isabelle Dasque
Après le comte de Rochambeau (1725-1807) et le marquis
de La Fayette (1757-1834), Jean Jules Jusserand (1855-1932)
Paris-Sorbonne (Paris IV)
est l’une des personnalités françaises les plus familières
aux Américains. Son mémorial, inauguré le 7 novembre 1936
par Franklin D. Roosevelt et réalisé sur les lieux mêmes des promenades
qu’il avait coutume de faire à Washington en compagnie du président
Théodore Roosevelt, rappelle aux passants la place exceptionnelle
que l’ambassadeur a tenue dans les relations entre les deux pays
pendant plus de vingt-deux ans.
docteur et agrégée d’histoire,
maître de conférences à l’université
Lorsqu’il est nommé en 1902 ambassadeur
à Washington à l’âge de 47 ans, Jean Jules
Jusserand a déjà derrière lui une belle carrière.
Ses origines sociales, son parcours intellectuel et
sa réputation d’homme de lettres en font pourtant
un profil assez atypique au sein de la Carrière,
malgré une proximité avec d’autres grandes
figures diplomatiques contemporaines. Mais son
autorité morale et professionnelle hors de tout
soupçon, sa familiarité culturelle et linguistique
avec le monde anglo-saxon en font le candidat
tout désigné pour succéder à Jules Cambon.
Bien qu’érigée en ambassade en 1893,
Washington peut aussi décevoir ses ambitions.
Éloignés géographiquement des principaux
théâtres où se disputent les intérêts des grandes
puissances, les États-Unis pratiquent alors une
politique isolationniste qui les maintient à l’écart
des affaires européennes. Pourtant, à l’aube
du xxe siècle, ils se lancent dans une politique
impérialiste qui leur permet d’être présents en
Amérique du Sud, dans les Caraïbes et dans
le Pacifique à la faveur de la guerre hispanoaméricaine de 1898. L’ambassade de Washington
se révèle donc un poste particulièrement
stratégique pour les intérêts français.
108
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Un homme de lettres
en diplomatie
Le fils de ses œuvres
Issu de cette moyenne bourgeoisie de
propriétaires et de notaires de province dont
l’ascension se confond avec le siècle et orphelin
jeune, Jusserand ne peut guère prétendre au
titre d’héritier, contrairement à une grande
partie du haut personnel diplomatique de la
iiie République 1. Il peut en revanche se targuer
d’une formation intellectuelle plus solide et plus
poussée que celle de ses pairs. Ceux-ci n’ont
souvent au mieux qu’une licence en droit ou
un diplôme équivalent, que l’instauration d’un
concours en 1880 rend obligatoire.
Après une enfance heureuse passée dans
les monts du Forez, Jusserand est inscrit comme
1
La composition du haut personnel diplomatique, ambassadeurs
et ministres plénipotentiaires, ayant servi entre 1871 et 1914 est la
suivante : 20 % sont fils de hauts fonctionnaires, 12 % de grands
propriétaires, 12 % appartiennent à la bourgeoisie d’affaires,
14 % à la bourgeoisie diplômée, 25 % sont fils de fonctionnaires de
rang moyen et 8% sont issus de la petite bourgeoisie et des milieux
populaires (pour 9 % d’entre eux, la réponse n’est pas connue).
Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e
Sans espérances financières
ni relations, le jeune homme doit
toutefois opter, dans un premier
temps, pour la carrière consulaire. Le surnumérariat, sans
rémunération, y est moins long
que dans la filière diplomatique
dont l’encombrement des cadres
dans les premiers échelons retarde
l’intégration définitive. Jean Jules
Jusserand est brillamment admis
en 1876 à l’examen consulaire.
Entré par la petite porte avec
l’espoir de rejoindre la filière
diplomatique, au moment où la
fusion des carrières est préconisée par les Républicains comme
un moyen de démocratisation du
personnel diplomatique, il n’en
délaisse pas pour autant les lettres.
Jean Jules Jusserand en 1922.
De l’écrivain-diplomate
au diplomate-écrivain
Tergiversant pendant longtemps entre une
carrière universitaire et une carrière administrative, au point de concilier les deux à ses débuts,
Jusserand soutient en 1877 son doctorat de
lettres, avec deux thèses : une thèse latine consacrée à un poète anglais du xiie siècle, Josephus
Exeter, auteur d’une Guerre de Troie ; l’autre,
consacrée au théâtre en Angleterre, forge définitivement sa réputation de spécialiste d’histoire littéraire de l’Angleterre, qu’il confirme
par un grand nombre de travaux 2. Ses séjours
en Angleterre, comme élève-consul à Londres
2
Le Roman au temps de Shakespeare, Shakespeare en France
sous l’Ancien Régime, une Histoire littéraire du Peuple anglais
en deux volumes, Le Roman d’un roi d’Ecosse, Jacques I er et,
en anglais, A French Ambassador at the Court of Charles the
Second. Le Conte de Cominges.
© Wikimedia Commons
élève boursier à partir de l’âge
de 10 ans au collège des Chartreux
à Lyon. Ses dispositions le portent
à choisir une formation littéraire et juridique, acquise sur les
bancs de la faculté des lettres et de
droit de Lyon puis de Paris, pour
embrasser la voie des ambassades.
(1878-1880) puis comme conseiller à l’ambassade (1887-1890), lui permettent d’entreprendre
une vaste étude sur les Anglais au Moyen Âge.
De 1886 à 1887, il remplace Guillaume Guizot
au Collège de France où il dispense deux cours
de littérature anglaise, l’un sur les contemporains
de Chaucer et l’autre sur le roman en Angleterre
avant Walter Scott.
Dans un ministère où la figure du diplomate-écrivain s’inscrit dans une longue tradition,
cette double vocation ne peut que le servir, qui
plus est auprès d’un ministre traducteur d’Aristote et helléniste réputé. Jusserand est en effet
nommé sous-chef au cabinet de BarthélémySaint-Hilaire, alors ministre des Affaires étrangères (septembre 1880-novembre 1881).
Par l’intermédiaire de René Millet, directeur
de cabinet, il fait la connaissance de Gaston
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
109
PORTRAITS de Questions internationales
Paris, spécialiste de littérature médiévale, qui
l’introduit dans les milieux intellectuels et
artistiques les plus en vue et lui présente notamment Taine, Renan, Émile Boutroux, EugèneMelchior de Vogué, Albert Sorel, Heredia, Sully
Prud’homme, Anatole France.
Sans renier pour autant la foi de son
enfance, il entre dans l’intimité des fondateurs
de l’école positiviste, surtout Taine, auteur
d’une Histoire de la littérature anglaise. Sans
esprit de chapelle et ouvert aux influences
intellectuelles de son temps, il écrit aussi bien
dans la Revue historique, fondée par Gabriel
Monod pour y promouvoir les règles de l’histoire méthodique, que dans la Revue critique de
Brunetière, adversaire déclaré du positivisme.
En collaboration avec Gaston Paris, il lance la
collection des grands écrivains, publiée chez
Hachette en 57 volumes, à laquelle il contribue
avec un Ronsard.
Ne manifestant guère une opinion politique
déclarée, au-delà d’un attachement sincère aux
institutions républicaines, Jusserand est proche
de l’élite intellectuelle libérale qui gravite autour
de la Revue des Deux Mondes, du Journal des
Débats et de l’Institut. Il est un habitué des salons
parisiens les plus réputés, ceux de Madame
Aubernon et du comte d’Haussonville, et des
dîners mensuels des Amis des Débats, appelés
aussi « dîners Gallifet », en raison de la présence
vedette du général.
Au plus près de la politique extérieure
française
Admis dans la carrière consulaire,
Jusserand en gravit très rapidement les
échelons. D’une part, sa réputation de fin lettré
et de travailleur infatigable, loin de l’image
stéréotypée du diplomate mondain, lui a attiré
l’estime de ses chefs hiérarchiques. D’autre part,
l’importance des affaires auxquelles il a été mêlé
explique son ascension tout à fait exceptionnelle.
C’est au cabinet de Barthélémy-SaintHilaire que Jusserand se spécialise très tôt dans
les affaires coloniales, et surtout tunisiennes.
Après la signature du traité du Bardo qui instaure
le protectorat de la France sur la Tunisie, il
est envoyé par Gambetta de décembre 1881
110
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
à février 1882 à Tunis pour réfléchir à son
organisation. Il est favorable à cette formule qui
conserve les institutions locales et le pouvoir
beylical tout en les plaçant sous l’autorité d’un
résident civil, assisté d’une administration réduite
mais suffisamment efficace pour entreprendre
les réformes de la justice, des finances publiques
et de l’éducation qu’il suggère.
Nommé à la tête du bureau des affaires
tunisiennes récemment créé en juillet 1882,
il travaille à la mise en place du protectorat de
concert avec Paul Cambon, nommé résident
général. L’expansion coloniale française et la
signature de nouveaux traités de protectorat
(Annam et Tonkin en 1883, Madagascar en 1885)
donnent à ses fonctions une nouvelle impulsion
et, en mars 1886, il est nommé sous-directeur
adjoint à la direction des Affaires politiques, en
charge des protectorats.
Initié aux affaires coloniales, Jusserand
est bien placé pour occuper le poste de
conseiller à l’ambassade de France à Londres,
de novembre 1887 à 1890, au moment où les
rivalités coloniales, en Égypte mais aussi en
Afrique occidentale, à Zanzibar ou au Siam,
ternissent les rapports bilatéraux. Sous les ordres
de son chef, Waddington, ancien ministre des
Affaires étrangères, il doit servir la politique de
rapprochement que les dirigeants du Ministère,
hantés par la crainte d’une adhésion de la
Grande-Bretagne à la Triple-Alliance, tentent de
promouvoir, non sans difficultés.
Après un intérim sur les bords du
Bosphore, Jusserand retrouve à partir de
juin 1890 la direction des Affaires politiques
où il prend, jusqu’en décembre 1898, la tête
de la sous-direction du Nord et de l’ExtrêmeOrient. Il couvre les relations avec l’Angleterre,
l’Allemagne, l’Autriche, la Russie, les ÉtatsUnis, la Chine et le Japon. Autant dire que c’est
toute la politique extérieure de la France des
années 1890, menée principalement par Ribot et
Hanotaux, avec quelques interrègnes de Develle,
Casimir-Perier et Marcellin Berthelot, qui
s’élabore sous ses yeux.
Jusserand doit de nouveau dénouer les
conflits coloniaux avec l’Angleterre, où il se
rend fréquemment pour rencontrer Salisbury
Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e
et Gladstone qu’il connaît personnellement.
L’anglophilie forcenée qu’on lui prête est fort
mal perçue en cette période de tensions, et on
lui reproche une attitude trop réservée à l’égard
de l’alliance franco-russe. Pourtant attentif aux
grands équilibres continentaux, il suit de près la
nouvelle politique mondiale de Guillaume II.
La guerre sino-japonaise (1894-1895),
à la faveur de laquelle la France renforce son
hégémonie dans les provinces du sud de la
Chine, lui permet de se familiariser avec les
questions d’Extrême-Orient. Les ambitions du
Japon et la politique de dépeçage de la Chine
par les puissances européennes, contre laquelle
s’insurgent les États-Unis, occuperont une part
importante de son ambassade à Washington,
quelque dix ans après. Enfin, à la veille de quitter
la sous-direction du Nord, il est témoin de la
guerre hispano-américaine et des discussions
qui aboutissent à la signature de l’armistice entre
les deux parties sous l’égide de la France, le
12 août 1898.
Après une carrière surtout parisienne,
à l’administration centrale, il part occuper la
légation de Copenhague de décembre 1898 à
décembre 1902. D’intérêt moindre sur le plan des
relations bilatérales, le Danemark de Christian IX
est un excellent observatoire pour suivre la
politique européenne. Lorsqu’il est nommé à
Washington pour succéder à Jules Cambon en
août 1902, il est le plus jeune des dix ambassadeurs
alors en fonction et l’un des rares à avoir gravi tous
les échelons de la hiérarchie, sans avoir fait l’objet
d’une faveur du pouvoir. Au moment où les ÉtatsUnis se hissent au rang de puissance mondiale,
Jusserand est appelé à jouer un rôle de premier
plan dans la diplomatie française.
The Ambassador admirable 3
L’ami du président Roosevelt
De l’ambassade de Jusserand à Washington,
l’on retient tout d’abord ses relations très étroites
et durables avec Theodore Roosevelt. Son érudi3
Titre du New York Times, le 19 juillet 1932 à l’annonce de la
mort de Jusserand.
tion ne peut en effet manquer de plaire à ce président américain curieux et féru d’histoire et de
littérature.
À son arrivée, il s’attèle d’abord à contrer
l’influence germanique, encouragée par la forte
communauté d’origine allemande immigrée
aux États-Unis et relayée par le représentant de
Guillaume II, le baron Speck von Sternburg, très
en cours à Washington. Aussi, au moment de la
crise de Tanger, use-t-il de son autorité personnelle auprès de Roosevelt pour intéresser les
États-Unis aux affaires européennes. Les ÉtatsUnis poussent la France à accepter le principe
d’une conférence, suggéré par l’Allemagne, pour
dénouer la crise. En contrepartie, ils appuient les
revendications françaises, dont celles concernant
l’organisation de la police du royaume chérifien.
Jusserand assiste aussi à la montée en
puissance des États-Unis, non sans retombées sur
la politique française. Partisans de la Porte ouverte
en Chine, les Américains s’inquiètent en effet des
ambitions de la Russie, en Mandchourie notamment. La guerre russo-japonaise de 1904-1905
est l’occasion d’une collaboration très étroite
entre Jusserand et Roosevelt. L’ambassadeur est
tenu informé quotidiennement des propositions
de médiation du Président. Il le met en garde de
son côté contre la prépondérance croissante du
Japon en Extrême-Orient et obtient qu’il ménage
les intérêts de Saint-Pétersbourg. En contrepartie, il conseille au gouvernement français
de faire pression sur la Russie pour accepter le
traité de paix proposé par le président américain et qui, signé à Portsmouth le 5 septembre
1905, consacre la place nouvelle acquise par
Washington sur la scène internationale.
Jusserand prêche aussi une politique de
respect des traditions politiques des États-Unis.
La doctrine Monroe a été renforcée par le corollaire Roosevelt en 1904, par lequel ce dernier
vise à tenir à l’écart du continent américain
les Européens et justifie le droit de l’intervention des États-Unis dans les affaires des États
sud-américains sous prétexte de faire régner
l’ordre et la prospérité dans le Nouveau Monde.
Aussi, l’ambassadeur recommande-t-il au Quai
d’Orsay de ne prendre aucune initiative qui
irait à l’encontre de ces principes. En 1903, la
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
111
PORTRAITS de Questions internationales
France ne se joint pas aux tentatives d’intervention anglo-allemande au Venezuela pour obtenir
le remboursement de ses dettes. Elle laisse
également les États-Unis soutenir la révolte du
Panama contre la Colombie, et reprendre seuls
la construction du Canal panaméen, après le
rachat des droits de la compagnie française, et
en contrôler le transit.
À la veille de la Grande Guerre, Jusserand
peut se flatter d’avoir aplani quelques différends,
notamment au sujet du Maroc où le Protectorat
entrave les entreprises américaines ou de l’activité des missionnaires américains dans les
colonies françaises. Alors que les relations
économiques entre les deux pays sont encore
modestes, il négocie un assouplissement des
tarifs protectionnistes et encourage les investissements français. Il soutient surtout les échanges
culturels, en particulier universitaires, et entretient particulièrement le souvenir de la vieille
amitié franco-américaine lors des grandes
commémorations – comme l’anniversaire de
Benjamin Franklin – qu’il honore systématiquement de sa présence. Soucieux d’un rapprochement des opinions publiques, il est très frappé
par les attaques récurrentes de la presse française
contre la diplomatie américaine, notamment en
Amérique centrale, ou contre le matérialisme
des Américains.
Le tournant de la guerre
Surpris en France par la déclaration de
guerre, Jusserand regagne d’urgence son poste
après une traversée incognito sous pavillon
américain. À son arrivée le 22 août 1914, il
mesure à la fois la préférence marquée des
Américains pour la cause de l’Entente et le rejet
viscéral d’une participation au conflit. Aussi,
avec des effectifs très faibles, joue-t-il un rôle
décisif pendant le conflit, surtout avant 1917. Il
s’efforce d’obtenir des États-Unis une neutralité
bienveillante favorable aux intérêts alliés, tout en
respectant les traditions américaines.
En matière de propagande, il joue un rôle
déterminant. Hostile à celle des Allemands
menée à grand renfort de déclarations et de
publications qui, d’après lui, indisposent l’opinion américaine, Jusserand est convaincu qu’il
112
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
n’y a pas meilleure publicité que celle faite par
les Américains eux-mêmes, à condition de les
informer, de leur fournir les preuves exactes des
exactions commises par les Allemands et du bon
droit des Alliés. À la propagande « plaidoyante »,
il préfère la propagande « renseignante ». L’effort
doit être déployé tant en France, en accueillant
des journalistes américains ou en incitant les
journaux français à présenter l’Amérique sous
un jour favorable, qu’aux États-Unis sous la
forme de missions de personnalités prestigieuses, comme celle de Joffre en avril 1917
ou de Bergson en 1918. L’ambassadeur ne
manque pas une occasion de rappeler les liens
historiques entre les deux Républiques, que ce
soit dans son livre With Americans of Past and
Present Days, publié en 1917, et qui, selon ses
termes, « aura fait sans bruit une [œuvre] plus
utile que n’importe quelle campagne de plaidoiements rétribués par l’État [...] » 4, ou à l’occasion du Lafayette and Marne Day qui unit dans
une cérémonie commune à partir de 1915, le
souvenir de l’Indépendance américaine et celui
d’une victoire française.
Alors que la guerre économique menée
contre l’Allemagne touche de plein fouet les
intérêts américains et la liberté de commerce des
neutres, Jusserand doit obtenir du gouvernement
américain, attaché aux principes de neutralité,
des facilités d’achat et de prêt pour la France.
Il plaide notamment pour l’amélioration de la
centralisation et de la coordination des missions
d’achat, à laquelle correspond la création du
Haut-Commissariat de la République française
aux États-Unis en 1917, dirigé par André Tardieu.
Bien que largement suivie par le
Département, la « politique du silence » et
de discrétion prêchée par Jusserand est mal
comprise par certains Français envoyés aux
États-Unis, surtout après 1917. L’ambassadeur
se voit reprocher d’être inactif, coupé des milieux
économiques et de l’opinion, et d’avoir entamé
son crédit auprès de l’administration démocrate
4
Lettre à A. Ribot, Washington, le 12 juin 1917, archives du
ministère des Affaires étrangères (AMAE), Papiers d’agents
Jusserand, vol. 141, fol. 165.
Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e
par son intimité trop étroite avec Roosevelt et
les Républicains 5. Au moment où le président
américain Woodrow Wilson multiplie les offres
de médiation et se prononce pour une paix sans
victoire, les buts de guerre français, notamment
territoriaux – l’Alsace-Lorraine, la Sarre et un
statut de neutralité des territoires allemands de la
rive gauche du Rhin – ne sont pas mentionnés.
Jusserand est accusé d’avoir mal informé le
président et laissé le fossé se creuser entre les
ambitions wilsoniennes et les revendications
françaises, ce qui est lourd de conséquences
au moment du règlement de la Paix. Bien que
favorable à la poursuite de la guerre et à une
victoire par les armes sur l’ennemi, Jusserand est
chargé de négocier les conditions de l’armistice
avec Wilson.
La dégradation des relations
franco-américaines
Critiqué pendant la guerre, Jusserand est
maintenu dans ses fonctions jusqu’en 1924. Son
autorité aux États-Unis n’a pas été pour autant
amoindrie et ses liens sont étroits avec Charles
Evans Hugues, placé à la tête de la diplomatie
américaine de 1921 à 1925.
Au lendemain de la conférence de la Paix
durant laquelle il a accompagné Wilson, Jusserand
doit obtenir des États-Unis la ratification du traité
de Versailles, par deux fois refusée par le Sénat,
et les dissuader de conclure une paix séparée
avec l’Allemagne (signée le 25 août 1921). Il doit
persuader les Américains de participer à la Société
des Nations (SDN) et de signer le traité de garantie
en échange duquel Georges Clemenceau a renoncé
à certaines exigences de sûreté sur le Rhin, signature à laquelle les Anglais subordonnent la leur.
Face aux résistances qu’il rencontre, l’ambassadeur suggère à Paris d’apporter des amendements
au Pacte de la SDN de nature à le rendre compatible avec la Constitution américaine. Au moment
de la conférence de Washington sur l’exploitation
des câbles allemands, tenue à l’automne 1920, il
conseille la modération et la souplesse à l’égard de
Washington qui réclame la propriété et l’exploitation exclusive du câble Brest-New York, afin de ne
5
Lettre de A. Ribot à J. Jusserand, Paris, le 14 avril 1917, AMAE,
Papiers d’agents Jusserand, vol. 141, fol. 80-82.
pas indisposer l’opinion américaine et le gouvernement pour des questions plus importantes.
Le deuxième grand contentieux dans
les relations franco-américaines concerne le
remboursement des dettes contractées pendant la
guerre et des questions annexes, taux de change,
intérêt et délais. Bien que Jusserand soit en
grande partie tenu à l’écart des négociations, il
ne ménage pas ses efforts pour attirer l’attention
des Américains sur l’état matériel de la France, à
coups de publications, d’articles dans la presse et
de conférences. Le règlement des dettes est rendu
compliqué par le refus de Washington de faire le
lien avec le versement des réparations allemandes
et les Américains ne comprennent pas la politique
d’exécution du traité qui se traduit par une intransigeance excessive à l’égard de l’Allemagne.
La conférence de Washington sur le désarmement ouverte le 12 novembre 1921 est encore
l’objet de mésententes. Malgré sa fermeté lors
de ses entretiens avec Hugues au sujet de la
réduction des armements, l’ambassadeur se voit
imputer les résultats décevants pour la France.
Pourtant, l’essentiel des négociations a été mené
par une délégation prestigieuse, composée de
Briand, Viviani et Sarraut et de très nombreux
experts, et lui-même avoue n’y avoir tenu qu’un
rôle modeste. Néanmoins, les bruits de son
rappel s’intensifient.
Mis à la retraite en 1924 par le Cartel des
Gauches, en même temps que Barrère et SaintAulaire, à peine deux ans après Jules Cambon et
quatre après Paul Cambon, Jusserand donne le
sentiment d’appartenir à une génération de diplomates révolue, celle qui a assuré la transition
d’un monde à l’autre.
Le diplomate
d’un âge révolu ?
« L’importance de persuader un prince
et son ministre a diminué, celle de
comprendre une nation s’est accrue » 6
Sans se couper des canaux d’information
les plus traditionnels de la diplomatie, Jusserand
6
J. J. Jusserand, L’École des ambassadeurs, Paris, Plon, 1934,
p. 189.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
113
PORTRAITS de Questions internationales
ne cesse d’élargir ses relations aux représentants
de la société civile. Que ce soit à Londres ou à
Washington, il noue des liens très étroits avec les
hommes d’affaires, les journalistes et les élites
intellectuelles. Fait Doctor honoris causa ou
honory membership de nombreuses universités
américaines, il est aussi membre de plusieurs
sociétés savantes anglo-saxonnes, et il assure
à partir de 1920 la présidence de l’American
Historical Association.
Ces relations étroites posent les jalons
d’une diplomatie culturelle, encore jusque-là
largement le fait de l’initiative privée ou semiprivée, mais à laquelle Jusserand apporte une
caution officielle. Il encourage en effet le rayonnement de l’Alliance française et l’implantation outre-Atlantique des instituts français, en y
attirant les conférenciers de renom et, en 1910,
il soutient la création d’une chaire à l’université de Columbia, occupée chaque année par
un professeur de la Sorbonne. À son retour en
France, il continue à servir d’intermédiaire
entre les intellectuels américains et les institutions académiques françaises pour assurer la
diffusion de la culture américaine auprès du
public français.
Cette démarche lui est nécessaire pour agir
sur l’opinion, dont il mesure très précocement le
poids dans la politique extérieure des États. Là
encore, les États-Unis jouent un rôle formateur
dans cette prise de conscience, avec l’organisation très structurée de leur opinion publique,
par le biais de la presse, des associations, des
universités, que l’ambassadeur n’hésite pas à
mobiliser : il accorde volontiers des entretiens
aux journalistes, ou prononce des conférences
dans les universités ou auprès des associations,
pour promouvoir auprès des Américains une
image favorable de la France.
Un observateur des mutations
de la vie internationale
Les États-Unis sont aussi un laboratoire
de pratiques et de doctrines nouvelles en matière
de relations internationales, dont la Grande
Guerre précipite l’avènement et dont Jusserand
est le témoin.
114
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
La promotion de l’arbitrage international
et de la paix par le droit prend un poids important dans la politique extérieure américaine, sous
l’influence des secrétaires d’État Root et Bryan,
tous deux à l’origine d’une série de traités d’arbitrage signés par les États-Unis avant le conflit
mondial. À la veille de la conférence de La Haye,
Jusserand assiste au congrès national d’arbitrage et de paix qui se tient à New York en 1907
et où se débattent les questions de choix entre la
paix et l’équité, la limitation des armements et
les progrès de l’arbitrage, notamment grâce au
caractère permanent de la Cour de La Haye.
Chargé de la négociation de la convention
d’arbitrage franco-américaine, signée en 1904
et entrée en vigueur en 1908, l’ambassadeur
accueille favorablement la proposition de traités
de conciliation lancée par Bryan en avril 1913 et
par lesquels les États signataires soumettraient
leurs différends à des commissions permanentes
chargées d’enquêter pendant six mois, sans
avoir la possibilité de déclencher les hostilités
ou d’accroître leurs armements. Contrairement
à son homologue allemand, il convainc son
gouvernement, moyennant quelques aménagements, de discuter les termes d’un tel traité,
conclu le 15 septembre 1914.
Très intégré aux milieux universitaires
américains où s’élabore une réflexion sur les
sujets de la paix et de la guerre et où le pacifisme
est bien implanté, Jusserand s’intéresse aux
nouvelles formes de régulation de la vie internationale. Il est proche du secrétaire d’État Hugues,
favorable à la Cour permanente de justice internationale, et surtout de Nicolas Murray Butler,
président de l’université Columbia et président de la Dotation Carnegie pour la paix, un
des inspirateurs avec James Shotwell du pacte
Briand-Kellogg et très hostile à l’isolationnisme
américain.
Avec la guerre et la gestion de l’aprèsguerre, Jusserand assiste à la démultiplication
des rouages de la diplomatie. Il voit en effet se
mettre en place, plus précocement aux États-Unis
qu’ailleurs, une diplomatie « totale », mobilisant
les ressorts politiques, économiques, militaires,
moraux et psychologiques des relations entre les
États ; une diplomatie parallèle menée par les
Jean Jules Jus s er a n d , un a m b a s s a t e u r e n t re l ’ A n c i e n e t l e No u v e a u M o n d e
personnalités politiques dépêchées outre-Atlantique, les comités et les experts, où des administrations concurrentes suivent des logiques
différentes ; et une diplomatie multilatérale où
les questions techniques, financières et économiques prennent une importance considérable.
Son rôle s’en est trouvé bien souvent amoindri,
par exemple, lors des tentatives pour négocier la
dette française, confiées en juillet-août 1922 à
Parmentier, avec le secrétaire au trésor Mellon
ou encore au moment de la conférence de
Washington, où la France est représentée par une
délégation de vingt personnes.
L’ambassadeur se trouve en outre obligé
de concilier deux visions de l’ordre international, l’une issue du traité de paix de Versailles
et l’autre fondée sur le circuit financier de la paix
et impliquant les États-Unis. Au moment où les
questions économiques s’imposent comme un
champ autonome, il en défend une vision très
politique. Aussi apparaît-il à la fin de sa carrière
comme éloigné des transformations qui affectent
le métier, les pratiques de la diplomatie et le
système international.
avec l’esprit et les règles du courant méthodique, et au volume consacré à l’Angleterre
pour la collection des Recueils des Instructions
aux ambassadeurs de France de 1648 à la
Révolution. Au moment où la tradition des
instructions s’étiole au profit de directives
envoyées par télégraphe, l’exhumation de ces
documents copieux, substantiels et longuement
médités sert de support à la nostalgie d’une
diplomatie traditionnelle, lente et réfléchie, qui
donnait à ses protagonistes les moyens d’agir
tout en préservant leur initiative.
Élevé à l’école d’Albert Sorel dont il avait
suivi en auditeur libre les cours à l’École libre
des sciences politiques, Jusserand est convaincu
que la politique des chancelleries est fondée
sur l’existence de traditions dont il faut tenir
compte : aussi a-t-il été un de ceux qui ont le
mieux compris, au lendemain de la Première
Guerre mondiale, l’attachement des Américains
à la doctrine de non-intervention dans les affaires
européennes et pressenti le revirement isolationniste de l’administration républicaine.
lll
Le chantre de la diplomatie
traditionnelle
Les bouleversements de la vie internationale et sa moralisation prêchée par Bryan et
Wilson laissent parfois sceptique Jusserand, pour
qui les idées de ce dernier sont des « abstractions sublimes ». Observant le renouvellement
des pratiques diplomatiques dans le sens de leur
américanisation, avec l’exigence d’une plus
grande transparence dans le traitement de l’information et l’égalité des puissances, l’ambassadeur reste fidèle aux principes de la diplomatie
classique, régie par le Concert des nations élargi
aux États-Unis et fondée sur le droit des traités
et le droit des gens. Publié en 1934, l’ouvrage
L’École des ambassadeurs, savoureux florilège
de la littérature sur l’art de négocier depuis le
xvie siècle, est un effort pour réhabiliter la vieille
diplomatie, où s’enracinent, d’après lui, les idées
de paix et d’arbitrage et dont la SDN n’est que
l’héritière.
La fin de sa vie est consacrée à des travaux
d’histoire diplomatique, toujours en conformité
Avec une carrière d’une longévité exceptionnelle de quarante-huit ans, la figure, moins
connue du public français, de Jean Jules Jusserand
prend place aux côtés de celles des frères Cambon
et de Camille Barrère dans le panthéon des gloires
diplomatiques d’avant la Grande Guerre. Il
partage avec ces trois grands serviteurs de l’État
une origine sociale moins élevée que le reste du
haut personnel diplomatique, une même sensibilité libérale et conservatrice et un patriotisme
nourri par le souvenir de la défaite de 1870. À leur
différence toutefois, il peut se targuer d’avoir été
recruté selon des critères méritocratiques, d’avoir
gravi tous les échelons d’une carrière débutée
dans la voie moins prestigieuse des consulats
pour atteindre le sommet de la hiérarchie, après
un détour par l’administration centrale. Ses talents
d’homme de lettres et d’historien lui ont ouvert
la porte des institutions les plus prestigieuses,
dont celle de l’Académie des sciences morales et
politiques en 1925.
Commencée au début de la iiie République,
la carrière de Jusserand s’achève alors que sonne
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
115
PORTRAITS de Questions internationales
le glas d’une certaine conception de la diplomatie
et que de nouvelles pratiques émergent. Héritier
des traditions diplomatiques forgées sur le Vieux
Continent, Jusserand n’en est pas moins le témoin
des mutations de la vie internationale, dont les
États-Unis et l’expérience de la guerre offrent
un observatoire privilégié. Aussi est-il bien un de
ces acteurs qui, au tournant de la Grande Guerre,
assurent la transition d’un monde à un autre 7. n
7
La rédaction de cet article s’appuie sur les sources suivantes :
Archives du ministère des Affaires étrangères, Papiers d’agents
de J.J. Jusserand ; Documents diplomatiques français (18711914), (1914-1915), (1920-1923) ; Jules Jusserand, What me
Befell. The Reminiscences of Jules Jusserand, Houghton Mifflin
company, Boston et New York, 1933.
116
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Bibliographie
O Denise Artaud, La Question
O André Kaspi, Le Temps
des dettes interalliées et la
reconstruction de l’Europe
(1917-1929), Librairie Honoré
Champion, Paris, 1978
des Américains. Le concours
américain à la France
en 1917-1918, Publications de
la Sorbonne, Paris, 1995
O Jean Jules Jusserand :
O Yves-Henri Nouailhat, Les
– Les Sports et Jeux d’exercice
dans l’ancienne France [1901],
réédition : Slatkine, Genève,
1986 ;
– With Americans of Past and
Present Days (1917). Traduit en
français sous le titre En Amérique
jadis et maintenant (1917) ;
– L’École des ambassadeurs,
Plon, Paris, 1934
États-Unis et le monde. De 1898
à nos jours, Armand Colin, Paris,
3e éd. 2003 [1re éd. 1997]
O Jacques Portes, Une
fascination réticente. Les
États-Unis dans l’opinion
française. 1870-1914, Presses
universitaires de Nancy, 1990
problèmes économiques
TOUS LES QUINZE JOURS,
LE MEILLEUR
DE LA PRESSE ET DES REVUES
POUR SUIVRE L’ACTUALITÉ
problèmes économiques
Le meilleur de la presse et des revues pour suivre l’actualité
N°
problèmes économiques
3038
Le meilleur de la presse et des revues pour suivre l’actualité
29.02.2012
bimensuel
15.02.2012
bimensuel
N°
3037
> L’APPRENTISSAGE
EN ALLEMAGNE
> PORTAIT
4,70 €
DE GEORGE AKERLOF
> LES SALAIRES
EN FRANCE
PARMI LES DOSSIERS PRÉVUS EN 2012
> Réformer la fiscalité
> La réindustrialisation
> La Russie
> Le numérique
> La crise de la zone euro
> L’économie française Hors série de septembre
> Les crises Hors série de novembre
> Les États-Unis
DOM : 5 $ - LUX : 4,90 $ - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF
> LES EFFETS
DU VIEILLISSEMENT
> L’AGRICULTURE
DANS LE MONDE
> ÊTRE SANS DIPLÔME
EN FRANCE
Chine :
le temps
des périls
L 18725 - 50 - F: 9,80 € - RD
Mondialisation,
un mythe ?
L 18725 - 50 - F: 9,80 € - RD
DOM : 5 $ - LUX : 4,90 $ - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF
Le numéro
NOUVELLE FORMULE SANS CHANGEMENT DE TARIF :
> 22 numéros simples + 2 numéros hors-série proposant
des articles inédits pour approfondir les grandes questions
économiques : 73 € *
> Tarif spécial étudiants, enseignants : 49 € *
(sur présentation d’un justificatif)
> Tarif spécial bibliothèques : 65,70 € *
* Tarifs applicables jusqu’au 31 décembre 2012
En vente chez votre librairie, en kiosque,
sur www.ladocumentationfrancaise.fr
et par correspondance : DILA - CS 10733
23 rue d’Estrées - 75345 Paris cedex 07
La
documentation
Française
Documents de RÉFÉRENCE
> Trois visions
politiques ou culturelles
de l’ancienne Allemagne
Germaine de Staël (1766-1817)
Henri Heine (1797-1856)
Guillaume II (1859-1941)
Voici des extraits d’ouvrages célèbres ou méconnus qui reflètent trois visions très
différentes de l’Allemagne avant et après son unification au XIXe siècle et illustrent
certaines de ses métamorphoses. L’Allemagne de Germaine de Staël est encore celle
des Lumières et des arts, provinciale et éclairée.
Henri Heine en prend ouvertement le contrepied, en annonçant de façon prémonitoire une révolution allemande, d’abord philosophique puis politique et en mettant
les Français en garde contre elle : « On exécutera en Allemagne un drame auprès
duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle. » On ne lit pas assez
ses ouvrages De l’Allemagne (1853) et De la France (1833).
Enfin, la lettre de l’empereur Guillaume II au chancelier de l’Empire Bernhard
von Bülow, en 1907, traduit bien l’ambition maritime et mondiale d’une Allemagne
qui, suivant le mot de Michel Korinman, « pensait le monde », géopolitique qui fut
fatale à l’Empire.
De l’Allemagne
Germaine de Staël (1814)
« L’architecture moderne, en Allemagne,
n’offre rien qui mérite d’être cité ; mais les villes
sont en général bien bâties, et les propriétaires
les embellissent avec une sorte de soin plein de
bonhomie. Les maisons dans plusieurs villes
sont peintes en dehors de diverses couleurs. On
y voit des figures de saints, des ornements de
tout genre, dont le goût n’est assurément pas
parfait, mais qui varient l’aspect des habitations
et semblent indiquer un désir bienveillant de
plaire à ses concitoyens et aux étrangers. L’éclat
et la splendeur d’un palais servent à l’amourpropre de celui qui le possède ; mais la décoration soignée, la parure et la bonne intention des
petites demeures ont quelque chose d’hospitalier.
[…]
Quelques traits principaux peuvent seuls
convenir également à toute la nation allemande,
car les diversités de ce pays sont telles qu’on ne
118
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
sait comment réunir sous un même point de vue
des religions, des gouvernements, des climats, des
peuples même si différents. L’Allemagne du midi
est, à beaucoup d’égards, toute autre que celle
du nord ; les villes de commerce ne ressemblent
point aux villes célèbres par leurs universités ;
les petits États diffèrent sensiblement des deux
grandes monarchies, la Prusse et l’Autriche.
L’Allemagne était une fédération aristocratique :
cet empire n’avait point un centre commun de
lumières et d’esprit public ; il ne formait pas une
nation compacte, et le lien manquait au faisceau.
Cette division de l’Allemagne, funeste à sa force
politique, était cependant très favorable aux
essais de tout genre que pouvaient tenter le génie
et l’imagination. Il y avait une sorte d’anarchie
douce et paisible, en fait d’opinions littéraires et
métaphysiques, qui permettait à chaque homme
le développement entier de sa manière de voir
individuelle.
Tr ois v is ion s p olit iq u e s o u c u l t u re l l e s d e l ’ a n c i e n n e A l l e m a g n e
Comme il n’existe point de capitale où se
rassemble la bonne compagnie de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de
pouvoir ; l’empire du goût et l’arme du ridicule
y sont sans influence. La plupart des écrivains et
des penseurs travaillent dans la solitude, ou seulement entourés d’un petit cercle qu’ils dominent.
Ils se laissent aller, chacun séparément, à tout ce
que leur inspire une imagination sans contrainte ;
et si l’on peut apercevoir quelques traces de
l’ascendant de la mode en Allemagne, c’est par
le désir que chacun éprouve de se montrer tout à
fait différent des autres. En France, au contraire,
chacun aspire à mériter ce que Montesquieu
disait de Voltaire : Il a plus que personne l’esprit
que tout le monde a. Les écrivains allemands
imiteraient plus volontiers encore les étrangers
que leurs compatriotes.
En littérature, comme en politique, les
Allemands ont trop de considération pour les
étrangers et pas assez de préjugés nationaux.
C’est une qualité dans les individus que l’abnégation de soi-même et l’estime des autres ; mais le
patriotisme des nations doit être égoïste. La fierté
des Anglais sert puissamment à leur existence
politique ; la bonne opinion que les Français ont
d’eux-mêmes a toujours beaucoup contribué à
leur ascendant sur l’Europe ; le noble orgueil des
Espagnols les a rendus jadis les souverains d’une
portion du monde. Les Allemands sont Saxons,
Prussiens, Bavarois, Autrichiens ; mais le caractère germanique, sur lequel devrait se fonder la
force de tous, est morcelé comme la terre même
qui a tant de différents maîtres.
[…]
Dès que l’on s’élève un peu au-dessus de
la dernière classe du peuple en Allemagne, on
s’aperçoit aisément de cette vie intime, de cette
poésie de l’âme qui caractérise les Allemands.
Les habitants des villes et des campagnes, les
soldats et les laboureurs, savent presque tous
la musique ; il m’est arrivé d’entrer dans de
pauvres maisons noircies par la fumée de tabac,
et d’entendre tout à coup non seulement la
maîtresse, mais le maître du logis, improviser
sur le clavecin, comme les Italiens improvisent
en vers. L’on a soin, presque partout, que, les
jours de marché, il y ait des joueurs d’instruments à vent sur le balcon de l’hôtel de ville
qui domine la place publique : les paysans des
environs participent ainsi à la douce jouissance
du premier des arts. Les écoliers se promènent
dans les rues, le dimanche, en chantant les
psaumes en chœur. On raconte que Luther fit
souvent partie de ce chœur dans sa première
jeunesse. J’étais à Eisenach, petite ville de
Saxe, un jour d’hiver si froid, que les rues
mêmes étaient encombrées de neige ; je vis une
longue suite de jeunes gens en manteau noir, qui
traversaient la ville en célébrant les louanges
de Dieu. Il n’y avait qu’eux dans la rue ; car la
rigueur des frimas en écartait tout le monde ; et
ces voix, presque aussi harmonieuses que celles
du midi, en se faisant entendre au milieu d’une
nature si sévère, causaient d’autant plus d’attendrissement. Les habitants de la ville n’osaient,
par ce froid terrible, ouvrir leurs fenêtres ;
mais on apercevait, derrière les vitraux, des
visages tristes ou sereins, jeunes ou vieux, qui
recevaient avec joie les consolations religieuses
que leur offrait cette douce mélodie. »
Source : extraits de Madame de Staël, De l’Allemagne,
© Charpentier, Paris, 1844, p. 22-25.
De l’Allemagne
Henri Heine (1853)
« J’ai donné à mon livre le même titre sous
lequel madame de Staël a fait paraître son célèbre
ouvrage traitant le même sujet, et je l’ai fait dans
une intention polémique. […]
[…]
Madame de Staël ne voyait au-delà du Rhin
que ce qu’elle voulait voir : un nébuleux pays
d’esprits, où des hommes sans corps et tout vertu
se promènent sur des champs de neige, ne s’entretenant que de morale et de métaphysique ! Elle ne
voyait chez nous que ce qu’elle désirait voir, et elle
n’entendait que ce qu’elle désirait entendre, pour le
raconter à son retour ; – et avec cela elle n’entendait que peu de chose, et jamais le vrai […].
[…]
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
119
Documents de RÉFÉRENCE
On dit que les esprits de la nuit s’épouvantent quand ils aperçoivent le glaive d’un
bourreau. De quelle terreur doivent-ils donc être
frappés quand on leur présente la Critique de la
raison pure de Kant ! Ce livre est le glaive qui tua
en Allemagne le Dieu des déistes.
À dire vrai, vous autres Français, vous
avez été doux et modérés, comparés à nous
autres Allemands : vous n’avez pu tuer qu’un
roi, et encore vous fallut-il en cette occasion
tambouriner, vociférer, et trépigner à ébranler
tout le globe. On fait réellement à Maximilien
Robespierre trop d’honneur en le comparant à
Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre, le
grand badaud de la rue Saint-Honoré, avait sans
doute ses accès de destruction quand il était
question de la royauté, et il se démenait d’une
manière assez effrayante dans son épilepsie
régicide ; mais s’agissait-il de l’Être Suprême,
il essuyait l’écume qui blanchissait sa bouche,
lavait ses mains ensanglantées, sortait du tiroir
son habit bleu des dimanches avec ses beaux
boutons en miroirs, et plantait une botte de fleurs
devant son large gilet.
[…]
Mais si Emmanuel Kant, ce grand démolisseur dans le domaine de 1a pensée, surpassa de
beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre,
il a pourtant avec lui quelques ressemblances qui
provoquent un parallèle entre ces deux hommes.
D’abord nous trouvons chez tous deux cette
probité inexorable, tranchante, incommode, sans
poésie ; et puis tous deux ont le même talent de
défiance, que l’un traduit par le mot de critique,
et qu’il tourne contre les idées, tandis que l’autre
l’emploie contre les hommes et l’appelle vertu
républicaine. D’ailleurs, ils révèlent tous deux
au plus haut degré le type du badaud, du boutiquier... La nature les avait destinés à peser du
café et du sucre ; mais la fatalité voulut qu’ils
tinssent une autre balance, et jeta à l’un un roi, à
l’autre un Dieu...
[…]
Notre révolution philosophique est
terminée ; Hegel a fermé ce grand cercle. Nous ne
voyons plus maintenant que développements et
perfectionnements de la philosophie de la nature.
Celle-ci, comme je l’ai déjà dit, a pénétré dans
toutes les sciences et y a produit les résultats les
plus extraordinaires et les plus grandioses […]
120
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Hélas ! la philosophie de la nature qui, dans
mainte région de la science, et surtout dans les
sciences naturelles, a produit les fruits les plus
magnifiques, a engendré ailleurs l’ivraie la plus
nuisible. Pendant que Oken, un des plus grands
penseurs et un des plus grands citoyens de l’Allemagne, découvrait de nouveaux mondes d’idées
et exaltait la jeunesse allemande pour les droits
imprescriptibles du genre humain, pour la liberté
et l’égalité… Hélas ! à la même époque, Adam
Müller enseignait, d’après les principes de la
philosophie de la nature, qu’il fallait parquer
les peuples comme des troupeaux... À la même
époque, M. Gœrres prêchait l’obscurantisme
du Moyen Âge, en partant de cette idée philosophique : que l’État n’est qu’un arbre et qu’il
doit, dans sa distribution organique, avoir aussi
un tronc, des branches et des feuilles, ce qu’on
trouvait si admirablement dans la hiérarchie des
corporations du Moyen Âge... À la même époque,
un autre philosophe de la nature, M. Steffens,
proclamait le principe en vertu duquel la classe
des paysans doit être distinguée de la noblesse,
parce que le paysan a reçu de la nature le droit
de travailler sans jouir, et le noble celui de jouir
sans travailler... Tout récemment, il y a de cela
quelques mois, un gentillâtre de Westphalie,
maître sot, a publié un mémoire dans lequel il
supplie le gouvernement de sa majesté le roi de
Prusse d’avoir égard au parallélisme conséquent
que la philosophie démontre dans l’organisme
du monde, et de faire des séparations politiques
plus sévères, vu qu’à l’instar de ce qui se voit
dans la nature, où sont les quatre éléments, le
feu, l’air, l’eau et la terre, il y a dans la société
quatre éléments analogues qui sont la noblesse,
le clergé, les bourgeois et les paysans.
[…]
Nous ne serons pas assez sot pour réfuter
sérieusement ces mécontents. La philosophie
allemande est une affaire importante qui regarde
l’humanité tout entière, et nos arrière-neveux
seront seuls en état de décider si nous méritons
le blâme ou l’éloge pour avoir travaillé notre
philosophie en premier, et notre révolution
ensuite. Il me semble qu’un peuple méthodique,
comme nous le sommes, devait commencer par
la réforme pour s’occuper ensuite de la philosophie, et n’arriver à la révolution politique
qu’après avoir passé par ces phases. Je trouve
Tr ois v is ion s p olit iq u e s o u c u l t u re l l e s d e l ’ a n c i e n n e A l l e m a g n e
cet ordre tout à fait raisonnable. Les têtes que la
philosophie a employées à la méditation, peuvent
être fauchées à plaisir par la révolution ; mais
la philosophie n’aurait jamais pu employer les
têtes que la révolution aurait tranchées auparavant. Pourtant n’ayez, mes chers compatriotes,
aucune inquiétude, la révolution allemande ne
sera ni plus débonnaire ni plus douce parce que
la critique de Kant, l’idéalisme transcendantal
de Fichte et la philosophie de la nature l’auront
précédée. Ces doctrines ont développé des forces
révolutionnaires qui n’attendent que le moment
pour faire explosion et remplir le monde d’effroi
et d’admiration. Alors apparaîtront des kantistes
qui ne voudront pas plus entendre parler de piété
dans le monde des faits que dans celui des idées,
et bouleverseront sans miséricorde, avec la hache
et le glaive, le sol de notre vie européenne pour en
extirper les dernières racines du passé. Viendront
sur la même scène des fichtéens armés dont le
fanatisme de volonté ne pourra être maîtrisé
ni par la crainte ni par l’intérêt ; car ils vivent
dans l’esprit et méprisent la matière, pareils aux
premiers chrétiens qu’on ne put dompter ni par
les supplices corporels ni par les jouissances
terrestres. […] Mais les plus effrayants de tous
seraient les philosophes de la nature, qui interviendraient par l’action dans une révolution
allemande et s’identifieraient eux-mêmes avec
l’œuvre de destruction ; […] le philosophe de la
nature sera terrible en ce qu’il se met en communication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il
conjure les forces cachées de la tradition, qu’il
peut évoquer celles de tout le panthéisme germanique et qu’il éveille en lui cette ardeur de combat
que nous trouvons chez les anciens Allemands, et
qui veut combattre, non pour détruire, ni même
pour vaincre, mais seulement pour combattre. Le
christianisme a adouci, jusqu’à un certain point,
cette brutale ardeur batailleuse des Germains ;
mais il n’a pas pu la détruire, et quand la croix, ce
talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors
débordera de nouveau la férocité des anciens
combattants […]. Alors, et ce jour, hélas, viendra,
les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs
tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la
poussière séculaire ; Thor se dressera avec son
marteau gigantesque et démolira les cathédrales
gothiques... Quand vous entendrez le vacarme et
le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins
de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire
que nous ferons chez nous en Allemagne : il
pourrait vous en arriver mal. Gardez-vous de
souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre : car
vous pourriez facilement vous brûler les doigts.
[…] La pensée précède l’action comme l’éclair
le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien
à la vérité allemand aussi : il n’est pas très leste,
et vient en roulant un peu lentement ; mais il
viendra, et quand vous entendrez un craquement
comme jamais craquement ne s’est fait encore
entendre dans l’histoire du monde, sachez que
le tonnerre allemand aura enfin touché le but. À
ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des
airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés
de l’Afrique, baisseront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en
Allemagne un drame auprès duquel la Révolution
française ne sera qu’une innocente idylle. II est
vrai qu’aujourd’hui tout est calme, et si vous
voyez çà et là quelques hommes gesticuler un peu
vivement, ne croyez pas que ce soient les acteurs
qui seront un jour chargés de la représentation. Ce
ne sont que des roquets qui courent dans l’arène
vide, aboyant et échangeant quelques coups de
dent, avant l’heure où doit entrer la troupe des
gladiateurs qui combattront à mort.
Et l’heure sonnera. Les peuples se grouperont comme sur les gradins d’un amphithéâtre,
autour de l’Allemagne, pour voir de grands et
terribles jeux. Je vous le conseille, Français,
tenez-vous alors fort tranquilles, et surtout
gardez-vous d’applaudir. Nous pourrions facilement mal interpréter vos intentions, et vous
renvoyer un peu brutalement suivant notre
manière impolie ; car, si jadis, dans notre état
d’indolence et de servage, nous avons pu nous
mesurer avec vous, nous le pourrions bien plus
encore dans l’ivresse arrogante de notre jeune
liberté. Vous savez par vous-mêmes tout ce qu’on
peut dans un pareil état, et cet état vous n’y êtes
plus... Prenez donc garde ! Je n’ai que de bonnes
intentions et je vous dis d’amères vérités. Vous
avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée,
que de la sainte alliance tout entière avec tous
les Croates et les Cosaques. D’abord, on ne vous
aime pas en Allemagne, ce qui est presque incompréhensible, car vous êtes pourtant bien aimables,
et vous vous êtes donné, pendant votre séjour
en Allemagne, beaucoup de peine pour plaire,
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
121
Documents de RÉFÉRENCE
au moins à la meilleure et à la plus belle moitié
du peuple allemand. Mais lors même que cette
moitié vous aimerait, c’est justement celle qui
ne porte pas d’armes, et dont l’amitié vous servirait peu. Ce qu’on vous reproche, au juste je n’ai
jamais pu le savoir. Un jour, à Gœttingue, dans
un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne
dit qu’il fallait venger dans le sang des Français
le supplice de Konradin de Hohenstaufen que
vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps ; mais nous
n’oublions rien, nous. Vous voyez que, lorsque
l’envie nous prendra d’en découdre avec vous,
nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand. Dans tous les cas, je vous conseille d’être
sur vos gardes ; qu’il arrive ce qu’il voudra en
Allemagne […], tenez-vous toujours armés,
demeurez tranquilles à votre poste, l’arme au
bras. Je n’ai pour vous que de bonnes intentions,
et j’ai presque été effrayé quand j’ai entendu dire
dernièrement que vos ministres avaient le projet
de désarmer la France... »
Source : extraits d’Henri Heine, De l’Allemagne,
© Michel Lévy frères, Paris, 1855, tome 1, p. 118-120
et 177-184, tome 2, p. 248-252.
Lettre de l’empereur Guillaume II
au chancelier von Bülow
30 décembre 1907
« Mon cher Bülow,
[…] L’an dernier, à l’automne, j’ai eu,
suivant ce qui avait été convenu avec vous,
une conversation sur l’avenir de la Chine avec
Yin-Tschang, alors sur son départ. Je lui ai
dépeint l’intérêt que nous portions à son pays et
combien je m’efforçais de faciliter les choses à
l’Impératrice ; il en résulta que je donnai l’ordre
de retirer mes troupes. Vous devez vous rappeler
le résultat de cette démarche et au besoin pouvoir
le retrouver dans vos notes. Elle fut efficace, et la
Chine reprit confiance en nous. À ce moment-là,
et d’accord avec vous, j’ai chargé Yin-Tschang
de proposer à Sa Majesté une “entente cordiale”
qui garantirait les parties les plus importantes de la Chine, mais non les provinces
extérieures éloignées. Cette entente nous
assurerait Kia-Tcheou, ainsi qu’une aide en cas
d’attaque. Il me l’a promis. Il a attendu jusqu’à
présent pour avoir du crédit et de l’influence, et
il vient seulement de mettre l’affaire en train, à
un moment d’ailleurs très favorable. […] Une
entente cordiale avec la Chine pour le maintien
du statu quo nous est absolument nécessaire ;
autrement il faut envoyer promener toute notre
politique internationale. C’est pourquoi j’ai vu
avec plaisir le départ de la flotte américaine. En
se dirigeant vers le Pacifique, elle démolit tous
les calculs des Britanniques et des Japonais. Les
Britanniques sont contraints de renvoyer “nolens
volens” une forte escadre dans cet Orient qu’ils
122
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
croyaient déjà sous la forte garde du Japon ; cela
les affaiblira en Europe vis-à-vis de nous. Les
Japonais veulent naturellement la Chine pour
eux, et voudraient aussi voir tous les blancs hors
de l’Asie. Mais leur flotte n’est pas achevée,
aussi n’ont-ils pas envie de se battre tout de suite
contre l’Amérique. C’est pourquoi la situation
est favorable pour cette dernière et pour nous ;
la pression exercée par dix-neuf vaisseaux de
ligne et quinze cuirassés, en un mot par la flotte
la plus puissante du monde, sous un commandement unique, nous garantit contre tout partage,
comportant un préjudice pour l’Amérique. C’est
aussi l’intérêt de ce dernier pays de conclure
une entente cordiale avec la Chine pour le
maintien du statu quo, afin que son commerce
ne subisse pas de dommage. Les Russes “in the
long run” 1 finiront eux aussi par être favorables
à un tel accord quand ils auront bien saisi l’état
des choses ; il y a en effet grand intérêt pour
eux à ce que la Chine soit maintenue, et à ne
pas avoir comme voisins en Orient, en dehors
du Japon, d’autres européens indésirables.
Le Tsar m’a déjà fait quelques allusions à ce
sujet ; je lui ai recommandé avec une particulière chaleur d’entretenir de bons rapports avec
la Chine. Toutes les nations européennes ont
conclu ici leurs ententes, dans le but précis de se
protéger et de mettre leurs intérêts en sécurité.
1
« À la longue ».
Tr ois v is ion s p olit iq u e s o u c u l t u re l l e s d e l ’ a n c i e n n e A l l e m a g n e
Il faut absolument que nous fassions de même,
les intérêts les plus importants de notre exportation future sont en jeu et exigent le maintien
d’une Chine intégrale. Si l’acte de brigandage
que projettent les trois filous 2 avec le partage,
se réalisait, nous serions perdus, finis ! On peut
choisir le “modus operandi” de façon à ce que
la Chine conclue l’entente avec chacun de nous
en particulier. Nous pouvons faire manœuvrer Roosevelt par Sternburg 3 de telle sorte
qu’il accepte avec bienveillance la proposition
lorsqu’elle lui sera faite. Il nous faut absolument conclure aussitôt que possible ! C’est vers
ce but qu’ont tendu depuis des années tous mes
efforts, toutes mes actions : ce ne fut pas facile !
[…] Par là aussi nous amènerions apparemment,
un peu, les Russes sous notre coupe (ce qui
serait bien à propos avec des sournois comme
Lamsdorff et Iswolsky !) Mais maintenant il est
grand temps, l’occasion est favorable, allons-y
énergiquement des deux mains, sans regarder
éternellement à droite et à gauche pour savoir
ce que disent Pierre et Paul ! Les autres ne se
sont jamais inquiétés de nous, donc “tit for tat” 4.
— L’article de chronique financière que je vous
ai envoyé hier prouve la vitalité de la Chine. Il
ne faut pas non plus sous-estimer le sentiment
qu’elle a de sa dignité, et si nous pouvions un
peu l’aider et l’influencer dans la réorganisation
de son armée, ce serait parfait ! Toute la politique
de l’Angleterre, pendant ces dernières années,
est claire ! Rendre sa position vis-à-vis de nous
inattaquable en Europe, afin de nous retenir, de
2
L’Angleterre, la France et la Russie qui, selon Guillaume II,
voulaient démembrer la Chine.
3
Ambassadeur allemand à Washington.
4
Locution anglaise qui signifie : « À bon chat bon rat ».
nous paralyser sur mer, tandis qu’elle met la
main sur le bassin du Yang-Tsé-Kiang ; de cette
façon, nous sommes obligés de nous incliner et
elle peut accomplir son acte de brigandage, sans
que nous puissions la déranger. De là, toutes
ces ententes avec les puissances méditerranéennes, afin d’avoir partout des points d’appui,
et, brochant sur le tout, elle lance la France dans
l’affaire du Maroc. Ce devait être la cause d’un
conflit entre nous deux ; le Britannique se serait
ainsi débarrassé de nous et aurait empoché seul
le bon morceau ! De là aussi, l’entente avec la
Russie au sujet de la Perse, afin de l’apaiser et de
ne pas être dérangé par elle. De là, en ce moment,
la formidable irritation des Anglais au sujet
du déplacement de la flotte américaine, irritation qu’ils n’ont même pas dissimulée vis-à-vis
de moi ; l’équilibre naval s’est définitivement
modifié et ce n’est pas à leur convenance qu’il
se refait en Orient. Il faut donc agir pour que la
flotte américaine reste dans le Pacifique et aille
autant que possible aux Philippines et en Chine !
Ainsi le Yan-Tsé-Kiang sera à l’abri jusqu’à ce
que nous en ayons fini avec la construction de
notre flotte ! L’Angleterre ne tentera jamais rien
contre l’Amérique ; et si elle voit que, tous deux,
nous sommes décidés à marcher ensemble pour
le maintien de la Chine ; “en vrai Pharisien”,
elle est bien capable de se joindre à nous ! et
ainsi le Japon devient inoffensif. Il y a donc là
une grande œuvre à accomplir. En avant, assez
réfléchi ! assez de discours, il nous faut maintenant des actes !
GUILLAUME I. R. »
Source : extraits de Guillaume II – von Bülow,
Correspondance secrète, Grasset, Paris, 1931,
p. 188-193.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
123
> Les questions internationales
sur Internet
Deutsche Gesellschaft für
Auswärtige Politik
(DGAP)
https://dgap.org
La DGAP (Institut allemand de
politique étrangère) est un organisme
de recherche indépendant et non
partisan qui traite des questions de
politique étrangère et de relations internationales. Composée de différentes
sections – relations franco-allemandes,
relations germano-russes, Asie, défense,
sécurité, etc. –, la DGAP publie de
nombreuses études sur divers sujets
d’actualité et organise des conférences
à son siège à Berlin. Elle s’est progressivement imposée comme l’un des think
tanks les plus importants en Allemagne
et a désormais un rôle de conseiller
auprès des décideurs, et notamment
auprès de l’Auswärtiges Amt (ministère
des Affaires étrangères).
Son site Internet, disponible en
allemand et en anglais, est en réalité
composé de deux sites :
– le premier (https://dgap.org/)
présente l’équipe de chercheurs, les
thèmes de recherche, les publications
payantes que l’on peut directement
commander en ligne, ainsi que les
conférences organisées par la DGAP ;
124
– le second (https://aussenpolitik-net.dgap.org), plus exploitable
pour les internautes, permet d’accéder
aux nombreux articles produits par
les contributeurs de la DGAP sur des
problématiques liées au domaine des
relations internationales et qui ont pour
objectif d’informer la société civile.
Offrant une approche thématique ou
géographique, la recherche sur le site
est simple et rapide. Le site propose
en outre des dossiers, qui compilent
l’ensemble des contributions écrites sur
un même sujet.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
Centre d’information
et de documentation
sur l’Allemagne (CIDAL)
www.cidal.diplo.de
Le CIDAL est un centre de
recherche, rattaché à l’Auswärtiges Amt. Véritable base de données
sur l’Allemagne contemporaine,
le CIDAL propose un site Internet
très bien documenté et entièrement
en français. Plusieurs supports sont
proposés pour améliorer la connaissance de l’internaute sur l’Allemagne :
les « nouvelles d’Allemagne » sont de
courts articles sur des sujets d’actualité, très régulièrement actualisés, la
« salle de presse » permet d’accéder aux
traductions de communiqués de presse,
de discours ou de tribunes publiés
dans les journaux allemands. Enfin,
de nombreux articles regroupés dans
des dossiers thématiques informent les
internautes sur des sujets aussi variés
que les questions sociales en Allemagne,
l’immigration ou encore la fonction
publique allemande. Le site contient
également un calendrier de toutes les
manifestations culturelles (expositions,
pièces de théâtre, concerts…) ayant trait
à l’Allemagne et qui ont lieu en France.
Liste des CARTES et GRAPHIQUES
Les frontières de l’Allemagne (1648-1949)
L’Allemagne contemporaine
Le PIB des Länder (2009)
Taux de chômage par Land (2011)
Allemagne : la principale contribution au budget de l’Union européenne (2010)
Évolution du PIB en Allemagne (1990-2010)
Les zones d’activité économique en Allemagne
Élections fédérales en Allemagne (2009)
Les institutions allemandes
Solde migratoire de l’Allemagne (1990-2009)
La population allemande (1990-2050)
Approvisionnements totaux en énergie primaire (2009)
Les principaux échanges commerciaux de l’Allemagne (2010)
Les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne (2000-2010)
Exportations d’armement de l’Allemagne (entre 2000 et 2010)
L’Allemagne et l’Europe : indicateurs comparatifs
Répartition régionale des principaux groupes ethniques en Bulgarie (2011)
Le Kazakhstan
p. 11
p. 17
p. 24
p. 24
p. 27
p. 27
p. 29
p. 32
p. 37
p. 44
p. 44
p. 49
p. 59
p. 60
p. 66
p. 69
p. 90
p. 99
Liste des principaux ENCADRÉS
Allemagne : éléments chronologiques (Questions internationales)
Les partis politiques allemands (Isabelle Guinaudeau)
Les chanceliers fédéraux (Daniela Heimerl)
Immigration et identité culturelle (Claire Demesmay)
Un nouveau parti contestataire : le Parti pirate allemand
Berlin, capitale de la nouvelle Allemagne (Cyril Buffet)
La réforme de la Bundeswehr (Stephan Martens)
L’Allemagne, la défense européenne et l’OTAN (Julien Thorel)
L’Allemagne et la Russie (Anne-Marie Le Gloannec)
Le couple franco-allemand à l’épreuve de la crise de la zone euro (Hans Stark)
Les institutions de la coopération franco-allemande
Les événements de Katunica (Nadège Ragaru)
Kazakhstan : quelques données statistiques
p. 20
p. 31
p. 41
p. 43
p. 51
p. 52
p. 58
p. 65
p. 74
p. 76
p. 83
p. 91
p. 97
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
125
ABSTRACTS
> Abstracts
A Tormented History: United
or Disunited Germany
Georges-Henri Soutou
Germany has always been less disunited,
or conversely less united, than its contemporaries
have thought. At first glance, it seems to have
been a nation divided between several states
until 1871, and again between 1945 and 1990.
At the same time the relationships between
the different parts have often been closer than
they appeared to be from the outside. So, a
very specific, complex form of federalism has
gradually developed over the years, which
it is important to understand considering its
significance for Europe.
The Economic and Social System:
Balance and Consensus
Isabelle Bourgeois
Germany is not a “model” as the
term is currently understood in France. Its
competitiveness cannot be reduced to a few
economic policies or reforms. Its performances
are essentially collective, resulting from the
multifaceted action of its political leaders,
businesses and society. Its “economic model” is,
in fact, a system of complex interactions pivoting
on the constant search for a balance between
private and collective interests. It is therefore
basically a social model.
Rule of Law and Democracy: the
Central Role of the Constitutional
Federal Court
Jérôme Vaillant
In Germany, the notion of the rule of law
occupies a central place and constitutional
norms have been reference values since the
reunification of the country. Alongside the
Bundestag, the Federal Constitutional Court,
whose primary function is to interpret the
Grundgesetz (fundamental law) of 1949, is
one of the pillars of the German institutional
system, which is founded on a strict separation of
126
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
powers. But the increased recourse to a judicial
settlement of political issues has attracted
criticism. Devoid of any real political function,
the Federal Constitutional Court nonetheless
has a real influence on political life in Germany,
consolidated by some of its recent decisions.
Germany: An Awkward Power
Interview with Rainer Hudemann
Foreign Policy: a Persistent Singularity
Stephan Martens
Germany’s foreign policy has long been
influenced by the weight of the past. Since
reunification, the country has regained a central
place in Europe and no longer hesitates to
defend its national interests. As an economic
power, Germany has now included a political
dimension in its foreign policy. Its multinational
and community commitments nonetheless show
a persistent singularity.
A Driving Role in European
Construction
Anne-Marie Le Gloannec
Since the 1950s, the construction of
Europe has been at the core of German foreign
policy. The upheavals that followed reunification
and the exhaustion of a certain model of
community integration have nonetheless
modified its European commitment. At a time
when the financial crisis gives it a major role in
guaranteeing the economic and financial stability
and durability of the euro zone, its partners
wonder about its commitment to Europe.
The Franco-German Couple: a Fertile
Past, an Ambiguous Present, an
Uncertain Future
Daniel Colard
Emerging in the 1960s in the framework
of the construction of Europe, the formula
of the “Franco-German couple” refers to the
special relationship developed between the two
countries who have long been enemies. France
and Germany have managed to build up a deep
understanding by pooling national interests they
can both defend.
The couple is nonetheless often perceived
by its European partners as an ambiguous
alliance, criticised for its interventionism or, on
the contrary, powerlessness. Despite the current
turbulence, Franco-German bilateralism remains
a factor of stability and inventiveness which is
fundamental to the European project.
Time for Anger: Romani Issues
in Bulgaria
Nadège Ragaru
Bulgaria’s local and presidential
elections in October 2011 were marked by
the setback of Ataka, the radical nationalist
party which, since 2005, had crystallised
social frustration, the desire for a strong state
and nationalist feelings. But it would be a
mistake to conclude from this that xenophobia
had disappeared or that issues of identity had
petered out in Bulgaria. For the last few years,
the anti-Roma and anti-Moslem discourse has
become commonplace in the public arena. This
visibility goes hand-in-hand with a slow process
of consolidating ethno-cultural borders, in a
context in which social and cultural cleavages
run partly along the same lines.
Kazakhstan: Deceptive Political
Stability
Grégory Lecomte
Twenty years after its independence,
Kazakhstan is in a singular position within the
post Soviet region. Although there is nothing
original about the authoritarian regime of this
central Asian country, five times the size of
France, it has emerged as a stable regional power
because of its buoyant economy, boosted by
foreign investments and hydrocarbon exports.
Yet there is still uncertainty over the
succession of the current head of state and, more
widely, over the democratisation of the regime,
and the necessary diversification of the economy.
Jean Jules Jusserand, An Ambassador
between the Old and New Worlds
Isabelle Dasque
After the Comte de Rochambeau (17251807) and the Marquis de La Fayette (17571834), Jean Jules Jusserand (1855-1932) tops
the list of well-known French personalities in
America. His memorial, inaugurated by Franklin
D. Roosevelt on 7 November 1936, in a part of
Washington where he was accustomed to go
walking with Theodore Roosevelt, reminds
passers-by of the outstanding role that the
ambassador played in Franco-American relations
for more than twenty-two years.
Questions internationales no 54 – Mars-avril 2012
127
siècle
e
Un bilan du XX
e
- RD
$
CAN − USA : 15.95
CANADA : 14.50 $
Questions
L 18725 - 52 - F: 9,80 €
internationales
siècle
internationales
Déjà
L'Iran
arabakh
ans après
La société russe, vingt
Acheson
Un portrait de Dean
O Le conflit du Haut-K
Questions
dF
Albanie
L’Asie maritime
au Proche-Orient
Géopolitique de l’eau
Le cinéma contemplatif
21/10/11 16:48
Printemps
arabe
et démocratie
CANADA : 14.50 $
CAN
3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@a@f@n@a;
Questions
- RD
M 09894 - 53 - F: 9,80 E
internationales
Janvier-février 2012
Printemps arabe
Questions
N
Renseignement et services secrets
La mondialisation financière
L’Afrique en mouvement
La Chine dans la mondialisation
L’avenir de l’Europe
Le Japon
Le christianisme dans le monde
Israël
La Russie
Les empires
L’Iran
La bataille de l’énergie
Les Balkans et l’Europe
Mondialisation et inégalités
Islam, islams
Le Royaume-Uni
Les catastrophes naturelles
Amérique latine
L’euro : réussite ou échec
Guerre et paix en Irak
L’Inde, grande puissance émergente
Mers et océans
Les armes de destruction massive
La Turquie et l’Europe
L’ONU à l’épreuve
Le Maghreb
Europe/États-Unis : le face-à-face
Les terrorismes
L’Europe à 25
Vous avez
internationales rendez-vous
monde…
le
Un bilan
c
e
v
a
du XX
bre 2011
N° 52 novembre-décem
Questions
et démocratie
n° 35
n° 34
n° 33
n° 32
n° 31
n° 30
n° 29
n° 28
n° 27
n° 26
n° 25
parus
n° 24
Printemps arabe et démocratie
n° 23
Un bilan du XXe siècle
n° 22
À la recherche des Européens
n° 21
AfPak (Afghanistan-Pakistan)
n° 20
À quoi sert le droit international
n° 19
La Chine et la nouvelle Asie
n° 18
Internet à la conquête du monde
n° 17
Les États du Golfe
n° 16
L’Europe en zone de turbulences
n° 15
Le sport dans la mondialisation
Mondialisation : une gouvernance introuvable n° 14
n° 13
L’art dans la mondialisation
n° 12
L’Occident en débat
n° 11
Mondialisation et criminalité
n° 10
Les défis de la présidence Obama
n° 9
Le climat : risques et débats
n° 8
Le Caucase
n° 7
La Méditerranée
dF
n° 53
n° 52
n° 51
n° 50
n° 49
n° 48
n° 47
n° 46
n° 45
n° 44
n° 43
n° 42
n° 41
n° 40
n° 39
n° 38
n° 37
n° 36
22/12/11 11:02
A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 23 rue d’Estrées 75345 Paris cedex 07
BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE
Comment s’abonner ?
Où acheter un numéro ?
Sur www.ladocumentationfrancaise.fr
(paiement sécurisé).
Sur papier libre ou en remplissant
ce bon de commande
(voir adresse d’expédition ci-dessus).
En librairie, à la librairie
de la Documentation française,
29/31 quai Voltaire – 75007 Paris
et en kiosque pour l’achat
d’un numéro.
Par chèque bancaire ou postal à l’ordre
du comptable du B.A.P.O.I.A. – DF
Par mandat administratif (réservé aux
administrations)
Je m’abonne à Questions internationales (un an, 6 numéros) (1)
■■ France métropolitaine 48 € ■■ Tarifs étudiants et enseignants (France métropolitaine) 40 €
■■ Europe 53,90 € ■■ DOM-TOM-CTOM HT 53,50 € ■■ Autres pays HT 56,50 €
■■ Supplément avion 14,30 €
Je commande un numéro de Questions internationales 9,80 €
Je commande le(s) numéro(s) suivant(s) :
Pour un montant de
Soit un total de
€
€
Participation aux frais de port (2) + 4,95 €
Raison sociale
Nom
Prénom
Adresse
Par carte bancaire N°
(bât., étage)
Code postal
Date d’expiration
N° de contrôle
(indiquer les trois derniers chiffres situés au dos
de votre carte bancaire, près de votre signature)
Ville
Pays
Téléphone
Ci-joint mon règlement de
Date
(1)
(2)
Courriel
€
Signature
Tarifs applicables jusqu’au 31 décembre 2012
Pour les commandes de numéros seulement
Informatique et libertés – Conformément à la loi du 6.1.1978, vous pouvez accéder aux informations vous concernant et les rectifier en écrivant au département
marketing de la DILA. Ces informations sont nécessaires au traitement de votre commande et peuvent être transmises à des tiers, sauf si vous cochez ici
Questions
internationales
À paraître :
- Le Brésil
- L’action humanitaire
- La Russie
Numéros parus :
- Printemps arabe et démocratie (n° 53)
- Un bilan du XXe siècle (n° 52)
- À la recherche des Européens (n° 51)
- AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50)
- À quoi sert le droit international (n° 49)
- La Chine et la nouvelle Asie (n° 48)
- Internet à la conquête du monde (n° 47)
- Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46)
- L’Europe en zone de turbulences (n° 45)
- Le sport dans la mondialisation (n° 44)
- Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43)
- L’art dans la mondialisation (n° 42)
- L’Occident en débat (n° 41)
- Mondialisation et criminalité (n° 40)
- Les défis de la présidence Obama (n° 39)
- Le climat : risques et débats (n° 38)
- Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37)
- La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36)
- Renseignement et services secrets (n° 35)
- Mondialisation et crises financières (n° 34)
- L’Afrique en mouvement (n° 33)
- La Chine dans la mondialisation (n° 32)
- L’avenir de l’Europe (n° 31)
- Le Japon (n° 30)
- Le christianisme dans le monde (n° 29)
- Israël (n° 28)
- La Russie (n° 27)
- Les empires (n° 26)
- L’Iran (n° 25)
- La bataille de l’énergie (n° 24)
- Les Balkans et l’Europe (n° 23)
- Mondialisation et inégalités (n°22)
- Islam, islams (n° 21)
- Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20)
- Les catastrophes naturelles (n° 19)
- Amérique latine (n° 18)
- L’euro : réussite ou échec (n° 17)
- Guerre et paix en Irak (n° 16)
- L’Inde, grande puissance émergente (n° 15)
- Mers et océans (n° 14)
- Les armes de destruction massive (n° 13)
- La Turquie et l’Europe (n° 12)
- L’ONU à l’épreuve (n° 11)
- Le Maghreb (n° 10)
- Europe/États-Unis : Le face-à-face (n° 9)
- Les terrorismes (n° 8)
- L’Europe à 25 (n° 7)
- La Chine (n° 6)
- Les conflits en Afrique (n° 5)
- Justices internationales (n° 4)
- La puissance américaine (n° 3)
- Le pétrole : ordre ou désordre mondial (n° 2) épuisé
Sommaire des numéros parus disponible sur :
www.ladocumentationfrancaise.fr/revues/qi/index.shtml
Direction
de l'information légale
et administrative
La documentation Française
29-31 quai Voltaire 75007 Paris
Téléphone : (0)1 40 15 70 10
Directeur de la publication
Xavier Patier
Commandes
Direction de l’information
légale et administrative
Administration des ventes
23 rue d’Estrées
CS10733
75345 Paris cedex 07
Téléphone : (0)1 40 15 70 10
Télécopie : (0)1 40 15 70 01
www.ladocumentationfrancaise.fr
Notre librairie
29 quai Voltaire
75007 Paris
Tarifs
Le numéro : 9,80 €
L’abonnement d’un an (6 numéros)
France : 48 € (TTC)
Étudiants, enseignants : 40 €
(sur présentation d'un justificatif)
Europe : 53,90 € (TTC)
DOM-TOM-CTOM :
53,50 € (HT, avion éco.)
Autres pays :
56,60 € (HT, avion éco.)
Supplément avion rapide : 14,30 €
Conception graphique
Studio des éditions DILA
Mise en page et impression DILA
Photos :
Couverture
Le palais du Reichstag,
siège du Bundestag, à Berlin.
© Droits réservés
2e de couverture
Batucada, fête de la Saint-Jean,
Salvador de Bahia.
© Stéphanie Gaudron/Disposable Dreams
Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que les auteurs.
© Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2012.
«En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou
totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que
l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.»
Questions
internationales
Mars-avril 2012
Dossier
Allemagne : les défis de la puissance
Ouverture. L’Allemagne et ses métamorphoses
Serge Sur
Une histoire tourmentée : l’Allemagne unie ou désunie
Georges-Henri Soutou
Le système économique et social : équilibre et consensus
Isabelle Bourgeois
État de droit et démocratie :
le rôle central du Tribunal fédéral constitutionnel
Jérôme Vaillant
Une puissance gauche
Entretien avec Rainer Hudemann
La politique étrangère : une singularité persistante
Stephan Martens
Un rôle moteur dans la construction européenne
Anne-Marie Le Gloannec
Le couple franco-allemand :
passé fécond, présent ambigu, avenir incertain
Daniel Colard
Et les contributions de : Cyril Buffet, Claire Demesmay,
Isabelle Guinaudeau, Daniela Heimerl, Hans Stark et Julien Thorel.
Questions européennes
Temps de colère : les questions roms en Bulgarie
Nadège Ragaru
Regards sur le monde
Le Kazakhstan : une stabilité politique en trompe-l’œil
Grégory Lecomte
Imprimé en France
Dépôt légal :
1er trimestre 2012
ISSN : 1761-7146
N° CPPAP : 1012B06518
DF 2QI00530
9,80 €
Printed in France
CANADA : 14.50 $ CAN
&:DANNNB=[UUZYV::
Regards sur l’actualité internationale
Les raisons de l’impatience occidentale en Afghanistan
Renaud Girard
Décrochage français, insularité allemande
Gilles Andréani
Portraits de Questions internationales
Jean Jules Jusserand,
un ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau Monde
Isabelle Dasque
Documents de référence
Les questions internationales sur Internet
Abstracts
N° 54
Téléchargement