MN - Occam l`initiateur ep.6

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Mauvaise Nouvelle - Occam l’initiateur ep.6
Occam l’initiateur ep.6
Par Jean-Marie Keroas
X. Le nominalisme est un refus de l’intelligence du réel
Occam s’est successivement attaqué à toutes les options enseignées en son temps pour ouvrir des voies de
découverte à l’intelligence du réel.
1° Occam contre les essences selon Platon
C’est ainsi qu’il tente d’invalider l’exemplarisme augustinien, inspiré des Idées platoniciennes. Mais alors que le
monde des Formes séparées étaient des archétypes éternels sans créateur, les Augustiniens en font des modèles
selon lesquelles Dieu créé les choses qui portent en elles la similitude de l’idée éternelle selon laquelle elles ont
été conçues.
Occam refuse ces directions rationnelles : la foi me dit que Dieu existe et qu’il a créé le monde. Le reste est
superflu. Ici, il ne faut pas nous égarer : ce que reproche Occam aux augustiniens, c’est de lier nécessairement
nos idées à Dieu, autrement dit de lier la loi naturelle à la foi. On se croirait avec saint Thomas d’Aquin. Mais ce
que cherche Occam, contrairement à saint Thomas, c’est d’empêcher la raison humaine de découvrir par ses
seules forces une définition nécessaire de cette loi naturelle. Fidéisme.
Mais comme d’habitude, Occam ne s’attaque pas de front aux options proposées à son époque : il reprend les
termes des doctrines qu’il envisage de réfuter mais en leur donnant des sens nouveaux.
Dans on analyse de l’idée, Occam refuse d’emblée son lien avec le réel objectif. Et ici, de nombreux
commentateurs opèrent un raccourci trompeur : S’oppose-t-il seulement ici à Platon pour lequel les Idées existent
en soi ? Non, Occam s’oppose également à Aristote car il élimine d’emblée de sa définition de l’idée « tout ce qui
pourrait nous entraîner inconsciemment hors de l’analyse purement verbale 1 ». Si bien que cette définition est
« proprement intraduisible en français ».
Comme de nombreux logiciens avec lui, Occam va surtout insister sur la capacité créatrice de l’intelligence
humaine dans le processus de naissance de nos idées. Pourquoi ? Parce que sa cause exemplaire est en Dieu.
Or, ce Dieu est unique et Tout-Puissant. Et il ne faut surtout pas croire selon Occam que les essences éternelles
constitueraient une sorte de monde archétypal qui s’imposerait à la raison divine et qui mesurerait sa création. Les
présupposés occamistes sont théologiques.
L’idée d’une chose n’est plus son essence, et n’est plus sa vocation terrestre, sa perfection ici-bas. C’est le thème
de la « mission idéale des choses » qui semble être la thèse la plus combattue par toute la philosophie
post-cartésienne non-inductive.
Occam sépare Dieu du monde : pas de participation qui rendrait possible une remontée des effets à la Cause
créatrice. Il refuse un lien métaphysique, nécessaire, entre Dieu et les formes naturelles. Occam est un positiviste :
le monde est une collection d’individus isolés, des atomes dans liens de communion naturelle.
2° Occam contre les essences selon Aristote
Peut-être pouvons-nous dire que la plus grande erreur de l’histoire des idées aura été d’exposer les Idées
platoniciennes avant les formes aristotéliciennes.
Si Occam refuse la métaphysique naturelle d’Aristote, c’est après avoir invalidé le mode inductif. Et ce que va
surtout rejeter Occam, c’est la capacité de notre intelligence à définir le réel hors de nous.
Et on voit Occam donner des leçons de logique à Aristote…. Et à Thomas d’Aquin. Nous n’entrerons pas dans les
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débats autour des relations entre l’essence et l’existence : ces questions de spécialistes touchent à l’analogie de
l’être. Non pas qu’il s’agisse de questions secondaires, mais nous proposons ici quelques portes d’entrée pour
saisir les oppositions sur la première opération, de laquelle découlent toutes les autres problématiques.
Ce qui ressort de son refus d’accepter l’induction comme le mode naturel de connaître ici-bas, c’est évidemment le
refus ses principes communs de la philosophie de la nature.
Et ici encore, Thomas d’Aquin n’a ressenti aucune gêne à suivre Aristote dans sa définition de la nature comme
mouvement d’une matière privée vers sa forme seconde.
Tout être naturel, en effet, tend à actualiser, réaliser pleinement, la perfection de son essence. Nous assistons
donc à un passage progressif de l’acte premier à l’acte second, sauf si des obstacles 2 viennent empêcher ou
altérer cette actualisation. A l’intérieur même des individus existants, une nature supra-singulière gouverne leur
orientation de vie. Il va de soi que l’humanité est un cas particulier : l’actualisation de son essence n’est pas
spontanée : des résistances, en elle, autour d’elle, parasitent son mouvement vers sa fin.
Occam aura du mal à réfuter ces principes réalistes constatables par tous. Il va jouer sur les mots. Il accepte ces
composés mais dit qu’ils sont des « res positae » (Summulae, I, 8), des réalités positives et rompt leur fusion, ce
qui rend opaque le sens de la nature.
Occam refuse les essences universelles : chaque individu a son essence singulière (ce qui revient à dire que les
hommes sont des anges…) et on peut au mieux apercevoir des ressemblances. Toutes les dispositions d’une
personne humaine sont donc individuelles pour Occam.
Intégrer la définition de la nature est pour Occam une atteinte à la liberté de Dieu. Car si Occam vient bien
accepter le mouvement, il ne supporte pas la stabilité des finalités. Aujourd’hui, certes, nous constatons cette
finalité. Subsistera-t-elle demain ? Nous n’en pouvons être certains. Nous retrouvons là les arguments que va
réactualiser Hume quelques quatre siècles plus tard… Les existants en face de nous ne nous indiquent aucune loi
naturelle nécessaire, en tout cas exprimée par des mots généraux.
Mais la certitude est sauve grâce à la foi ! Admettre l’autonomie de la nature, sa stabilité intrinsèque, c’est faire
injure à la Toute-Puissance de Dieu. Car c’est installer des bornes à son action directe. Or, la théologie selon
Occam tient à garder la possibilité d’une force divine en continuelle liberté absolue quant à ses directions : Dieu
reste capable de modifier l’universalité et la nécessité des êtres qui restent ses créatures.
Occam va donc refuser la distinction entre ordre de génération et ordre de perfection. Cette différenciation n’est
pourtant pas une subtilité logique : c’est un constat du réel. Thomas d’Aquin l’explicite, notamment dans Somme
Théologique, Ia, qu. 77, 4, ad Respo. Et De Anima, qu. Un., art. 13, ad 10me).
Les étapes de l’ordre de génération précèdent la finalité ultime dans le temps mais sont gouvernées par la nature :
car la nature d’une chose, c’est sa fin « puisque ce qu’est chaque chose une fois qu’elle a atteint son complet
développement, nous disons que c’est là la nature de la chose3 » (Politique, I, 2, 1252b 30).
Occam refuse le passage progressif de la puissance à l’acte : le dynamisme autonome de la nature qui incarne à
intention générale. Chez Occam, l’essence des êtres est d’être absolument individuelle 4 … « Il n’existe pas de
chose réellement distincte des êtres singuliers et intrinsèque à leur substance, qui soit universelle et commune à
plusieurs êtres » (In Sent., I, disti. II, qu. 4, D).
XI. Vers une nouvelle définition de la science
Chez Aristote, nous avons vu qu’il n’y a de science que du nécessaire (Seconds Analytiques, I, 2). L’induction nous
livre que les êtres naturels sont mus « d’une façon continue par un principe intérieur » (Physique, II, 8, 199b 14)
pour parvenir à « une fin » (idem). Or, « ce terme est constant pour chaque chose à moins d’empêchements »
(idem), « soit toujours, soit fréquemment » (198b 24). Pour les aristotéliciens, les aléas de cette actualisation sont
dus à la potentialité infinie de la Matière Première.
Et par conséquent une science naturelle est possible, car cette science constate des redondances d’événements à
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travers le mouvement individuel de chacun. Découvrir, par induction, ces principes communs immanents, c’est
fournir les moyen-termes scientifiques solides des raisonnements. Voilà l’aristotélisme.
Mais Occam reste rivé à sa règle d’or logique anti-inductive : nous ne connaissons que les singuliers et les
concepts universels sont des créations de l’esprit.
Occam demeure dans des problématiques philosophico-théologiques : ce qu’il refuse, c’est une quelconque
participation nécessaire entre les choses sensibles et Dieu. Aucun lien métaphysique stable et nécessaire ne peut
exister entre Dieu et les choses selon Occam. C’est la possibilité même d’une science de la nature qui
potentiellement s’effondre. Les essences, découvertes par Platon et Aristote, ne sont pas adéquates à l’existant
concret et altère sa positivité.
Et comme ces essences étaient l’étalon de la mesure humaine, Occam redéfinit la morale de perfection autrefois
fondée sur cette juste mesure dictée par la nature humaine. Car à la suite des axes logiques d’Occam, cette
mesure n’est finalement qu’un simple moyen de connaître forgé par l’imagination : une réalité psychique
subjective…
Et par conséquent, l’univers n’est plus cette harmonie au sens où Aristote disait : « il en est de l’univers comme
d’une famille » (Métaphysique) : unité dans la diversité. Avec Occam, l’unité disparait : ne reste plus que cette
dispersion criminelle de l’univers, et particulièrement des communautés humaines, en une série de positivité
absolues. Le mode, et les communautés, sont des rassemblements d’individus isolés qui vivent pour eux-mêmes.
Des substances radicalement incommunicables.
La science de la nature en est changée. La science éthique en est changée. La science politique en est changée.
C’est la porte ouverte au mathématisme cartésien et à ses corollaires que sont l’administration des choses et
l’ingénieurie sociale.
Conclusion
Occam n’affirme jamais très clairement son scepticisme. Et on pourrait croire que ses sommes de déductions font
de lui un dogmatique scolastique assez classique.
Or, Occam a depuis longtemps sans doute digéré son fidéisme. Il accepte les vérités théologiques sans se soucier
de leur rationalité : il mélange ainsi fidéisme absolu, un certain rationalisme formel et un empirisme radical
finalement non-inductif5. Les vérités de foi servent de point de départ à ses déductions syllogistiques.
Nous avons écrit plus haut que les prémisses logiques d’Occam rejoignaient les principes des Sceptiques et des
Sophistes. Nous sommes en effet dans une illusion de la logique de de la raison. Il qualifie d’imaginative les
analyses de la raison…
Les conséquences se vérifient dans tous les domaines de la vie humaine. Occam va ainsi refuser la moindre
valeur à un « tout » social. Les communautés n’existent pas : seuls les individus existent. Ces options
philosophiques, qui réacualisent les thèses des Sceptiques et des Sophistes, annoncent l’existentialisme et
Kierkegaard. Le droit selon Occam annonce le droit selon Grotius.
Si le père de la philosophie moderne non-inductive est sans conteste Descartes, non par la nouveauté de ses
thèses, mais par son opiniâtreté à « détruire les principes d’Aristote » (Lettre à Mersenne, janvier 1641).
Occam est bien le père fondateur de la modernité libérale-libertaire et de la dictature des minorités agissantes.
1 De Lagarde, Op. Cité, p. 114.
2 Spéculatifs ou pratiques.
3 « L’essence et la cause finale ne font qu’un » : Physique, II, 7, 198a 24. Et « Chaque chose est dite être ce
qu’elle est plutôt quand elle est en acte que quand elle est en puissance » (193b 5).
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4 Affirmation que nous retrouverons dans l’existentialisme.
5 Chez Aristote l’expérience est le point de départ de l’induction mais l’aboutissement du processus est bien
intelligible et universel. Tout dépend de la définition qu’on donne du terme « intuition ».
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