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Toute l'économie politique témoigne de cette difficulté. Elle s'exprime dans le fait que
la monnaie, en tant qu'elle est une assignation sur la société tout entière, prend une forme
médite : « La monnaie est une traite sur laquelle le nom du tiré est manquant9. » Ainsi,
conformément à notre présentation générale, si la monnaie échappe à la catégorie
économique centrale, le contrat, c'est parce que, dans les civilisations individualistes, la
communauté n'a plus d'identité spécifique : on ne saurait donc contracter avec elle. Ce n'est
que métaphoriquement que la monnaie est appelée créance puisque nul sujet ne supporte
l'obligation de remboursement. Posée dans ces termes, la question monétaire s'identifie à un
problème que rencontre fréquemment l'individualisme : rendre compte des entités collectives
et des règles contraignantes qu'elles imposent aux sujets au travers du simple jeu des raisons
individuelles. Il s'agit de reconstruire ces réalités sur la base de la seule logique des
interactions entre sujets privés, i.e. réduire l'institutionnel au contractuel. On sait les
difficultés de telles stratégies. Leur enjeu est néanmoins fondamental. Il s'agit de démontrer la
viabilité des valeurs individualistes, leur prétention à fonder un ordre social stable, cohérent,
débarrassé de tout résidu holiste ; autrement dit, capables de penser l'adhésion à l'ordre
collectif comme le résultat d'un calcul rationnel.
En matière monétaire, ces difficultés se doublent du fait qu'il ne s'agit pas d'une
institution périphérique, mais d'une réalité à maints égards constitutive des relations
marchandes, voire de la notion même d'individu. Pour cette raison, la question monétaire,
dans le champ économique, s'identifie à la question de l'origine, non pas au sens de « l'origine
historique », mais entendue comme une interrogation sur ce qui fonde les valeurs
marchandes. Or, dans la mesure où elle se refuse à chercher cette origine dans un réfèrent
transcendant, comme l'or, la loi, la foi ou la confiance, l'approche individualiste est conduite à
appréhender l'origine, et donc le fait monétaire, sur le mode de l’auto-institution. Analyser
l'extériorité sociale comme auto-extériorisation est ce qui peut définir la stratégie de réduction
individualiste des formes holistes. Les difficultés que rencontre un tel programme de
recherches prennent le plus souvent la forme du paradoxe10 : il semble qu'on ne puisse rendre
compte de l'existence de l'institution considérée qu'à condition de supposer qu'elle est déjà là
! Le phénomène monétaire illustre, de manière exemplaire, ces difficultés. C'est ainsi que G.
Simmel écrit : « Le double rôle de l'argent vient de ce qu'il mesure les rapports de valeur
entre les marchandises à échanger, tout en s'introduisant lui-même dans l'échange avec elles,
si bien qu'il représente à son tour une grandeur à mesurer [...] L'argent fait donc partie de ces
représentations normatives se soumettant à leurs propres normes. Tous les cas de ce type
créent des complications et des circularités de la pensée, qui sont premières bien que
solubles: le Crétois qui déclare menteurs tous les Crétois et donc, tombant sous son propre
axiome, inflige un démenti à ses dires... Pareillement, l'argent, critère et moyen d'échange,
surplombe les choses précieuses ; mais comme son rôle exige à l'origine un support de valeur
et confère ensuite valeur à son support, il se range à son tour parmi ces choses et se plie aux
normes qui émanent de lui-même11. » P. Samuelson souligne également cette étroite
connivence existant entre la monnaie et le paradoxe : « Paradoxe : la monnaie est acceptée
parce qu'elle est acceptée12. ». Comme tout paradoxe, il repose sur une confusion des types
logiques. En effet, la proposition de P. Samuelson peut se lire de la manière suivante : « Moi,
j'accepte la monnaie si le tout, l'ensemble des échangistes, accepte la monnaie. » Comme
nous l'apprend la logique, dans la mesure où sont clairement distingués le « moi, je » et le
« tout », l'élément et la classe des éléments, le paradoxe disparaît. Mais cette lecture logique
ne nous sert à rien. Elle ne fait que souligner à nouveau ce que nous avons déjà reconnu
9 G. SIMMEL, Philosophie de l'argent, Presses universitaires de France, Paris, 1987, p. 195.
10 J.-P. DUPUY, Cours d'introduction aux sciences sociales, École polytechnique, Paris, 1989.
11 SIMMEL, op. cit., p. 113.
12 SAMUELSON, op. cit., p. 276.