Aucune peur de la Tour d'Ivoire ? Introduction au « marxisme » de l'École de Francfort Daniel Pucciarelli1 Resumo: O presente artigo corresponde a uma versão levemente modificada de uma comunicação apresentada no Colóquio Marx da Universidade de Toulouse (Jean Jaurès), em julho de 2011. Trata-se de apresentar as linhas fundamentais que situam a assim chamada “Escola de Frankfurt” no interior do marxismo. Toma-se, com isso, ambas expressões – “Escola de Frankfurt” e “marxismo” – com a equivocidade que comportam, sabendo que a ideia de unidade que transmitem é, em larga medida, ilusória. Pretende-se com isso, justamente, contemplar as críticas algo genéricas formuladas aos autores da dita escola desde uma posição que se pretenda mais próxima ao pensamento de Marx. O artigo não apresenta uma “defesa” da Teoria Crítica da Sociedade, mas busca apenas plausibilizar suas posições teóricas fundamentais no quadro do capitalismo contemporâneo. Para tal, aborda-se os temas fundamentais que foram – e são – objeto de controvérsia no interior, sobretudo, do marxismo ocidental (crises sistêmicas do capital, capitalismo monopolista ou capitalismo de Estado, teoria da luta de classes, relação entre teoria e praxis), e mobiliza-se autores sobretudo da “primeira geração” da Escola de Frankfurt. A todo o artigo subjaz a ideia de que as diferentes posições tanto da “Escola de Frankfurt” quanto do “marxismo” devem ser compreendidas como modelos teóricos que entretêm necessariamente uma relação estrutural com o tempo presente. Palavras-chave: Escola de Frakfurt; Teoria Crítica da Sociedade; Capitalismo de Estado; Teoria da Luta de Classes; Repolitização do quadro institucional da sociedade. Résumé : Cet article correspond à une version légèrement modifiée d'une communication présentée dans le cadre du Colloque Marx de l'Université de Toulouse Jean Jaurès pendant l'été de 2011. Il s'agit de présenter les lignes fondamentaux qui situent ladite « École de Francfort » à l'intérieur du 1 Doctorand en philosophie à l'Université de Munich sous la direction du Prof. Dr. Günter Zöller et le financement de la CAPES/DAAD. E-Mail: [email protected] 1 marxisme. Pour ce faire, on prend les deux expressions – « École de Francfort » et « marxisme » – avec leur équivocité constitutive concernant l'idée d'unité – largement illusoire – qu'elles transmettent. Notre intention c'est ainsi celle de contempler justement les critiques un peu génériques aux auteurs francfortiens formulées dès une position prétendument plus proche à la pensée de Marx. L'article ne présente pas une « défense » de la Théorie Critique de la Société contre ces critiques ; son but ne consiste qu'à rendre plausibles ses positions théoriques fondamentales dans le cadre du capitalisme contemporain. Nous abordons alors les thèmes fondamentaux qui étaient – et sont encore – objet de controverses surtout à l'intérieur du « marxisme occidental » (à savoir: crises systémiques du capital, capitalisme monopoliste ou capitalisme d'État, théorie de la lutte de classes, relation entre théorie et praxis) et mobilisons essentiellement des auteurs de la « première génération » de l'École. Tout l'article suivi l'idée selon laquelle les différentes positions et de « l'École de Francfort » et du « marxisme » doivent être comprises en tant que modèles théoriques qui entretiennent nécessairement une relation structurelle avec le temps présent. Mots-clefs : École de Francfort; Théorie Critique de la Société; Capitalisme d'État; Théorie de la lutte de classes; Repolitisation du cadre institutionnel de la société. Introduction Un article consacré généralement à la thématique relative au « marxisme de l'École de Francfort » doit causer une certaine étrangeté. D'un côté, parce que ce n'est pas évident que les auteurs normalement réunis sous ce concept forment véritablement une « école » au sens fort, avec des prémisses et des positions théoriques partagées de façon incontestée ou au moins consensuelle2 ; de l'autre, parce que thématiser, de manière générale, la philosophie et la théorie sociale de ces auteurs semble contrarier justement des nombreux éléments de la théorie originaire de Marx, de sorte qu'il serait 2 Helmut Dubiel, Kritische Theorie der Gesellschaft. Eine einführende Rekonstruktion von den Anfängen im Horkheimer-Kreis bis Habermas, Juventa, Weinheimm und München, 2001, p.11-16. 2 impossible de parler d'un « marxisme ». En effet, nous connaissons bien les préjugés qui basent une telle sensation. Selon ces préjugés, les auteurs de cette « école » sont considérés comme « réformistes » de la théorie marxienne, qui l'avaient modifiée à la mesure de la rendre irreconnaissable en ses présupposés ; d'autre part, la « posture philosophique », les « opinions esthétiques » et l'apparente « résignation » de ces auteurs, normalement considérées comme « élitistes » ou « fermées dans la Tour d'Ivoire », semblent également contrarier l'esprit révolutionnaire propre au marxisme. Sans vouloir entrer ici dans la discussion, posée de manière assez emphatique par Georg Lukács dans son ouvrage classique Histoire et conscience de classe (1922), sur la possible distinction entre le « marxisme orthodoxe » et le « marxisme hétérodoxe »3, je voudrais signaliser préalablement l'esprit qui oriente cet article : s'il est vrai, comme le croit Gerhard Bolte4, que la théorie de Marx doit être comprise comme le « modèlefondateur » d'une nouvelle manière de concevoir la théorie sociale, manière basée essentiellement sur une dialectique précise entre le « diagnostic du temps » et ses « possibilités d’émancipation »; s'il est vrai donc que la philosophie marxienne entretient et doit nécessairement entretenir une relation intime avec le temps présent, de sorte que le propre concept de « vérité » selon cette théorie possède une dimension radicalement temporelle, donc il est clair que la théorie toute entière doit être comprise comme un « modèle » de la théorie critique, susceptible et même dépendante de modifications structurelles ; il est donc également clair que cette théorie doit être révisée et actualisée de manière permanente afin de maintenir son contenu de vérité et ses propres potentialités d'émancipation. Cela signifie en tout cas que le « marxisme » en général et l’œuvre de Marx en particulier ne peuvent jamais devenir un « classique de la pensée » à être consulté de façon « dogmatique » et « immeuble », ce qui ne signifiait que sa neutralisation en tant que théorie révolutionnaire. Être fidèle à la pensée de Marx, cela veut dire justement la réviser à partir du temps présent et des ses possibilités. En proposant un article sur le « marxisme » de l'École de Francfort, j'aimerais ainsi présenter justement ce que je considère le geste philosophique 3 Georg Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein, Luchterhand, Berlin, 1923, p. 35-54 4 Gerhard Bolte, Von Marx bis Horkheimer. Aspekte kritischer Theorie im 19. und 20. Jahrhundert, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1995. 3 propre à ces auteurs à l'égard de Marx et à l'intérieur du « marxisme occidental ». Certes, et comme je l'ai signalisé plus haut, il n'y a certainement pas de « continuité linéaire » stricte à tracer à travers le presque un siècle d'existence et de développent théorique de l'« École de Francfort » ; par contre, on pourrait dire que le « diagnostic du temps » sous-jacent à des nombreux efforts théoriques des différents auteurs de l'École reste analogue, même qu'il soit traversé par des interprétations diverses. Ce « diagnostic » est largement associé à une théorie du « Capitalisme d'État » (Staatskapitalismus) et de ses conséquences pour la théorie marxienne. Maintenant, je présenterai les éléments principaux de cette théorie du « Capitalisme d'État » concernant surtout sa relation avec la praxis révolutionnaire, aussi bien que la nouvelle constellation théorique acquise par la pensée marxienne à son intérieur. I. Le vingtième siècle a donné lieu à des nombreux événements historiques et sociaux qui semblaient décisifs pour des modifications structurelles de la version libérale du capitalisme, telle qu'elle a été l'objet de la critique de l'économie politique marxienne. Ces événements sont bien connus à la conscience historique contemporaine : il s'agit principalement de l'énorme développent scientifique et technique motivé surtout par les deux grandes guerres mondiales, la crise structurelle de 1929 (et celles qui l'ont suivi) et les mesures économiques adoptés pour sa « stabilisation », l’émergence des états totalitaires et des dictatures militaires avec des idéologies mythiques, nationalistes et racistes de base, l'apparition des moyens de communication de masse et leur utilisation subséquente par la propagande totalitaire, la dégénération de la pensée marxienne à la condition d'une religion d'État, l'apparition des grands monopoles de l'industrie et du commerce, qui ont mis en question la propre théorie classique de l'auto-régulation du marché – bref, il s'agit des événements historiques qui semblaient avoir donné lieu à une nouvelle phase du capitalisme mondial et, ainsi, à une nouvelle forme de vie5. L'« Institut pour la recherche sociale », fondé à Francfort par Felix Weill en 5 Friedrich Pollock, Helmut Dubiel (Hg.), Stadien des Kapitalismus. C.H. Beck Verlag, 1985. 4 19236, avait comme objectif principal celui d'être un centre de recherches d'inspiration marxienne consacré à l'analyse de cette nouvelle phase du capitalisme et à actualisation de la théorie de Marx et de la pensée dialectique à partir justement des événements majeurs du vingtième siècle. Selon les termes de la pensée marxienne alors, ce à quoi le vingtième siècle a assisté de manière continuée correspond, d'un côté, au développement massive des « forces productives » à travers le progrès scientifico-technique de la société ; « forces productives » comprises comme domination de la nature par l'humanité et comme condition nécessaire de l'« émancipation humaine » – ou, selon la terminologie du troisième tome du Capital, condition nécessaire pour l'établissement du « règne de la liberté » : « Le règne de la liberté ne commence en vérité que si le travail déterminé par nécessité et par des finalités externes s'arrête; celui-là se trouve alors selon sa propre nature au-delà de la production matérielle elle-même (…) Avec son développement, le règne de la nécessite naturelle devient plus large, puisque les besoins aussi; mais, au même temps, les forces productives qui les satisfont se développent aussi. Dans ce domaine, la liberté peut signifier seulement que l'homme social, les producteurs associés, puissent régler rationnellement ce métabolisme avec la nature, en le soumettant sous son contrôle commun, au lieu d'être dominés par lui comme par une force aveugle (...) Mais cela reste toujours un règne de la nécessité. Au-delà de lui commence le développement des forces humaines, qui constituent sa propre finalité, le vrai règne de la liberté, qui ne peut s'épanouir qu'en 6 Pour des raisons historiographiques, je mentionne rapidement et de manière schématique les lignes générales du développent théorique de l'Institut : de 1929 à 1947, il a suivi un programme de « matérialisme interdisciplinaire », formulé par son directeur d'alors, Max Horkheimer, qui consistait dans la tentative de créer un modèle critique marqué par le dialogue entre les sciences humaines avec la « médiation » de la philosophie en tant que théorie dialectique : ainsi, les travaux des sociologues, économistes, scientistes politiques, critiques de l'art et de la littérature aussi bien que des psychanalystes qui travaillaient dans le cadre de l'Institut avaient une orientation commune, notamment celle d'élaborer une théorie du « capitalisme d'État » en tant que nouvelle forme de vie contemporaine, et de ses possibilités d'émancipation ; de 1947 à 1971, grâce aux difficultés théoriques et aux apories lancées par l’œuvre « Dialectique de la raison », publié en 1947, l'Institut a suivi un programme de « critique de la raison » ou, selon la formulation célèbre, de « critique de la raison instrumentale », ayant comme directeur Theodor W. Adorno : les motivations fondamentales de l'Institut consistaient alors dans la formulation d'une théorie de la raison dialectique et d'une nouvelle théorie de la subjectivation ; à partir de la mort d'Adorno (1969), l'orientation principale de l'Institut, en retournant au modèle horkheimerien du « matérialisme interdisciplinaire », consistait dans l'élaboration d'une théorie de la modernité et de « ses potentialités de réconciliation avec soi même » à partir d'une théorie de l'action communicationnelle (Habermas). Aujourd'hui, l'Institut est orienté par le développent d'une nouvelle théorie de la reconnaissance et d'une grammaire des conflits moraux (Honneth) au sein d'une théorie de la communication intersubjective. Pour un travail déjà classique sur l'histoire de l'École de Francfort, voir Rolf Wiggershaus, Die Frankfurter Schule : Geschichte, theoretische Entwicklung, politische Bedeutung, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2001. 5 ayant ce règne de la nécessité à sa base »7. Cette idée est très importante pour le « diagnostic du temps » sur lequel se base l'« École de Francfort » toute entière : les conditions matérielles nécessaires pour l'établissement du « règne de la liberté » marxien ont été remplis en large mesure par le développement des « forces productives » de la société à travers le vingtième siècle. Autrement dit, si l'on comprend les objectifs de l'établissement de ce « règne de la liberté » de manière rigoureusement matérielle, telle que Adorno l'avait compris dans l'aphorisme de Minima Moralia intitulé Sur l'eau, à savoir : le but de la société émancipée, c'est « que personne ne doive plus mourir de faim »8, donc on doit également comprendre qu'on dispose aujourd'hui des moyens matériaux suffisants pour la réaliser, c'est-à-dire pour établir, au moins en théorie, le « règne de la liberté » marxien. Par contre, et cela constitue l'élément décisif pour l'École de Francfort, le passage à la praxis révolutionnaire qui pourrait établir ce « règne de la liberté » a échoué. Certes, la théorie marxienne du « passage » à la praxis révolutionnaire est tout à fait complexe et parfois même ambiguë, mais, si l'on suit au moins la version esquissée dans la Contribution à la critique de l'économie politique, de 1859, on peut bien constater un certain « optimisme révolutionnaire » marxien. Bien entendu, cet « optimisme » ne se réfère pas à une affirmation téléologique et mécanique de l'auto-disparition du capitalisme, mais à la croyance à la possibilité objective d'une révolution prochaine qui pourrait établir ce règne de la liberté. Il s'agit de la célèbre théorie de la contradiction fondamentale entre forces productives et rapports de production, 7 « Das Reich der Freiheit beginnt in der Tat erst da wo das Arbeiten, das durch Not und äußere Zweckmäßigkeit bestimmt ist, aufhört; es liegt also der Natur der Sache nach jenseits der Sphäre der eigentlichen materiellen Produktion (...) Mit seiner Entwicklung erweitert sich dies Reich der Naturnotwendigkeit, weil die Bedürfnisse; aber zugleich erweitern sich die Produktivkräfte, die diese befriedigen. Die Freiheit in diesem Gebiet kann nur darin bestehen, dass der vergesellschaftete Mensch, die assoziierten Produzenten, diesen ihren Stoffwechsel mit der Natur rationell regeln, unter ihre gemeinschaftliche Kontrolle bringen, statt von ihm als von einer blinden Macht beherrscht zu werden; ihn mit dem geringsten Kraftaufwand und unter den ihrer menschlichen Natur würdigsten und adäquatesten Bedingungen vollziehen. Aber es bleibt dies immer ein Reich der Notwendigkeit. Jenseits desselben beginnt die menschliche Kraftentwicklung, die sich als Selbstzweck gilt, das wahre Reich der Freiheit, das aber nur auf jenem Reich der Notwendigkeit als seiner Basis aufblühen kann ». Marx/Engels, Marx-Engels Werke, Bd. 25, Berlin 1968, p.828. 8 Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben. Frankfurt (M): Suhrkamp, 1951, p. 177. 6 contradiction comprise dialectiquement comme nécessaire et inévitable au propre développement historique des sociétés humaines, aussi bien comme l'impulse décisif pour la praxis révolutionnaire : « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale (…) Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d'une contradiction individuelle, mais d'une contradiction qui naît des conditions d'existence sociale des individus; cependant, les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s'achève donc la préhistoire de la société humaine »9. Ici réside, à mon avis, le centre de la problématique autour le « marxisme » de l'École de Francfort, aussi bien que l'élément fondamental pour la constitution du geste philosophique propre à ces auteurs. Que le passage au « règne de la liberté » marxien n'ait pas eu lieu, que seulement le développement des « forces productives » n'ait pas suffit pour son établissement, alors que la théorie de la contradiction fondamentale comme principe régulateur de l'histoire humaine et comme l'impulse décisif pour la praxis révolutionnaire s'est montrée comme fausse ou précipitée, et que même les révolutions prolétariennes, qui ont essayé de réaliser le passage à la praxis, avaient fracassés, cela doit constituer désormais le centre de la réflexion philosophique actuelle. On peut ainsi dire que cela caractérise l'entreprise philosophique de l'« École de Francfort » toute entière, principalement et de manière transparente à partir de la fin des années 40, comme on voit dans la formulation frappante des premières phrases de la Dialectique négative d'Adorno, publiée en 1966 : « La philosophie qui parut jadis dépassée, se maintient en vie parce que le moment de sa réalisation fut manqué. Le jugement sommaire selon lequel elle n'aurait fait qu'interpréter le monde et que par résignation devant la réalité, elle se serait aussi atrophiée en elle9 Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 18-19. 7 même, se transforme en défaitisme de la raison après que la transformation du monde eut échoué (…) Peut-être l'interprétation était elle-même insuffisante, qui promettait le passage à la praxis. (...) Après que la philosophie eut manqué à la promesse de ne faire qu'un avec la réalité ou de se trouver sur le point de la produire, elle est contrainte de se critiquer elle-même sains ménagement »10 Ou, selon la formulation de la Vorlesung über Negative Dialektik, les Leçons sur la dialectique négative que Adorno a proféré à Francfort pendant le semestre d'hiver de 1965 : « Je dirais qu'il faut réfléchir sur la question de savoir pourquoi cela [c'est-à-dire le passage à la praxis – d.p] ]n'est pas passé et pourquoi cela ne pouvait pas passer, – cette question théorique forme en large mesure le contenu d'une philosophie actuelle aujourd'hui »11. II. Certes, cette analyse reste encore très abstraite. Maintenant, j'aimerais préciser les éléments fondamentaux de cette problématique, concernant surtout la théorie marxienne classique de la contradiction fondamentale entre forces productives et rapports de production et aussi concernant la théorie classique de la lutte des classes, aussi bien que les modifications essentielles qu'elles ont subit à l'intérieur du cadre théorique développé par l'École. Comme je l'ai signalisé plus haut, le vingtième siècle a clairement démontré que le passage à la praxis, compris à l'intérieur de la contradiction fondamentale entre forces productives et rapports de production, doit être révisé. Ce passage était lié, dans la pensée marxienne, à la théorie développée dans la critique de l'économie politique comprise en tant que critique de la science de la version libérale du capitalisme ; c'est-à-dire, en tant qu'idéologie de l'échange équitable. Ce qu'on observe de manière continuée dans le vingtième siècle correspond plutôt à une constante régulation du système capitalisme tout entier par les mécanismes de domination de l'État. Marx avait sûrement théorisé et prévu l'énorme capacité d'autorégulation du capitalisme et de stabilisation de ses crises systémiques, même dans le cadre d'un possible capitalisme monopoliste ; par contre, ce qu'apparemment contrarie sa théorie, 10 Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2001, p.14. 11 Adorno, Vorlesung über Negative Dialektik, Frankfurt (M), Suhrkamp, 2007, p. 72. 8 c'est que ces mécanismes de régulation soient donnés par des structures de l'État, alors que l'État intervienne directement pour la stabilisation de l'économie et la préservation du système ; que le cadre institutionnel de la société soit donc « repolitisé ». Pour rendre cela plus concret, il suffit qu'on évoque ici brièvement le propre statut négatif du politique dans les écrits du jeune Marx, surtout par exemple dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel et dans La question juive. Cela constitue le noyau de la théorie du « Capitalisme d'État » développé par l'École à partir des années trente ; au lieu d'une contradiction fondamentale, nécessaire et inévitable, il s'agit de comprendre la dynamique propre au capitalisme avancé en termes d'une obscure interpénétration de forces productives et rapports de production. Dans un texte publié en 1968, dans lequel il s'agit d'une révision et d'un résumé des traits principaux de l'« École de Francfort » jusqu'alors, aussi bien que du développement d'un nouveau modèle critique, c'est Jürgen Habermas qui a thématisé ce nouveau cadre social contemporain de la manière la plus limpide : « La régulation permanente du processus économique grâce à l'intervention de l'État est issue d'une réaction de défense contre un certain nombre de dysfonctionnements, dangereux pour le système, qui menaçaient le capitalisme abandonné à lui-même (…) La forme privée de la mise en valeur du capital ne pouvait plus être maintenue qu'en ayant recours aux correctifs étatiques d'une politique économique et sociale visant à stabiliser les différents cycles. Le cadre institutionnel de la société s'est trouvé ainsi être repolitisé. (…) Cela signifie en même temps que le rapport a changé entre le système économique et le système de domination politique ; la politique n'est plus seulement un phénomène de superstructure. Si la société ne se maintient plus en autorégulation de façon « autonome » (et c'était ce qu'il y avait de véritablement nouveau dans le mode de production capitaliste), en tant que sphère préexistant à l'État et le fondant, alors l'État et la société n'entretiennent plus l'un avec l'autre le type de relation que la théorie marxiste avait définie comme celle d'une base et d'une superstructure. Mais alors une théorie critique de la société ne peut plus prendre la seule et unique forme d'une critique de l'économie politique (…) Pour Marx, la Critique de l'économie politique n'était une théorie de la société bourgeoise qu'en tant que critique de l'idéologie. Mais dès que l'idéologie de l'échange équitable s'écroule, on ne peut plus critiquer le système de domination en s'attaquant directement aux rapports de production »12. 12 Jürgen Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Gallimard, 1983, p.3739. 9 Il devient clair ici de quoi il s'agit pour la Théorie Critique à partir de cette nouvelle théorie du capitalisme contemporain : les mécanismes étatiques interviennent si massivement dans la régulation économique du système que cela doit changer le propre statut do politique (compris au sens large) pour l'effort critique tout entier à partir du vingtième siècle. On ne peut plus parler ni d'une autorégulation économique et autonome du capitalisme, ni d'une contradiction fondamentale entre forces productives et rapports de production qui exprimait les propres contradictions sociales et rendait possible une théorie dialectique de la lutte de classes. Autrement dit, les contradictions sociales sont elles-mêmes régulées par des mécanismes « superstructuraux » ou « idéologiques », de sorte que la sphère de domination sociale et politique devienne beaucoup plus large et, au même temps, moins perceptible. Cela caractérise la dénomination d'Adorno et Horkheimer des sociétés contemporaines : il s'agit maintenant de comprendre le capitalisme avancé comme un « monde administré » (verwaltete Welt), où chaque moindre aspect de la vie sociale et politique font partie de la sphère de domination et interviennent, directe ou indirectement, pour la préservation du système. Cela explique également la considérable expansion du champ de recherches de l'Institut au-delà de la critique de l'économie politique. Il s'agit maintenant d'analyser, comprendre et critiquer les divers mécanismes « superstructuraux » qui forment cette sphère plus large de domination et qui, au même temps, fonctionnent comme des moyens de régulation de conflits sociaux et empêchent essentiellement la prise de conscience, la formation politique et la mobilisation critique de l'individu. Les projets 13 de « critique de 13 Je mentionne brièvement quelques projets qui deviennent essentiels pour le champ de recherche de l'Institut et qui forment son atmosphère théorique : d'un côté, il s'agit de développer une théorie de la semi-formation (comprise en tant qu'éducation et formation critique déficitaires de l'individu aujourd'hui), une théorie des mécanismes esthétiques de domination sociale (comprise comme une théorie de l'« industrie culturelle »), une théorie de la « personnalité autoritaire » (qui essaye de comprendre les structures sociales élémentaires qui rendent possible le développement d'une personnalité « proto-faschiste » aujourd'hui), une théorie de la régression actuelle de la pensée critique (développée comme une théorie de la superstition, des « nouvelles » religions new age et de la renaissance de l’occultisme), etc. D'autre côté, il s'agit également de thématiser des nouvelles formes de critique et résistance à un cadre social à chaque fois plus complexe : largement important pour l'Institut est aussi le développement d'une nouvelle théorie pédagogique d'« éducation après Auschwitz », une théorie de l'art d'avant-garde radicale en tant que l'art révolutionnaire par excellence aujourd'hui, une théorie sur les tabous et une nouvelle pratique de libération sexuelle, etc. Pour une bonne reconstruction synthétique de ces projets, voir Helmut Dubiel, Kritische Theorie der Gesellschaft, opus cit, p. 23-84. 10 l'idéologie » et de sociologie de l'Institut, comme par exemple ces sur la « personnalité autoritaire », sur la « industrie culturelle », ou sur la semiformation et sur l'« éducation après Auschwitz », doivent être compris comme la tentative de formulation d'une nouvelle anthropologie dialectique14 de la forme de vie du capitalisme contemporain. Cela correspond également à l'effort théorique de thématiser la question fondamentale à laquelle Adorno faisait référence concernant le contenu d'une philosophie actuelle aujourd'hui : « pourquoi le passage à la praxis n'est pas passé et pourquoi il ne pouvait pas passer »15. Autrement dit, ces mécanismes de régulation du système fonctionnent au même temps comme des mécanismes d'intégration et d'assimilation sociale, ce qui doit changer de manière structurelle la propre théorie dialectique de la lutte des classes. Comme l'écrit Adorno, une théorie dialectique de la lutte de classes, développée à partir du concept de la contradiction fondamentale, était possible « parce que, d'un côté, le prolétariat n'était pas encore si intégré à la société bourgeoise et, de l'autre, la propre société bourgeoise n'avait pas encore développé ses énormes mécanismes de pouvoir psychiques et psychologiques », ce qui « rende le concept d'une révolution aujourd'hui largement problématique »16. D'une manière résumée, on pourrait dire que justement ces mécanismes d'intégration commencent à intégrer les masses et dissocier les classes, en déstructurant leur conscience commune qui pourrait les organiser en tant que classe sociale négative. Selon le diagnostic de l'École, il s'agit aujourd'hui de comprendre la société plutôt comme une société de masses que comme une société de classes – l'objectif final de l'intégration sociale serait celui de d'aplatir les masses en une seule forme de conscience et de nier ainsi la possibilité même de la conscience révolutionnaire17. La tâche urgente qui se présente serait donc plutôt celle de critiquer ces mécanismes d'intégration, aussi bien que chaque discours intégrateur et totalisant. 14 Cette « anthropologie dialectique» a été esquissée de forme fragmentaire mais aussi assez emphatique dans la dernière partie de la Dialectique de la raison, intitulée « Aufzeichnungen und Entwürfe » : Adorno et Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, Frankfurt (M) : Suhrkamp, 1981, p. 235-296. 15 Adorno, Vorlesung über Negative Dialektik, opus cit, p. 72. 16 Idem, p. 71. 17 Adorno, « Reflexionen zur Klassentheorie », in: Gesammelte Schriften 8, Frankfurt (M): Suhrkamp, 1972, p. 377. 11 Conclusion Une conclusion à la thématique du marxisme de l'École de Francfort doit nécessairement rester ouverte. Même si l'on n'accepte pas tous les développements théoriques esquissés ici, ou si l'on conteste la nature et l'étendue des « mécanismes » d'intégration sociale critiqués par l'École – et, ainsi, le concept d'une complète « repolitisation » du cadre institutionnel de la société aujourd'hui –, je crois qu'on doit demander tout d'abord si le « diagnostic du temps » qui lui est à la base reste encore valable. S'il reste vrai, donc chaque théorie dite « critique » aujourd'hui doit prendre en compte que ce n'est pas seulement le développement des forces productives, ni la possible prognose des crises systémiques du capitalisme, ni une théorie dialectique de la lutte des classes telle qu'elle a été développée par le marxisme traditionnel qui pourraient donner lieu au passage à la praxis, ou qui pourraient montrer « l'instant révolutionnaire » pour effectuer ce passage. Cela pourrait bien être considéré comme la contribution décisive des auteurs examinés brièvement ici à l'histoire du marxisme. Bibliographie Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben. Frankfurt, Suhrkamp, 1951 Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2001 Adorno, Vorlesung über Negative Dialektik, Frankfurt (M), Suhrkamp, 2007 Adorno/Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, Frankfurt (M) : Suhrkamp, 1981 Adorno, « Reflexionen zur Klassentheorie », in Gesammelte Schriften 8, Frankfurt, Suhrkamp, 1972 Friedrich Pollock, Helmut Dubiel (Hg.), Stadien des Kapitalismus. C.H. Beck Verlag, 1985 Georg Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein, Luchterhand, Berlin, 1923 Gerhard Bolte, Von Marx bis Horkheimer. Aspekte kritischer Theorie im 19. und 20. Jahrhundert, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1995. Helmut Dubiel, Kritische Theorie der Gesellschaft. Eine einführende Rekonstruktion von den Anfängen im Horkheimer-Kreis bis Habermas, Juventa, Weinheimm und München, 2001. Jürgen Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Gallimard, 1983 Marx/Engels, Marx-Engels Werke, Bd. 25, Berlin 1968 12 Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 1972 Rolf Wiggershaus, Die Frankfurter Schule : Geschichte, theoretische 13