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AUCUNE PEUR DE LA TOUR DIVOIRE?
INTRODUCTION AU MARXISME DE LÉCOLE DE FRANCFORT .
Daniel Pucciarelli
1
Résumé : Cet article correspond à une version légèrement modifiée d'une
communication présentée dans le cadre du Colloque Marx de l'Université de Toulouse
Jean Jaurès pendant l'été de 2011. Il s'agit de présenter les lignes fondamentaux qui
situent ladite « École de Francfort » à l'intérieur du marxisme. Pour ce faire, on prend
les deux expressions « École de Francfort » et « marxisme » avec leur équivocité
constitutive concernant l'idée d'unité largement illusoire qu'elles transmettent. Notre
intention c'est ainsi celle de contempler justement les critiques un peu génériques aux
auteurs francfortiens formulées dès une position prétendument plus proche à la
pensée de Marx. L'article ne présente pas une « défense » de la Théorie Critique de la
Société contre ces critiques ; son but ne consiste qu'à rendre plausibles ses positions
théoriques fondamentales dans le cadre du capitalisme contemporain. Nous abordons
alors les thèmes fondamentaux qui étaient et sont encore objet de controverses
surtout à l'intérieur du « marxisme occidental » (à savoir: crises systémiques du capital,
capitalisme monopoliste ou capitalisme d'État, théorie de la lutte de classes, relation
entre théorie et praxis) et mobilisons essentiellement des auteurs de la « première
génération » de l'École. Tout l'article suivi l'idée selon laquelle les différentes positions
et de « l'École de Francfort » et du « marxisme » doivent être comprises en tant que
modèles théoriques qui entretiennent nécessairement une relation structurelle avec le
temps présent.
Mots-clefs : École de Francfort; Théorie Critique de la Société; Capitalisme d'État;
Théorie de la lutte de classes; Repolitisation du cadre institutionnel de la société.
Resumo: O presente artigo corresponde a uma versão levemente modificada de uma
comunicação apresentada no Colóquio Marx da Universidade de Toulouse (Jean
Jaurès), em julho de 2011. Trata-se de apresentar as linhas fundamentais que situam a
assim chamada “Escola de Frankfurt” no interior do marxismo. Toma-se, com isso,
ambas expressões “Escola de Frankfurt” e “marxismo” com a equivocidade que
comportam, sabendo que a ideia de unidade que transmitem é, em larga medida,
ilusória. Pretende-se com isso, justamente, contemplar as críticas algo genéricas
1
Doctorand en philosophie à l'Université de Munich sous la direction du Prof. Dr. Günter Zöller et le
financement de la CAPES/DAAD. E-Mail: [email protected]
2
formuladas aos autores da dita escola desde uma posição que se pretenda mais
próxima ao pensamento de Marx. O artigo não apresenta uma “defesa” da Teoria
Crítica da Sociedade, mas busca apenas plausibilizar suas posições teóricas
fundamentais no quadro do capitalismo contemporâneo. Para tal, aborda-se os temas
fundamentais que foram e são objeto de controvérsia no interior, sobretudo, do
marxismo ocidental (crises sistêmicas do capital, capitalismo monopolista ou
capitalismo de Estado, teoria da luta de classes, relação entre teoria e praxis), e
mobiliza-se autores sobretudo da “primeira geração” da Escola de Frankfurt. A todo o
artigo subjaz a ideia de que as diferentes posições tanto da “Escola de Frankfurt”
quanto do “marxismo” devem ser compreendidas como modelos teóricos que entretêm
necessariamente uma relação estrutural com o tempo presente.
Palavras-chave: Escola de Frakfurt; Teoria Crítica da Sociedade; Capitalismo de
Estado; Teoria da Luta de Classes; Repolitização do quadro institucional da sociedade.
Introduction
Un article consacré généralement à la thématique relative au « marxisme de
l'École de Francfort » doit causer une certaine étrangeté. D'un côté, parce que ce n'est
pas évident que les auteurs normalement réunis sous ce concept forment
véritablement une « école » au sens fort, avec des prémisses et des positions
théoriques partagées de façon incontestée ou au moins consensuelle
2
; de l'autre,
parce que thématiser, de manière générale, la philosophie et la théorie sociale de ces
auteurs semble contrarier justement des nombreux éléments de la théorie originaire de
Marx, de sorte qu'il serait impossible de parler d'un « marxisme ». En effet, nous
connaissons bien les préjugés qui basent une telle sensation. Selon ces préjugés, les
auteurs de cette « école » sont considérés comme « réformistes » de la théorie
marxienne, qui l'avaient modifiée à la mesure de la rendre irreconnaissable en ses
présupposés ; d'autre part, la « posture philosophique », les « opinions esthétiques » et
l'apparente « résignation » de ces auteurs, normalement considérées comme
« élitistes » ou « fermées dans la Tour d'Ivoire », semblent également contrarier l'esprit
révolutionnaire propre au marxisme.
Sans vouloir entrer ici dans la discussion, posée de manière assez emphatique
par Georg Lukács dans son ouvrage classique Histoire et conscience de classe (1922),
sur la possible distinction entre le « marxisme orthodoxe » et le « marxisme
2
Helmut Dubiel, Kritische Theorie der Gesellschaft. Eine einführende Rekonstruktion von den Anfängen
im Horkheimer-Kreis bis Habermas, Juventa, Weinheimm und München, 2001, p.11-16.
3
hétérodoxe »
3
, je voudrais signaliser préalablement l'esprit qui oriente cet article : s'il
est vrai, comme le croit Gerhard Bolte
4
, que la théorie de Marx doit être comprise
comme le « modèle-fondateur » d'une nouvelle manière de concevoir la théorie
sociale, manière basée essentiellement sur une dialectique précise entre le
« diagnostic du temps » et ses « possibilités d’émancipation »; s'il est vrai donc que la
philosophie marxienne entretient et doit nécessairement entretenir une relation intime
avec le temps présent, de sorte que le propre concept de « vérité » selon cette théorie
possède une dimension radicalement temporelle, donc il est clair que la théorie toute
entière doit être comprise comme un « modèle » de la théorie critique, susceptible et
même dépendante de modifications structurelles ; il est donc également clair que cette
théorie doit être révisée et actualisée de manière permanente afin de maintenir son
contenu de vérité et ses propres potentialités d'émancipation. Cela signifie en tout cas
que le « marxisme » en général et l’œuvre de Marx en particulier ne peuvent jamais
devenir un « classique de la pensée » à être consulté de façon « dogmatique » et
« immeuble », ce qui ne signifiait que sa neutralisation en tant que théorie
révolutionnaire. Être fidèle à la pensée de Marx, cela veut dire justement la réviser à
partir du temps présent et des ses possibilités.
En proposant un article sur le « marxisme » de l'École de Francfort, j'aimerais
ainsi présenter justement ce que je considère le geste philosophique propre à ces
auteurs à l'égard de Marx et à l'intérieur du « marxisme occidental ». Certes, et comme
je l'ai signalisé plus haut, il n'y a certainement pas de « continuilinéaire » stricte à
tracer à travers le presque un siècle d'existence et de développent théorique de
l'« École de Francfort » ; par contre, on pourrait dire que le « diagnostic du temps »
sous-jacent à des nombreux efforts théoriques des différents auteurs de l'École reste
analogue, même qu'il soit traversé par des interprétations diverses. Ce « diagnostic »
est largement associé à une théorie du « Capitalisme d'État » (Staatskapitalismus) et
de ses conséquences pour la théorie marxienne. Maintenant, je présenterai les
éléments principaux de cette théorie du « Capitalisme d'État » concernant surtout sa
relation avec la praxis révolutionnaire, aussi bien que la nouvelle constellation
théorique acquise par la pensée marxienne à son intérieur.
I.
Le vingtième siècle a donné lieu à des nombreux événements historiques et
3
Georg Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein, Luchterhand, Berlin, 1923, p. 35-54
4
Gerhard Bolte, Von Marx bis Horkheimer. Aspekte kritischer Theorie im 19. und 20. Jahrhundert,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1995.
4
sociaux qui semblaient décisifs pour des modifications structurelles de la version
libérale du capitalisme, telle qu'elle a été l'objet de la critique de l'économie politique
marxienne. Ces événements sont bien connus à la conscience historique
contemporaine : il s'agit principalement de l'énorme développent scientifique et
technique motivé surtout par les deux grandes guerres mondiales, la crise structurelle
de 1929 (et celles qui l'ont suivi) et les mesures économiques adoptés pour sa
« stabilisation », l’émergence des états totalitaires et des dictatures militaires avec des
idéologies mythiques, nationalistes et racistes de base, l'apparition des moyens de
communication de masse et leur utilisation subséquente par la propagande totalitaire,
la dégénération de la pensée marxienne à la condition d'une religion d'État, l'apparition
des grands monopoles de l'industrie et du commerce, qui ont mis en question la propre
théorie classique de l'auto-régulation du marché bref, il s'agit des événements
historiques qui semblaient avoir donné lieu à une nouvelle phase du capitalisme
mondial et, ainsi, à une nouvelle forme de vie
5
. L'« Institut pour la recherche sociale »,
fondé à Francfort par Felix Weill en 1923
6
, avait comme objectif principal celui d'être un
centre de recherches d'inspiration marxienne consacré à l'analyse de cette nouvelle
phase du capitalisme et à actualisation de la théorie de Marx et de la pensée
dialectique à partir justement des événements majeurs du vingtième siècle.
Selon les termes de la pensée marxienne alors, ce à quoi le vingtième siècle a
assisté de manière continuée correspond, d'un côté, au développement massive des
« forces productives » à travers le progrès scientifico-technique de la société ; « forces
productives » comprises comme domination de la nature par l'humanité et comme
condition nécessaire de l'« émancipation humaine » ou, selon la terminologie du
5
Friedrich Pollock, Helmut Dubiel (Hg.), Stadien des Kapitalismus. C.H. Beck Verlag, 1985.
6
Pour des raisons historiographiques, je mentionne rapidement et de manière schématique les lignes
générales du développent théorique de l'Institut : de 1929 à 1947, il a suivi un programme de
« matérialisme interdisciplinaire », formulé par son directeur d'alors, Max Horkheimer, qui consistait dans
la tentative de créer un modèle critique marqué par le dialogue entre les sciences humaines avec la
« médiation » de la philosophie en tant que théorie dialectique : ainsi, les travaux des sociologues,
économistes, scientistes politiques, critiques de l'art et de la littérature aussi bien que des psychanalystes
qui travaillaient dans le cadre de l'Institut avaient une orientation commune, notamment celle d'élaborer
une théorie du « capitalisme d'État » en tant que nouvelle forme de vie contemporaine, et de ses
possibilités d'émancipation ; de 1947 à 1971, grâce aux difficultés théoriques et aux apories lancées par
l’œuvre « Dialectique de la raison », publié en 1947, l'Institut a suivi un programme de « critique de la
raison » ou, selon la formulation célèbre, de « critique de la raison instrumentale », ayant comme directeur
Theodor W. Adorno : les motivations fondamentales de l'Institut consistaient alors dans la formulation
d'une théorie de la raison dialectique et d'une nouvelle théorie de la subjectivation ; à partir de la mort
d'Adorno (1969), l'orientation principale de l'Institut, en retournant au modèle horkheimerien du
« matérialisme interdisciplinaire », consistait dans l'élaboration d'une théorie de la modernité et de « ses
potentialités de réconciliation avec soi même » à partir d'une théorie de l'action communicationnelle
(Habermas). Aujourd'hui, l'Institut est orienté par le développent d'une nouvelle théorie de la
reconnaissance et d'une grammaire des conflits moraux (Honneth) au sein d'une théorie de la
communication intersubjective. Pour un travail déjà classique sur l'histoire de l'École de Francfort, voir Rolf
Wiggershaus, Die Frankfurter Schule : Geschichte, theoretische Entwicklung, politische Bedeutung,
Deutscher Taschenbuch Verlag, 2001.
5
troisième tome du Capital, condition nécessaire pour l'établissement du « règne de la
liberté » :
« Le règne de la liberté ne commence en vérité que si le travail déterminé par nécessité
et par des finalités externes s'arrête; celui-là se trouve alors selon sa propre nature au-
delà de la production matérielle elle-même (…) Avec son développement, le règne de la
cessite naturelle devient plus large, puisque les besoins aussi; mais, au même temps,
les forces productives qui les satisfont se développent aussi. Dans ce domaine, la liberté
peut signifier seulement que l'homme social, les producteurs associés, puissent régler
rationnellement ce métabolisme avec la nature, en le soumettant sous son contrôle
commun, au lieu d'être dominés par lui comme par une force aveugle (...) Mais cela
reste toujours un règne de la nécessité. Au-delà de lui commence le développement des
forces humaines, qui constituent sa propre finalité, le vrai règne de la liberté, qui ne peut
s'épanouir qu'en ayant ce règne de la nécessité à sa base »
7
.
Cette idée est très importante pour le « diagnostic du temps » sur lequel se
base l'« École de Francfort » toute entière : les conditions matérielles nécessaires pour
l'établissement du « règne de la liberté » marxien ont été remplis en large mesure par
le développement des « forces productives » de la société à travers le vingtième siècle.
Autrement dit, si l'on comprend les objectifs de l'établissement de ce « règne de la
liberté » de manière rigoureusement matérielle, telle que Adorno l'avait compris dans
l'aphorisme de Minima Moralia intitulé Sur l'eau, à savoir : le but de la société
émancipée, c'est « que personne ne doive plus mourir de faim »
8
, donc on doit
également comprendre qu'on dispose aujourd'hui des moyens matériaux suffisants
pour la réaliser, c'est-à-dire pour établir, au moins en théorie, le « règne de la liberté »
marxien.
Par contre, et cela constitue l'élément décisif pour l'École de Francfort, le
passage à la praxis révolutionnaire qui pourrait établir ce «gne de la liberté » a
échoué. Certes, la théorie marxienne du « passage » à la praxis révolutionnaire est
tout à fait complexe et parfois même ambiguë, mais, si l'on suit au moins la version
esquissée dans la Contribution à la critique de l'économie politique, de 1859, on peut
bien constater un certain « optimisme révolutionnaire » marxien. Bien entendu, cet
« optimisme » ne se réfère pas à une affirmation téléologique et mécanique de l'auto-
7
« Das Reich der Freiheit beginnt in der Tat erst da wo das Arbeiten, das durch Not und äußere
Zweckmäßigkeit bestimmt ist, aufhört; es liegt also der Natur der Sache nach jenseits der Sphäre der
eigentlichen materiellen Produktion (...) Mit seiner Entwicklung erweitert sich dies Reich der
Naturnotwendigkeit, weil die Bedürfnisse; aber zugleich erweitern sich die Produktivkräfte, die diese
befriedigen. Die Freiheit in diesem Gebiet kann nur darin bestehen, dass der vergesellschaftete Mensch,
die assoziierten Produzenten, diesen ihren Stoffwechsel mit der Natur rationell regeln, unter ihre
gemeinschaftliche Kontrolle bringen, statt von ihm als von einer blinden Macht beherrscht zu werden; ihn
mit dem geringsten Kraftaufwand und unter den ihrer menschlichen Natur würdigsten und adäquatesten
Bedingungen vollziehen. Aber es bleibt dies immer ein Reich der Notwendigkeit. Jenseits desselben
beginnt die menschliche Kraftentwicklung, die sich als Selbstzweck gilt, das wahre Reich der Freiheit, das
aber nur auf jenem Reich der Notwendigkeit als seiner Basis aufblühen kann ». Marx/Engels, Marx-Engels
Werke, Bd. 25, Berlin 1968, p.828.
8
Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben. Frankfurt (M): Suhrkamp, 1951, p.
177.
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