REPÈRES ET TENDANCES CONJONCTURES DOSSIER LIVRES ET IDÉES ÉCONOMIE ET RELIGION JEAN BOISSONNAT * Dieu et l’argent Les sociétés rurales qui existaient à l’époque où ont été prêchés les grands monothéismes avaient un rapport naturellement défiant à l’argent, symbole du commerce toujours soupçonné de vivre en parasite de l’activité agricole. La révolution industrielle a bouleversé tout cela et on est en droit de s’interroger sur la modernisation du message religieux concernant l’argent, et la dynamique du capitalisme. D ieu se méfie de l’argent, comme il se méfie de toutes les idoles. Or l’argent est l’une des trois grandes passions de l’humanité, avec le sexe et le pouvoir. Et toutes les passions ont une vocation naturelle à se transformer en idole, c’est-à-dire à faire de l’ombre à Dieu. Comment s’étonner dans ces conditions que toutes les grandes religions aient eu des problèmes avec l’économie dont l’argent est la matière première naturelle ? Déjà Moïse, à peine descendu du Sinaï où il a reçu les tables de la Loi, trouve son peuple agenouillé devant le Veau d’Or, ce qui le met en fureur. Beaucoup plus tard, Karl Marx se permettra même d’écrire que « le vrai dieu des juifs, c’est l’argent ». Jésus de Nazareth lui-même, qui prêche la tolérance, la bienveillance, le pardon des offenses, s’emporte pourtant contre les marchands du Temple qui transforment la maison de Dieu en repaires de voleurs. Mohammed, honnête caravanier de son état, et même quelque peu entrepreneur, reçoit vers la quarantaine, les messages de l’archange Gabriel qui lui prescrit de prêcher à tout homme et en tout lieu, la reconnaissance du Dieu * Economiste, auteur de Dieu et l’Europe (2005) et Notre foi dans ce siècle (2002) avec Michel Albert et Michel Camdessus. unique. Il s’inscrit de la sorte dans la postérité du judaïsme et du christianisme. La vie spirituelle doit s’imposer à la vie matérielle même si la pauvreté, vocation pour quelques-uns, n’a pas à être imposée à tous. Depuis ces temps anciens, l’argent a changé de fonction et l’économie, de nature. D’abord monnaie de compte pour pouvoir comparer les valeurs d’objets différents, l’argent est devenu, peu à peu, un moyen de paiement et un instrument d’épargne.A ce titre il a constitué, depuis le milieu du deuxième millénaire, un formidable levier de développement par l’intermédiaire du crédit et de sa contrepartie, l’endettement. L’argent n’est plus seulement un lien entre des personnes et des objets différents, c’est un intermédiaire entre le présent et l’avenir. Mis au service des technologies nouvelles et des échanges entre des marchés élargis, il contribue à substituer à la traditionnelle économie de subsistance une nouvelle économie du développement qui bouleverse le visage de l’humanité depuis à peine plus de deux cents ans. Brusquement l’homme a trouvé le moyen de produire plus avec autant et de produire autant avec moins ; il a découvert la productivité, clé de la croissance.Ainsi, l’augmentation de la production par tête passe en peu de temps d’epsilon à quelque 2 % l’an, ce qui révolutionne la terre entière. Sociétal N° 57 A 3e trimestre 2007 105 REPÈRES ET TENDANCES CONJONCTURES DOSSIER LIVRES ET IDÉES ÉCONOMIE ET RELIGION UN NOUVEL ÂGE technologiques avant l’Europe et qui s’ouvre seulement aujourd’hui au dévehumanité change d’âge comme le loppement économique, avec deux décrit superbement le père Teilhard cents ans de retard sur nous. Les histode Chardin dans son œuvre majeure riens suggèrent des explications à ces intitulée Le phénomène humain : « Si évodivergences dans les destins des peuluée fût-elle, notre civilisation, il y a deux ples. On peut résumer la plupart des cents ans seulement, était fondamententatives d’explication en deux thèmes talement modelée sur le sol… Or, petit principaux : en Chine, trop d’adminisà petit, en ces derniers temps, par suite tration ; en terre musulmane, trop de de la dynamisation de l’argent, (c’est rites religieux. Ainsi l’historien David S. nous qui soulignons), la propriété s’est Landès énumère dans son livre devenu évaporée en choses fluides et impersonun classique Richesses et pauvreté des nelles, si mouvantes que la fortune des nations plusieurs raisons pour lesquelles nations elles-mêmes n’a déjà plus rien de l’Occident chrétien a précédé les autres commun avec leurs frontières… Terre sociétés dans l’essor du développement fumante d’usines. Terre trééconomique. D’abord le pidante d’affaires. Terre respect judéo-chrétien pour vibrante de cent radiations le travail. Ensuite la soumisLes distinctions nouvelles. Ce grand orgasion de la nature à la volonté chrétiennes nisme ne vit rien en définides hommes (contre entre le spirituel tive que pour et par une laquelle s’élève aujourd’hui âme nouvelle ». la contestation écologique et le temporel, qui renoue, d’une certaine et entre la L’économie devient, à la fois, façon, avec les traditions anilettre et l’esprit, la mesure de la force des mistes pour lesquelles il y a nations et celle de la réusquelque chose de sacré dans ouvrent un site individuelle. On ne les arbres, les rivières et la espace dans classe plus les nations en nature en général). Enfin, la lequel l’homme fonction de leur territoire, substitution du temps de leur population, de la linéaire, orienté vers un but, se sent appelé à puissance de leurs armes, à un temps cyclique, éternel laisser libre ou du prestige de leurs recommencement, vision du cours à son artistes et de leurs philosotemps qui nourrit notre phes. On les classe en foncaspiration au progrès. esprit tion de leur production et d’innovation. de leur croissance éconoOn pourrait ajouter que mique par tête. Les Nations les distinctions chrétiennes Unies publient un classement un peu entre le spirituel et le temporel, et entre plus élaboré dans lequel on intègre égala lettre et l’esprit, ouvrent un espace lement des données sur l’éducation et la dans lequel l’homme se sent appelé à santé, à côté des données spécifiquelaisser libre cours à son esprit d’innovament économiques. On l’appelle le clastion. Ce qui n’a pas empêché l’Eglise de sement en termes de « développement mettre du temps à comprendre la légitihumain ». Or il apparaît dans ce classemité du prêt à intérêt, lorsqu’il ne s’agit ment que toutes les premières places plus de dépanner un voisin dans la diffisont occupées par des nations de tradiculté en lui prêtant de l’argent sans tion chrétienne (à l’exception du Japon) rémunération, mais de mettre son éparalors que les nations de tradition islagne à la disposition d’un entrepreneur mique se retrouvent autour de la cenqui la fera fructifier, ce qui justifie qu’on tième place. la rémunère. L’ En quoi le christianisme est-il devenu un facteur de développement économique et pourquoi l’islam ne l’a-t-il pas été ? La question vaut aussi pour la Chine qui avait inventé nombre d’innovations 106 Sociétal N° 57 A 3e trimestre 2007 Ainsi se sont constitués, progressivement, en Occident, les concepts d’entreprise et de marché qui donneront naissance à ce que nous appelons le capitalisme. Celui-ci achève de conquérir le monde à la fin du XXe siècle, quand s’effondre l’empire soviétique et quand la Chine communiste se convertit au « socialisme de marché ». Cela n’empêche pas l’Eglise catholique de mettre en garde ses fidèles contre la matérialisme véhiculé par ce capitalisme triomphant, de soutenir le mouvement syndical et d’encourager les chrétiens à défendre le principe de l’existence d’une Sécurité Sociale. Mais elle reconnaît que le « développement est désormais le nouveau nom de la paix » selon l’expression du pape Paul VI. Ce qui fait de l’aide au Tiers monde, dans la deuxième moitié du XXe siècle l’équivalent de l’émancipation de la classe ouvrière au début du même siècle. Le Dieu des chrétiens s’est accommodé de l’économie moderne, dont il a été d’une certaine manière une composante. Il a favorisé son développement. Non sans réserves et mises en garde. Le voilà maintenant installé dans une posture de vigilance critique, laquelle correspond assez bien à la nature des institutions qui le représentent sur la Terre et à l’attente de l’humanité elle-même qui ne demande plus à Dieu ce qu’elle doit faire, mais si ce qu’elle fait ne contrarie pas ce qu’il attend d’elle pour parfaire une création à laquelle il a voulu l’associer. Ce dialogue entre l’homme, la création et Dieu est sans cesse en voie de renouvellement. L’INCONNUE DE L’ISLAM L’ islam donne l’impression de chercher quelle attitude prendre face au développement économique. Pourtant il a joué lui aussi un grand rôle dans son émergence. Il a pris une part déterminante dans l’élaboration et la diffusion de la pensée scientifique au tournant du premier et du deuxième millénaire. Mais pas plus que la Chine, qui fut en son temps à l’avant-garde des innovations techniques, il n’a été l’architecte des révolutions industrielles. Il en dénonce naturellement les aspects matérialistes. S’y ajoute, aujourd’hui, un sentiment plus ou moins voilé d’humiliation. Il avait conquis le monde, au moins une partie du monde, avec ses vertus guerrières. Il l’avait organisé avec ses qualités d’administration. Et le voilà battu en DIEU ET L’ARGENT brèche par un impérialisme concurrent ces vivantes car elle multiplie les forces qui s’est exprimé d’abord par des que la nature lui a données par les conquêtes coloniales, puis aujourd’hui, savoirs que sa culture met à sa disposous forme d’un impérialisme éconosition. C’est ainsi qu’elle a été capable mique. Il ne se reconnaît pas dans un de sacrifier 50 millions d’êtres humains type de société qui encourage l’initiative en une seule guerre au XXe siècle. En individuelle, les nouvelles percées scientisubstituant l’économie à la politique fiques qui bousculent la comme forme dominature (y compris celle nante de la vie collecC’est Alan Greenspan, de l’homme lui-même), tive, l’humanité tente le célèbre dirigeant les compétitions techpeut-être de canaliser nologiques et commercette violence à moindde la Réserve fédérale ciales. res coûts humains. Elle des Etats-Unis, qui déclarait dévie vers les objets au tournant du siècle : L’islam rejette comme une partie des forces une forme de néocoloqu’elle consacrait jus« Nous savons aujourd’hui nialisme les conquêtes qu’alors à soumettre que nous disposons avec le commerciales. Il se des territoires, des capitalisme du meilleur ferait volontiers le corps, voire même des héraut de « rétro-croiâmes. Considérée sous système pour multiplier sades » contre ces cet angle, la domination les richesses matérielles nouveaux infidèles qui de l’économie sur la mais nous ne savons pas se désintéressent de politique (qui était déjà Dieu et n’hésitent pas une forme de canalisasi les moyens que nous à exploiter des population de la violence) utilisons pour cela ne sont tions, non plus pour peut apparaître comme pas de nature à faire agrandir leur territoire un progrès. mais pour grossir leurs exploser la société ». profits.Ainsi la religion, Pour autant l’éconoaprès avoir été instrumie n’est nullement mentalisée pour conquérir des espaces exempte de violence. Elle aussi véhicule et des populations, le serait pour endiles ambiguïtés de la nature humaine. guer la conquête des marchés. En proDeux génies bien différents ont pu fessant que la loi c’est la foi, c’est-à-dire affirmer au début du XXe siècle que en ne distinguant pas le religieux et le nous étions entrés dans une nouvelle politique, l’islam ne se facilite pas la tâche phase de notre histoire. Sigmund Freud pour imaginer des sociétés où Dieu d’abord, qui écrit : « l’ancien monde est n’est pas compromis par toutes les régi par l’autorité, le nouveau par le dolexpériences de l’homme. Cela ne veut lar ». Charles Péguy ensuite qui propas dire que les musulmans sont incaclame de son côté : « Pour la première pables d’imaginer des formes de dévefois dans l’histoire du monde, l’argent est loppement économique compatibles maître sans limitation ni mesure ». A avec leur culture. L’exemple de la Chine, cette occasion les hommes ont découaprès celui du Japon, démontre que vert qu’ils n’étaient pas sur terre uniquel’économie de marché peut tout à fait ment pour faire leur salut, mais tout s’adapter à des cultures différentes de la autant, et peut-être d’abord, pour culture occidentale. Mais cela demande essayer de faire leur bonheur. Hier ils du temps et nécessite des tâtonneressentaient le besoin de Dieu ; aujourments, tant dans la culture concernée d’hui ils ressentent d’abord le besoin que dans le capitalisme lui-même, dont d’argent. l’une des caractéristiques est de consentir à beaucoup d’adaptations. Or cet âge de l’argent ne comporte aucun système d’autorégulation. C’est Alan Greenspan, le célèbre dirigeant de VIOLENCE ET CAPITALISME la Réserve fédérale des Etats-Unis, qui espèce humaine est probablement déclarait au tournant du siècle : « Nous la plus violente de toutes les espèsavons aujourd’hui que nous disposons avec le capitalisme du meilleur système pour multiplier les richesses matérielles mais nous ne savons pas si les moyens que nous utilisons pour cela ne sont pas de nature à faire exploser la société ». En effet, la stimulation permanente du désir, le recours à la compétition, l’appétit de réussite matérielle constituent à la fois le moteur du système et son explosif. Pour le sauvegarder, il faut, en même temps, le diffuser (c’est la mondialisation) et le réguler. Or la mondialisation nous impose de modifier le type de développement que nous avons réalisé à l’échelle de l’Occident sans nous soucier d’économiser la nature. A l’échelle du monde, c’est impossible. Il nous faut inventer un système de développement compatible avec les ressources naturelles et avec l’environnement. L’écologie n’est plus une option politique. Elle s’impose à toute politique. N’attendons rien de la gentillesse du capitalisme. Il n’est pas gentil. Ni méchant d’ailleurs. Il est.Attendons tout de notre volonté sociale, politique, spirituelle à le réformer sans cesse, à le canaliser, à le plonger dans un contexte qui le juge, lui donne éventuellement mauvaise conscience. Et cela sans altérer sa vitalité qui participe à celle de l’homme, voulu par Dieu qui en a fait le cocréateur de l’univers. Peut-être qu’en un sens, c’est en le contestant que Dieu sauve le capitalisme. A L’ Sociétal N° 57 A 3e trimestre 2007 107