UN NOUVEL ÂGE
L’humanité change d’âge comme le
décrit superbement le père Te ilhard
de Chardin dans son œuvre majeure
intitulée Le phénomène humain :«Si évo-
luée fût-elle,notre civilisation, il y a deux
cents ans seulement,était fondamen-
talement modelée sur le sol… Or,petit
à petit, en ces derniers temps, par suite
de la dynamisation de l’argent, (c’est
nous qui soulignons), la propriété s’est
évaporée en choses fluides et imperson-
nelles, si mouvantes que la fortune des
nations elles-mêmes n’a déjà plus rien de
commun avec leurs frontières… Te rre
fumante d’usines. Te rre tré-
pidante d’affaires. Te rre
vibrante de cent radiations
nouvelles. Ce grand orga-
nisme ne vit rien en défini-
tive que pour et par une
âme nouvelle ».
L’économie devient, à la fois,
la mesure de la force des
nations et celle de la réus-
site individuelle.On ne
classe plus les nations en
fonction de leur territoire,
de leur population, de la
puissance de leurs armes,
ou du prestige de leurs
artistes et de leurs philoso-
phes. On les classe en fonc-
tion de leur production et
de leur croissance écono-
mique par tête.Les Nations
Unies publient un classement un peu
plus élaboré dans lequel on intègre éga-
lement des données sur l’éducation et la
santé, à côté des données spécifique-
ment économiques. On l’appelle le clas-
sement en termes de «développement
humain ».Or il apparaît dans ce classe-
ment que toutes les premières places
sont occupées par des nations de tradi-
tion chrétienne (à l’exception du Japon)
alors que les nations de tradition isla-
mique se retrouvent autour de la cen-
tième place.
En quoi le christianisme est-il devenu un
facteur de développement économique
et pourquoi l’islam ne l’a-t-il pas été ? La
question vaut aussi pour la Chine qui
avait inventé nombre d’innovations
technologiques avant l’Europe et qui
s’ouvre seulement aujourd’hui au déve-
loppement économique, avec deux
cents ans de retard sur nous. Les histo-
riens suggèrent des explications à ces
divergences dans les destins des peu-
ples. On peut résumer la plupart des
tentatives d’explication en deux thèmes
principaux:en Chine,trop d’adminis-
tration ;en terre musulmane,trop de
rites religieux. Ainsi l’historien David S.
Landès énumère dans son livre devenu
un classique Richesses et pauvretédes
nations plusieurs raisons pour lesquelles
l’Occident chrétien a précédé les autres
sociétés dans l’essor du développement
économique.D’abord le
respect judéo-chrétien pour
le travail. Ensuite la soumis-
sion de la nature à la volonté
des hommes (contre
laquelle s’élève aujourd’hui
la contestation écologique
qui renoue,d’une certaine
façon, avec les traditions ani-
mistes pour lesquelles il y a
quelque chose de sacré dans
les arbres, les rivières et la
nature en général).Enfin, la
substitution du temps
linéaire, orienté vers un but,
à un temps cyclique,éternel
recommencement, vision du
temps qui nourrit notre
aspiration au progrès.
On pourrait ajouter que
les distinctions chrétiennes
entre le spirituel et le temporel, et entre
la lettre et l’esprit, ouvrent un espace
dans lequel l’homme se sent appelé à
laisser libre cours à son esprit d’innova-
tion. Ce qui n’a pas empêché l’Eglise de
mettre du temps à comprendre la légiti-
mité du prêt à intérêt, lorsqu’il ne s’agit
plus de dépanner un voisin dans la diffi-
culté en lui prêtant de l’argent sans
rémunération, mais de mettre son épar-
gne à la disposition d’un entrepreneur
qui la fera fructifier,ce qui justifie qu’on
la rémunère.
Ainsi se sont constitués, progressive-
ment, en Occident, les concepts d’entre-
prise et de marché qui donneront
naissance à ce que nous appelons le capi-
talisme.Celui-ci achève de conquérir le
monde à la fin du XXesiècle,quand s’ef-
fondre l’empire soviétique et quand la
Chine communiste se convertit au
«socialisme de marché ».Cela n’empê-
che pas l’Eglise catholique de mettre en
garde ses fidèles contre la matérialisme
véhiculé par ce capitalisme triomphant,
de soutenir le mouvement syndical et
d’encourager les chrétiens à défendre le
principe de l’existence d’une Sécurité
Sociale.Mais elle reconnaît que le «déve-
loppement est désormais le nouveau
nom de la paix »selon l’expression du
pape Paul VI. Ce qui fait de l’aide au Tiers
monde,dans la deuxième moitié du
XXesiècle l’équivalent de l’émancipation
de la classe ouvrière au début du même
siècle.
Le Dieu des chrétiens s’est accommodé
de l’économie moderne,dont il a été
d’une certaine manière une composante.
Il a favorisé son développement. Non
sans réserves et mises en garde. Le voilà
maintenant installé dans une posture de
vigilance critique,laquelle correspond
assez bien à la nature des institutions qui
le représentent sur la Te rre et à l’attente
de l’humanité elle-même qui ne demande
plus à Dieu ce qu’elle doit faire,mais si ce
qu’elle fait ne contrarie pas ce qu’il
attend d’elle pour parfaire une création à
laquelle il a voulu l’associer.Ce dialogue
entre l’homme,la création et Dieu est
sans cesse en voie de renouvellement.
L’INCONNUE DE L’ISLAM
L’islam donne l’impression de cher-
cher quelle attitude prendre face au
développement économique. Pourtant il
a joué lui aussi un grand rôle dans son
émergence.Il a pris une part détermi-
nante dans l’élaboration et la diffusion de
la pensée scientifique au tournant du
premier et du deuxième millénaire. Mais
pas plus que la Chine,qui fut en son
temps à l’avant-garde des innovations
techniques, il n’a été l’architecte des
révolutions industrielles. Il en dénonce
naturellement les aspects matérialistes.
S’y ajoute, aujourd’hui, un sentiment plus
ou moins voilé d’humiliation. Il avait
conquis le monde, au moins une partie
du monde,avec ses vertus guerrières.
Il l’avait organisé avec ses qualités
d’administration. Et le voilà battu en
106 Sociétal N°57A3etrimestre 2007
LIVRES ET IDÉES
CONJONCTURES
REPÈRES ET TENDANCES DOSSIER
ÉCONOMIE ET RELIGION
Les distinctions
chrétiennes
entre le spirituel
et le temporel,
et entre la
lettre et l’esprit,
ouvrent un
espace dans
lequel l’homme
se sent appelé à
laisser libre
cours à son
esprit
d’innovation.