[« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] Introduction L’art occupe, dans l’œuvre de Wittgenstein, une place plus discrète que celle qu’il tint dans sa vie. Il jouait de la clarinette, il dressa le plan de la maison de sa sœur dans un style moderniste, il créa un prix de poésie. Mais il a surtout construit une philosophie et celle-ci semble ignorer totalement la question de l’art ou, selon la tradition philosophique, l’esthétique 1. En d’autres termes, selon Hans-Johann Glock : « L’esthétique n’est pas au centre des préoccupations philosophiques de Wittgenstein, mais l’art tenait une place essentielle dans sa vie, en particulier la musique 2. » Ce paradoxe biographique retient l’attention. Comment un homme aussi au fait de l’art, comment un homme curieux de toutes ses manifestations, comment l’amateur de films policiers ou de westerns qui affirmait y trouver des matériaux pour son œuvre, a-t-il pu délaisser l’aspect théorique de ce qui tenait un tel rôle dans sa vie ? Ce que fut, à Vienne, la famille Wittgenstein permet de préciser ce que l’art représenta pour Ludwig dans ses jeunes années, c’est-à-dire, quoi qu’on en dise, ses années de formation. Dans sa biographie, Ray Monk donne de nombreuses informations sur la passion des arts, la musique surtout, chez les Wittgenstein. « [Les grands-parents, Fanny et Hermann Wittgenstein, étaient] amis du poète Franz Grillparzer et avaient parmi les artistes une réputation de • 1 – Dans l’acception selon laquelle l’esthétique consiste à traiter la question de l’art ou le Beau comme problème philosophique. • 2 – Hans-Johann GLOCK, Dictionnaire Wittgenstein, trad. Hélène Roudier de Lara et Philippe de Lara, Paris, Gallimard, 2003, Vo « Esthétique », p. 196. On peut regretter que paramount ait été traduit par un mot chargé de connotations philosophiques (essentiel). Une place éminente eût été sans doute une traduction plus exacte. - 14 - W i tt g ens t e i n e t l e motif esthétique [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] collectionneurs enthousiastes et avertis. Un de leurs cousins, Joseph Joachim devint un célèbre violoniste virtuose, et Fanny et Hermann jouèrent un rôle capital dans sa formation. Ils l’adoptèrent alors qu’il avait douze ans et confièrent sa formation musicale à Félix Mendelssohn. Lorsque le compositeur demanda ce qu’il devait enseigner à l’enfant, Hermann Wittgenstein répondit : “Laissez-le simplement respirer le même air que vous !” C’est Joachim qui présenta Johannes Brahms à la famille, et son amitié devint pour eux plus précieuse que toute autre. Brahms enseignait le piano aux filles de Hermann et de Fanny ; plus tard il devint un participant assidu aux soirées musicales organisées par les Wittgenstein. Au moins une de ses œuvres majeures, le quintette pour clarinette, fut créée chez les Wittgenstein 3. » Quant à la famille des parents, voici ce qu’en dit Ray Monk : « Léopoldine (ou “Poldy”, comme on l’appelait) possédait un talent musical exceptionnel. Après le bien-être de son mari, la musique était la chose la plus importante dans sa vie. C’est elle qui fit de la maison de l’Alleegasse un lieu d’excellence musicale. Ses soirées musicales étaient fréquentées par Brahms, Malher et Bruno Walter qui a décrit “l’atmosphère d’humanisme et de culture” qui y présidait. L’organiste et le compositeur aveugle Josef Labor devait en grande partie sa carrière au mécénat de la famille Wittgenstein, qui le tenait en très haute estime. […] Après s’être retiré des affaires, Karl Wittgenstein devint un grand mécène des arts plastiques. Aidé par sa fille aînée Hermine – elle-même peintre de grand talent – il assembla une collection remarquable de peintures et de sculptures, comprenant des œuvres de Klimt, Moser et Rodin. Klimt l’appelait son “ministre des beaux-arts” parce qu’il lui était reconnaissant d’avoir financé l’immeuble de la “Sécession” (où étaient exposées les œuvres de Klimt, Schiele et Kokoschka) et la fresque de Klimt lui-même, Philosophie, qui avait été refusée par l’université de Vienne. Lorsque la sœur de Ludwig, Margarete Wittgenstein, se maria en 1905, c’est Klimt qui fut chargé d’exécuter son portrait de mariage 4. » Ayant grandi dans cette atmosphère, Ludwig entreprit cependant des études d’ingénieur, puis de logicien. Mais il ne se désintéressait pas pour autant de ce qui enthousiasmait sa famille. Le Tractatus logico-philosophicus une fois publié, il manifesta de différentes façons son intérêt pour les arts 5. Mis en sommeil par le • 3 – Ray MONK, Wittgenstein ; Le devoir de génie, trad. Abel Gerschenfeld, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 14-15. • 4 – Ibid., p. 18. • 5 – Cf. supra, p. 13. [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] I nt ro d uction labeur que lui avait coûté l’ouvrage 6, ce goût n’avait pas disparu. Il peut encore être observé que la personnalité intellectuelle de Wittgenstein a commencé à se former en lisant ces auteurs de prédilection que furent pour lui Schopenhauer, Nietzsche ou Kierkegaard, c’est-à-dire au contact de philosophies qui, chacune à leur façon, ont accordé une place importante à la question esthétique 7. Mais la question de savoir si ce type de lectures, sa pratique de la musique ou son intérêt pour l’art sous toutes ses formes influencèrent de quelque manière son œuvre est une question qui ne manque pas d’être embarrassante. Vouloir traiter de l’esthétique chez Wittgenstein, n’est-ce pas prendre le risque de se méprendre totalement sur l’objet réel de ses recherches théoriques ? Qu’il s’agisse de l’esthétique transcendantale et ineffable du Tractatus, des Leçons sur l’esthétique ou des remarques sur l’aspect et le voir comme, les commentateurs n’ont pas négligé les réflexions esthétiques de Wittgenstein. Chacun d’eux, pourtant, ferait sien le jugement du Dictionnaire Wittgenstein et ils conviendraient tous que l’esthétique fut un centre d’intérêt accessoire ou périphérique du penseur viennois. Les apparences plaident en ce sens. L’esthétique n’est citée qu’une fois dans le Tractatus, les Leçons ont été composées à partir de notes prises par l’auditoire et, s’agissant des éditions usuelles, aucun texte sur l’aspect n’établit un lien nécessaire entre le voir comme et l’esthétique. C’est ainsi que beaucoup d’auteurs des années cinquante ont voulu voir en Wittgenstein un pionnier de l’antiessentialisme esthétique et artistique. L’article de Terry Diffey, « Wittgenstein ; l’anti-essentialisme et la définition de l’art 8 », retrace l’histoire et la généalogie de cette interprétation et souligne les difficultés philosophiques inhérentes à ce type d’approche. Deux auteurs sont à la fois l’origine et le symbole de l’anti-essentialisme esthétique se réclamant de Wittgenstein : Morris Weitz 9 et W. E. Kennick 10. Pour Weitz, l’esthétique et de la philosophie de l’art ont pour principal objet la nature de l’art et la définition de cette nature. Il affirme que les théories esthétiques ont surtout tenté de déterminer les conditions nécessaires et suffisantes de cette définition. Il répertorie ensuite différentes théories de l’art et expose leurs • 6 – Selon Hans-Johann Glock, le travail dont le Tractatus est l’aboutissement commença en 1912 (op. cit., Vo « Tractatus logico-philosophicus », p. 549). L’ouvrage fut publié en 1921. • 7 – La réception de l’œuvre de Wittgenstein dans le monde anglo-saxon insiste sur son caractère purement analytique, comme si Wittgenstein avait coupé les ponts avec la philosophie continentale (si l’on peut déjà l’appeler ainsi) qui faisait le fonds de ses lectures de jeune homme. • 8 – Terry DIFFEY, « Wittgenstein, Anti-essentialism and the Definition of Art », in Peter LEWIS (éd.), Wittgenstein, Aesthetics and Philosophy, Aldershot, Royaume-Uni, Ashgate, coll. « Wittgensteinian studies », 2004. • 9 – Avec surtout « The role of theory in aesthetics » (« Le rôle de la théorie en esthétique »), in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 15, no 1, sept. 1956, p. 27-35. • 10 – « Does traditional aesthetics rest on a mistake? » (« L’esthétique traditionnelle repose-t-elle sur une erreur ? »), in Cyril BARRETT (éd.), Collected Papers on Aesthetics, Oxford, Blackwell, 1965, p. 1-21. - 15 - [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] - 16 - W i tt g ens t e i n e t l e motif esthétique arguments : formalisme, volontarisme, émotionalisme, intellectualisme, intuitionnisme ou organicisme. Après avoir plaidé pour l’abandon du problème 11, il s’emploie à démontrer ce qu’elles ont de défectueux. Selon lui, chacun des défenseurs de ces théories aurait pu constater, pour la même raison, l’échec de chacune d’entre elles. « Unless we know what art is, they say, what are the necessary and sufficient properties, we cannot begin […] to say one work is good or better than another 12. » L’art, selon Weitz, est un concept ouvert au même titre que, dans les Recherches philosophiques, le concept de jeu. Les différents jeux ne partagent pas la même essence, mais ils peuvent être rapprochés par des ressemblances familiales et, ajoute Weitz, il en irait de même des différentes œuvres d’art. Il peut alors avancer sa première conclusion : « Knowing what art is is not apprehending some manifest or latent essence but being able to recognize, describe and explain those things we call art in virtue of this similarities 13. » L’article de Kennick ne se laisse pas aussi facilement résumer. Il s’occupe de recenser les diverses malfaçons affectant les fondations de l’esthétique traditionnelle. Il montre que la recherche d’une définition de l’art repose sur l’idée d’une nature commune aux différentes œuvres d’art. La volonté d’identifier cette nature commune, vérifiable par la formulation de conditions nécessaires et suffisantes, est, pour lui, la première erreur. Après avoir énuméré de nombreuses œuvres d’art entre lesquelles il lui paraît difficile d’établir des liens, il tend à penser qu’il ne peut y avoir aucune nature commune entre elles. Il dit ensuite que nous sommes face aux œuvres d’art dans la même position que saint Augustin face au temps. Commence alors ce qui peut sembler la partie la plus faible de son argumentation. Décidant que chacun peut distinguer par son propre usage du langage ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, il imagine l’exemple d’un immense entrepôt (very large warehouse) où se trouveraient toutes sortes d’images, de partitions, de machines, de bateaux, de maisons, d’églises et de temples, de statues et de vases, etc. S’il était demandé à quelqu’un d’en rapporter toutes les œuvres d’art, celui-ci y parviendrait sans trop de difficulté. Ce serait, en revanche, mission impossible si cette personne devait • 11 – « In this essay I want to plead for the rejection of this problem » (p. 27). • 12 – Op. cit., p. 27 : « À moins que nous ne sachions ce qu’est l’art, disent-ils, ce que sont ses propriétés nécessaires et suffisantes, nous sommes incapables de dire si une œuvre est meilleure ou moins bonne qu’une autre. » Ou, de façon moins littérale : Nous serons incapables de dire si une œuvre est meilleure qu’une autre, aussi longtemps que nous ne parviendrons pas à savoir ce qu’est l’art et quelles sont ses propriétés. • 13 – Op. cit., p. 31 : « Savoir ce qu’est l’art, ce n’est pas appréhender une essence, manifeste ou latente, mais être capable de reconnaître, décrire et expliquer ce que nous appelons art en vertu de ces similitudes. » Weitz défendra ultérieurement l’idée que les théories esthétiques sont des théories évaluatives destinées aux critiques, pour leur permettre de motiver leurs jugements sur la production artistique. [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] I nt ro d uction procéder à sa sélection en application d’une définition de l’art empruntée aux différentes écoles distinguées par Weitz que Kennick reprend en partie sur ce point. L’argument prouve peu ou prouve trop. Chacun peut-il vraiment faire la différence entre une œuvre d’art alimentaire et un chef-d’œuvre ? De deux choses l’une : ou bien, chacun peut faire son choix dans l’entrepôt dès qu’il est muni d’une définition nominale de l’œuvre d’art 14, même sans savoir distinguer une toile de maître d’une croûte ; ou bien, tout le monde possède cette faculté, n’importe qui est un « œil ». Mais comment comprendre alors que le public de la grande culture n’est pas le plus large, que le chiffre d’affaires de la variété est plus important que celui de la musique classique ? La deuxième branche du dilemme de l’entrepôt ainsi réduite à l’absurde, on voit bien que l’homme de la rue de Kennick lui rapportera dans le même sac Du côté de chez Swann et des romans de gare. Pour le dire avec Terry Diffey : « The warehouse test is a game better played by philistines than by art lovers. I have accused it of betraying a certain mindlessness towards art as an idea or concept, and that this mindlessness is contrary to the spirit of Wittgenstein’s own philosophy 15. » Kennick tente de sauver sa parabole en imputant l’impossibilité de savoir ce qui mérite la qualification d’œuvre d’art à l’incertitude du concept d’art. Après avoir affirmé pourtant que la recherche d’éléments communs n’est pas concluante, il se tourne lui aussi vers le concept de ressemblances familiales et le trouve fécond. Kennick rejoint également Weitz pour affirmer que les théories esthétiques sont plus normatives que descriptives et que leur véritable objectif réside dans la volonté de changer le goût d’une époque. L’idée selon laquelle la critique artistique devrait s’appuyer sur une esthétique, qu’il faudrait savoir ce qu’est l’art avant de pouvoir juger ce qu’est une bonne œuvre d’art est, elle aussi, à ses yeux une erreur. Par la suite, il s’emploiera à séparer l’art et la morale pour refuser toute pertinence au jugement moral sur une œuvre d’art 16. L’argumentation de ces premiers représentants de l’anti-essentialisme wittgensteinien que furent Weitz et Kennick résume comme par avance les thèses centrales • 14 – Par exemple : produit de l’activité humaine tendant, non pas à satisfaire des besoins matériels, mais à l’agrément des sens en même temps que celui de l’intellect. • 15 – « Wittgenstein, Anti-essentialism and the Definition of art », in Peter LEWIS (éd.), Wittgenstein, Aesthetics and Philosophy, op. cit., p. 37-51, p. 47. « Le test de l’entrepôt est un jeu mieux joué par des philistins que par des amateurs d’art. Je l’ai accusé de révéler une certaine insouciance vis-à-vis de l’art comme idée ou comme concept. Et cette insouciance est contraire à l’esprit de la philosophie même de Wittgenstein. » • 16 – Où l’on voit que, en croyant systématiser Wittgenstein, on finit par le trahir : Ethik und Ästhetik sind eins… - 17 - [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] - 18 - W i tt g ens t e i n e t l e motif esthétique de leurs successeurs. Même si l’absence, chez Wittgenstein, d’une théorie de l’art est, à certains égards, regrettable, la plupart des anti-essentialistes finissent par estimer que les éléments se rapportant, dans l’œuvre de Wittgenstein, à l’esthétique ne posent aucun problème dans la mesure où, pour eux, l’esthétique ellemême ne saurait prendre la forme d’une question qu’il serait possible de résoudre. Ce type d’interprétation très répandu peut, certes, se réclamer des ressemblances familiales ou des jeux de langage. Ces catégories de première importance, l’une et l’autre créées par Wittgenstein, apparaissent dans des textes qui, en un sens, ne concernent pas l’esthétique. Or elles en viennent à constituer le substrat dans lequel viennent puiser les anti-essentialistes pour construire leur interprétation de la pensée de Wittgenstein et prétendre y trouver la justification de leurs positions relatives à l’esthétique. Ces textes de portée générale 17, figurent dans les Recherches philosophiques. Cet ouvrage est souvent tenu pour le plus abouti de Wittgenstein. Aux yeux de la plupart des commentateurs, les Recherches seraient, avec le Tractatus, le seul texte complet et autorisé et, à ce double titre, pleinement représentatif du second Wittgenstein. Étant de jure le dernier livre de Wittgenstein, il incite la plupart des commentateurs à penser, plus ou moins explicitement, qu’il doit avoir le dernier mot. Pour eux, les autres ouvrages posthumes de Wittgenstein ne seraient que des jalons dans une évolution dont les Recherches marqueraient l’achèvement. Or ce livre est presque muet sur la question esthétique. Il en résulte que l’anti-essentialisme esthétique, en s’emparant des notions de ressemblances familiales et de jeux de langage pour y trouver le moyen de nier la nécessité d’une théorie de l’art, est, ce faisant et par construction, une doctrine figée. Celle-ci ne peut plus évoluer, parce qu’elle prétend avoir découvert (dans ce qui est, à ses yeux, le dernier état de la pensée de Wittgenstein) l’instrument général lui permettant de résoudre (ou de dissoudre) spécialement les questions esthétiques éparses (et, le plus souvent, laissées ouvertes) dans les œuvres antérieures aux Recherches. Si Wittgenstein explique complètement Wittgenstein, le débat est clos. L’anti-essentialisme esthétique demeure une thèse influente et débattue dans certains milieux critiques. L’ampleur des investigations rendues possibles par les publications abondantes tirées du Nachlass 18 devraient pourtant interdire de conclure aussi rapidement que Wittgenstein aurait été, en esthétique, anti-essentialiste sans le savoir. Depuis les années 1950, décrites comme la période de formation de la doctrine discutée, de nombreux commentaires ont cessé de se réclamer de ce • 17 – Et qui, dès lors, ne concernent pas (ou pas directement) l’esthétique. • 18 – Wittgenstein’s Nachlass, The Bergen Electronic Edition, Oxford University Press, 2000 (sur CD-Rom). Le Nachlass sera cité en « Item » et « Page » selon la présentation du CD-Rom. Cette ressource électronique procure bien entendu la possiblité de trouver un passage par recherche des mots-clés. [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] I nt ro d uction courant pour donner à lire un Wittgenstein plus complexe, plus subtil. Chemin faisant, il n’est plus possible, en effet, de le considérer comme l’auteur de deux livres entourés d’une poussière d’études provisoires. En 1966, paraît la Grammaire philosophique, après notamment Le Cahier bleu et Le Cahier brun (1958). Ces textes montrent une pensée qui, pour n’avoir pas trouvé son expression définitive, atteint déjà un haut degré d’élaboration, et porte sur des thèmes importants qui n’entrent pas dans le propos des Recherches 19. En ce qui concerne particulièrement l’esthétique, la publication, toujours en 1966, des Leçons et conversations, texte structuré et cohérent, offre un nouvel aliment aux recherches sur la théorie wittgensteinienne de l’art : les Leçons sur l’esthétique. Curieusement, l’apparition de ces textes nouveaux n’a pas sensiblement modifié l’économie de l’interprétation habituelle ou dominante de Wittgenstein. La plupart des commentateurs admettent toujours l’existence d’un tournant. Dans le Tractatus l’esthétique était apophatique et transcendantale. Les Leçons sur l’esthétique abandonnent, certes, cette sorte de mutisme au profit d’un discours positif et développé. Mais elles éviteraient toujours, et délibérément, la question de la définition de l’art. Wittgenstein y insiste sur l’emploi des mots, et s’attache surtout à suggérer que, dans la réalité de son utilisation, le mot esthétique procède d’une généralisation des manifestations variées de ce qu’il appelle l’appréciation esthétique, soit, grosso modo, des phénomènes par lesquels s’exprime ce qui relève, à première vue, du goût. Pour autant, ces données nouvellement accessibles ne semblent pas suffisantes pour établir, de la part de Wittgenstein, un intérêt marqué pour l’esthétique et, ne fût-ce que pour cette raison, elles n’ont pas suffi, en tout cas, à imposer une révision de la doctrine le caractérisant, y compris dans ce domaine, comme un anti-essentialiste. Il s’agit, pour l’instant, d’éléments de nature externe qui, en tant que tels, ne sauraient à eux seuls, emporter la décision. La compilation des notes éparses de Wittgenstein effectuée par Wright et publiée en France en 1990 sous le titre de Remarques mêlées 20, permet d’aller plus loin ou plus profond. Elle conduit à discerner, sous l’écriture impersonnelle de ses grands textes, un commentaire personnel sur sa manière et ses objectifs. Les nombreuses observations sur des œuvres de poètes, d’écrivains ou de musiciens imposent davantage le spectacle d’un esthète soucieux d’expliquer la raison de ses préférences que celui d’un théoricien de l’art. Certes, il n’y a rien là qui puisse contrarier l’anti-essentialisme artistique qui lui est imputé. Il importe cependant d’observer qu’il était non seulement un amateur d’art, mais aussi un critique fondant son jugement, le cas échéant, sur des • 19 – C’est ainsi que, à la différence des Recherches, ces textes antérieurs consacrent beaucoup de place aux mathématiques ou à la logique. • 20 – Publiées sous le titre Culture and Value en 1980. - 19 - [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] - 20 - W i tt g ens t e i n e t l e motif esthétique considérations philosophiques, qu’il s’agisse de thèmes spengleriens ou nietzschéens sur la nature du grand artiste, ou de réflexions sur les filiations et les influences ou, au contraire, les réactions et les ruptures qui font l’histoire de l’art. Il convient de préciser l’esquisse qui commence à se former pour se demander, au risque d’anticiper sur des résultats futurs, si Wittgenstein pourrait être un esthète sans esthétique. Un livre récent, celui de Salvador Rubio Marco, Comprendre en art ; Pour une esthétique d’après Wittgenstein 21, apporte des éléments qui plaident en faveur de la présence, au moins latente, de la préoccupation esthétique dans l’œuvre de Wittgenstein. Il affirme que de nombreuses observations sur l’art figurant dans les Remarques Mêlées peuvent être comprises par le concept de « descriptions supplémentaires 22 » (further descriptions) 23. Il parvient à cette conclusion en s’appuyant sur une série d’exemples qui recoupent une bonne part des considérations artistiques contenues dans les Remarques mêlées, notamment. Ces descriptions supplémentaires apparaissent sous des formes variées : comparaisons 24, associations 25, analogies 26, exemples 27, métaphores 28, connexions 29, répétitions 30, transitions 31, • 21 – Trad. Célia Lopez et Jacinto Lageira, Paris, L’Harmattan, 2006. Pour le confort du lecteur nous séparons le type de description supplémentaire utilisée, de sa référence mise en note. Pour les Remarques mêlées nous gardons la traduction du livre de Salvador Rubio Marco, mais nous renvoyons à l’édition française et à sa pagination. Les traductions diffèrent sur des points de détail. • 22 – Nous utiliserons ici la traduction de Jean-Pierre Cometti in Philosophica I, Mauzevin, TER, 1997. • 23 – « En esthétique, selon Wittgenstein, les raisons étaient du “genre ‘descriptions supplémentaires’”. Ainsi, il est possible de faire voir à quelqu’un à quoi Brahms voulait en venir en lui montrant de nombreux morceaux différents ou en le comparant à un auteur contemporain » (op. cit., p. 129, cité par Salvador RUBIO MARCO, op. cit., p. 88). • 24 – « Écouter les Wiegenlied (berceuses) de Schubert et de Brahms et vérifier que le premier est plus profond que le second » (Cf. RHEES, « Art and Philosophy », in Without answers, p. 136-137, cité par Salvador RUBIO MARCO, op. cit., p. 91). • 25 – « Certains thèmes de Brahms sont fortement kelleriens » (Leçons et conversations, § 5, note 2, p. 70-71). • 26 – « Les scènes brèves de certaines œuvres de Shakespeare signifient la même chose que les chœurs brefs de la passion de Bach » (Rush RHEES [éd.], Ludwig Wittgenstein. Personal Recollections, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 227, cité par Salvador RUBIO MARCO, ibid.). • 27 – « Il y a dans tout grand art un animal SAUVAGE dompté. Chez Mendelssohn, par exemple, il n’y en a pas » (Remarques mêlées, Paris, Flammarion, GF, 2002, p. 99). • 28 – « Shakespeare, pourrait-on dire, montre la danse des passions humaines » (op. cit., p. 98). • 29 – « La Neuvième de Bruckner est une sorte de protestation contre celle de Beethoven » (op. cit., p. 94). • 30 – « Chante-le et tu verras que seule la répétition lui donne sa force énorme » (op. cit., p. 116). • 31 – « On peut dire d’une symphonie de Bruckner qu’elle a deux commencements : celui de la première idée, et celui de la seconde idée. Ces deux idées n’ont pas entre elles le type de rapport qu’ont des parents de même sang, mais l’homme et la femme » (op. cit., p. 94). « Ici la mélodie est quelque chose de très différent de là-bas (elle a une autre origine, elle représente un autre rôle, etc.) » (op. cit., p. 111). I nt ro d uction redondances 32, contextualisation 33, invitations à relever tel ou tel élément 34, invitations à interpréter certains éléments à partir d’autres éléments 35 ou encore recontextualisation 36. Ainsi, la plupart des notations qui ne semblaient que des remarques d’esthète seraient déjà des éléments d’une pensée de l’esthétique utilisant, sous forme de descriptions supplémentaires, des raisons tendant à favoriser une meilleure compréhension des œuvres envisagées. Ce résultat, pour intéressant qu’il puisse être, doit encore être complété. Il faut maintenant vérifier si la réflexion sur des pensées d’artistes n’a pas pu féconder la philosophie de Wittgenstein. L’analyse d’une lettre de Mozart en offre un exemple remarquable 37 : [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] « “Pensée intuitive.” Mozart écrit dans une lettre, qu’une pièce entière se serait trouvée en un instant devant son esprit.– Mais si quelqu’un me • 32 – « Tu demandes de quelle manière j’ai ressenti le thème – et je te dirai peut-être “comme une question” ou comme quelque chose qui y ressemble, ou je le sifflerai avec expression, etc. » (op. cit., p. 116). • 33 – « La musique de Bach est une expression du luthéranisme » (Rush RHEES [éd.] op. cit., p. 227, cité par Salvador RUBIO MARCO, ibid.). • 34 – « Il y a certains endroits dans une mélodie de Schubert que l’on peut indiquer, et dont on peut dire : Tu vois, là est l’esprit de cette mélodie, ici la pensée atteint un sommet » (Remarques mêlées, op. cit., p. 110). • 35 – « Lorsqu’on lit à haute voix et qu’on veut le faire bien, on accompagne les mots de représentations assez vives. Du moins en est-il souvent ainsi. Mais parfois [“D’Athènes à Corinthe…”], c’est de la ponctuation, c’est-à-dire de l’intonation exacte et de la durée précise des pauses, que tout dépend » (op. cit., p. 111). • 36 – « Je peux m’imaginer une scène émouvante d’un film accompagnée par la musique de Beethoven ou de Schubert, et il serait possible que je reçoive du film une certaine compréhension de leur musique. Mais non la compréhension de la musique de Brahms. En revanche, Bruckner va très bien pour un film » (op. cit., p. 82). • 37 – Voici l’original en allemand dans le Nachlass : « „Intuitives Denken.“ Mozart schreibt in einem Brief, ein Stück stünde in einem Augenblick ganz vor seinem Geist. – Wenn mir nun jemand sagte: „Also ist es eben doch möglich, daß ein ganzer Gedanke auf einmal erfaßt, gedacht werde“– also ist es doch möglich, etwas „intuives Denken“ zu nennen. Aber erklärt diese Wortverbindung schon, was wir darunter verstehen? Bei Mozarts Worten kann ich mir mancherlei denken: Z.B., daß gewiß nicht gemeint ist, er höre das ganze Stück in einem Augenblick vor seinem inneren Ohr, als wurden alle Töne des Stücks zugleich angeschlagen oder in rasendem Tempo heruntergespielt; ich kann noch dies und jenes vermuten, und weiter komme ich nicht. Das Verstehen von Sätzen der Sprache ist dem Verstehen eines Themas in der Musik (oder Musikstückes) viel verwandter als man etwa glaubt. Ich meine es aber so: daß das Verstehen des sprachlichen Satzes näher als man denkt liegt, was man gewöhnlich Verstehen des musikalischen Ausdrucks nennt. Warum will ich den Wechsel der Stärke und des Tempos gerade auf diesen Rhythmus bringen, warum gerade diese Linie zeichnen? Man möchte sagen: „weil ich weiß, was daß alles heißt“. Aber was heißt es? ich wüßte es nicht zu sagen. Zur „Eklärung“ könnte ich es nur mit etwas anderem vergleichen, was denselben Rhythmus (ich meine, dieselbe Linie) hat. (Man kann sagen: „Siehst Du nicht: das ist, als würde eine Schlußfolgerung gezogen“, oder: „das ist gleichsam eine Parenthese“ etc. Wie begründet man solche Vergleiche? Es gibt verschiedenartige Begründungen.) » (Nachlass, Item 116, Page 101-103, Band XII « Philosophische Bemerkungen »). - 21 - [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] - 22 - W i tt g ens t e i n e t l e motif esthétique demandait maintenant : “Ainsi il est quand même possible, qu’une pensée entière soit pensée, saisie en un seul coup.” – Aussi est-ce bien possible de nommer quelque chose “pensée intuitive” Mais expliquez déjà cette alliance de mots, ce que nous comprenons là-dessous ? Les mots de Mozart suscitent chez moi bien des réflexions : par exemple, qu’il n’est certainement pas signifié, qu’il écouterait la pièce entière dans son oreille interne, comme si les notes de la pièce seraient en même temps jouées ou dans un tempo frénétique, je peux encore supposer ceci et cela et je n’arrive pas plus loin. La compréhension de phrases de la langue est beaucoup plus apparentée à la compréhension d’un thème de musique ou d’une pièce de musique qu’on ne le croit d’ordinaire. Je veux dire par là ceci : que la compréhension de la phrase de la langue est plus proche qu’on ne le pense de ce que l’on appelle habituellement la compréhension de l’expression musicale ? Pour quelle raison puis-je vouloir apporter un changement de l’intensité et du tempo à ce rythme-là précisément, pourquoi précisément marquer cette ligne ? On voudrait dire : “parce que je sais ce que veut dire tout cela”. Mais que veut dire cela ? Je ne saurais le dire. Pour l’expliquer je pourrais seulement le comparer avec quelque chose d’autre, qui a le même rythme (j’entends par là la même ligne). (On peut dire : “Ne vois-tu pas : c’est comme si une conclusion était tirée” ou “c’est semblable à une parenthèse” etc. Comment justifie-t-on de telles comparaisons ? Il y a diverses justifications.) » Ce texte, très proche du passage des Recherches philosophiques (§ 527) sur la compréhension, est d’un intérêt indéniable pour un essai sur l’esthétique comme thème philosophique chez Witttgenstein. C’est, en effet, à partir d’une réflexion sur la lettre de Mozart que le texte repris dans ses grandes lignes dans les Recherches est d’abord rédigé. Preuve qu’il n’y a pas d’esthétisme sans esthétique chez Wittgenstein. Ses réflexions sur les mots des grands artistes l’aident à formuler sa propre doctrine sur des sujets qui ne sont plus directement reliés : ici, par exemple, c’est une théorie du caractère langagier de la pensée qui le pousse à suggérer la proximité de la compréhension musicale par rapport à la compréhension langagière. Wittgenstein rapporte encore une phrase de Kleist 38 selon laquelle le vœu le plus cher du poète serait de transmettre directement les idées : « Quel étrange aveu ! » observe-t-il. On voit à quel point Wittgenstein s’intéresse au jugement des artistes, pour dissiper, chez eux aussi, les confusions grammaticales dont ils étaient les victimes. Ainsi la seule lecture des textes que Wittgenstein consacre à l’art le montre très intéressé par la musique, faisant des remarques à partir d’une théorie préalable ou se souvenant de mots d’artistes pour réexaminer ses propres théories et les préciser. Bref, tout l’inverse d’un esthète sans esthétique. • 38 – Remarques mêlées, op. cit., p. 70. I nt ro d uction Pour intéressante qu’elle soit, la vision renouvelée de Wittgenstein résultant des Remarques mêlées n’est pas leur apport principal. Elles contiennent en effet des passages de la plus haute importance où Wittgenstein s’explique directement sur sa conception de l’esthétique et le rôle qu’il lui assigne dans son travail philosophique. Notes de 1933-1934 : « Je crois avoir bien saisi dans son ensemble ma position à l’égard de la philosophie, quand j’ai dit : la philosophie on devrait, au fond, ne l’écrire qu’en poèmes [nur dichten]. Cela doit montrer, me semble-t-il, jusqu’où ma pensée appartient au présent, à l’avenir ou au passé. Car je me suis reconnu du même coup comme quelqu’un qui n’est pas tout à fait capable de ce dont il souhaite être capable » (p. 81). [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] Notes de 1936 : « L’étrange ressemblance d’une recherche philosophique (surtout peut-être en mathématiques) avec une recherche esthétique. (Par exemple, ce qui ne va pas dans tel vêtement, ce qui serait seyant, etc.) » (p. 82). De savants exégètes ont tenté d’atténuer le scandale. Pour celui qu’ils présentent comme l’un des fondateurs de la philosophie analytique, la philosophie devrait avoir la forme d’un poème ; la philosophie et, plus encore, les mathématiques ressemblent à l’esthétique… Comment ne pas relever la place considérable que l’esthétique ou l’art avaient, de l’aveu même de Wittgenstein, dans son rapport à la philosophie. Plus significative encore, cette remarque écrite au cours des années 1950, au crépuscule de sa vie : « Les questions scientifiques peuvent m’intéresser, elles ne peuvent jamais me captiver réellement. Seules le peuvent les questions conceptuelles et esthétiques. La solution des problèmes scientifiques m’est au fond indifférente ; mais il n’en va pas de même pour les deux autres sortes de questions 39 » (p. 153). Le texte distingue le plan de la science, d’une part, et, d’autre part, celui où se tiennent, ensemble, les questions conceptuelles et l’esthétique. Maintenir l’idée d’un Wittgenstein scientiste exigerait cette fois de postuler l’existence d’une ruse de la raison ou de l’expression pour soutenir que, pensant à nouveau contre lui, Wittgenstein avouait son désir métaphysique pour mieux le combattre, comme si les questions esthétiques et conceptuelles avaient été à ses yeux un piège philosophique qu’il aurait toujours voulu éviter. Il est inutile de souligner la fragilité de • 39 – Remarques mêlées, trad. Gérard Granel, Paris, Flammarion, GF, 2002. Prétendre expliquer de telles affirmations par le mysticisme de la période post-tractarienne serait évidemment anachronique. Italiques de Wittgenstein. - 23 - - 24 - W i tt g ens t e i n e t l e motif esthétique ce type d’interprétation. En premier lieu, la plupart des commentateurs admettent que non seulement la science, pour Wittgenstein, n’était pas exempte de mythes mais qu’il s’est toujours attaché à les combattre. Aussi bien sa pensée n’accordait-elle aux sciences aucune immunité. Elles peuvent également (c’est-à-dire autant que les questions conceptuelles), induire en erreur, parce qu’elles peuvent elles aussi, mais souvent de manière plus insidieuse, procéder d’une métaphysique inavouée. En second lieu, le passage cité semble donner raison à ceux qui tiennent que Wittgenstein définissait lui-même, en paroles ou en actes, la philosophie comme une pensée du concept. [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] « [La philosophie de Wittgenstein], a pu ainsi écrire Jacques Bouveresse, offre certainement un exemple typique de ce que l’on peut appeler une philosophie du concept, par opposition à une philosophie de la conscience 40. » Wittgenstein a dit qu’il considérait les questions esthétiques comme aussi captivantes que les questions conceptuelles. Si l’art et les interrogations qu’il suscite l’envoûtaient à ce point, pourquoi n’a-t-il pas consacré à l’esthétique une réflexion de même ordre et quantité 41 que celle qu’il a accordée aux questions conceptuelles avec lesquelles il n’a cessé de se débattre ? Faut-il en venir à imaginer que l’esthétique serait, sinon la face cachée de son œuvre, du moins quelque chose comme un réseau phréatique où sa pensée put toujours puiser l’aliment de ses travaux ? Tel est le type de lecture que ces pages entendent proposer. Elles s’intéresseront à l’esthétique, non pas comme objet, mais comme thème de la pensée de Wittgenstein. Cette intention amène à donner quelques indications relatives au corpus primaire, autrement dit aux travaux de Wittgenstein lui-même. Ce qui est à l’origine de cet essai sur Wittgenstein et le motif esthétique, c’est l’intuition que ce thème est sous-évalué dans sa philosophie. Cette intuition provient en premier lieu de la lecture de Wittgenstein, ce qui amène à dire quelques mots du corpus choisi qui, par opposition aux commentaires, peut être qualifié de corpus primaire. Cet essai utilise d’abord les deux œuvres reconnues par Wittgenstein que sont le Tractatus logico-philosophicus et les Recherches philosophiques, mais sans omettre les concepts de l’œuvre posthume, qu’il s’agisse des textes publiés en France ou du Nachlass. À l’exception des Leçons sur l’esthétique, elle accorde une moindre importance aux notes de cours, tandis que les lettres, entretiens ou conversations n’ont servi qu’à éclairer telle ou telle difficulté particulière. Enfin, la récente édition électronique du Nachlass 42 offre le moyen d’obtenir, sous formes d’occurrences ou d’items, quelques • 40 – Le mythe de l’intériorité, Paris, Minuit, 1974, p. 26. • 41 – S’agissant de la quantité, toute la matière du sujet semble, en effet, résider dans les Leçons sur l’esthétique et quelques remarques sur l’esthétique et l’art, éparses et mêlées à d’autres. • 42 – Op. cit., cf. supra, p. 18, note sur le Nachlass. I nt ro d uction [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] réflexions capitales restées pratiquement inédites 43. L’exploitation de cette ressource documentaire permet de vérifier commodément plusieurs points. Tout d’abord la fréquence du mot esthétique et des termes apparentés est très faible 44. Elle montre ensuite que, si Wittgenstein cite rarement des philosophes ou des penseurs, il mentionne fréquemment des artistes et, surtout, des compositeurs de musique 45. • 43 – Cf. infra, troisième partie, chap. IX, p. 201-203. • 44 – De façon générale, cet essai a voulu tenir compte de chacune des 63 occurrences des mots aesthetics, Ästhetik et des termes apparentés dans le Nachlass, mais dans la mesure seulement de ce qu’elles apportent à la compréhension de l’esthétique comme thème philosophique dans l’œuvre de Wittgenstein. Pour mieux mesurer l’importance statistique du terme esthétique dans le Nachlass, il faut la rapporter à celle d’autres vocables importants de l’œuvre de Wittgenstein. Ainsi Grammar, Grammatik et les termes vassaux apparaissent 2 253 fois dans le Nachlass ; Grund, 1 540 ; Ursache, 418 et Ethik, 66 fois. Il apparaît ainsi que si le mot esthétique est souvent utilisé par Wittgenstein (au même titre que éthique), sa place relative demeure modeste. Indiquons, à toutes fins utiles, que le total du Nachlass comporte 717 090 mots. L’intérêt limité de ce type de renseignements statistiques peut être augmenté en tentant d’apprécier la pertinence, du point de vue de notre recherche, de chacune des utilisations du mot. Pour résumer, parmi les 63 occurrences des termes aesthetics ou Ästhetik ou encore ästheten ou ästhetisch, la phrase clef du Tractatus (Ethik und Ästhetik sind eins) apparaît à six reprises dans le Nachlass. Peuvent aussi être relevées une série de remarques souvent répétées qui touchent aux raisons esthétiques, ästhetische Gründen. Elles ne paraissent guère en mesure d’intéresser notre propos car le contexte semble le plus souvent indiquer qu’elles sont formulées de façon ironique ou dépréciative. Il s’agit principalement de railler les mathématiciens qui ont cru pouvoir trouver dans la satisfaction esthétique que peut procurer l’élégance d’une démonstration un indice de sa validité. Wittgenstein, dans une critique demeurée célèbre, avait reproché à Russell son désir de trouver un fondement logique à l’arithmétique ce qui, selon l’auteur du Tractatus, relevait davantage d’un rêve d’esthète que de la volonté de construire un système rigoureux. (Cf. Nachlass, Item 117, Page 250-251). Peut encore être signalé un passage où Wittgenstein recommande une méthode d’apprentissage consistant à regarder d’abord l’esquisse et ensuite seulement la toile. Cette méthode, en quelque sorte graduelle, aurait la vertu de faire comprendre à ceux qui ne peuvent atteindre leur idéal artistique que les maîtres, eux ausi, sont obligés de progresser pas à pas. • 45 – De façon plus immédiatement significative, la statistique permet d’identifier les auteurs ou personnalités que Wittgenstein cite le plus souvent dans le Nachlass. Interlocuteurs privilégiés de Wittgenstein, Russell, Frege, James et Moore sont cités respectivement 566, 331, 94 et 61 fois, Whitehead (moins proche) seulement 24 fois. Exception faite de Platon et Augustin dont l’apparition fréquente – Platon (43 fois) et Augustin (128) – vient de ce que certaines de leurs positions sont très discutées, les autres philosophes sont rarement mentionnés, Kant l’est 13 fois, Aristote comme Kierkegaard 12 fois, Nietzsche 10 fois, Descartes 4 fois, Bacon 3 fois ; Leibniz, Rousseau ou Hegel une fois. Hume ou Locke, par exemple, ne sont pas cités. Naturellement ces données ne sauraient, à elles seules, permettre de mesurer l’intérêt de Wittgenstein pour tel ou tel philosophe. À part Augustin et Platon, les philosophes précédant le logicisme sont peu évoqué. Par un contraste frappant, il en va autrement des compositeurs : Beethoven est cité 26 fois, Schubert 17, Mozart comme Brahms 16, Bruckner 12, Mendelssohn 10, Schumann 8, Mahler 6, Wagner 5, Chopin 4, Bach comme Haydn 3. Les écrivains et poètes, eux, ne semblent guère retenir l’attention de Wittgenstein. Goethe est cité 35 fois (mais Wittgenstein a manifesté un certain intérêt pour sa théorie des couleurs), Tolstoï 13 fois, Kraus 12, Shakespeare 11, Dostoïevski 8, Lessing ou Grillparzer 6, Lenau 5, Schiller 3, Kleist 2. Les peintres, toujours a s’en tenir à cette seule indication, encore moins. Il en va de même des mathématiciens et scientifiques même si, par exemple les noms d’Einstein (11 fois cité) ou - 25 - [« Wittgenstein et le motif esthétique », Bertrand Goyet] [ISBN 978-2-7535-1371-6 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] - 26 - W i tt g ens t e i n e t l e motif esthétique Considérer l’esthétique, non pas comme l’objet, mais comme un thème de la pensée de Wittgenstein… Non pas comme un problème examiné pour être résolu, mais comme un motif dont les arabesques parcourent l’ensemble de l’œuvre, comme une série d’exemples doués de vertus heuristiques singulières ou énigmatiques, comme un leitmotiv qui, même lorsqu’il a cessé d’être joué, informe toujours, fût-ce silencieusement, la pièce tout entière. De là une méthode à la fois géographique et géologique afin de conduire une enquête portant sur la profondeur autant que sur l’étendue. Son point de départ réside dans les célèbres apophtegmes du Tractatus 46 dont il conviendra d’observer le destin dans les textes ultérieurs afin de savoir, notamment, si la pensée esthétique de Wittgenstein est marquée par des ruptures ou seulement des inflexions. Les questions relevant de ce que l’on pourrait appeler le statut de l’esthétique dans la pensée de Wittgenstein étant épuisées, il faudra ensuite procéder à une analyse systématique de l’ensemble des éléments reliés au thème artistique présents dans son œuvre pour montrer comment l’art 47 a toujours été, pour lui, une source d’inspiration et se trouve par conséquent, d’une manière ou d’une autre, lié à certaines des catégories typiquement wittgensteiniennes : l’aspect et son changement, la monstration (montrer ce qui ne peut être dit), les causes et les raisons, etc. Ces matériaux variés ayant été ainsi accumulés et organisés, le moment sera venu, enfin, de mesurer leur utilité. L’art et sa théorie ont-ils inspiré ce qui, dans la philosophie de Wittgenstein, ne traite pas de l’esthétique et, plus généralement, est-il possible de caractériser sa pensée (substance et style) par un entrelacs multiforme d’interactions entre sensible et intelligible, art et concept, esthétique et philosophie ? De la possibilité d’apporter quelques réponses circonstanciées à de pareilles questions dépend, sinon la localisation exacte, du moins une meilleure délimitation du périmètre renfermant la source ou le foyer de la fascination magnétique que l’auteur du Tractatus et des Recherches philosophiques ne cesse d’exercer. Cet essai comportera donc trois parties : Ire partie : « Le nœud du problème » ; IIe partie : « L’esthétique et la réflexion conceptuelle » ; IIIe partie : « Questions ultimes, dernières hypothèses ». d’Hilbert (5 fois) reviennent souvent. Le cas de Cantor (cité 40 fois) et celui de Brouwer (20 fois) doivent cependant être mis à part. Wittgenstein, en effet, s’attaque à leurs théories ou discute leurs résultats. Ces données statistiques permettent d’ébaucher le Panthéon de Wittgenstein et la place qu’y prenaient les artistes et, en premier lieu, les musiciens, autant et sans doute davantage que les philosophes et les mathématiciens. • 46 – « Éthique et esthétique sont une seule et même chose… L’éthique [et, par conséquent, l’esthétique] ne se laisse pas énoncer… » • 47 – Ce que l’art permet de montrer, mais aussi les interrogations, y compris théoriques, qu’il provoque.