Dossier 8 Aux frontières de l`économie

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CENS 2011
Dossier d’économie n°8
Vendredi 24 juin 2011
Aux frontières de l’économie
2 documents
Gautier Jérôme, « L’économie à ses frontières (sociologie, psychologie), Quelques pistes », Revue
économique, 2007/4, Vol.58, pp. 927-939.
Malinvaud Edmond, « Les échanges entre science économique et autres sciences sociales »,
L’Economie politique, 2001/3, n°11, pp7-33.
1
L'ÉCONOMIE À SES FRONTIÈRES (SOCIOLOGIE, PSYCHOLOGIE)
Quelques pistes
Jérôme Gautié
Presses de Sciences Po | Revue économique
2007/4 - Vol. 58
pages 927 à 939
ISSN 0035-2764
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-economique-2007-4-page-927.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gautié Jérôme , « L'économie à ses frontières (sociologie, psychologie) » Quelques pistes,
Revue économique, 2007/4 Vol. 58, p. 927-939. DOI : 10.3917/reco.584.0927
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Article disponible en ligne à l'adresse:
L’économie à ses frontières
(sociologie, psychologie)
Quelques pistes
Cet article évoque brièvement quelques tendances récentes au sein du foisonnement des travaux économiques – tant théoriques qu’empiriques – aux frontières
de la sociologie et de la psychologie, et les questions qu’elles suscitent. Il aborde,
dans une première partie, les deux formes contemporaines d’impérialisme économique (théorique et empirique), avant d’évoquer, dans une deuxième partie, quelques débats suscités par l’économie comportementale. La troisième partie s’interroge sur les conséquences des tendances à l’œuvre sur l’identité de la discipline
économique et sur ses relations à la sociologie et la psychologie.
ECONOMICS AT ITS FRONTIERS
(SOCIOLOGY, PSYCHOLOGY): SOME INSIGHTS
This article aims at presenting briefly some of the issues raised by the proliferation of economic research (both theoretical and empirical) at the frontiers with
sociology and psychology. Section 1 distinguishes a theoretical imperialism from
an empirical one. Section 2 mentions some of the debates raised by behavioural
economics. Section 3 tries to derive some consequences of the ongoing research
trends for the nature of the economics discipline and its relations with sociology
and psychology.
Classification JEL : B20, B41, C9, Z10
Christian Gollier, dans un numéro spécial de la Revue économique consacré
aux rapports économie et sociologie ([2005], p. 417), remarquait qu’« un des
fait marquants de l’évolution récente de la Science, est la chute inexorable des
frontières classiques entre les disciplines traditionnelles. […] Cette évolution est
particulièrement frappante aux marches de la sociologie, de l’économie et de la
psychologie. »
Si on s’en tient à la seule économie « standard »1 – ce que nous ferons dans
la suite de l’article –, « l’impérialisme économique », initié par Gary Becker
* Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Centre d’Économie de la Sorbonne, bureau 206 bis,
106-112 boulevard de l’Hôpital, 75 013 Paris. Courriel : [email protected]
1. Nous ne traiterons donc ici ni des approches néo-institutionnalistes (North, Williamson), ni
des approches « hétérodoxes », qui mettent les institutions au cœur de leurs problématiques, et dont
les rapports à la sociologie mériteraient une étude spécifique.
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Jérôme Gautié*
dans les années 1960, a effectivement contribué à redéfinir le rapport entre les
économie et sociologie. L’attribution du prix Nobel en 1993 entérine le succès
de cette démarche, attesté par la multiplication de travaux économiques (d’inspiration beckerienne ou non) dans les domaines relevant traditionnellement
de la sociologie. Mais c’est peut-être sur un autre front que les évolutions des
vingt dernières années ont été les plus importantes : celui de la psychologie. Au
XIXe siècle, certains auteurs (à commencer par Bentham lui-même, mais aussi
Edgeworth, Jevons, Fisher…) ont cherché à mieux relier la théorie de l’utilité à des fondements psychologiques. Mais l’économie s’est assez largement
ralliée, par la suite, à la position de Pareto selon laquelle il était vain d’essayer
de « découvrir l’essence des choses », et selon qui « l’économie politique pure
a beaucoup intérêt à s’appuyer le moins possible sur la psychologie » (cité par
Camerer [2005]). Cette position sera confortée par la théorie des préférences
révélées selon laquelle l’analyse économique porte sur les choix effectifs et non
pas directement sur les préférences des individus, celles-ci pouvant être inférées
de ceux-là. Au-delà des préférences, c’est aussi la rationalité que les économistes se sont longtemps interdits d’étudier, celle-ci ayant le statut d’hypothèse
fondamentale : selon les préceptes méthodologiques de Friedman, cela n’a pas
de sens de poser la question de sa pertinence empirique. Toutes ses positions
sont aujourd’hui mises à mal par le développement très rapide de l’économie
« comportementale » (Camerer et Lowenstein, [2003]). Celle-ci a été en grande
partie initiée par les travaux de Kahneman et Tversky, dont l’article de 1979
sur la « prospect theory » est le deuxième article le plus cité1 dans les quarante
et une plus grandes revues internationales d’économie au cours des trente-cinq
dernières années (1970-2005). Cf. Kim, Morse, Zingales [2006].
Au total, on assiste aujourd’hui donc à un foisonnement de travaux à l’interface de l’économie, de la sociologie et de la psychologie, qui invite à s’interroger sur l’évolution de la nature même de la discipline économique. Cet article,
forcément très incomplet, vise seulement à rappeler quelques éléments de ce
foisonnement et les questions qu’il suscite. On s’interrogera dans un premier
temps sur les figures actuelles de l’impérialisme économique. On se tournera
ensuite vers les défis de l’économie comportementale. Enfin, dans une dernière
partie, on montrera comment les évolutions actuelles amènent à s’interroger sur
l’identité même de l’économie en tant que discipline.
L’EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE :
LES DEUX FIGURES DE L’IMPÉRIALISME ÉCONOMIQUE
Retour sur les fondements
et les justifications de l’impérialisme beckerien
Les germes de l’impérialisme beckerien, consistant à appliquer la boîte à
outil de la microéconomie à l’ensemble des comportements sociaux, peuvent
être trouvés dans la définition que Robbins avait donnée de l’économie (« the
1. Et même le premier, si on laisse de côté les articles de théorie et de technique statistiques.
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Revue économique
science which studies human behaviour as a relationship between ends and
scarce means which have alternative uses », [1932], p. 15). Ce dernier avait en
effet bien précisé que « [..] any kind of human behaviour falls within the scope
of economic generalisations […] there is no limitations on the subject matter
of economic science » (op. cit., p. 16). Vingt ans plus tard, Milton Friedman,
en explicitant la « méthodologie de l’économie positive » ([1953], [1995]) va
apporter des arguments complémentaires. En affirmant que cela n’a aucun sens
de s’interroger sur le réalisme des hypothèses fondamentales – la confrontation
à l’empirie devant porter sur les implications des modèles construits à partir
de ces hypothèses – il rend non pertinente la critique dénonçant l’irréalisme de
l’homo oeconomicus rationnel. Mais à y regarder de plus près, la position de
Friedman est ambiguë – et Becker pourra jouer de cette ambiguïté. D’une part,
le comportement optimisateur est défendu comme une hypothèse méthodologique (i.e. non-pertinence de la critique sur l’irréalisme souvent avancée par les
sociologues). Mais, d’autre part, ce comportement est présenté comme résultant
du processus de sélection par le marché : la concurrence ne laisse subsister que
les comportements efficients – i.e. conformes au modèle d’optimisation. Les
comportements réels doivent se conformer, en quelque sorte, au comportement
théorique.
Dans la lignée de cet argument, Lazear [2000] développe l’idée selon laquelle
l’économie (standard) devient de plus en plus pertinente comme discours de
connaissance du fait que, de façon croissante, les agents se conforment à ses
modèles, car ces derniers leur indiquent le comportement optimal à adopter
dans une situation d’arbitrage. Plus précisément, la théorie économique influencerait directement les acteurs en leur fournissant des concepts qu’eux-mêmes
transforment en catégories opératoires, à travers, par exemple, la refonte des
normes comptables et financières, ou la réforme du droit. Par le biais de sa
« performativité1 », la « normativité » du discours économique précède ainsi,
en quelque sorte, sa « positivité » : parce qu’elle indique aux individus ce qu’ils
ont intérêt à faire (discours normatif), la théorie économique fait advenir les
comportements qu’elle modélise (« performativité2 »), et peut acquérir ex post
une validité empirique (discours positif).
Par exemple, comme le souligne Lazear, lorsque le modèle de fixation optimale du prix des options sur les marchés financiers a été énoncé par Black et
Scholes, le contenu positif de ce modèle était peut-être faible. Mais les agents
du marché ont rapidement compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient en tirer
– ou symétriquement, les pertes qu’ils pourraient encourir s’ils ne l’adoptaient
pas. Une fois mis en pratique, ce modèle a acquis une pertinence pour rendre
compte des comportements effectivement mis en œuvre par les agents. De même
sur le marché du travail, par exemple, les cabinets de consultants s’inspirent
aujourd’hui directement de la théorie des paiements compensateurs énoncée la
première fois par Adam Smith pour conseiller les entreprises quant à leur politique de rémunération. Cette théorie tend donc à devenir de plus en plus valide
pour rendre compte des modalités effectives de fixation des salaires.
1. Au sens de capacité d’un discours à transformer la réalité dont il traite, sens que retient
Callon, qui note : « economics performs, shapes and formats the economy rather than observing
how it functions » ([1998], p. 2).
2. Qu’il ne faut pas confondre avec la simple prophétie auto-réalisatrice.
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Revue économique
Dans la lignée du projet beckerien, on peut définir l’impérialisme « théorique », comme l’approche consistant à mobiliser la théorie et la méthode de
l’économie (standard) pour analyser des phénomènes relevant jusque-là d’autres
champs disciplinaires. Cette forme d’impérialisme s’est fortement développée
au cours des vingt dernières années, en se basant sur une transformation profonde
du paradigme économique.
Dans un premier temps, l’économie est passée d’une simple science de
l’interdépendance des comportements individuels isolés à une science des effets
émergents des interactions sociales. L’interdépendance des comportements à
travers la coordination par le mécanisme du marché était au fondement de l’analyse économique standard. Mais cette conception, où le marché constitue une
« interface », faisait l’impasse sur l’interaction au sens des sociologues – celleci pouvant se définir de façon très large comme toute situation où l’action d’un
individu tient compte de celle d’autre(s) individu(s)1. La prise en compte de
la concurrence imparfaite sur le marché des biens, et, plus récemment, l’introduction de l’hypothèse d’imperfection et surtout d’asymétrie d’information sur
l’ensemble des marchés ont amené les économistes à modéliser les comportements individuels comme résultant d’interactions stratégiques. La théorie des
jeux et la théorie des contrats sont au cœur de cette évolution. On débouche
alors sur l’analyse des modes de coordination alternatifs (ou complémentaires)
au marché, comme les réseaux (Cohendet, Kirman, Zimerman [2003]), ou plus
largement les institutions2.
Beaucoup de modèles contemporains introduisent des formes d’interaction
que l’on pourrait qualifier de faibles, au sens où, si les individus interagissent, ils
ne se transforment pas du fait de l’interaction : leurs préférences et fonctions de
comportement sont définies ex ante (i.e. avant l’interaction). L’interaction peut
être minimale et peut consister simplement à observer le comportement d’autrui
pour en tirer de l’information. C’est le cas, pour ne prendre qu’un exemple,
de la théorie des cascades informationnelles (Bikhchandani, Hirshleifer, Welch
[1998]), qui permet de déboucher sur l’analyse, à partir de comportements rationnels, de tout un ensemble de phénomènes mimétiques dont l’interprétation était
laissée jusque-là à la sociologie ou à la psychologie (phénomènes de modes,
bulles spéculatives…).
Mais des formes plus fortes d’interaction peuvent être analysées, débouchant
sur de l’« apprentissage social », ou sur la modification des croyances et des
représentations, et même, plus fondamentalement, des préférences. De fait,
depuis la seconde moitié des années 1990, un nombre croissant de travaux s’intéresse plus directement à la genèse et à la dynamique sociale des préférences (cf.,
par exemple, Cahuc, Kempf, Verdier [2001]). Au-delà de la simple interaction
interindividuelle, on débouche sur la problématique de la socialisation – i.e. le
1. L’interaction ainsi définie renvoie à la définition générale de l’action sociale que donne Max
Weber : « L’action humaine est sociale dans la mesure où, du fait de la définition subjective que
l’individu ou les individus qui agissent y attachent, elle tient compte du comportement des autres et
en est affectée dans son cours. » (Cité par Rocher [1968], p. 25.)
2. On peut retrouver aussi là l’apport des néo-institutionnalistes (cf. Aoki [2006]).
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L’impérialisme théorique aujourd’hui :
interaction et endogénéisation des préférences
Jérôme Gautié
où U = U _ xt , yt , zt , fi est la fonction d’utilité traditionnelle décrivant les préférences de l’individu (désormais fonction restreinte d’utilité – « sub-utility function »), x, y, z, etc. désignant les biens et services valorisés par l’individu, et t
l’indice du temps.
Pt désigne le stock de « capital personnel », c’est-à-dire l’ensemble des expériences personnelles et consommations passées qui affectent l’utilité actuelle
(en t) que l’on peut retirer de la consommation des biens et services (xt , etc.).
St renvoie au stock de « capital social », défini ici comme le résultat des actions
des autres individus qui ont influencé l’individu : en d’autres termes, il renvoie
à l’impact des interactions sociales sur les préférences actuelles de ce dernier
(décrites par la fonction restreinte d’utilité), et donc, de façon plus générale, à la
socialisation. La prise en compte des capitaux « personnel » et « social » ouvre
donc la voie à un rapprochement avec aussi bien la sociologie que la psychologie
– et même la psychanalyse, puisqu’à travers Pt le rôle de la petite enfance, si cher
à Freud, est reconnu (Becker, op. cit.). Débouche-t-on pour autant sur une remise
en cause de l’homo oeconomicus ? Quelle marge de liberté de choix et de rationalité reste-t-il à l’individu, si notamment St est supposé jouer un rôle important ?
Revenant sur cette question, Becker et Murphy (op. cit.) réaffirmeront avec plus
de force le principe de rationalité : si effectivement St peut jouer un rôle important
dans la détermination du comportement, c’est, en quelque sorte, à un méta-niveau
que sont maintenues la liberté de choix et la rationalité : l’individu est supposé
choisir en amont (par l’optimisation) les influences auxquelles il se soumet et qui
affecteront par la suite son comportement. Ainsi par exemple, il peut-être rationnel pour l’individu d’intérioriser la valeur sociale de l’honnêteté en fréquentant
des gens honnêtes, car, en agissant honnêtement par la suite par simple habitude,
il sera plus crédible et suscitera plus de confiance, ce qui pourra, dans certaines circonstances, lui procurer des bénéfices importants. Cette approche, outre
qu’elle permet de revisiter les terres déjà défrichées du mariage, de la ségrégation,
de la consommation de drogue, des phénomènes de mode, etc., permet donc aussi,
de façon plus générale, d’endogénéiser l’émergence des normes et des valeurs
sociales (Becker et Murphy, op. cit., notamment chap. 10).
L’impérialisme empirique
Même si les travaux développant explicitement des modèles théoriques appliqués à des phénomènes « sociaux » sont nombreux, les travaux avant tout empiriques le sont plus encore. On peut en effet parler d’un véritable « impérialisme
empirique », au sens où beaucoup de ces travaux, menés par des économistes,
ne se réfèrent pas à un cadre théorique précis, et ne sont notamment pas liés
à un projet explicite de promotion des modèles de la théorie économique. Ils
cherchent avant tout à établir des causalités empiriques. On pourrait multiplier
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processus d’intériorisation des valeurs et des normes, et, par là aussi, de formation des goûts et des habitudes – au fondement jusqu’ici de l’approche sociologique. Les travaux de Becker [1996] et Becker et Murphy [2000] se situent
dans ce mouvement, Becker lui-même s’étant rallié au projet d’endogénéisation des préférences, supposées données jusqu’ici. Ils introduisent une fonction
« élargie » d’utilité (Becker [1996], p. 5) :
U E = U _ xt , yt , zt , f, Pt , St i,
les exemples de tels travaux. Nous ne citerons ici, en illustration, qu’un seul
auteur, mais très représentatif, Steven Levitt : ce dernier s’est vu accorder en
2003 la très prestigieuse John Bates Clark Medal qui récompense tous les deux
ans, aux États-Unis, le meilleur économiste de moins de 40 ans. Certains de
ses travaux sont présentés dans un ouvrage grand public où sont abordés des
thèmes très divers allant de l’explication du fait que les dealers de drogue vivent
très souvent chez leur mère jusqu’à la baisse spectaculaire de la criminalité aux
États-Unis durant les années 1990, en passant par l’étude des déterminants de la
réussite scolaire ou le choix des prénoms (Levitt et Dubner [2005]). À chaque
fois, l’apport consiste à établir des causalités entre variables, parfois insoupçonnées, comme par exemple entre la légalisation de l’avortement et la baisse de la
criminalité.
L’impérialisme empirique consacre le fait que, du fait de son avantage comparatif en techniques quantitatives et l’extension de son objet à l’ensemble des
phénomènes sociaux, l’économiste devient l’expert (du social) par excellence. Ce
mouvement a été impulsé, d’une part, par la multiplication des bases de données
individuelles (individus, entreprises), et, d’autre part et surtout, peut-être, par le
perfectionnement des techniques économétriques permettant de les traiter. Les
contributions à la microéconométrie de James Heckman (aussi lauréat du prix
Nobel) ont joué un rôle important, de même que, plus spécifiquement dans le
champ des comportements sociaux, les techniques d’identification introduites
par Charles Manski visent à mieux appréhender empiriquement les phénomènes d’« interactions sociales » (Manski [1995]). Ces techniques sont par exemple utilisées pour étudier les effets du milieu social (origine et localisation) sur
la réussite scolaire (cf., par exemple, Maurin [2004], Goux et Maurin [2005])
– objet d’étude jusqu’à récemment encore largement réservé à la sociologie.
LES DÉFIS DE L’ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE
Les approches théoriques évoquées jusqu’ici ne remettent pas en cause les
fondements de l’homo oeconomicus, en premier lieu la rationalité et le comportement optimisateur. Tout un ensemble de travaux visent au contraire à doter
l’économie d’hypothèses de comportement plus réalistes. L’enjeu est tout autant
épistémologique et méthodologique (remise en cause des principes friedmaniens) que simplement théorique. Et, au-delà, c’est peut-être bien une tentative
renouvelée d’une théorie générale des comportements et interactions sociales
qui est en jeu.
De l’homo oeconomicus à l’homo sapiens1 ?
Camerer [2005], promoteur de l’économie comportementale, souligne qu’il
faut rompre avec la « distorsion F » (« F twist », l’expression est de Samuelson),
qui focalise l’attention sur la pertinence empirique des implications d’un modèle
1. Nous reprenons ici le titre de l’article de Thaler [2000].
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Revue économique
en s’interdisant de s’interroger sur la pertinence empirique de ses hypothèses.
Or, la seconde conditionne la première. Une approche « empirically driven » doit
être adoptée pour se doter d’une représentation plus pertinente des actions et de
leurs motivations. Elle doit notamment tenir compte de ce qui est connu grâce à
l’apport d’autres sciences, et en premier lieu la psychologie expérimentale.
Celle-ci, à partir des travaux pionniers de Daniel Kahneman et Amos Tverski
portant sur les choix en situation d’incertitude, a mis en évidence, par des expériences de laboratoires, un ensemble d’« anomalies » de comportements mettant
à mal les trois piliers de l’homo oeconomicus, à savoir la rationalité, l’égoïsme,
ainsi que la cohérence et la stabilité des préférences (cf. Kahneman [2003]). Audelà des choix individuels, les travaux d’économie comportementale permettent d’éclairer les interactions sociales (coordination, coopération, négociation,
confiance ; cf. Eber, Willinger [2005], et Eber [2006] pour des introductions
à ces travaux). De nombreuses expériences reposant sur des jeux du type de
celui de l’ultimatum1, mettent par exemple en lumière des comportements de
réciprocité, qui peuvent éclairer de nombreux phénomènes économiques (pour
une synthèse, cf. Fehr et Gächter [2000]). D’autres essayent de saisir les représentations éthiques des individus, ou leur tolérance aux inégalités. Dans la lignée
de ces derniers travaux, certaines recherches ont essayé de mettre en évidence
le caractère contextualisé de ces « anomalies de comportement », en les corrélant avec des caractéristiques individuelles (ainsi les femmes semblent avoir un
comportement face au risque différent de celui des hommes) et en menant des
expériences identiques dans des sociétés différentes (faisant apparaître de fortes
spécificités sociétales ; cf., par exemple, Henrich et al. [2001]). En d’autres
termes, à partir de l’expérimentation, les économistes semblent redécouvrir les
apports fondamentaux de la sociologie.
Vers une théorie générale des comportements
et des interactions sociales ?
Si l’économie comportementale connaît un certain engouement, elle suscite
de nombreuses interrogations. La pertinence empirique en « situation réelle »
de comportements constatés dans le cadre d’expérimentations par définition
artificielle est une question lancinante. Ceci concerne particulièrement les interactions, pour lequel il apparaît que les résultats, comme on l’a noté, dépendent
des caractéristiques individuelles (sexe, âge…) et du contexte social. Mais les
critiques les plus virulentes portent sur la pertinence même de la démarche, et
1. Le jeu, entre deux individus (A et B), se déroule en deux étapes : 1) l’expérimentateur remet
une somme d’argent à A (par exemple 100 $), en le laissant libre de choisir la part qu’il va redistribuer à B (ce dernier connaissant le montant remis à A) ; 2) une fois que B se voit proposer un certain
montant (x $) par A, il peut accepter ou refuser, et, dans les deux cas, le jeu s’arrête là. Si B accepte,
les deux joueurs gardent les sommes ainsi distribuées – soient (100 – x) $ pour A et x $ pour B. En
revanche, si ce dernier refuse le partage proposé par A, les joueurs se retrouvent tous les deux avec
une somme nulle. Selon le modèle microéconomique standard, on devrait constater que A redistribue
une somme infime à B (disons 1 $), sachant que ce dernier a de toute façon intérêt à accepter une
somme positive, aussi infime soit-elle, plutôt que de ne rien obtenir. Cependant, on constate que dans
l’immense majorité des cas, A n’ose pas redistribuer une somme trop faible, et que B est prêt à refuser
des montants importants, mais qu’il juge inéquitables (la règle de partage moyenne émergeant de
nombreuses expériences s’établissant à environ 70 % pour A et 30 % pour B).
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Jérôme Gautié
sont notamment portées par les économistes « beckeriens ». « Les barbares sont
à nos portes » : c’est en ces termes que Lazear dénonce cette approche perçue
comme une démarche systématique de démolition des fondements du paradigme standard qui n’aurait aucun modèle alternatif valide à proposer (Lazear
[2000], p. 140-142). Face à ce type de critiques, l’économie comportementale
a été amenée à mieux marquer sa différence avec la psychologie, et a explicité
son programme de recherche au sein de la discipline économique. Camerer et
Lowenstein [2003], dans l’introduction du recueil rassemblant les principaux
articles de ce courant, prennent soin de minimiser la rupture avec le paradigme
standard, en prétendant travailler à relâcher des hypothèses qui ne sont pas centrales pour l’analyse économique. La démarche est alors la suivante : identifier des
hypothèses « normatives » de comportement (i.e. renvoyant à l’individu tel qu’il
devrait se comporter s’il était conforme au modèle de l’homo oeconomicus) ;
proposer des hypothèses alternatives, à partir des résultats d’expériences, mais
aussi éventuellement d’enquêtes de terrain (voire d’études des mécanismes cérébraux par scanner, comme le fait la neuro-économie) ; construire des modèles à
partir de ces nouvelles hypothèses, faire des prédictions et les tester. La différence
notable avec la méthode préconisée par Friedman est qu’elle est précédée par
une étape inductive visant à doter les modèles de « postulats » plus réalistes : au
total, selon les auteurs, « behavioral economics increases the explanatory power
of economics by providing it with more realistic psychological foundations ».
Est donc réaffirmée ici la démarche hypothético-déductive, dans le cadre
d’une approche qui, en quelque sorte, systématise le projet initial d’Akerlof.
Celui-ci est un des principaux précurseurs d’une approche qu’il qualifie luimême d’anti-beckerienne (entretien avec Swedberg [1990]). Contrairement à
l’économiste de Chicago qui, du moins dans ses premiers travaux, prétendait
tout expliquer par l’homo oeconomicus et le marché (i.e. les calculs coûts/bénéfices), l’intérêt d’Akerlof est au contraire suscité par les dysfonctionnements de
marché (dus notamment aux asymétries d’information) et/ou les anomalies de
comportement. Pour essayer d’en rendre compte, il modélise des comportements
qui sortent du modèle standard, en s’inspirant des apports, aussi bien théoriques
qu’empiriques, des autres disciplines, anthropologie, sociologie ou psychologie.
Sa stratégie de recherche, telle qu’elle apparaît dans ces nombreux articles, se
déroule en deux étapes : repérage d’un ou plusieurs faits stylisés (les fluctuations
économiques, la rigidité des salaires…) dont rend mal compte la théorie standard, puis construction d’un modèle reposant sur une hypothèse comportementale « hétérodoxe » – généralement puisée dans la littérature en sociologie ou la
psychologie – permettant de rendre compte des faits constatés1. La démarche de
l’économie comportementale consisterait en quelque sorte à donner des fondements empiriques systématiques à ces hypothèses comportementale qui restaient
ad hoc dans la démarche d’Akerlof.
Dans le domaine des « interactions sociales », on assiste notamment, depuis
une quinzaine d’années, à des tentatives de formalisation rendant compte de
comportements qui ne tiennent pas (ou pas seulement) compte des gains individuels pour l’individu – ou encore des incitations financières. Les modèles
1. Ainsi, il montre par exemple comment des comportements s’éloignant légèrement du modèle
rationnel standard peuvent engendrer des fluctuations économiques importantes ; ou, encore, s’inspirant du sociologue Marcel Mauss, comment la rigidité des salaires peut résulter d’un équilibre de
don/contre-don entre employeurs et salariés (cf. les articles rassemblés dans Akerlof [1984]).
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Revue économique
d’altruisme conditionnel de Rabin [1993] ou d’aversion pour les inégalités de
Fehr et Schmid [1999], par exemple, s’articulent étroitement aux travaux d’économie comportementale pour essayer de rendre compte de certains de leurs
résultats empiriques – en intégrant des considérations d’envie et de sympathie
pour élaborer des « préférences sociales » et des fonctions d’utilité associées.
Les modèles d’Akerlof et Kranton [2000], et plus récemment de Bénamou et
Tirole [2006], dans une perspective peut-être plus proche de celle initiée par
Becker [1974], partent d’une problématique plus « psychosociologique » (et
moins strictement psychologique), en essayant de modéliser la prise en compte
des différentes motivations (financières, image de soi, conformité à la norme…).
Bénamou et Tirole, par exemple, relient les comportements « pro-sociaux »
(attestés par le fait parmi de nombreux autres, par exemple, que la gratuité est
plus efficace que le paiement pour récolter du sang) à trois types de motivations :
intrinsèques, extrinsèques (i.e. liées aux incitations financières) et « réputationnelles » (renvoyant à des normes sociales qui valorisent ou dévalorisent certains
comportements). Ces trois motivations s’articulent de façon complexe, avec des
effets d’éviction possible. Par exemple, rémunérer les dons de sang – i.e. introduire une motivation extrinsèque – risque de faire baisser la collecte auprès
des individus donnant par conviction (motivation intrinsèque) et de ceux qui ne
voudront pas être soupçonnés de donner de façon intéressée (motivation réputationnelle). Mais le « mix » de ces motivations est lui-même endogène et dépend
des choix des autres individus.
RETOUR SUR LA NATURE DE L’ÉCONOMIE
ET SES RAPPORTS AUX AUTRES DISCIPLINES
Qu’est devenue la paradigme économique ?
Selon Lazear, trois notions fondamentales caractérisent l’approche économique contemporaine : 1) le comportement rationnel maximisateur (maximizing
rational behavior) ; 2) l’équilibre (economics adheres strictly to the importance
of equilibrium as part of any theory) ; 3) l’efficience (economists place a heavy
emphasis on a clearly defined concept of efficiency) (op. cit., p. 100).
On a vu combien le premier point avait fait (et continue de faire) l’objet de
vifs débats au sein de la discipline. Les (post-)beckeriens, pour leur part, restent
attachés, dans une large mesure, à la conception forte de la rationalité, pour les
raisons méthodologiques énoncées par Friedman, et en se référant aussi à l’argument de la sélection (les comportements non optimisateurs, du point de vue
de la rationalité substantive, finissent par être éliminés par le jeu de la concurrence, ou voient leurs effets limités au niveau agrégé). Certes, au sein même de
ce courant, la figure traditionnelle de l’homo oeconomicus a beaucoup évolué,
comme en attestent les derniers travaux de Becker lui-même : ses préférences
ne sont plus considérées comme exogènes et immuables – elles se construisent
dans l’interaction sociale –, et ses représentations peuvent être erronées. Mais
l’individu reste, en dernière instance, rationnel et optimisateur, dans la mesure où
il est supposé choisir, en amont, ses préférences ou ses représentations. Pour leur
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part, les « anti-beckeriens » ont une vision beaucoup plus « molle » et ouverte du
comportement individuel, tentant d’intégrer, notamment dans le cadre de l’économie comportementale, certains résultats de la psychologie. De plus, selon eux,
des anomalies de comportement par rapport au modèle économique standard ne
sont pas forcément éliminées par le jeu du marché – si bien que peuvent coexister
durablement des comportements rationnels et « quasi rationnels » (Thaler [1992]
et [2000]). Pis : ces anomalies – comme par exemple les comportements de
réciprocité – peuvent elles-mêmes être la résultante d’un processus de sélection
des attitudes les plus appropriées dans un contexte socio-économique donné
(Henrich et al., op. cit. ; cf. Gintis [2000] pour un modèle évolutionniste dans
ce sens).
On notera que la référence au marché a disparu dans la présentation de Lazear.
De fait, on l’a vu, la microéconomie généralisée efface les limites de ce dernier
– même si elle diffère d’un auteur à l’autre (degré de rationalité de l’agent,
prise en compte ou non des asymétries d’information…). En revanche, la notion
d’équilibre, qui renvoie à la question de l’interdépendance et de la coordination
des comportements individuels, se trouve renforcée. Mais comme le souligne
très justement Malinvaud, « le concept d’équilibre est aujourd’hui, en économie, purement méthodologique, en ce sens qu’il n’est associé à aucune théorie
particulière […] C’est de fait la traduction donnée à l’idée d’interdépendance et
de compatibilité mutuelle. Chaque théorie est libre de poser comme elle l’entend
les interdépendances et les compatibilités qu’elle retient, chaque théorie a ainsi
sa définition particulière des équilibres qu’elle étudie » ([2001], p. 13). Interdépendance et coordination des comportements ne passent plus simplement par le
mécanisme du marché. En passant de l’hypothèse de l’interface (par le marché)
à la l’analyse du face à face (entre individus), l’économie s’ouvre le champ de
tous les types d’interactions, et se focalise sur leurs effets émergents.
La notion d’efficience, quant à elle, reste essentielle pour garder la dimension
normative de la science économique, qui en fait, suivant Robbins, la science du
choix et donc de l’aide à la décision par excellence. Les débats portent sur les
possibilités d’atteindre des équilibres paréto-efficients entre ceux qui insistent
sur la rationalité des agents et le bon fonctionnement du marché et ceux qui
insistent sur les comportements non ou quasi rationnels et les défaillances de
marché (externalités, asymétries d’information…), qui débouchent sur des équilibres éloignés de l’optimum de Pareto. Mais, au-delà, certains développements
de l’économie comportementale (et notamment de la neuro-économie) amènent
à remettre en cause l’hypothèse selon laquelle les choix des individus reflètent forcément leurs préférences réelles (i.e. ce qui maximise leur bien être) : il
s’avère que les individus font souvent des choix qui peuvent ne pas augmenter
leur bien-être, voire même le baisser1. On serait amené alors à distinguer une
« decision utility » (qui renvoie aux « préférences » telles que révélées par les
choix) d’une « experienced utility » (qui renvoie aux préférences réelles). Cette
distinction pose un problème pour l’économie normative du bien-être, qui se
retrouve dépourvue d’un critère clair permettant de comparer des options différentes selon leur impact sur l’utilité des individus (cf. Camerer, Lowenstein,
Prelec [2004], et la discussion de Gul et Pesendorfer [2005]).
1. C’est souvent le cas dans des situations de « dépendance » (addiction) : les individus
consomment des produits qui non seulement peuvent nuire à leur santé mais dont ils ne retirent pas
forcément un plaisir.
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Revue économique
Jérôme Gautié
Partant du constat de la grande variété des comportements selon les contextes
économiques et sociaux, Bowles et Gintis [2000] en viennent à poser la question :
« Should we pack up an become sociologist? » – sur le même mode que celle
soulevée par Thaler, un des principaux promoteurs de l’économie comportementale « Am I suggesting that economic theorists should fold up their tents and go
home to make room for psychoeconomists? » (1992, p. XXI). Les réponses sont
évidemment négatives. Les uns comme l’autre (cf. aussi Thaler [2000]) affirment que, si l’homo oeconomicus peut être enrichi par des considérations d’ordre
psychologique, anthropologique ou sociologique, seul l’économiste a les outils
nécessaires pour en tirer toutes les conséquences en termes d’effets émergents
de comportements interdépendants : « The distinctive strength of economics
– explaining prices and quantities, as well as exploring the complex as often
unexpected ways that countless uncoordinated actions generate sometime unanticipated aggregate outcomes and dynamics – is no less relevant today than when
it was pioneered by the classical economists two centuries ago. The inadequacy
of Walrasian [ce sont les auteurs qui soulignent] general equilibrium in no ways
diminishes the importance of general equilibrium thinking » (Bowles et Gintis,
op. cit.). Ils rejoignent sur ce point un auteur (post-)beckerien, qui, s’il est beaucoup plus sceptique sur l’enrichissement des comportements microéconomiques
par la prise en compte des apports de la psychologie, souligne aussi que « the
great achievement of economics is understanding aggregation » (Glaeser [2003],
p. 10). On en revient à la centralité de la notion d’équilibre évoquée plus haut.
Au total, on reste dans une vision où l’économie reste la science dominante,
seule à même de pouvoir théoriser le fonctionnement de la société. Les enjeux
ne sont pas les mêmes du côté de la psychologie et de la sociologie.
La psychologie, au cours des dernières années, a eu tendance à féconder l’économie – on peut cependant s’interroger sur la pertinence et la faisabilité d’un
projet consistant à fonder une « psychologie économique » (voir les remarques
en ce sens, mais à partir de points de vue opposés, de Kahneman [2003] et Gul
et Pesendorfer, op. cit.). L’économie ne prétend pas se placer sur le même terrain
que la psychologie (et réciproquement). Le « contre-impérialisme » un peu
provocateur de Glaeser [2003], selon lequel la psychologie aurait autant sinon
plus à apprendre de l’économie que le contraire, concerne en fait la psychologie
sociale (adoption des croyances et des opinions), et donc renvoie tout autant à
la sociologie.
De fait, c’est surtout cette dernière qui est menacée par les développements évoqués ici. Becker et de nombreux post-beckeriens rendent souvent
hommage à la sociologie pour ses « big and broad questions » (Becker, dans
Swedberg [1990]), ou encore, son « broader thinking » (Lazear, op. cit.). Mais
cet hommage est plus qu’ambigu : il reste en fait profondément ancré dans la
vision selon laquelle la sociologie, discipline ancillaire, est au mieux simple
pourvoyeuse d’intuitions et/ou de constats empiriques, que seule l’économie
est à même de formaliser et d’expliquer dans un cadre théorique cohérent1.
1. Le mépris pour la sociologie est parfois clairement explicité : Manski [2000], affirme qu’il
n’y pas grand-chose à tirer de cette discipline, celle-ci n’étant pas plus rigoureuse aujourd’hui qu’il
y a trente ans.
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Quel rapport aux autres disciplines ?
Revue économique
Au-delà de la tradition beckérienne, la plupart des approches économiques
contemporaines des interactions relèvent de la même vision. Le rapport de
l’économie comportementale à la sociologie est même, d’un certain point de
vue, pire : on ne reconnaît même plus à celle-ci la pertinence de son apport
empirique, les « faits » devant être établis en laboratoire. Au total, l’effacement de la « frontière classique » entre l’économie et la sociologie (cf. la citation de Gollier en introduction), loin de renvoyer à une convergence fondée
sur un enrichissement mutuel entre les deux disciplines1, se fonde plutôt sur
des formes d’impérialisme renouvelées, l’économie se concevant peut-être
plus que jamais, implicitement ou explicitement, comme la « grammaire des
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Jérôme Gautié
LES ÉCHANGES ENTRE SCIENCE ÉCONOMIQUE ET AUTRES
SCIENCES SOCIALES
Edmond Malinvaud
Altern. économiques | L'Économie politique
2001/3 - no 11
pages 7 à 33
ISSN 1293-6146
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2001-3-page-7.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Malinvaud Edmond , « Les échanges entre science économique et autres sciences sociales » ,
L'Économie politique, 2001/3 no 11, p. 7-33. DOI : 10.3917/leco.011.0007
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Distribution électronique Cairn.info pour Altern. économiques.
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Science économique et sciences sociales
Les échanges entre science économique
et autres sciences sociales
Edmond Malinvaud,
professeur honoraire du Collège de France
La nécessaire concision de cet article impose qu’il s’en tienne
au principal et évite des développements annexes, même s’ils ont
des liens avec le sujet. Ainsi, il ne sera question ni des évolutions
internes à la science économique ni de ses rapports avec la philosophie, qu’il s’agisse d’épistémologie ou d’éthique (1). Il faudra
d’abord reconnaître que, appartenant aux sciences sociales par les
phénomènes dont elle traite, la discipline économique est douée
d’une forte identité, notamment en raison du rôle qui lui est assigné.
Afin d’alterner les angles de vue, l’ordre de passages des diverses
sciences sociales sera ensuite structuré par référence aux trois proposi-
( [7]
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A
u printemps 2000, des étudiants français ont contesté la
forme et le fond de l’enseignement d’économie qui leur
était dispensé. Ce fait, en soi légitime et assez voisin de ce qui
s’était produit dans d’autres pays, a provoqué chez nous la
résurgence d’une croyance persévérante en l’existence d’une
stratégie de recherche qui constituerait une alternative prometteuse à celle généralement suivie en économie et qui donnerait
même accès à une compréhension synthétique de l’ensemble
des phénomènes économiques et sociaux. J’ai bien peur que
cette croyance se révèle, une fois de plus, trompeuse. Je suis
certes convaincu de ce que les interactions utiles entre économie et autres sciences sociales se multiplieront. Mais elles se
situeront à des niveaux beaucoup plus analytiques que certains
l’espèrent, et cela dans le cadre d’approches déjà familières
chez nous. En d’autres termes, elles n’aboutiront pas à des percées révolutionnaires, mais contribueront plutôt à des évolutions déjà engagées. Afin d’éviter à mes collègues les déceptions qui pourraient résulter de vains espoirs, je sens le devoir
de m’expliquer en survolant ce que je perçois comme avenir
pour les relations entre notre discipline et les autres.
L’Economie Politique n° 11
tions suivantes : le rôle assigné à l’économie explique la présence d’un malentendu sur ce que peut être une « théorie » du développement économique et
social et de quelle discipline elle relève ; en revanche, il n’y a pas de doute sur
le fait que les méthodes de l’économie ont été appliquées par des économistes,
au cours des dernières décennies, à diverses questions relevant d’autres
sciences, ni de doute sur le fait que les économistes éprouvent de plus en plus
le besoin d’apports provenant de sciences voisines. Ce plan sera par moment
artificiel, mais devrait aider à soutenir l’attention.
On s’entend aisément sur ce que sont les phénomènes économiques :
l’inflation ou le chômage, la détermination des prix des biens, des taux de
salaire, des taux d’intérêt ou des cours des valeurs, celle de l’excédent ou
du déficit de la balance des paiements, l’efficacité du système productif
d’une collectivité et les niveaux de vie qui en résultent, etc. Sans doute
aucun de ces phénomènes n’est-il jamais dans les faits purement économique. Néanmoins, on s’accorde à reconnaître qu’il revient surtout à la
discipline économique de donner la connaissance de ces phénomènes dans
ce qu’ils peuvent avoir de général.
Mais l’identité de la science économique ne réside pas seulement dans
celle de son champ d’étude. Elle tient aussi aux buts qu’on lui assigne. On
n’attend pas d’elle seulement une description systématique, ni même une
explication, mais aussi une prescription. Elle devrait bien diagnostiquer ce
qui pourrait être amélioré et proposer de bons remèdes pour y parvenir. A
elle de définir comment organiser au mieux l’« allocation des ressources »,
c’est-à-dire l’utilisation des ressources de la nature et du travail, ainsi que
plus généralement la production, la distribution et la consommation des
biens. A elle de dire s’il faut réglementer tel ou tel marché et comment. A
elle de dégager les avantages et inconvénients de divers systèmes fiscaux
et de politiques économiques ou financières envisagées par les pouvoirs
publics. A elle de dire comment résorber le chômage, etc. La vocation de la
science économique est donc opératoire.
La préoccupation prescriptive est ancienne, mais elle s’est affirmée au
cours de ce siècle. Autrefois, on pouvait concevoir que les économistes
aient visé surtout à reconnaître un aspect important de l’histoire des sociétés et à l’intégrer correctement dans la narration des événements vécus, ou
[8]
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Identité de la science économique
Science économique et sciences sociales
C’est le plus souvent pour atteindre ses objectifs opératoires que la discipline a été conduite à donner des définitions précises, donc étroites, aux
concepts de plus en plus nombreux qu’elle utilise, à collecter des données
pour la mesure régulière de beaucoup de ces concepts, à formaliser rigoureusement ses théories, donc à les exprimer par des systèmes mathématiques dont l’étude exige de longs efforts, à appliquer souvent de savantes
procédures statistiques pour tester des hypothèses ou estimer des paramètres, à élaborer des modèles quantifiés servant à prédire les effets de
changements subis ou de décisions envisagées. Vue de l’extérieur, la discipline a aujourd’hui une allure qui la fait souvent ressembler aux sciences
de la nature et de la vie plus qu’aux sciences sociales. Pour marquer l’identité de la discipline, les méthodes qu’elle met en œuvre s’ajoutent ainsi à la
nature des phénomènes qu’elle étudie et aux objectifs qui lui sont assignés.
Bien entendu, il ne faudrait pas pousser ce qui précède à la caricature.
La plupart des tendances affectant la science économique se manifestent
aussi ailleurs dans les sciences sociales ; mais elles y ont moins d’emprise.
Il ne faudrait pas non plus ignorer l’existence de problèmes résultant de
l’évolution vers une conception plus opératoire et plus quantitative de la
discipline. Le premier de ces problèmes est, sans aucun doute, que l’évolution en cause a sensiblement éloigné, au cours des dernières décennies,
l’étude des phénomènes économiques de celle de phénomènes sociaux voisins. Cela comporte évidemment des inconvénients, particulièrement manifestes quand il s’agit de comprendre les grandes tendances de l’histoire
économique et sociale, le sujet par lequel on va ici commencer.
Une théorie générale du développement
économique et social ?
Se donner pour objectif de comprendre l’évolution des sociétés
humaines dans toutes ses dimensions vient naturellement à l’esprit. Ce fut
et c’est toujours une motivation profonde pour beaucoup d’historiens,
(1) Sur les échanges avec la philosophie, voir S.-C. Kolm (1986).
( [9]
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même qu’ils aient recherché des fils conducteurs pour comprendre ce
qu’ils constataient, en particulier pour rendre intelligibles les évolutions
économiques et leur degré de coïncidence avec les évolutions techniques et
sociales. Une telle conception ne suffit plus du tout aujourd’hui.
L’Economie Politique n° 11
Se proposer d’appréhender simultanément les tendances économiques et
les transformations sociales se justifierait par les interdépendances existant
entre ces deux catégories d’évolutions. Non seulement les phénomènes économiques à long terme s’expliquent
Je ne crois pas
en partie par des facteurs sociaux,
que la science économique mais ils affectent aussi les changements sociaux. Quiconque isole une
puisse avoir l’ambition
catégorie de phénomènes s’interdit de
traiter des interdépendances avec
d’élaborer une théorie
d’autres catégories (mais non, bien
générale du développement entendu, d’identifier des déterminants
en provenance de ces catégories).
économique et social
Etudier la seule croissance économique, ainsi que beaucoup le font, constitue une restriction des ambitions
scientifiques, restriction que le chercheur peut vivre comme un appauvrissement. Ce n’est donc pas de gaieté de cœur que l’on accepte de se contraindre
ainsi, mais plutôt avec le sentiment d’être incapable de faire mieux. Le
reconnaître ne relève d’aucun dogmatisme idéologique ou méthodologique,
mais seulement du réalisme.
Quant à moi, je propose une distinction entre ce qui relève de la science
économique et ce qui relève de l’histoire, avec notamment sa composante
dite « histoire économique ». Je ne crois pas que la science économique
puisse avoir l’ambition d’élaborer une théorie générale du développement
économique et social ; en revanche, je comprends que ce soit un sujet
d’étude passionnant pour l’histoire. Ce partage des rôles correspond à ce
qui convient aux positions respectives des deux disciplines.
Les buts opératoires assignés à l’économie imposent aux théories mises en
œuvre d’être, d’une part, étroitement spécifiées, d’autre part, objectives, c’està-dire reconnues comme fiables par au moins la majorité des spécialistes. Ce
sont des exigences sévères. Elles ne peuvent être respectées que si l’on
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d’anthropologues, de sociologues et d’économistes. S’agissant de ces derniers, on pense en France aujourd’hui à l’école dite de la régulation ; mais
elle n’est évidemment pas seule à se soucier des transformations économico-sociales que nous vivons. Malgré la force de cette motivation, beaucoup d’économistes s’interdisent de prétendre à une compétence pour l’explication globale de l’histoire. Pourquoi une telle réserve ?
Science économique et sciences sociales
accepte de restreindre les ambitions explicatives. Or, s’agissant de développement économique et social, nous sommes si peu avancés dans la compréhension de déterminants même assez immédiats que prétendre appréhender le
phénomène global, au niveau de précision attendu des économistes, me paraît
relever d’une vaine fuite en avant et d’un manque de réalisme (2).
Au stade de la description, qui relève évidemment de l’histoire mais à
laquelle beaucoup d’économistes ont contribué et continueront à contribuer, il convient souvent de ne pas chercher à isoler ce qui serait purement
économique (que l’on pense, par exemple, à ce que peut être la meilleure
façon de suivre les modalités changeantes du travail et de l’emploi). Ce
n’est qu’au stade de l’analyse qu’on sera obligé de circonscrire étroitement
les aspects étudiés ; mais l’historien n’a pas à s’y engager à fond.
L’histoire contribue indirectement à notre compréhension du monde
quand elle nous conduit à porter un regard critique sur les théories à notre
disposition. La remarque s’applique en particulier aux théories économiques, qui sont notoirement partielles, pour les raisons que nous avons
vues, mais dont certains adeptes naïfs pourraient exagérer la portée si on ne
les ramenait pas à la conscience des réalités. Il arrive d’ailleurs que la critique joue un rôle constructif en suggérant des révisions aux théories existantes, voire la mise au point de théories nouvelles, par exemple une théorie s’appliquant à telle interface entre phénomènes économiques et sociaux.
Enfin, les historiens peuvent nous éclairer en proposant des thèses synthétiques, à la manière de K. Marx, de M. Weber ou de A. Toynbee. De
telles thèses ne constituent pas de véritables théories opératoires, mais elles
contribuent à la culture en véhiculant un ensemble d’idées que la réflexion
sur le monde a fait naître. Elles peuvent dès lors stimuler l’intuition et
même conduire à l’élaboration de théories beaucoup plus spécifiques, qui
pourront alors être testées et éventuellement retenues. Nombre d’écono(2) Je me suis déjà expliqué assez longuement sur ce point dans le chapitre 1 (voir pp. 25 à 33, ou pp. 30 à 40 de l’édition de poche) de E. Malinvaud (1991).
( [11]
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La position des historiens est différente : on n’attend pas d’eux qu’ils
proposent des politiques de développement, mais plutôt qu’ils nous aident
à nous reconnaître face à une réalité fort complexe. Dès lors, ils peuvent
s’en tenir à décrire, à critiquer et à éclairer.
L’Economie Politique n° 11
Des considérations analogues s’appliquent aux différences naturelles entre
les préoccupations respectives des anthropologues et des économistes. On
ne rendrait pas bien compte des structures d’une société si on négligeait de
porter l’attention sur ses activités de production, de distribution et d’échange,
dont l’organisation obéit à des règles plus ou moins spécifiques. Animés du
souci de bien comprendre l’aspect économique des sociétés qu’ils étudiaient,
beaucoup d’anthropologues ont même envisagé l’existence d’une discipline
particulière, l’anthropologie économique (voir M. Godelier, 1974). Que cette
discipline ait ou non une véritable autonomie par rapport à l’anthropologie, il
faut bien reconnaître qu’elle se constitue sans recevoir des économistes plus
qu’une aide conceptuelle fort générale. En retour, les économistes n’auront
sans doute guère d’enseignements à en tirer pour résoudre les problèmes
contemporains sur lesquels ils doivent travailler.
Après ces considérations sur les ambitieux projets visant à une explication
globale, il est opportun de jeter maintenant un regard sur les échanges plus
localisés entre histoire et théories économiques, en adoptant bien entendu la
définition large du terme théorie, qui ne le restreint pas à la théorie formalisée (3). Les échanges sont à double sens. D’une part, comme nous l’avons
vu, les théories économiques trouvent dans l’histoire (éventuellement intégrant des contributions des autres sciences sociales) des idées pour des développements nouveaux. De même, les théories puisent dans l’histoire les « faits
stylisés » qu’elles ont à expliquer, faits qui, au cours de ce siècle, ont porté de
plus en plus souvent sur des grandeurs quantifiées (d’où l’importance de
l’« histoire quantitative »). D’autre part, des historiens de plus en plus nombreux éprouvent le besoin d’utiliser des théories économiques, voire des
modèles ou des procédures économétriques précises (4), pour tester certaines
explications de grandes évolutions historiques : rôle d’institutions, de structures sociales ou d’innovations techniques particulières dans telle ou telle
région, à telle ou telle époque.
Des économistes visitent les sciences sociales
Les apports offerts par les économistes aux sciences sociales tirent parti
de la longue pratique que leur discipline a acquise dans l’usage de deux
méthodes d’analyse qui peuvent se révéler fructueuses ailleurs : d’une part,
[12]
)
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mistes prétendent ainsi avoir été inspirés dans leurs recherches par les
thèses de J. Schumpeter.
Science économique et sciences sociales
Le concept d’équilibre est aujourd’hui, en économie, purement méthodologique, en ce sens qu’il n’est associé à aucune théorie particulière,
contrairement à ce que l’on croit souvent. Ce concept s’applique au
contraire dans le cadre de toutes les
Raisonner sur des
théories, sauf les plus rudimentaires.
Il n’a pratiquement plus guère à voir
équilibres s’avère efficace
avec l’idée d’absence de mouvepartout où interviennent
ment. C’est de fait la traduction donnée à l’idée d’interdépendance et de
des interdépendances
compatibilité mutuelle (5). Chaque
théorie est libre de poser comme elle l’entend les interdépendances et les
compatibilités qu’elle retient ; chaque théorie a ainsi sa définition particulière des équilibres qu’elle étudie. Raisonner sur des équilibres s’avère efficace partout où interviennent des interdépendances et un degré plus ou
moins lâche ou strict de compatibilité mutuelle. Tel est souvent le cas, non
seulement dans l’étude des phénomènes économiques, mais aussi dans
celle d’autres phénomènes sociaux.
Démographie
Longtemps après les écrits de Malthus, l’intérêt porté par des économistes à la démographie a été renouvelé par le programme de recherche
sur « l’économie de la famille » qui a été entrepris vers 1960 et dont la
figure dominante est Gary Becker. Il s’est agi de tirer parti des méthodes de
l’analyse économique pour étudier l’effet des déterminants économiques
de la fécondité, de la décision de mariage ou de divorce, du partage des
(3) Les rapports entre les théories économiques au sens large et leurs expressions formalisées n’entrent pas dans le
champ de cet article. J’en ai traité dans E. Malinvaud (1991), où j’ai aussi cherché à bien définir ce qu’il fallait
entendre en général par théorie (voir en particulier les pp. 223 à 226).
(4) On a parlé de cliométrie pour caractériser le courant constitué par les plus économètres de ces historiens.
(5) Une définition précise et une discussion circonstanciée font l’objet du chapitre 5 de E. Malinvaud (1991).
( [13]
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la maximisation sous contraintes et l’individualisme méthodologique qui
souvent l’accompagne, d’autre part, la définition et la détermination
d’équilibres. Il est inutile d’insister sur la première méthode, qui est bien
comprise et s’applique au cas d’un agent cherchant à se comporter au
mieux dans une situation où sa liberté de choix est limitée par des
contraintes que son environnement lui impose. En revanche, il faut s’expliquer ici sur le rôle joué par les équilibres, à l’encontre desquels existent
des préventions dues à une méconnaissance de leur nature logique.
L’Economie Politique n° 11
Ce cas de recherches à la marge de la discipline économique telle qu’elle
était habituellement conçue, offre l’avantage d’être maintenant assez ancien
pour que l’on tente de répondre à deux questions qu’il suscite. Est-il
l’amorce d’une invasion plus profonde des économistes dans le champ des
démographes ? Il ne le semble pas, car le programme de recherche ne va pas
au-delà de l’étude de déterminants que l’on qualifiait depuis longtemps
d’économiques. Peut-être a-t-il montré l’importance de ces déterminants et
la complexité de leur action, mais l’étude démographique garde par ailleurs
sa méthodologie et considère bien d’autres facteurs.
L’économie de la famille contribue-t-elle en retour à une meilleure analyse
des grands phénomènes économiques tels que la croissance ? G. Becker a
essayé de le montrer dans sa conférence présidentielle à l’American Economic Association (1988). Je ne suis pas sûr qu’il ait convaincu, mises à part
quelques remarques de bons sens indépendantes du reste de ses travaux.
Droit
De longue date, les économistes ont étudié les effets économiques des
lois et règlements ; l’influence de la fiscalité, du protectionnisme, du
contrôle des prix, etc., ont toujours constitué la matière de nombreux
ouvrages et articles. Mais au cours des quatre dernières décennies, la
recherche a débordé de ces thèmes traditionnels dans trois directions (voir
A. Hannequart, 1990).
Premièrement, des économistes se sont intéressés à l’étude des activités
illégales et de la justice pénale. Ainsi, pour expliquer le niveau de la criminalité, on fait appel à un concept d’équilibre dans lequel intervient, non
seulement la sévérité des sanctions et le risque qu’a un contrevenant d’être
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tâches dans le ménage, etc. (D. Strauss-Kahn, 1977 ; J. Silber, 1981). Ce
point de vue, adopté systématiquement, a conduit à générer des hypothèses
qui constituent un ensemble cohérent et sont articulées sur celles relatives
à d’autres comportements économiques. Une impulsion nouvelle a ainsi
été donnée à des recherches empiriques pour le test de ces hypothèses ou
l’estimation des effets qu’elles impliquent. Les travaux économétriques
n’ont pas toujours été couronnés de succès, loin de là ; mais leurs résultats
constituent un corpus non négligeable auquel tout spécialiste doit se référer (R. Willis, 1987 ; G. Becker, 1989).
Science économique et sciences sociales
découvert, mais aussi l’importance des mesures de protection prises par
les victimes potentielles. Cette voie de recherche a bien des similitudes
avec l’économie de la famille et occupe parfois les mêmes économistes.
Troisièmement, les économistes ont naturellement rencontré les juristes
dès lors qu’ils ont travaillé sur la théorie des contrats. Ils étaient motivés,
pour ce faire, tant par des questions apparues dans le prolongement des
théories microéconomiques de l’allocation des ressources que par des
demandes d’avis venant des tribunaux, dans le cadre de litiges relevant du
droit économique (droit des affaires,
réglementation de la concurrence,
Les économistes ont
etc.). Une collaboration durable en a
naturellement rencontré
résulté entre juristes et économistes.
Les premiers mettent en valeur, tanles juristes dès lors
tôt le contexte juridique et instituqu’ils ont travaillé
tionnel régissant l’application des
contrats, tantôt les interprétations
sur la théorie des contrats
données du concept de justice dans
la vie de relations contractuelles confrontées à des éventualités qui
n’avaient pas été prévues (J. Ghestin, 2000 ; A. Schwartz, 2000). Les économistes analysent comment législation et jurisprudence devraient tenir
compte de l’interférence des effets des stimulants économiques auxquels
les contractants réagissent, d’abord quand ils s’entendent sur les termes du
contrat, puis quand ils l’appliquent, enfin quand ils le renégocient à la suite
d’événements imprévus (E. Brousseau et J.-M. Glachant, 2000).
L’ensemble de ces travaux à la frontière entre droit et économie se
trouve d’ailleurs favorisé par un élargissement de la recherche économique à la théorie des organisations. Il y avait bien des raisons, à l’intérieur de la discipline, pour cet élargissement, en particulier le souci de
résoudre le difficile problème de l’articulation entre le marché et l’inter-
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Deuxièmement, une école cherche à expliquer les lois et la jurisprudence
comme déterminées, de façon à assurer l’efficacité des résultats de l’activité
économique et sociale. La notion d’efficacité est directement tirée de la
réflexion théorique en économie. L’étude de certaines législations, telle celle
sur les pollutions, prolonge directement la réponse à des questions posées
aux économistes. Mais la méthode d’analyse est appliquée plus généralement au droit dans des domaines d’une tout autre nature (R. Posner, 1987).
L’Economie Politique n° 11
Il ne fait pas de doute que la collaboration amorcée avec les juristes par
certains économistes engagés dans la troisième direction de recherche est
utile et perdurera. Mais que penser des autres apports de l’économie à la
théorie du droit ? Ne risquent-ils pas de demeurer artificiels quand ils
s’aventurent en dehors du droit économique ? Peut-être certains d’entre
eux aideront-ils à mieux identifier ce qui, dans nos législations, ne relève
pas du souci de l’efficacité collective (entendue dans un sens large, bien
sûr), mais de la mise en œuvre d’idées communément admises (ou d’idéologies) sur les finalités de la vie humaine.
Science politique
Les contributions des économistes à la science politique sont nombreuses et de natures diverses, à tel point qu’un économiste pourrait parfois
se demander si cette science ne lui appartient pas. Ce serait évidemment
une grave erreur d’optique, car il y a beaucoup plus dans la science politique, avec de grands thèmes tels que le rôle de la société civile ou les
interdépendances entre le fonctionnement de la démocratie et l’évolution
du système des valeurs collectives. Les incursions de la réflexion économique s’expliquent cependant bien, puisqu’on attend de cette réflexion
qu’elle éclaire les interventions des pouvoirs publics : comment le faire
sans jamais s’interroger sur les conditions dans lesquelles les décisions
politiques sont prises ?
Quatre thèmes ont particulièrement retenu l’attention. Le premier, ce
que devraient être les objectifs de justice et d’équité dans nos sociétés, sera
cité ici pour mémoire. Il intéresse beaucoup les économistes, puisqu’ils
ont à s’occuper de la distribution des biens, des services, des revenus et
des richesses, mais il sort du domaine retenu pour cet article, car il appartient à l’éthique et à la philosophie plus qu’à la science politique – des
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vention centrale, qu’elle soit impérative, incitatrice ou indicative ; en particulier aussi la préoccupation de disposer d’une théorie de l’entreprise
qui soit moins schématique que la formalisation classique de l’unité de
production face à son marché. Pour déterminer la législation adéquate à
tel ou tel domaine, l’économiste n’a plus nécessairement à raisonner en
termes de demande, d’offre et d’équilibre de marché ; il peut aussi faire
appel à la théorie des organisations, quelque imprécise qu’elle soit encore
(O. Williamson, 2000).
Science économique et sciences sociales
La théorie du vote est au contraire bien dans notre sujet. Or, si ses bases
sont anciennes, elle a connu un renouveau à la suite des contributions de
certains économistes dans les années 40 et 50. Pourquoi la percée devaitelle venir d’eux ? Sans doute parce qu’ils disposaient des outils conceptuels
requis, le problème étant que des agents ayant des préférences distinctes
doivent prendre une décision en
Les capacités
commun. Etudier l’effet des procédures de vote s’imposa d’autant plus
de formalisation
aux économistes que l’un d’entre
des économistes
eux, K. Arrow, démontrait un « théorème d’impossibilité » qui semblait
mathématiciens
fermer la voie à leurs modes antéles prédisposaient
rieurs de raisonnement (en termes
simples, ce théorème énonce qu’il est
à réussir dans l’étude
impossible de trouver une formule
des systèmes de vote
qui, à partir d’un ensemble quelconque de systèmes de préférences
individuelles, en déduise un système de préférences collectives, et cela
d’une façon respectant certains axiomes assez naturels). Les capacités de
formalisation des économistes mathématiciens, leur intérêt pour l’approche
axiomatique et leur implication dans la théorie des jeux les prédisposaient à
réussir dans l’étude des questions posées à propos des systèmes de vote
(pour un point actuel, voir A. Sen, 1999, et N. Miller, 1987).
Par « théorie des choix publics », on entend aujourd’hui un ensemble
de travaux concernant l’orientation prise par les décisions publiques en
fonction des intérêts de ceux qui les inspirent, les prennent ou les appliquent : électeurs, groupes de pression, gouvernements esclaves de réélections ou fonctionnaires poursuivant leurs propres objectifs. L’ambiance
dans laquelle se placent certains de ces travaux est marquée par une
défiance systématique vis-à-vis de l’Etat et de ses agents, une défiance
qu’un vieux serviteur public comme moi trouve exagérée ; parfois, ce qui
est qualifié de théorie ne va pas au-delà de l’expression de préjugés. Il y a
donc des excès. Cependant, cette voie de recherche a un sens évident, pour
des raisons de réalisme fort adroitement argumentées par J. Buchanan
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interfaces avec cette dernière existent cependant, surtout quand la justice
est vue comme le respect des libertés individuelles (sur ce premier thème,
voir S.-C. Kolm, 1972, M. Fleurbaey, 1996).
L’Economie Politique n° 11
Très active depuis quinze ans, la « nouvelle économie politique » a pour
objet l’étude des politiques économiques, non plus quant à leurs effets
(aspect étudié presque exclusivement auparavant par les économistes),
mais quant à leur genèse. Les politiques ne sont plus vues alors comme
provenant d’objectifs donnés ou de
la maximisation d’une fonction
La simple transposition
d’utilité sociale, mais comme résulau monde politique
tant d’un mécanisme politique et traduisant les intérêts des groupes les
des postulats familiers
plus puissants. G. Saint-Paul (2000)
aux économistes
profite de sa propre expérience de
chercheur dans cette voie – et de la
fut décevante
parution de deux livres qu’il commente – pour constater que la recherche n’a pas réussi encore à faire émerger une théorie centrale où apparaisse un ensemble de prédictions robustes
et testables. Il explique cela par des doutes sur la pertinence de l’hypothèse
de rationalité quand on l’applique au jeu politique, par la relative pauvreté
des bases empiriques mobilisées et par le fait que, souvent, l’analyse
repose sur des modèles trop particuliers. Mais il n’entend évidemment pas
décourager ceux qui consacrent leurs efforts à une discipline nouvelle.
Que conclure de l’ensemble de telles interventions des économistes dans
le territoire de la science politique ? G. Miller (1997) estime qu’il y eut
indiscutablement un effet bénéfique quant à la méthodologie, de nombreux
spécialistes de la discipline comprenant les avantages de la rigueur et de la
formalisation. Il constate, en revanche, que la simple transposition au
monde politique des postulats familiers aux économistes fut décevante et
ne fit qu’aider la science politique à mieux prendre conscience de l’importance contraignante des normes sociales et des rapports institutionnels
qui gouvernent l’échange politique dans sa diversité.
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(1987) dans sa conférence Nobel. Plus positive est d’ailleurs l’attitude de
J.-J. Laffont (2000), qui, s’exprimant sur la réforme de l’Etat, prend en
compte tout un ensemble de travaux récents consacrés à l’économie des
incitations. Il montre comment en déduire de nouvelles règles du jeu pour
le secteur public, de façon à y réduire dysfonctionnements, privilèges abusifs et corruption, tout en évitant les effets pervers de réformes qui déprécieraient le travail de fonctionnaires se consacrant à leur tâche avec le sens
du service public.
Science économique et sciences sociales
Les économistes recevront des autres sciences sociales
Afin d’éviter tout malentendu, il faut préciser : « détaché du contexte
social » ne veut pas dire que la science économique ne s’intéresserait plus
aux phénomènes à implications sociales. Au contraire, en approfondissant
comment se déterminent et sont influencés les niveaux de vie, l’inflation et
l’emploi, elle s’attache à bien tenir le rôle qui lui revient dans la répartition
des fonctions entre disciplines sociales. Mais privilégiant la recherche à
des niveaux ayant au moins quelque généralité, elle n’a guère valorisé,
durant une longue période, la description des multiples formes que peut
revêtir l’insertion des activités économiques dans les sociétés actuelles.
C’est grâce à l’accent mis sur un tel développement autocentré que la
science a gagné en profondeur, en rigueur, en cohérence et même en pertinence. Mais il était sans doute inévitable qu’une telle évolution se paye de
quelques coûts. D’un côté, elle a encouragé chez certains économistes le
dogmatisme, le dédain vis-à-vis des sciences sociales autres que la leur et
l’ignorance de nombreux aspects de la vie sociale, voire de la vie économique. A l’inverse, d’autres économistes ont refusé de se laisser entraîner
par le mouvement général et se sont sentis de plus en plus mal à l’aise dans
une profession qui les traitait en marginaux et qui leur paraissait faire
fausse route.
Ces temps d’enthousiasme, marqués parfois de naïvetés et d’exclusives,
sont aujourd’hui révolus. Certes, il reste à faire, dans le cœur de la discipline et pour l’irrigation centrifuge de ses multiples branches. Mais une
telle stratégie scientifique est sujette, finalement, à rendements décrois-
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Vues rétrospectivement, les décennies de 1950 aux années 80 apparaîtront à l’historien des sciences comme caractérisées par une concentration
des efforts des économistes sur le cœur de leur discipline : l’étude des marchés. C’est surtout par rapport à ce cœur que leur système conceptuel s’est
précisé et enrichi. C’est pour disposer d’une théorie rigoureuse de l’économie de marché que beaucoup ont travaillé sur des modèles mathématiques fondamentaux étroitement articulés entre eux. C’est par application
de cette théorie que les diverses branches de l’économie ont le plus progressé. En conséquence, la littérature scientifique des économistes est
apparue dans les temps modernes beaucoup plus détachée du contexte
social que ce n’était le cas autrefois.
L’Economie Politique n° 11
sants ; elle bute maintenant, ici et là, sur des obstacles qu’elle réussit mal à
contourner et qui apparaissent de plus en plus gênants. C’est pourquoi on
voit se manifester dans la profession un intérêt croissant pour certaines
recherches empruntant à d’autres disciplines.
Parfois, on peut envisager davantage. Alors que l’économie a concentré
ses efforts sur la coordination réalisée par les marchés, on constate l’existence d’autres modes de coordination sociale et d’autres interactions que
celles habituellement prises en compte. On peut alors se proposer d’intégrer de nouvelles dimensions dans les théories et analyses des phénomènes
économiques. Voyons un peu plus précisément ce qu’il en est dans
quelques cas importants.
Psychologie
Il est clair que les économistes ont intérêt à bénéficier d’apports en provenance de la psychologie, plus qu’ils ne l’ont fait pendant les années 50,
60 et 70, malgré les efforts de quelques précurseurs tels que G. Katona
(1951) ou P.-L. Reynaud (1974). Ces apports potentiels proviennent non
seulement d’importants progrès réalisés par les psychologues dans la
connaissance des comportements, mais aussi des efforts consacrés récemment par eux aux sciences cognitives, par lesquelles nous allons ici commencer (pour un vaste panorama des possibilités ouvertes actuellement
aux économistes par la psychologie, voir P. E. Earl, 1990).
Parlant dès les années 50 de « rationalité limitée », H. Simon (1957)
insistait sur le fait que, pour se comporter de façon pleinement rationnelle
face à la complexité de leur environnement, les agents devraient avoir des
capacités cognitives supérieures à celles dont ils disposaient. Le développement ultérieur des théories économiques ne pouvait que le conforter
dans cette idée. Or, l’attention portée en psychologie aux limites de ces
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Cet intérêt ne signifie le plus souvent pas qu’il y ait lieu de modifier les
théories et méthodes d’analyse de l’économie. Il s’agit parfois de circonscrire plus étroitement le domaine de validité de ces théories et méthodes ;
il s’agit surtout d’expliquer un certain nombre d’éléments que les économistes prenaient pour données et de faire appel pour cela à d’autres disciplines. Il y a alors prise de conscience de l’utilité de ces disciplines dans
tels et tels cas, dont on peut même chercher à établir la typologie.
capacités cognitives a augmenté beaucoup avec l’apparition de l’intelligence artificielle en informatique et le progrès des neurosciences, mobilisant de nouvelles techniques d’études du cerveau. En fait, la psychologie
n’est, à cet égard, guère plus avancée dans la formalisation conceptuelle
que ne l’est le traitement par les économistes de la rationalité limitée.
Cependant, divers exemples montrent que ces derniers peuvent avoir intérêt à s’inspirer des approches des psychologues pour affermir le traitement
de questions qui les préoccupent (F. Laville, 2000). Ainsi en est-il du rôle
des conventions dans les relations entre agents (6). Depuis Durkheim, nous
comprenons bien que « le contrat ne se suffit pas à soi-même », qu’il exige
un droit contractuel ainsi que des conventions communes sur le sens des
termes et sur les normes à respecter. Le reconnaître « ne doit [cependant]
pas conduire à renoncer aux préceptes de l’individualisme méthodologique » (J.-P. Dupuy et al., 1989).
Passons maintenant à ceux des apports de la psychologie relatifs à la
connaissance des comportements. On savait depuis longtemps que la rationalité, traduite en théorie économique par un ensemble d’axiomes précis,
était une idéalisation. Mais l’intuition
de ceux qui, tel H. Simon (voir sa
Le défi consiste à savoir
conférence Nobel en 1979), insistaient
intégrer correctement et
sur la prise en compte d’une rationalité limitée, les portait à prévoir l’exisutilement dans la théorie
tence de biais systématiques dans les
ce qui peut être qualifié
conclusions déduites de l’approche
usuelle. Une telle existence est mainaujourd’hui d’anomalie
tenant confirmée pour un certain
nombre de situations et de phénomènes ; le « paradoxe d’Allais » est l’un
d’eux, mais il y en a bien d’autres, par exemple beaucoup de ceux qui ont alimenté la rubrique « Anomalies » présente dans quinze numéros successifs du
Journal of Economic Perspectives de 1987 à 1991. Les anomalies semblent
souvent tenir aux termes dans lesquels l’agent se pose les choix, notamment
quand il impose une structure artificielle à la succession des décisions qu’il
aura à prendre ou lorsqu’il privilégie une référence que rien n’impose. Les
anomalies semblent aussi traduire une préférence irrationnelle pour le présent
et pour le certain (voir M. Rabin, 1998 ; B. Caillaud et al., 1999).
(6) Bien comprendre ce rôle implique de faire appel à plus encore qu’aux sciences cognitives, en particulier à la
sociologie (voir R. Sugden, 1989).
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Science économique et sciences sociales
L’Economie Politique n° 11
Les indications qui précèdent font une part trop belle aux recherches
empiriques d’économistes, du fait des limites de ma connaissance (l’article de P. E. Earl [1990] est mieux équilibré, les articles de M. Rabin
[1998] et J. Elster [1998] sont aussi riches d’informations sur les progrès
faits dans la connaissance des comportements). Mais, même quand il s’agit
de travaux d’économistes plutôt que de psychologues, ils proviennent souvent de l’« économie expérimentale », qui s’est inspirée dans ces méthodes
de ce qui était antérieurement pratiqué par la psychologie expérimentale.
Plus généralement, les méthodes d’analyse de la psychologie pourraient
se révéler utile pour nous. Le défi consiste à savoir intégrer correctement et
utilement dans la théorie ce qui peut être qualifié aujourd’hui d’anomalie,
mais qui, ayant un caractère systématique, doit aussi avoir une origine
identifiable. Or, détecter cette origine et connaître ses liens d’interdépendance avec d’autres phénomènes économiques s’avère difficile. Il est peu
probable que les économistes y réussissent sans recevoir l’aide des psychologues ou s’inspirer de leurs démarches. Peut-être même faudra-t-il
mobiliser une partie du corpus scientifique de la psychologie.
Sociologie
Les rapports entre sociologie et économie, par lesquels nous terminons
notre tour d’horizon, mériteraient à eux seuls tout un article. Ces rapports
sont anciens, de même que l’intérêt porté par certains économistes à la
sociologie. Il suffit de rappeler ici la personnalité de Vilfredo Pareto au
tournant du siècle passé et le rôle qu’il joua dans les deux disciplines. On
ne cherchera ni à résumer l’histoire de ces rapports, souvent présentés
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Dans un domaine voisin, on s’intéresse aussi de plus en plus à bien repérer en quoi les comportements économiques sont affectés par l’altruisme,
la réciprocité, l’envie ou les normes sociales, toutes considérations étrangères aux hypothèses habituellement retenues dans le corps de la théorie.
De même encore est-il reconnu depuis longtemps que les comportements
dépendent des anticipations, des attentes et des aspirations. Or, ces dernières ne sont pas données sans relation avec les évolutions vécues et la
compréhension que les agents en ont. Face à ce problème, les économistes
ont le plus souvent recours à des hypothèses simples, telles celles d’anticipations adaptatives ou d’anticipations rationnelles. Mais les tests empiriques montrent que ces hypothèses approchent mal la réalité (voir, par
exemple, section 1.4 du chapitre 8 de E. Malinvaud, 1982).
Science économique et sciences sociales
Mais il nous faut identifier l’origine de l’intérêt croissant porté par certains économistes à la sociologie, dans des domaines d’ailleurs souvent
voisins de ceux attribués ici à la psyTrès fréquemment,
chologie. Cette origine est très naturelle : cherchant à remonter les
l’idée de faire appel
chaînes causales pour l’explication
des phénomènes, les économistes en
à des considérations
arrivent souvent à un point où, ayant
sociologiques
bien repéré le rôle de certains facteurs non économiques, ils vounaît de la réflexion
draient comprendre le pourquoi de
sur la rigidité des prix
leur présence. C’est ainsi que, dans
le cadre de notre étude de la croiset des salaires
sance française, nous avions établi il
y a trente ans un questionnaire adressé aux sociologues pour l’explication
de certains changements de comportements constatés dans les décennies
50 et 60 par rapport à l’entre-deux-guerres (J.-J. Carré et al., 1972).
Très fréquemment, l’idée de faire appel à des considérations sociologiques naît de la réflexion sur la rigidité des prix et des salaires. Celle-ci est
contraire à l’hypothèse habituellement faite selon laquelle prix et salaires
seraient parfaitement flexibles et assureraient en permanence l’égalisation
entre offre et demande sur les marchés. On a, bien entendu, tenu compte de
la rigidité dans la théorie de certains phénomènes, surtout du chômage et
de l’inflation. Mais deux questions viennent alors naturellement à l’esprit :
quelle est l’origine de cette rigidité, qui ne cadre pas avec la théorie usuelle
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comme conflictuels, ni même à définir la frontière naturelle entre économie et sociologie. Ce serait trop long et il existe de bons écrits à ce sujet,
par exemple l’article de E. Archambault et C. Baudelot (1990), les numéros spéciaux consacrés par la Revue économique à « Economie et sociologie » (janvier 1988) et par la Revue française de sociologie à « Sociologie
et économie » (juillet-septembre 1997), ou encore les longs articles de R.
Swedberg (1987) et J. Baron et M. Hannan (1994). On sait que les deux
disciplines se distinguent autant par leurs méthodes que par leurs objets et
on pense aisément à des points de contact tels que le rôle des références
sociales dans les mobiles des comportements économiques ou l’intervention de relations sociales « non marchandes » dans les entreprises, les
administrations et même parfois sur les marchés.
L’Economie Politique n° 11
Voici, concernant la seconde question, trois exemples simplifiés jusqu’à
la caricature pour les besoins de l’exposé. M. Olson (1982) a argumenté la
thèse selon laquelle, en dehors des périodes de forte perturbation provoquées par les guerres, les révolutions ou autres événements majeurs, les
sociétés démocratiques seraient sujettes à une rigidification croissante, donc
seraient menacées par le déclin, en raison du rôle qu’y jouent nécessairement les groupes de pression. Interprétée par les économistes, la thèse dite
« du corporatisme » veut que les rigidités et les dysfonctionnements
macroéconomiques concernent surtout les pays ayant un régime intermédiaire entre un pur système de marché, pour le travail notamment, et un
plein corporatisme où les décisions seraient prises par concertation ou
confrontation directe entre partenaires sociaux fortement organisés. P. d’Iribarne (1990) met, lui aussi, principalement l’accent sur l’idée qu’un régime
intermédiaire serait sujet à des dysfonctionnements graves, mais, pour lui,
ce serait surtout la situation des sociétés qui, vis-à-vis du travail, n’ont pas
choisi entre la logique marchande et la logique de la légitimité statutaire.
Bien comprendre le rôle des interactions sociales est une préoccupation
commune à nombre d’économistes. Ainsi E. Fehr et S. Gächter (2000)
partent de l’observation faite par les psychologues, selon laquelle beaucoup de comportements contraires à la recherche de l’intérêt personnel
s’expliquent par le souci de la réciprocité, dans la malveillance comme
dans la bienveillance. Ils y ajoutent que, selon l’environnement social, tantôt la recherche de l’intérêt, tantôt le souci de la réciprocité dominera, le
second cas s’avérant beaucoup plus favorable à l’action collective et au
respect des normes sociales que le premier. Cela importe pour juger de
l’importance du problème du passager clandestin dans les services publics,
pour expliquer des différences de productivité du travail entre ateliers, pour
conclure que les contrats incomplets, laissant une place importante à l’implicite, peuvent être socialement préférables aux contrats explicites, etc.
Ces quelques cas montrent l’existence de champs d’investigation où
sociologues et économistes se rencontrent. On pourrait multiplier les
exemples, certains portant sur les fondements tels que la rationalité des
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des marchés ? Comment s’expliquent les variations dans le temps et l’espace de l’intensité des rigidités constatées ? Bien que les réponses données
à ces deux questions soient diverses et encore incertaines, on note qu’elles
impliquent souvent des facteurs sociologiques.
Science économique et sciences sociales
décisions (L.-A. Gérard-Varet et J.-C. Passeron, 1995 ; C. Manski, 2000),
d’autres sur des domaines d’application (santé, travail, organisation interne
des entreprises, etc.). Des collaborations sont ainsi possibles ; elles sont
même de plus en plus fréquentes. Mais il serait naïf de conclure que les
méfiances réciproques ont disparu. Dans le résumé d’un article sur des
chassés-croisés entre économie et sociologie, B. Gazier (1997) écrit : « Il
semble qu’économistes et sociologues impliqués dans ce processus (...)
n’ont pas pu, ou n’ont pas voulu, mettre en évidence et en discussion la
dépendance étroite apparue entre [leurs] deux disciplines. »
Retournant à notre point de départ, mais avec une moindre ambition, réfléchissons aux perspectives qui seraient offertes aux sciences sociales par une
évolution qui réduirait les distances entre elles, ou plutôt et plus simplement
aux perspectives offertes à l’économie par une recomposition des domaines
disciplinaires aux interfaces avec les autres sciences sociales. Certains envisagent comme probable une telle recomposition. Ainsi M. Dogan et R. Pahre
(1991) prétendent que « l’innovation (...) apparaît plus souvent, et produit des
résultats plus importants, à l’intersection [entre] les disciplines » et qu’il y a
« fragmentation ininterrompue des sciences sociales en d’étroites spécialités,
et (...) recombinaison de ces spécialités de manière transversale, à l’intérieur
de champs hybrides » (p. 11). De telles affirmations cadrent mal avec l’évolution constatée dans la science économique au cours du dernier demi-siècle :
il y a eu beaucoup d’innovations en économie durant cette période, pour l’observation et la mesure des phénomènes, pour la théorie, pour l’induction et la
validation empirique, pour l’application aux décisions publiques et privées ;
aucune de ces innovations ne s’est située à l’intersection avec une autre discipline. Il y a bien eu spécialisation accrue des économistes, mais à l’intérieur de
grandes catégories qui n’ont guère évolué. Cependant, tout au long de cette
période, la prophétie a été faite et démentie de multiples fois selon laquelle la
science économique ne pourrait plus progresser qu’en meilleure symbiose
avec les autres sciences sociales. Evitons donc de rêver, tout en reconnaissant
qu’il est aujourd’hui raisonnable de prévoir la poursuite de l’évolution récente,
qui voit se multiplier les interactions avec les autres disciplines. Pour nous
obliger au réalisme, explicitons d’abord une vision concrète des collaborations entre économistes et spécialistes d’autres sciences humaines. Nous nous
livrerons ensuite à un essai pour définir un champ disciplinaire nouveau où
cette collaboration pourrait être particulièrement intense.
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Perspectives scientifiques
L’Economie Politique n° 11
Certains savants travaillent dans des domaines intermédiaires parce qu’ils
s’intéressent à un aspect des réalités qui relève de deux disciplines simultanément. Mais ce fait n’implique pas de recombinaison. Le plus souvent, les
fondements respectifs des deux parties
De nombreux problèmes
disciplinaires mises en œuvre ne sont
pas en cause, quoi que prétendent parnécessitent le recours
fois les intéressés. Ainsi, ce qui a été
à plusieurs sciences
souvent appelé « économie institutionnelle » a un long passé et
simultanément,
emprunte à l’histoire comme à l’écotels l’environnement
nomie (on peut y ranger aujourd’hui
la plupart des travaux de l’école de la
et le développement
régulation). Mais ainsi que l’a sugdu tiers monde
géré la deuxième partie ci-dessus, les
travaux appartenant à ce domaine d’étude ne se traduisent pas par une fragmentation de la science économique ; depuis longtemps ils jouent plutôt visà-vis du cœur de la discipline un rôle critique opportun, mais sans implication claire sur le sujet qui nous concerne maintenant.
Enfin, les emprunts à d’autres sciences sociales peuvent enrichir utilement telle ou telle branche de l’économie, mais sans en révolutionner les
modèles principaux ou les méthodes d’analyse. C’est à le montrer qu’a été
consacrée une grande partie de cet article, surtout dans la quatrième partie.
Afin de visualiser ce qui pourrait aller au-delà et de le faire sur un cas qui
ait aujourd’hui quelque vraisemblance, imaginons le développement d’une
« science des institutions » (7). Il ne s’agirait évidemment pas de reprendre,
sous un titre plus pompeux, l’économie institutionnelle à laquelle référence a
été faite ci-dessus. Celle-ci a caractérisé un mouvement composé d’écono-
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Des collaborations sont indispensables pour certaines applications. Cela
va de soi et c’est toujours fait peu ou prou. Chacun sait bien que de nombreux problèmes réels nécessitent le recours à plusieurs sciences simultanément, ceux concernant, d’une part, l’environnement, et, d’autre part, le
développement du tiers monde étant particulièrement démonstratifs à cet
égard. A étudier de près l’ensemble de telles collaborations, il se pourrait
que l’on voie apparaître clairement l’opportunité de recombinaisons scientifiques fondamentales. Mais cela n’a pas été le cas jusqu’à présent à propos de l’économie.
Science économique et sciences sociales
Le domaine est vaste, dès lors que l’on retient une définition large des institutions, comme le fait l’historien D. North (1990). Il ne s’agit pas seulement
de l’ensemble des lois, règlements et organismes régissant les activités et relations des personnes, entreprises, associations, etc. Il s’agit aussi des usages,
des conventions, des codes de conduite acceptés et des normes sociales, qui
jouent de fait un rôle également important. Des liens étroits existent évidemment entre ces deux types d’institutions, ce qui justifie qu’on les considère
simultanément. Le domaine attire bien des économistes. Mais il intéresse tout
autant des sociologues, des juristes, des historiens, des anthropologues, voire
des philosophes. Il ne se caractérise par l’adhésion à aucune idéologie particulière, mais par le souci de connaître et de comprendre.
Essayons de spéculer un peu sur le contenu de cette science nouvelle.
Nous pourrions alors puiser dans cet article des références pour aller rechercher systématiquement tout ce qui a déjà été écrit concernant les institutions. Plutôt que de le faire, le texte va ici se limiter à quelques remarques
émanant de trois coups de sonde qui vont concerner successivement les
théories des organisations, de l’action collective et des normes sociales.
Depuis des années, O. Williamson a étudié comment les coûts de transaction pouvaient expliquer les structures des organisations qui gouvernent le
régime des transactions à l’intérieur d’un environnement fait de normes et de
règles juridiques données : à un extrême, les structures donnant le rôle principal aux marchés libres, à l’autre, les structures hiérarchiques des organisations administratives. La recherche repose sur le postulat qu’un mode d’organisation en service doit être présumé efficace dès lors qu’on ne peut pas
décrire et réaliser un mode alternatif grâce auquel on penserait atteindre un
plus grand gain net. O. Williamson (2000) montre comment des explications
probantes se dégagent si on imagine que chaque organisation a été choisie
(7) B. Frey (1990) a envisagé, sans d’ailleurs conclure, l’apparition d’une discipline nouvelle de ce type.
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mistes réservés vis-à-vis de la recherche théorique en économie et soucieux de
porter l’attention sur le contexte institutionnel complexe et changeant dans
lequel l’activité économique s’exerçait. La science en cause aurait, quant à
elle, pour objet de savoir comment se créent, se développent et se renouvellent
les institutions. Elle aurait une problématique faisant appel à des investigations nombreuses, tant empiriques que théoriques, une problématique qui ne
serait empruntée telle quelle à aucune des sciences sociales actuelles.
L’Economie Politique n° 11
Dans le même numéro de revue que celui où figure l’article de Fehr et
Gächter considéré ci-dessus à propos des liens entre sociologie et économie,
E. Ostrom (2000) part d’observations empiriques, avant de montrer comment
se construit actuellement une théorie de l’action collective qui met l’accent sur
la genèse d’évolutions institutionnelles. Les enseignements qu’il tire des résultats obtenus en laboratoire par l’économie expérimentale se résument ainsi : ils
démontrent certes la robustesse des prédictions de la théorie microéconomique
quant aux comportements et équilibres sur les marchés d’enchères ou de
concurrence parfaite ; mais, à l’inverse, ils montrent que, vis-à-vis des biens
publics et de leur financement, les participants trouvent des moyens pour
contourner le dilemme du passager clandestin, soit en cherchant à coopérer
sur une base de réciprocité, soit en s’imposant de sanctionner les éventuels
passagers clandestins. A cela s’ajoutent les résultats dégagés par les psychologues et montrant que, déjà très tôt dans la vie et aussi ultérieurement, les
êtres humains raisonnent plus en termes de droits et de devoirs qu’en termes de
logique déductive. Bien comprendre les mobiles et les formes de l’action collective impose dès lors de faire appel à une théorie évolutionniste où les prédispositions individuelles innées sont vite canalisées par des normes sociales et
autres institutions, elles-mêmes construites progressivement en accord avec
les comportements prédominants, ce qui aboutit à l’émergence de systèmes
stables pour l’utilisation des ressources mises à la disposition du public.
Depuis une vingtaine d’années, les économistes citent de plus en plus les
normes sociales comme explicatives de certains comportements économiques individuels ou collectifs. Les normes tiennent depuis longtemps
une place importante en sociologie, à tel point que J. Elster (1989) a pu
opposer en commençant homo sociologicus, obéissant à des normes
sociales, à homo economicus guidé par la rationalité dans la poursuite de
ses objectifs individuels. Il a immédiatement ajouté que reconnaître le rôle
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grâce aux réponses données à une suite de questions. Serait-il efficace de s’en
remettre aux seules transactions de marché, compte tenu des risques de dysfonctionnements qui peuvent les affecter ? Sinon, il faut s’en remettre à la
hiérarchie de l’entreprise pour internaliser les décisions sujettes à de tels dysfonctionnements. Mais alors, comment y créer les bons stimulants ? Le
recours à des contrats à long terme serait-il opportun pour maintenir la discipline des marchés et éviter les coûts administratifs du gigantisme ? etc. Dans
certains cas, un tel examen a pu conclure finalement en faveur d’une organisation administrative centralisée, mais faute de mieux.
Science économique et sciences sociales
En somme, de nombreux thèmes de recherche sont suggérés par ces
questionnements. D’ailleurs, plus généralement, des recherches ont été
suggérées par tout ce que nous avons vu à propos des échanges entre
science économique et autres sciences sociales.
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des normes sociales n’est pas abandonner l’individualisme méthodologique, ni nier l’importance des choix rationnels, car rationalité et normes
influencent l’une et les autres les comportements. Pour préciser les choses,
il a structuré son article en s’attachant à répondre successivement aux questions suivantes : les normes sont-elles de simples rationalisations des comportements motivés par l’intérêt personnel ? Non. Si les normes sont respectées, est-ce toujours par intérêt personnel ? Non. Les normes existantes
sont-elles de nature à promouvoir l’intérêt collectif ? Souvent, mais pas
toujours (toutes les normes ne réalisent pas des gains en efficacité au sens
de Pareto, et certaines normes qui réaliseraient de tels gains ne sont pas
adoptées). Les déterminants qui, dans la formation des normes, s’ajoutent
aux préoccupations économiques sont-ils de nature à promouvoir l’adéquation à une génétique psycho-sociale ? Il est bien difficile de répondre.
L’Economie Politique n° 11
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