VIE PROFESSIONNELLE Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Pierre Frances Médecin généraliste, Banyuls-sur-Mer frances.pierre @wanadoo.fr Échanges entre professionnels Si les consultations de médecine générale ont souvent pour motif un problème ophtalmologique aigu (conjonctivite, œdème palpébral par exemple), elles concernent beaucoup moins les pathologies chroniques ophtalmologiques, pourtant concernant de nombreux patients habituels. En 2005, une enquête du syndicat national des ophtalmologues français montrait que 9 fois sur 10, le patient consulte directement l’ophtalmologue, ou revient après un examen antérieur, la consultation à la demande du généraliste représentant moins de 4 % des cas [1]. Il est vrai que l’ophtalmologie est redoutée de la plupart des généralistes. Outre le fait qu’elle touche à une fonction symbolique (la vision), elle nécessite la plupart du temps le recours à des explorations complexes, et nécessite en conséquence un matériel spécifique. Dans ce contexte, quel rôle le médecin généraliste peut-il jouer dans la prise en charge des pathologies ophtalmologiques chroniques ? Roman Maslarski Médecin généraliste, Banyuls-sur-Mer Mots clés : médecine générale ; prévention ; ophtalmologie [General Practice; Prevention; Ophtalmology] Pathologies chroniques en ophtalmologie Quel rôle pour le médecin généraliste ? Ces observations ont été réalisées dans deux cabinets de médecine générale ruraux 1. Nous nous sommes intéressés aux pathologies chroniques ophtalmologiques présentées par les 200 premiers patients vus en consultation à partir du début de notre recueil. DOI : 10.1684/med.2015.1198 Relevé des observations Il a fallu 256 consultations au 1er médecin pour obtenir le nombre requis de 200 pathologies chroniques ophtalmologiques (groupe A), 223 au second (groupe B). Par ailleurs, nous avons évalué la vision des patients a priori « indemnes » de pathologies ophtalmologiques... Chez nos patients a priori « indemnes », 18 (10 + 8) étaient presbytes, 7 (4 + 3) atteints de cataracte, 3 (2 + 1) de dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). 1. Deux médecins généralistes exerçant en zone rurale, avec une activité professionnelle et un volume de patientèle différents (l’un travaille isolément, l’autre en cabinet de groupe). 78 MÉDECINE février 2015 Discussion À propos des données épidémiologiques Les deux praticiens ont une patientèle différente : les moins de 30 ans sont plus nombreux dans le groupe A dont le médecin s’implique activement en pédiatrie (formation notamment), tandis que le nombre de sujets presbytes est plus important dans le groupe B, dont le médecin est titulaire d’un DU de gérontologie (7 personnes de ce groupe sont atteintes de DMLA...). Néanmoins les différents types de pathologies chroniques ophtalmologiques ont un pourcentage assez superposable dans les deux groupes, avec notamment une grande fréquence de pathologies réfractives (78,1 % des patients A, 89,7 % des patients B). Il y aurait dans le monde entre 1 et 2 milliards de personnes atteintes de troubles de réfraction [2], corrigées seulement chez 153 millions [3]. En France, 39 % de la population serait myope, 15 % astigmate, 9 % hypermétrope et 30 % presbyte [4]. Le problème est donc majeur, dans toutes les sociétés, et insuffisamment pris en charge. VIE PROFESSIONNELLE Échanges entre professionnels Tableau 1. Relevé de nos 400 observations. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Au-dessous de 30 ans Entre 30 et 39 ans Entre 40 et 49 ans Entre 50 et 59 ans Entre 60 et 69 ans Entre 70 et 79 ans Au-delà de 80 ans Presbytie Myopie Astigmatisme Cataracte Hypermétropie Autres Groupe A (femmes 48 %, hommes 52 %) Âge 32 11 25 22 33 38 39 Pathologies chroniques relevées* 103 75 53 25 14 14 Groupe B (femmes 37 %, hommes 63 %) 10 19 32 30 34 36 39 114 59 35 26 15 20 * Chez les moins de 30 ans, il y avait 96 myopes (26 en A + 70 en B), 59 astigmates (19 + 40), 36 hypermétropes (6 + 30), 24 autres (4 + 20). La presbytie Avec l’âge, le pouvoir d’accommodation du cristallin est mis en défaut. Il perd de son élasticité, et cette anomalie conduit à une modification de ses courbures, et par voie de conséquence conduit à des difficultés lors de la vision de près [5]. Cette brève étude montre l’importance de ce trouble dans une patientèle de médecine générale (plus de 50 % des patients). Il faut aussi souligner le fort pourcentage de patients presbytes qui l’ignorent (17,8 %, pour le praticien A, 34,8 % pour le praticien B) ce qui montre l’importance du dépistage : souvent négligés par les patients, ils peuvent, notamment chez certains travailleurs manuels, être cause d’accidents du travail et, chez les personnes qui travaillent sur des écrans informatiques, avoir des répercussions professionnelles et médicales en l’absence de correction. La presbytie débute le plus souvent après 40 ans (plus précocement en Afrique, où les facteurs nutritionnels expliquent souvent cette précocité) et son impact sur la vision est important [6]. La myopie La myopie est secondaire à une longueur axiale trop importante de l’œil, parfois à une cornée trop convexe. Par voie de conséquence, la focalisation d’un objet éloigné se forme en avant de la rétine, et la vision de loin est floue. Représentant dans cette observation environ 1/3 des patients, c’est une pathologie fréquente dont la prévalence n’a cessé d’augmenter au cours des dernières décennies, notamment chez les enfants et les adolescents. Elle atteint 80 à 90 % des étudiants du secondaire de Chine, Japon, et Corée du Sud [7], où 20 % des formes sévères ont conduit à une cécité. Cette augmentation serait favorisée dans ces pays asiatiques par plusieurs éléments [8] : – la pression scolaire qui nécessite une concentration soutenue sur certains supports tels que les ordinateurs ; – une modification du mode de vie des jeunes, plus sédentaire, passant de longues heures devant les différents systèmes informatiques ; – des facteurs génétiques et environnementaux, actuellement mal définis [9]. Cette anomalie favorise une atteinte de la rétine périphérique. Ainsi il peut exister des palissades, des trous et des déchirures. L’examen ophtalmologique de routine peut découvrir des lésions prédisposant au décollement rétinien [10]. Or, le sujet myope est rarement alarmé, car il ne se plaint que rarement de troubles visuels ou de douleurs. En conséquence, il reste essentiel pour le médecin traitant d’expliquer au patient (qui n’est pas nécessairement très âgé), l’opportunité d’une consultation ophtalmologique régulière, même en l’absence de symptomatologie clinique. L'astigmatisme Il est dû à une courbure anormale de la cornée (qui devient de forme ovalaire plutôt que ronde) : les rayons lumineux traversant l’œil se focalisent sur différents points en avant ou en arrière de la rétine [11] et la vision est floue quelle que soit la distance de l’objet visualisé. Dans notre panel, près du quart des patients présentent ce problème. Une étude de 2003 a montré que 28,4 % des enfants entre 5 et 17 ans souffrent d’astigmatisme [12], 34 % chez des étudiants brésiliens en 2005 [13]. La prévalence augmente avec l’âge. Le diagnostic est fréquemment posé en présence de symptômes (céphalées, inconfort lors de la lecture, ou lorsque l’enfant doit repérer certains textes sur un tableau [14]) : c’est souvent l’instituteur qui a remarqué le trouble et alerté la médecine scolaire et les parents. Le médecin généraliste est parfois mis à contribution pour poser ce diagnostic chez un enfant qui présente des céphalées fréquentes. La cataracte L’opacification du cristallin génère une dégradation progressive de la vision [5]. Là encore, c’est une pathologie fréquente, même chez des patients sans pathologie ophtalmologique antérieure. 90 % des cataractes sont dites séniles (dont MÉDECINE février 2015 79 VIE PROFESSIONNELLE Échanges entre professionnels près de 10 % sont associés à un diabète ou un ensoleillement plus élevé) ; près de 5 à 10 % des sujets de plus de 75 ans sont susceptibles d’être opérés [15] : 560 000 interventions sont réalisées chaque année en France [16] ; 85 % des interventions concernent des personnes de plus de 75 ans (femmes en majorité du fait d’une plus forte mortalité masculine avant 70 ans) ; le recours au traitement chirurgical, surtout pour les tranches d’âge les plus élevées, a augmenté de manière significative depuis 1996 [16]. Le généraliste peut surtout informer le patient sur la technique d’intervention pour la cataracte (le plus souvent par phakoémulsification), mais aussi sur les complications possibles (0,3 % des cas) [15]. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. L'hypermétropie L’inadéquation entre le pouvoir de réfraction, et la longueur axiale du globe explique que les rayons incidents parallèles convergent en un point situé en arrière de la rétine [5]. Sa prévalence dans notre étude est relativement élevée chez les patients de moins de 30 ans (18,7 % pour le praticien A et 30 % pour le praticien B). L’hypermétropie est fréquente chez l’enfant (9 % en France vers 6 ans [17]. Avec l’âge, ce trouble tend à évoluer vers une myopie en raison de la sclérose du noyau du cristallin. Il induit souvent une gêne lors de la lecture ou de l’écriture. Dans de nombreuses situations, l’enfant se plaint de tiraillements oculaires, ou de vision de près perturbée. Près de 20 % des sujets de 20 à 30 ans ont une réfraction qui dépasse + 1 dioptrie [12]. Dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA) Elle correspond à un vieillissement trop rapide (chez les plus de 50 ans) de la zone centrale de la rétine : la macula [11]. Elle est peu fréquente dans notre étude, où elle atteint toutefois des patients ne présentant en apparence aucun trouble ophtalmologique (3,5 % pour le praticien A et 4,3 % pour le praticien B). La DMLA est fréquente en France (plus de 2 millions de personnes en sont atteintes et entre 150 000 et 200 000 ont des formes sévères) [18]. C’est dans les pays industrialisés la première cause de cécité. Elle présente deux variantes : une forme « sèche », la plus fréquente, et une forme « humide » avec présence de petits vaisseaux au niveau de la macula, moins fréquente (mais elle induit une perte de vision très rapide et est accessible à certains traitements locaux qui permettent une stabilisation de la vue). Le dépistage est donc important chez les personnes de plus de 50 ans et peut se faire rapidement au cabinet (test de la grille d’Amsler). Conclusion Cette étude met en évidence la prépondérance des pathologies ophtalmologiques chroniques chez nos patients de médecine générale (plus de 75 % des patients vus en consultation présentent des pathologies ophtalmologiques chroniques : 78,1 % pour le praticien A, et 89,7 % pour le praticien B). Dans ce contexte, le rôle du médecin généraliste, à titre préventif, est important, pour plusieurs raisons : – Pour dépister les sujets presbytes qui s’ignorent (tous les sujets de plus de 45 ans devraient bénéficier d’une consultation ophtalmologique), les personnes âgées susceptibles d’être porteuses d’une DMLA, ou une cataracte. – Pour informer des risques que peuvent encourir les sujets myopes (décollement de la rétine). – Pour donner des recommandations aux jeunes générations qui utilisent les nouveaux moyens de communications (portables, I-phones...), et ce afin d’éviter qu’une utilisation prolongée n’entraîne des problèmes de myopie. Le praticien généraliste reste également la pierre angulaire dans la prise en charge du patient. Depuis la mise en place du parcours de soins coordonné, le recours au médecin traitant est indispensable : il est le seul à même de faire la synthèse des problèmes médicaux du patient qu’il a en charge et de recourir éventuellement à un avis spécialisé (sous peine d’être financièrement pénalisé). En ophtalmologie, l’accès direct est autorisé dans le cas de prescription ou de renouvellement de lunettes, et dans le cadre d’un dépistage ou d’un suivi de glaucome [19]. Cette liberté dans l’accès direct peut-elle expliquer à elle seule le recours coordonné pour uniquement 4 % des patients, ou cachet-elle la désaffection de cette spécialité par les médecins généralistes ? Nous devons combattre cette idée, car en connaissant un patient, le généraliste peut lever certaines craintes vis-à-vis de certains traitements chirurgicaux ou médicaux. En effet, souvent les ophtalmologues pressés (du fait d’une charge de travail excessive), n’ont pas le temps d’exposer tous les aspects des traitements qu’ils recommandent. Aussi, il est important que le généraliste s’implique plus dans la prévention, et ce d’autant plus que nous devons faire face à un important déficit en ophtalmologues dont le surcroît de travail explique parfois l’absence de courrier à destination du généraliste. Liens d’intérêts : les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article. Références : 1. Bour T, Corre C. L’ophtalmologie et la filière visuelle en France. Perspectives et solutions à l’horizon 2025-2030. Rapport du SNOF de 2006. http://www.lestroiso.org 2. Ticomb L. Laser surgery for refractive errors. The pharmaceutical journal. 2006;276:511-4. 3. Organisation Mondiale de la santé. What are refractive errors? 2006. http://www.who.int/features/qa/en/index.html. 4. Syndicat National des Ophtalmologistes de France. http://www.snof.org/accueil/epidemio.html. 5. Troubles de la réfraction. http://www.quantel-medical.com 6. Patel I, West SK. Presbytie : prévalence, impact et interventions. Revue de santé oculaire et communautaire. 2008;5:4-5. 7. Morgan IG, Ohno-Matsui K, Saw S-M. Myopia. Lancet. 2012;379(9824):1739-48. 8. Timsit M. Myopie. http://www.ophtalmologie.fr 9. Ibay G, Doan B, Reider L, et al. Candidate high myopia loci chromosomeI 8p and I 2q do not play a major role in susceptibility to common myopia. BMC Medical Genetics. 2004:5-20. 10. Lai T. Retinal complications of high myopia. The Hong Kong Medical Diary. 2007;12:18-20. 11. Lang GK. Atlas de poche en couleurs. Ophtalmologie. Paris: Maloine; 2002. 12. Kleinstein RN, Jones LA, Hullett S, Kwon S, Lee RJ, Friedman NE, Manny RE, Mutti DO, et al. Refractive error and ethnicity in children. Arch Ophtalmology. 121(8):1141-7. 13. Garcia C, De Amorim A, Oréfice F, Nobre G, et al. Prevalence of refractive errors in students in Northeastern Brazil. Arquivos Brasileiros de Oftalmologia. 2004;68(3):321-5. 14. Harle DE, Evas BJW. The correlation between migraine headache and refractive errors. Optometry and Vision Science. 2006;83(2):82-7. 15. Assurance Maladie La chirurgie de la cataracte en France. CNAMTS. 2008. 16. DREES. Le traitement chirurgical de la cataracte en France. Études et Résultats. 2001;101. 17. Expertise collective. Santé de l’enfant. Paris: INSERM; 2009. 18. Cohen SY, Desmettre T. La DLMA est-elle une maladie fréquente ? Dans : DMLA. Bash: 2008 (p. 44). 19. L’accès direct à l’ophtalmologiste. http://www.cocnet.org 80 MÉDECINE février 2015