Dieu se méfie de l’argent, comme
il se méfie de toutes les idoles.
Or l’argent est l’une des trois grandes
passions de l’humanité, avec le sexe et
le pouvoir.Et toutes les passions ont
une vocation naturelle à se transformer
en idole,c’est-à-dire à faire de l’ombre
à Dieu.
Comment s’étonner dans ces conditions
que toutes les grandes religions aient eu
des problèmes avec l’économie dont
l’argent est la matière première natu-
relle ? Déjà Moïse, à peine descendu du
Sinaï où il a reçu les tables de la Loi,
trouve son peuple agenouillé devant le
Veau d’Or,ce qui le met en fureur.
Beaucoup plus tard,Karl Marx se per-
mettra même d’écrire que «le vrai dieu
des juifs, c’est l’argent ».
Jésus de Nazareth lui-même,qui prêche
la tolérance,la bienveillance,le pardon
des offenses, s’emporte pourtant contre
les marchands du Te mple qui transfor-
ment la maison de Dieu en repaires de
voleurs.
Mohammed,honnête caravanier de son
état, et même quelque peu entrepre-
neur,reçoit vers la quarantaine,les mes-
sages de l’archange Gabriel qui lui
prescrit de prêcher à tout homme et en
tout lieu, la reconnaissance du Dieu
unique.Il s’inscrit de la sorte dans la pos-
térité du judaïsme et du christianisme.La
vie spirituelle doit s’imposer à la vie
matérielle même si la pauvreté, vocation
pour quelques-uns, n’a pas à être impo-
sée à tous.
Depuis ces temps anciens, l’argent a
changé de fonction et l’économie,de
nature. D’abord monnaie de compte
pour pouvoir comparer les valeurs d’ob-
jets différents,l’argent est devenu,peu à
peu, un moyen de paiement et un instru-
ment d’épargne.A ce titre il a constitué,
depuis le milieu du deuxième millénaire,
un formidable levier de développement
par l’intermédiaire du crédit et de
sa contrepartie, l’endettement. L’argent
n’est plus seulement un lien entre
des personnes et des objets différents,
c’est un intermédiaire entre le présent
et l’avenir.Mis au service des technolo-
gies nouvelles et des échanges entre des
marchés élargis,il contribue à substituer
à la traditionnelle économie de subsis-
tance une nouvelle économie du déve-
loppement qui bouleverse le visage de
l’humanité depuis à peine plus de deux
cents ans. Brusquement l’homme a
trouvé le moyen de produire plus avec
autant et de produire autant avec
moins ;il a découvert la productivité, clé
de la croissance.Ainsi, l’augmentation de
la production par tête passe en peu de
temps d’epsilon à quelque 2% l’an, ce
qui révolutionne la terre entière.
105
Sociétal N°57A3etrimestre 2007
LIVRES ET IDÉES
CONJONCTURES
REPÈRES ET TENDANCES DOSSIER
Dieu et l’argent
JEAN BOISSONNAT *
Les sociétés rurales qui existaient à l’époque où ont été
prêchés les grands monothéismes avaient un rapport
naturellement défiant à l’argent, symbole du commerce
toujours soupçonné de vivre en parasite de l’activité
agricole.La révolution industrielle a bouleversé tout
cela et on est en droit de s’interroger sur la moderni-
sation du message religieux concernant l’argent, et
la dynamique du capitalisme.
*Economiste,auteur de Dieu et l’Europe (2005) et Notre foi dans ce siècle (2002) avec Michel
Albert et Michel Camdessus.
ÉCONOMIE ET RELIGION
UN NOUVEL ÂGE
L’humanité change d’âge comme le
décrit superbement le père Te ilhard
de Chardin dans son œuvre majeure
intitulée Le phénomène humain Si évo-
luée fût-elle,notre civilisation, il y a deux
cents ans seulementtait fondamen-
talement modelée sur le sol… Or,petit
à petit, en ces derniers temps, par suite
de la dynamisation de l’argent, (c’est
nous qui soulignons), la propriété s’est
évaporée en choses fluides et imperson-
nelles, si mouvantes que la fortune des
nations elles-mêmes n’a déjà plus rien de
commun avec leurs frontières… Te rre
fumante d’usines. Te rre tré-
pidante d’affaires. Te rre
vibrante de cent radiations
nouvelles. Ce grand orga-
nisme ne vit rien en défini-
tive que pour et par une
âme nouvelle ».
L’économie devient, à la fois,
la mesure de la force des
nations et celle de la réus-
site individuelle.On ne
classe plus les nations en
fonction de leur territoire,
de leur population, de la
puissance de leurs armes,
ou du prestige de leurs
artistes et de leurs philoso-
phes. On les classe en fonc-
tion de leur production et
de leur croissance écono-
mique par tête.Les Nations
Unies publient un classement un peu
plus élaboré dans lequel on intègre éga-
lement des données sur l’éducation et la
santé, à côté des données spécifique-
ment économiques. On l’appelle le clas-
sement en termes de «développement
humain ».Or il apparaît dans ce classe-
ment que toutes les premières places
sont occupées par des nations de tradi-
tion chrétienne (à l’exception du Japon)
alors que les nations de tradition isla-
mique se retrouvent autour de la cen-
tième place.
En quoi le christianisme est-il devenu un
facteur de développement économique
et pourquoi l’islam ne l’a-t-il pas été ? La
question vaut aussi pour la Chine qui
avait inventé nombre d’innovations
technologiques avant l’Europe et qui
s’ouvre seulement aujourd’hui au déve-
loppement économique, avec deux
cents ans de retard sur nous. Les histo-
riens suggèrent des explications à ces
divergences dans les destins des peu-
ples. On peut résumer la plupart des
tentatives d’explication en deux thèmes
principaux:en Chine,trop d’adminis-
tration ;en terre musulmane,trop de
rites religieux. Ainsi l’historien David S.
Landès énumère dans son livre devenu
un classique Richesses et pauvretédes
nations plusieurs raisons pour lesquelles
l’Occident chrétien a précédé les autres
sociétés dans l’essor du développement
économique.D’abord le
respect judéo-chrétien pour
le travail. Ensuite la soumis-
sion de la nature à la volonté
des hommes (contre
laquelle s’élève aujourd’hui
la contestation écologique
qui renoue,d’une certaine
façon, avec les traditions ani-
mistes pour lesquelles il y a
quelque chose de sacré dans
les arbres, les rivières et la
nature en général).Enfin, la
substitution du temps
linéaire, orienté vers un but,
à un temps cycliqueternel
recommencement, vision du
temps qui nourrit notre
aspiration au progrès.
On pourrait ajouter que
les distinctions chrétiennes
entre le spirituel et le temporel, et entre
la lettre et l’esprit, ouvrent un espace
dans lequel l’homme se sent appelé à
laisser libre cours à son esprit d’innova-
tion. Ce qui n’a pas empêché l’Eglise de
mettre du temps à comprendre la légiti-
mité du prêt à intérêt, lorsqu’il ne s’agit
plus de dépanner un voisin dans la diffi-
culté en lui prêtant de l’argent sans
rémunération, mais de mettre son épar-
gne à la disposition d’un entrepreneur
qui la fera fructifier,ce qui justifie qu’on
la rémunère.
Ainsi se sont constitués, progressive-
ment, en Occident, les concepts d’entre-
prise et de marché qui donneront
naissance à ce que nous appelons le capi-
talisme.Celui-ci achève de conquérir le
monde à la fin du XXesiècle,quand s’ef-
fondre l’empire soviétique et quand la
Chine communiste se convertit au
«socialisme de marché ».Cela n’empê-
che pas l’Eglise catholique de mettre en
garde ses fidèles contre la matérialisme
véhiculé par ce capitalisme triomphant,
de soutenir le mouvement syndical et
d’encourager les chrétiens à défendre le
principe de l’existence d’une Sécurité
Sociale.Mais elle reconnaît que le «déve-
loppement est désormais le nouveau
nom de la paix »selon l’expression du
pape Paul VI. Ce qui fait de l’aide au Tiers
monde,dans la deuxième moitié du
XXesiècle l’équivalent de l’émancipation
de la classe ouvrière au début du même
siècle.
Le Dieu des chrétiens s’est accommodé
de l’économie moderne,dont il a été
d’une certaine manière une composante.
Il a favorisé son développement. Non
sans réserves et mises en garde. Le voilà
maintenant installé dans une posture de
vigilance critique,laquelle correspond
assez bien à la nature des institutions qui
le représentent sur la Te rre et à l’attente
de l’humanité elle-même qui ne demande
plus à Dieu ce qu’elle doit faire,mais si ce
qu’elle fait ne contrarie pas ce qu’il
attend d’elle pour parfaire une création à
laquelle il a voulu l’associer.Ce dialogue
entre l’homme,la création et Dieu est
sans cesse en voie de renouvellement.
L’INCONNUE DE L’ISLAM
L’islam donne l’impression de cher-
cher quelle attitude prendre face au
développement économique. Pourtant il
a joué lui aussi un grand rôle dans son
émergence.Il a pris une part détermi-
nante dans l’élaboration et la diffusion de
la pensée scientifique au tournant du
premier et du deuxième millénaire. Mais
pas plus que la Chine,qui fut en son
temps à l’avant-garde des innovations
techniques, il n’a été l’architecte des
révolutions industrielles. Il en dénonce
naturellement les aspects matérialistes.
S’y ajoute, aujourd’hui, un sentiment plus
ou moins voilé d’humiliation. Il avait
conquis le monde, au moins une partie
du monde,avec ses vertus guerrières.
Il l’avait organisé avec ses qualités
d’administration. Et le voilà battu en
106 Sociétal N°57A3etrimestre 2007
LIVRES ET IDÉES
CONJONCTURES
REPÈRES ET TENDANCES DOSSIER
ÉCONOMIE ET RELIGION
Les distinctions
chrétiennes
entre le spirituel
et le temporel,
et entre la
lettre et l’esprit,
ouvrent un
espace dans
lequel l’homme
se sent appelé à
laisser libre
cours à son
esprit
d’innovation.
brèche par un impérialisme concurrent
qui s’est exprimé d’abord par des
conquêtes coloniales, puis aujourd’hui,
sous forme d’un impérialisme écono-
mique.Il ne se reconnaît pas dans un
type de société qui encourage l’initiative
individuelle,les nouvelles percées scienti-
fiques qui bousculent la
nature (y compris celle
de l’homme lui-même),
les compétitions tech-
nologiques et commer-
ciales.
L’islam rejette comme
une forme de néocolo-
nialisme les conquêtes
commerciales. Il se
ferait volontiers le
héraut de «rétro-croi-
sades »contre ces
nouveaux infidèles qui
se désintéressent de
Dieu et n’hésitent pas
à exploiter des popula-
tions, non plus pour
agrandir leur territoire
mais pour grossir leurs
profits.Ainsi la religion,
après avoir été instru-
mentalisée pour conquérir des espaces
et des populations, le serait pour endi-
guer la conquête des marchés. En pro-
fessant que la loi c’est la foi, c’est-à-dire
en ne distinguant pas le religieux et le
politique,l’islam ne se facilite pas la tâche
pour imaginer des sociétés où Dieu
n’est pas compromis par toutes les
expériences de l’homme.Cela ne veut
pas dire que les musulmans sont inca-
pables d’imaginer des formes de déve-
loppement économique compatibles
avec leur culture. L’exemple de la Chine,
après celui du Japon, démontre que
l’économie de marché peut tout à fait
s’adapter à des cultures différentes de la
culture occidentale.Mais cela demande
du temps et nécessite des tâtonne-
ments, tant dans la culture concernée
que dans le capitalisme lui-même,dont
l’une des caractéristiques est de consen-
tir à beaucoup d’adaptations.
VIOLENCE ET CAPITALISME
L’espèce humaine est probablement
la plus violente de toutes les espè-
ces vivantes car elle multiplie les forces
que la nature lui a données par les
savoirs que sa culture met à sa dispo-
sition. C’est ainsi qu’elle a été capable
de sacrifier 50 millions d’êtres humains
en une seule guerre au XXesiècle.En
substituant l’économie à la politique
comme forme domi-
nante de la vie collec-
tive,l’humanité tente
peut-être de canaliser
cette violence à moind-
res coûts humains. Elle
dévie vers les objets
une partie des forces
qu’elle consacrait jus-
qu’alors à soumettre
des territoires, des
corps,voire même des
âmes.Considérée sous
cet angle,la domination
de l’économie sur la
politique (qui était déjà
une forme de canalisa-
tion de la violence)
peut apparaître comme
un progrès.
Pour autant l’écono-
mie n’est nullement
exempte de violence.Elle aussi véhicule
les ambiguïtés de la nature humaine.
Deux génies bien différents ont pu
affirmer au début du XXesiècle que
nous étions entrés dans une nouvelle
phase de notre histoire. Sigmund Freud
d’abord,qui écrit l’ancien monde est
régi par l’autorité, le nouveau par le dol-
lar ».Charles Péguy ensuite qui pro-
clame de son côté Pour la première
fois dans l’histoire du monde,l’argent est
maître sans limitation ni mesure ».A
cette occasion les hommes ont décou-
vert qu’ils n’étaient pas sur terre unique-
ment pour faire leur salut, mais tout
autant,et peut-être d’abord, pour
essayer de faire leur bonheur.Hier ils
ressentaient le besoin de Dieu ;aujour-
d’hui ils ressentent d’abord le besoin
d’argent.
Or cet âge de l’argent ne comporte
aucun système d’autorégulation.C’est
Alan Greenspan, le célèbre dirigeant de
la Réserve fédérale des Etats-Unis, qui
déclarait au tournant du siècle Nous
savons aujourd’hui que nous disposons
avec le capitalisme du meilleur système
pour multiplier les richesses matérielles
mais nous ne savons pas si les moyens
que nous utilisons pour cela ne sont pas
de nature à faire exploser la société ».
En effet, la stimulation permanente du
désir,lerecours à la compétition, l’appé-
tit de réussite matérielle constituent à
la fois le moteur du système et son
explosif. Pour le sauvegarder,il faut, en
même temps, le diffuser (c’est la mon-
dialisation) et le réguler.Or la mondia-
lisation nous impose de modifier le type
de développement que nous avons
réalisé à l’échelle de l’Occident sans
nous soucier d’économiser la nature.
A l’échelle du monde,c’est impossible.
Il nous faut inventer un système de
développement compatible avec les res-
sources naturelles et avec l’environne-
ment. L’écologie n’est plus une option
politique.Elle s’impose à toute politique.
N’attendons rien de la gentillesse du
capitalisme. Il n’est pas gentil.Ni
méchant d’ailleurs. Il est.Attendons tout
de notre volonté sociale,politique,spiri-
tuelle à le réformer sans cessele
canaliserle plonger dans un contexte
qui le juge,lui donne éventuellement
mauvaise conscience.Et cela sans alté-
rer sa vitalité qui participe à celle de
l’homme,voulu par Dieu qui en a fait le
cocréateur de l’univers. Peut-être qu’en
un sens, c’est en le contestant que Dieu
sauve le capitalisme. A
107
Sociétal N°57A3etrimestre 2007
DIEU ET L’ARGENT
C’est Alan Greenspan,
le célèbre dirigeant
de la Réserve fédérale
des Etats-Unis, qui déclarait
au tournant du siècle :
«Nous savons aujourd’hui
que nous disposons avec le
capitalisme du meilleur
système pour multiplier
les richesses matérielles
mais nous ne savons pas
si les moyens que nous
utilisons pour cela ne sont
pas de nature à faire
exploser la société ».
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