Bernado DaCosta

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Dimension moyenne
Bernardo Freitas Paulo da Costa
Laboratoire de Mathématiques d’Orsay, Université Paris-Sud 11
[email protected]
Introduction : la dimension topologique
Premiers exemples
L’idée la plus simple de la dimension nous vient par les espaces vectoriels, et dans ce cas elle correspond
très bien au concept de degrés de liberté que l’on possède. Dans le cas d’espaces plus généraux, il y
a plusieurs définitions possibles d’un nombre égal, pour les espaces vectoriels, à la dimension à laquelle
nous sommes habitués.
Une caractéristique intéressante de la dimension est d’agir comme une obstruction : c’est-à-dire, une
propriété qui permet de montrer que quelque chose est impossible. Ici, nous nous intéressons à l’existence
de certaines applications continues entre espaces métriques.
Définition 1. Un espace métrique (X, d) est une paire constitué par un ensemble X et une fonction
d : X × X → R (dite la distance sur X) qui est positive, symétrique, vérifie l’inégalité triangulaire et
est nulle uniquement si ses arguments sont égaux.
Un compact dans (X, d) est un ensemble K où toute suite possède une sous-suite convergeant vers un
point de K. Si X est Rn avec la distance usuelle, cela est équivalent à que K soit fermée et borné.
Commençons avec un résultat qui relie continuité et une propriété purement ensembliste :
Proposition 1. Si X et Y sont des espaces métriques compacts et f : Y → X est bijective et continue,
alors c’est un homéomorphisme : l’inverse est aussi continue.
Alors, l’existence d’une application injective et continue f : Y → X, où Y est compact, montre
qu’il existe une partie de X (l’image de f ) homéomorphe à Y . Si la dimension que nous construisons
ne dépend que de la structure topologique des espaces (et pas d’une métrique particulière choisie) et
qu’il est aussi raisonnable de demander que la dimension de X soit supérieure ou égale à celle d’une
quelconque de ses parties (on dit que la dimension est monotone), on déduit que dim Y ≤ dim X. La
contraposée de cette propriété est l’obstruction que fournit la dimension :
Proposition 2. Si dim Y > dim X, il n’existe pas d’application injective et continue de Y vers X.
D’autre part, si f : X → Y est surjective et continue, on ne peut pas conclure que dim X ≥ dim Y ,
même dans le cas des espaces habituels : les courbes de Peano nous montrent qu’il est possible d’avoir
des applications surjectives et continues de [0, 1] dans [0, 1]n pour tout n.
Tout ensemble de points isolés est un polyèdre de dimension zéro. Ainsi, l’ensemble des rationnels
de l’intervalle [0, 1] est aussi de dimension zéro, puisqu’on peut le ε-discrétiser — c’est à dire, trouver f
continue et ε-injective à valeurs dans un ensemble discret — en séparant sur les points irrationnels.
La 1-dimension du segment [0, 1] est 0, une fonction constante étant 1-injective. Par contre, pour tout ε
plus petit que 1 son ε-dimension ne peut pas être nulle : l’image de l’intervalle est un ensemble connexe,
et contient au moins deux points puisque la valeur en 0 doit être différente de celle en 1, donc n’est pas
uniquement composée de points isolés.
La 1-dimension du carré de côté un est un, la projection sur un des côtés étant 1-injective. On peut
montrer que pour tout ε < 1, il n’est pas possible d’envoyer le carré de façon continue et ε-injective sur
une réunion de segments. Plus généralement, à l’aide du théorème de Brouwer on montre que
Premières étapes de la construction d’une courbe de Peano remplissant un carré.
Proposition 3. Pour ε < 1, la ε-dimension de l’hypercube [0, 1]n est égale à n.
Passant aux limites quand ε tend vers zéro, on voit que la dimension d’un sous-ensemble convexe de Rn
(par exemple, la boule unité) est aussi la dimension (usuelle) du plus petit espace affine qui le contient :
on peut y trouver un hypercube de côté c et alors son ε-dimension pour ε < c sera sa dimension usuelle.
La dimension d’un polyèdre (pour cette nouvelle définition) est alors la plus grande dimension (encore
dans la nouvelle définition) d’une de ses faces, qui par le résultat précédent coïncide avec la dimension
usuelle qu’on donnerait à ce polyèdre. Cela est rassurant : les deux notions de dimension sont bien
cohérentes.
L’ensemble de Cantor
L’ensemble triadique de Cantor est construit récursivement en effaçant des segments
1 2 de l’intervalle
[0, 1], de longueur de plus en plus petite. Tout d’abord, on efface le tiers central 3 , 3 , puis les tiers
1 2 7 8
9 , 9 et 9 , 9 au milieu des segments restants, et ainsi de suite. Les points qui ne seront pas effacés
(des « miettes » sur la droite) forment l’ensemble de Cantor, C.
Les six premières étapes de la construction de l’ensemble de Cantor, et une approximation du graphe
d’une fonction surjective et continue vers l’intervalle [0, 1].
Nous présentons ici une approche par étapes de la dimension : partant du cas des espaces vectoriels,
nous l’étendrons à des polyèdres, puis à espaces métriques plus généraux.
Définition 2. La dimension (usuelle) d’un espace vectoriel réel est le cardinal d’une (et donc toute)
base. (on insiste sur « usuelle » car la définition général peut aussi s’appliquer !)
La dimension (usuelle) d’un polyèdre est la plus grande dimension d’une de ses faces, la dimension
d’une face étant égale à celle de l’espace affine qu’elle engendre.
On pourrait essayer une définition de la dimension d’un espace X comme « la plus petite dimension
d’un polyèdre qui contient une image injective et continue de X ». Le seul problème d’une telle définition est qu’il est impossible de savoir s’il existe au moins un polyèdre P et une application injective et
continue f : X → P . C’est pourquoi on va assouplir la contrainte sur l’injectivité, avec une définition
en deux parties :
Définition 3. Soit ε > 0 un nombre réel, et X un espace métrique. La ε-dimension de X, notée
dimε(X), est la plus petite dimension (usuelle) d’un polyèdre P dans lequel X s’ε-injecte : il existe une
fonction continue f : X → P telle que le diamètre de f −1({p}) soit toujours ≤ ε pour tout p dans P .
La dimension de X, dim(X), est la limite lorsque ε tend vers zéro de ses ε-dimensions.
Intuitivement, l’ε-dimension de X est la moindre complexité nécessaire pour le réprésenter avec ce niveau
de détail, si on pense à P comme une bonne approximation de X à ε près.
Avec cette définition, si (X, d) est compact, son ε-dimension est toujours finie : à ε fixé, il existe un
polyèdre P et une fonction continue f : X → P ε-injective. De plus, la limite en ε → 0 est monotone,
donc existe toujours (mais peut être infinie !), et on vérifie qu’elle ne change pas si on remplace d par
une métrique équivalente. Ainsi, la dimension pour X compact est bien définie, dépend uniquement de
sa topologie et, de plus, il est facile de montrer qu’elle satisfait la propriété d’obstruction que nous avons
indiqué plus en haut. Ouf !
Remarquons que les points aux extrémités d’un intervalle retiré (par exemple, 91 et 29 ) ne seront jamais
touchés par cette procédure, ce qui assure que cet ensemble limite n’est pas vide. De plus, à chaque
étape on a un ensemble fermé, car on retire un ouvert à un fermé, et la limite est leur intersection,
qui est alors fermée. Ainsi, nous voyons que C est compact.
On peut montrer que les nombres réels qui ne seront pas effacés sont ceux dont la représentation en
+
N
base 3 ne contient pas de 1. Nous avons P
alors une application continue de l’ensemble {0, 2}
vers
−n. C’est une bijection sur l’ensemble de Cantor, car
C, qui à une suite (an)∞
associe
le
réel
a
3
n
n=1
les représentations doubles (issues de 0, a1a2 . . . an222 . . . = 0, a1a2 . . . (an + 1)000 . . .) n’appartiennent
+
N
jamais toutes les deux à {0, 2}
car l’une d’entre elles aura un 1 dans la représentation ternaire.
Comme, à chaque étape de cette construction, la taille des intervalles est divisée par 3, si ε ≥ 3−n
il est possible de contracter continûment tous les points qui sont dans un même intervalle à l’étape n
sur un point. Comme on peut faire cette ε-discrétisation quitte à aller suffisament loin en n, toutes les
ε-dimensions de l’ensemble de Cantor sont nulles, et donc sa dimension.
On peut utiliser l’ensemble de Cantor pour construire des courbes de Peano. Illustrons ce fait avec un
cas particulier très simple : l’escalier de Cantor, une fonction surjective et continue du Cantor, qui est
de dimension zéro, dans l’intervalle [0, 1], qui est de dimension 1.
P
+
−n
N
Commençons avec la représentation ternaire des éléments de C : x =
an3 . Or, l’ensemble {0, 2}
+
N
est évidemment en bijection avec {0, 1} , qui à son tour correspond aux
réels de l’intervalle
P nombres
an −n
2 , composée des appli[0, 1] par la représentation en base 2 ! La fonction ainsi obtenue, f (x) =
2
+
+
N
N
cations de C vers {0, 2}
vers {0, 1}
vers [0, 1], est continue et surjective. Mais en binaire on n’a
plus le même phénomène d’une seule représentation infinie, et donc la fonction ainsi obtenue n’est pas
injective : les deux extrémités de chacun des intervalles retirés ont la même image. Ce qui est rassurant :
si f était bijective, sa fonction inverse serait elle aussi continue, et alors l’ensemble de Cantor serait
connexe, comme image continue d’un ensemble connexe !
Dimension moyenne : divisant infini par infini
Deux propriétés et un exemple
On voudrait obtenir un invariant semblable à la dimension, c’est à dire une obstruction, cette fois pour
des espaces dont la dimension est infinie. Une idée naturelle pour étudier une suite qui tend vers l’infini
(les dimε(X) qui montrent que X est bien de dimension infinie) est de voir la vitesse avec laquelle cette
suite croît. Mais ce faisant, vue la définition des dimε, on perdrait la propriété d’invariance métrique.
Une solution a été proposée par Gromov en 1999, où l’action d’un groupe fournit une nouvelle suite.
Définition 4. Une action d’un groupe G sur un ensemble X est une application
Il résulte directement de la définition de la dimension moyenne que
Proposition 4. Si X est de dimension finie, alors sa dimension moyenne dim(X : Z) est nulle.
Si Y ⊂ X est stable par l’action de Z, alors mdim(Y : Z) ≤ mdim(X : Z).
Ainsi, l’obstruction fournie par la dimension moyenne, qui découle de l’inégalité de monotonie ci-dessus,
est plus subtile que celle de la dimension, puisqu’elle doit aussi prendre en compte l’action du groupe sur
les espaces. Cela peut s’interpréter en disant que, en dimension infinie, la contrainte d’injectivité n’est
plus assez forte pour donner un sens au fait qu’un espace soit plus grand qu’un autre. On utilise donc
un groupe comme étalon pour comparer les deux infinis.
Voyons comment la dimension moyenne mesure la taille d’un espace. Soit P un polyèdre borné de
Rn (donc compact), et considérons l’espace P Z des suites bi-infinies p = (. . . , p−1, p0, p1, p2, . . .)
de points de P . Si dP est la distance dans P , on définit une distance sur P Z par d(p, q) =
max 2−|i|dP (pi, qi). Pour l’action de Z par décalage des indices, c’est-à-dire, où le k-ième élément
A : G × X → X : (g, x) 7→ g · x
qui est compatible avec la structure de groupe de G : l’action de l’élément identité correspond à l’identité sur X, et l’action du produit gh sur x est obtenue par la composition des actions de g et h :
(gh) · x = g · (h · x). Une partie Y de X est stable pour l’action de G si A(G × Y ) = Y .
On peut alors décrire complètement l’action d’un groupe en disant ce qu’elle fait pour chacun des éléments d’une partie génératrice, l’action d’un élément quelconque g se déduisant d’une écriture comme
produit de générateurs. Par exemple, une action de Z est simplement la donnée d’une application inversible f : X → X, qui correspond à l’action de 1 (l’inversibilité vient de l’existence de l’inverse −1,
f ◦ f correspond à 2, etc.).
Regardons l’image d’un élément x de X par l’action de Z, c’est à dire {. . . , (−1) · x, x, 1 · x, 2 · x, . . .},
comme l’orbite de x, pensant aux entiers comme le temps. Soit maintenant une distance d sur X ; on
peut alors calculer la « plus grande distance entre x et y de t = 0 jusqu’à l’instant n » et cela donne
une nouvelle distance, dn, sur X. Considérons alors la suite des « dimensions orbitales » dimε(X, dn),
où n → ∞ ; comme d ≤ d1 ≤ d2 ≤ · · · , il est possible que cette dimension augmente indéfiniment.
Moyennant quelques hypothèses techniques sur l’action de Z, nous arrivons à la définition suivante :
Définition 5. La ε-dimension moyenne de (X, d) (toujours supposé compact) par rapport à Z est
dimε(X, dn)
mdimε(X, d : Z) = lim
.
n→∞
n
La dimension moyenne de X par rapport à Z est alors mdim(X : Z) = lim mdimε(X, d : Z) et ne
ε→0
dépend pas de la métrique d choisie au départ, mais uniquement de la topologie de X.
Congrès d’inauguration de la Fondation Mathématique Jacques Hadamard
i∈Z
de n · p est le (n + k)-ième élément de p, nous avons (P Z, d1) = (P Z, d) × P , et plus généralement
(P Z, dn) = (P Z, d) × P n, ce qui montre que
Proposition 5. mdim(P Z : Z) = dim P.
...
...
−2
−1
0
1
2
...
...
−2
−1
0
1
2
...
...
−2
−1
0
1
2
Trois distances sur le cube de Hilbert [0, 1]Z : d ; translatée de d à t = 1 ; d1
Contrairement à la dimension topologique, la dimension moyenne peut être non entière : en choisissant
soigneusement des parties de P Z qui sont stables par cette action de décalage, on peut fabriquer des
ensembles dont la dimension moyenne vaut un nombre réel (≤ dim(P )) fixé a priori.
17 & 18 mai 2011
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