Introduction
L’art occupe, dans l’œuvre de Wittgenstein, une place plus discrète que celle qu’il
tint dans sa vie. Il jouait de la clarinette, il dressa le plan de la maison de sa sœur
dans un style moderniste, il créa un prix de poésie. Mais il a surtout construit une
philosophie et celle-ci semble ignorer totalement la question de l’art ou, selon la tra-
dition philosophique, l’esthétique 1 . En d’autres termes, selon Hans-Johann Glock:
«L’esthétique n’est pas au centre des préoccupations philosophiques de
Wittgenstein, mais l’art tenait une place essentielle dans sa vie, en particu-
lier la musique 2 .»
Ce paradoxe biographique retient l’attention. Comment un homme aussi au
fait de l’art, comment un homme curieux de toutes ses manifestations, comment
l’amateur de  lms policiers ou de westerns qui a rmait y trouver des matériaux
pour son œuvre, a-t-il pu délaisser l’aspect théorique de ce qui tenait un tel rôle
dans sa vie ?
Ce que fut, à Vienne, la famille Wittgenstein permet de préciser ce que l’art
représenta pour Ludwig dans ses jeunes années, c’est-à-dire, quoi qu’on en dise,
ses années de formation. Dans sa biographie, Ray Monk donne de nombreuses
informations sur la passion des arts, la musique surtout, chez les Wittgenstein.
«[Les grands-parents, Fanny et Hermann Wittgenstein, étaient] amis
du poète Franz Grillparzer et avaient parmi les artistes une réputation de
• 1 Dans l’acception selon laquelle l’esthétique consiste à traiter la question de l’art ou le Beau
comme problème philosophique.
• 2 – Hans-Johann GLOCK, Dictionnaire Wittgenstein, trad. Hélène Roudier de Lara et Philippe de
Lara, Paris, Gallimard, 2003, Vo«Esthétique», p.196. On peut regretter que paramount ait été
traduit par un mot chargé de connotations philosophiques (essentiel). Une place éminente eût été
sans doute une traduction plus exacte.
[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet]
[ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
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collectionneurs enthousiastes et avertis. Un de leurs cousins, Joseph Joachim
devint un célèbre violoniste virtuose, et Fanny et Hermann jouèrent un rôle
capital dans sa formation. Ils l’adoptèrent alors qu’il avait douze ans et
con èrent sa formation musicale à Félix Mendelssohn. Lorsque le compo-
siteur demanda ce qu’il devait enseigner à l’enfant, Hermann Wittgenstein
répondit: “Laissez-le simplement respirer le même air que vous !”
C’est Joachim qui présenta Johannes Brahms à la famille, et son amitié
devint pour eux plus précieuse que toute autre. Brahms enseignait le piano
aux  lles de Hermann et de Fanny ; plus tard il devint un participant
assidu aux soirées musicales organisées par les Wittgenstein. Au moins
une de ses œuvres majeures, le quintette pour clarinette, fut créée chez les
Wittgenstein 3 .»
Quant à la famille des parents, voici ce qu’en dit Ray Monk:
« Léopoldine (ou “Poldy”, comme on l’appelait) possédait un talent musical
exceptionnel. Après le bien-être de son mari, la musique était la chose la
plus importante dans sa vie. C’est elle qui  t de la maison de l’Alleegasse
un lieu d’excellence musicale. Ses soirées musicales étaient fréquentées
par Brahms, Malher et Bruno Walter qui a décrit “l’atmosphère d’huma-
nisme et de culture” qui y présidait. L’organiste et le compositeur aveugle
Josef Labor devait en grande partie sa carrière au mécénat de la famille
Wittgenstein, qui le tenait en très haute estime. […]
Après s’être retiré des a aires, Karl Wittgenstein devint un grand mécène
des arts plastiques. Aidé par sa  lle aînée Hermine –elle-même peintre
de grand talent– il assembla une collection remarquable de peintures et
de sculptures, comprenant des œuvres de Klimt, Moser et Rodin. Klimt
l’appelait son “ministre des beaux-arts” parce qu’il lui était reconnais-
sant d’avoir  nancé l’immeuble de la “Sécession” (où étaient exposées les
œuvres de Klimt, Schiele et Kokoschka) et la fresque de Klimt lui-même,
Philosophie, qui avait été refusée par l’université de Vienne. Lorsque la sœur
de Ludwig, Margarete Wittgenstein, se maria en 1905, c’est Klimt qui fut
chargé d’exécuter son portrait de mariage 4 .»
Ayant grandi dans cette atmosphère, Ludwig entreprit cependant des études
d’ingénieur, puis de logicien. Mais il ne se désintéressait pas pour autant de ce
qui enthousiasmait sa famille. Le Tractatus logico-philosophicus une fois publié, il
manifesta de di érentes façons son intérêt pour les arts 5 . Mis en sommeil par le
• 3 – Ray MONK, Wittgenstein ; Le devoir de génie, trad. Abel Gerschenfeld, Paris, Odile Jacob,
1993, p.14-15.
• 4 – Ibid., p.18.
• 5 – Cf. supra, p.13.
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labeur que lui avait coûté l’ouvrage 6 , ce goût n’avait pas disparu. Il peut encore
être observé que la personnalité intellectuelle de Wittgenstein a commencé à se
former en lisant ces auteurs de prédilection que furent pour lui Schopenhauer,
Nietzsche ou Kierkegaard, c’est-à-dire au contact de philosophies qui, chacune à
leur façon, ont accordé une place importante à la question esthétique 7 . Mais la
question de savoir si ce type de lectures, sa pratique de la musique ou son intérêt
pour l’art sous toutes ses formes in uencèrent de quelque manière son œuvre est
une question qui ne manque pas d’être embarrassante. Vouloir traiter de l’esthé-
tique chez Wittgenstein, n’est-ce pas prendre le risque de se méprendre totalement
sur l’objet réel de ses recherches théoriques ?
Qu’il s’agisse de l’esthétique transcendantale et ine able du Tractatus, des
Leçons sur l’esthétique ou des remarques sur l’aspect et le voir comme, les commen-
tateurs n’ont pas négligé les ré exions esthétiques de Wittgenstein. Chacun d’eux,
pourtant, ferait sien le jugement du Dictionnaire Wittgenstein et ils conviendraient
tous que l’esthétique fut un centre d’intérêt accessoire ou périphérique du penseur
viennois. Les apparences plaident en ce sens. L’esthétique n’est citée qu’une fois
dans le Tractatus, les Leçons ont été composées à partir de notes prises par l’audi-
toire et, s’agissant des éditions usuelles, aucun texte sur l’aspect n’établit un lien
nécessaire entre le voir comme et l’esthétique. C’est ainsi que beaucoup d’auteurs
des années cinquante ont voulu voir en Wittgenstein un pionnier de l’anti-
essentialisme esthétique et artistique. L’article de Terry Di ey, «Wittgenstein ;
l’anti-essentialisme et la dé nition de l’art 8 », retrace l’histoire et la généalogie de
cette interprétation et souligne les di cultés philosophiques inhérentes à ce type
d’approche. Deux auteurs sont à la fois l’origine et le symbole de l’anti-essentia-
lisme esthétique se réclamant de Wittgenstein: Morris Weitz 9 et W.E. Kennick 10.
Pour Weitz, l’esthétique et de la philosophie de l’art ont pour principal objet
la nature de l’art et la dé nition de cette nature. Il a rme que les théories esthé-
tiques ont surtout tenté de déterminer les conditions nécessaires et su santes de
cette dé nition. Il répertorie ensuite di érentes théories de l’art et expose leurs
6 – Selon Hans-Johann Glock, le travail dont le Tractatus est l’aboutissement commença en 1912
(op.cit., Vo «Tractatus logico-philosophicus», p.549). L’ouvrage fut publié en 1921.
• 7 La réception de l’œuvre de Wittgenstein dans le monde anglo-saxon insiste sur son caractère
purement analytique, comme si Wittgenstein avait coupé les ponts avec la philosophie continentale
(si l’on peut déjà l’appeler ainsi) qui faisait le fonds de ses lectures de jeune homme.
• 8 – Terry DIFFEY, «Wittgenstein, Anti-essentialism and the De nition of Art », in Peter
LEWIS (éd.), Wittgenstein, Aesthetics and Philosophy, Aldershot, Royaume-Uni, Ashgate, coll.
«Wittgensteinian studies», 2004.
• 9 – Avec surtout « e role of theory in aesthetics» («Le rôle de la théorie en esthétique»), in
e Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol.15, no1, sept.1956, p.27-35.
10 «Does traditional aesthetics rest on a mistake?» («L’esthétique traditionnelle repose-t-elle sur
une erreur ?»), in Cyril BARRETT (éd.), Collected Papers on Aesthetics, Oxford, Blackwell, 1965, p.1-21.
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arguments: formalisme, volontarisme, émotionalisme, intellectualisme, intuition-
nisme ou organicisme. Après avoir plaidé pour l’abandon du problème 11, il s’emploie
à démontrer ce qu’elles ont de défectueux. Selon lui, chacun des défenseurs de
ces théories aurait pu constater, pour la même raison, l’échec de chacune d’entre
elles. «Unless we know what art is, they say, what are the necessary and su cient
properties, we cannot begin […] to say one work is good or better than another 12.»
L’art, selon Weitz, est un concept ouvert au même titre que, dans les Recherches
philosophiques, le concept de jeu. Les di érents jeux ne partagent pas la même
essence, mais ils peuvent être rapprochés par des ressemblances familiales et, ajoute
Weitz, il en irait de même des di érentes œuvres d’art. Il peut alors avancer sa
première conclusion: «Knowing what art is is not apprehending some manifest or
latent essence but being able to recognize, describe and explain those things we call art
in virtue of this similarities 13.»
L’article de Kennick ne se laisse pas aussi facilement résumer. Il s’occupe de
recenser les diverses malfaçons a ectant les fondations de l’esthétique tradition-
nelle. Il montre que la recherche d’une dé nition de l’art repose sur l’idée d’une
nature commune aux di érentes œuvres d’art. La volonté d’identi er cette nature
commune, véri able par la formulation de conditions nécessaires et su santes, est,
pour lui, la première erreur. Après avoir énuméré de nombreuses œuvres d’art entre
lesquelles il lui paraît di cile d’établir des liens, il tend à penser qu’il ne peut y
avoir aucune nature commune entre elles. Il dit ensuite que nous sommes face aux
œuvres d’art dans la même position que saint Augustin face au temps. Commence
alors ce qui peut sembler la partie la plus faible de son argumentation. Décidant
que chacun peut distinguer par son propre usage du langage ce qui est de l’art et ce
qui n’en est pas, il imagine l’exemple d’un immense entrepôt (very large warehouse)
où se trouveraient toutes sortes d’images, de partitions, de machines, de bateaux,
de maisons, d’églises et de temples, de statues et de vases, etc. S’il était demandé à
quelqu’un d’en rapporter toutes les œuvres d’art, celui-ci y parviendrait sans trop
de di culté. Ce serait, en revanche, mission impossible si cette personne devait
• 11 – «In this essay I want to plead for the rejection of this problem» (p.27).
• 12 – Op.cit., p.27: «À moins que nous ne sachions ce qu’est l’art, disent-ils, ce que sont ses
propriétés nécessaires et su santes, nous sommes incapables de dire si une œuvre est meilleure
ou moins bonne qu’une autre.» Ou, de façon moins littérale: Nous serons incapables de dire si une
œuvre est meilleure qu’une autre, aussi longtemps que nous ne parviendrons pas à savoir ce qu’est l’art
et quelles sont ses propriétés.
• 13 – Op.cit., p.31: «Savoir ce qu’est l’art, ce n’est pas appréhender une essence, manifeste ou
latente, mais être capable de reconnaître, décrire et expliquer ce que nous appelons art en vertu
de ces similitudes.» Weitz défendra ultérieurement l’idée que les théories esthétiques sont des
théories évaluatives destinées aux critiques, pour leur permettre de motiver leurs jugements sur la
production artistique.
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procéder à sa sélection en application d’une dé nition de l’art empruntée aux di é-
rentes écoles distinguées par Weitz que Kennick reprend en partie sur ce point.
L’argument prouve peu ou prouve trop. Chacun peut-il vraiment faire la di érence
entre une œuvre d’art alimentaire et un chef-d’œuvre ? De deux choses l’une: ou
bien, chacun peut faire son choix dans l’entrepôt dès qu’il est muni d’une dé ni-
tion nominale de l’œuvre d’art 14, même sans savoir distinguer une toile de maître
d’une croûte ; ou bien, tout le monde possède cette faculté, n’importe qui est un
«œil». Mais comment comprendre alors que le public de la grande culture n’est
pas le plus large, que le chi re d’a aires de la variété est plus important que celui
de la musique classique ? La deuxième branche du dilemme de l’entrepôt ainsi
réduite à l’absurde, on voit bien que l’homme de la rue de Kennick lui rapportera
dans le même sac Du côté de chez Swann et des romans de gare.
Pour le dire avec Terry Di ey:
« e warehouse test is a game better played by philistines than by art lovers.
I have accused it of betraying a certain mindlessness towards art as an idea or
concept, and that this mindlessness is contrary to the spirit of Wittgenstein’s own
philosophy 15.»
Kennick tente de sauver sa parabole en imputant l’impossibilité de savoir ce qui
mérite la quali cation d’œuvre d’art à l’incertitude du concept d’art. Après avoir
a rmé pourtant que la recherche d’éléments communs n’est pas concluante, il
se tourne lui aussi vers le concept de ressemblances familiales et le trouve fécond.
Kennick rejoint également Weitz pour a rmer que les théories esthétiques sont
plus normatives que descriptives et que leur véritable objectif réside dans la volonté
de changer le goût d’une époque. L’idée selon laquelle la critique artistique devrait
s’appuyer sur une esthétique, qu’il faudrait savoir ce qu’est l’art avant de pouvoir
juger ce qu’est une bonne œuvre d’art est, elle aussi, à ses yeux une erreur. Par la
suite, il s’emploiera à séparer l’art et la morale pour refuser toute pertinence au
jugement moral sur une œuvre d’art 16.
L’argumentation de ces premiers représentants de l’anti-essentialisme wittgen-
steinien que furent Weitz et Kennick résume comme par avance les thèses centrales
14 Par exemple: produit de l’activité humaine tendant, non pas à satisfaire des besoins
matériels, mais à l’agrément des sens en même temps que celui de l’intellect.
15 « Wittgenstein, Anti-essentialism and the De nition of art », in Peter LEWIS (éd.),
Wittgenstein, Aesthetics and Philosophy, op. cit., p.37-51, p.47. «Le test de l’entrepôt est un jeu
mieux joué par des philistins que par des amateurs d’art. Je l’ai accusé de révéler une certaine
insouciance vis-à-vis de l’art comme idée ou comme concept. Et cette insouciance est contraire à
l’esprit de la philosophie même de Wittgenstein.»
16 Où l’on voit que, en croyant systématiser Wittgenstein, on  nit par le trahir: Ethik und
Ästhetik sind eins
[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet]
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