Saint-Gervais

publicité
Brève Histoires de Genève par Louis Binz
Copyright ©2000 Chancellerie d'Etat de Genève
(Un PDF du site egeneve.ch)
Couverture: accompagnant un plan ancien de la ville, enfermée dans son système fortifié qui subsistera jusqu’au milieu du XIXe siècle, et une vue aérienne, le dessin de Jean Dubois
illustre le débarquement des troupes suisses le 1er juin 1814, premier pas vers l’admission de la Suisse dans la Confédération helvétique. Le contingent formé de
Fribourgeois et de Soleurois mit pied à terre au débouché de la rampe qui descend de
Cologny. Pour leur rendre honneur, à côté des soldats genevois sont alignés, à droite,
des enfants habillés en militaires. La scène se passe au moment où le chef du détachement suisse serre la main du commandant genevois.
L’auteur de cette composition, le graphiste Alain Julliard, a eu le souci de mettre le lac
en évidence, cet élément fondamental qui imprégna si puissament la vie et la mentalité des Genevois. Assomption symbolique de l’élément liquide, le jet d’eau élève sa
colonne à 130 m. Il succédait à un premier jet de 30 m, simple trop plein de l’usine
des forces motrices à la Coulouvrenière qui avait plu et qui fut déplacé dans la rade
en 1891 pour y trouver son épanouissement.
Qui voudra développer ses connaissances sur le passé de Genève pourra recourir aux travaux signalés dans l’excellent Guide
bibliographique de l’histoire de Genève de Françoise Dubosson, Georg Editeur, Genève, 1998 (voir en particulier les histoires générales citées pp. 21-22). La particularité de ce catalogue est d’accompagner les références bibliographiques d’un bref, mais très utile
commentaire. Notre texte a profité de l’amicale relecture de Barbara Roth et de Micheline Tripet.
Source des illustrations
Celles qui n’ont pas été reprises de notre brochure Genève et les Suisses (1964) proviennent des collections suivantes: Archives
d’Etat, pp. 28, 39, 44, 78; Archives fédérales à Berne, p. 71; Bibliothèque publique et universitaire, département des Estampes,
couverture et p. 42; Gad BOREL-BOISSONNAS, pp. 38, 54; PIERRE GEORGE, p. 10; Musée d’art et d’histoire, pp. 1, 2, 4, 6; Musée de
l’horlogerie, p. 37; Musée du Vieux-Genève, pp. 3, 4, 12, 15, 33, 57, 59, 61, 62, 65, 67, 75; Tribune de Genève, pp. 77, 79, 80;
Communauté israélite de Genève, p. 64; Département de l’instruction publique, p. 80; Daniel Winteregg, pp. 72, 73.
Louis Binz
professeur à l’Université de Genève
Brève histoire
de
Genève
Troisième édition
Chancellerie d’Etat
Genève 2000
2
«... toute histoire est choix. Elle l’est, du fait même du
hasard qui a détruit ici, et là sauvegardé les vestiges du
passé. Elle l’est du fait de l’homme, dès que les documents
abondent, il abrège, simplifie, met l’accent sur ceci, passe
l’éponge sur cela.»
Lucien FEBVRE
Combats pour l’histoire, p. 7
3
Les premiers
habitants
Art paléolithique à Veyrier. – Ce bouquetin, vigoureusement dessiné, orne un os
percé d’un trou qu’on prenait autrefois
pour un bâton de chef, mais qui est
plutôt un outil. Quant à la signification
de la figure, est-ce de l’art pour l’art,
l’illustration d’une croyance religieuse ou
bien un acte magique, représenter un
animal donnant prise sur lui et facilitant
sa chasse? (Collection Musée d’art et
d’histoire)
Douze ou dix mille ans avant Jésus-Christ, des hommes vécurent près de Veyrier, sous des roches éboulées du Salève.
Leurs ossements, les objets de pierre qu’ils utilisaient sont les
traces humaines les plus anciennes découvertes dans la région
de Genève. Ignorant l’agriculture, ces premiers habitants se
procuraient leur nourriture au moyen de la chasse ou de la
cueillette.
Il faut attendre plusieurs milliers d’années pour rencontrer
de nouveau des indices d’occupation humaine, ceux laissés à
partir de 4000 à 3500 avant Jésus-Christ sur les rives du Léman
par des peuplades à qui on a donné le nom traditionnel de
Lacustres. Pendant longtemps, on a cru que ces populations
demeuraient dans des villages élevés sur des pilotis au-dessus
des lacs. On pense plutôt maintenant que la plupart de ces villages se dressaient sur le rivage et que les pilotis plantés dans
le sol supportaient un plancher servant à protéger les cabanes
de l’humidité.
Le choix des rives comme lieu d’habitation s’explique par la
difficulté de trouver des espaces libres à une époque où les forêts
s’étendaient partout. Or ces nouveaux habitants apportèrent une
innovation immense, l’agriculture. Sans avoir à défricher, ils disposaient, au bord des lacs, des terrains dont ils avaient besoin.
Ils pratiquaient aussi l’élevage, la poterie, le tissage.
La rade de Genève et plusieurs autres endroits au bord du
lac ont livré de nombreux restes de leur habitat et de leur production. Au début, leur outillage reste de pierre. Après 2000,
commence à se répandre l’usage du bronze, précédant de plus
de mille cinq cents ans celui du fer.
1
A partir du IXe siècle avant Jésus-Christ, des modifications
géologiques et climatiques provoquèrent l’inondation des
rives anciennes noyées sous des flots montés de plus de cinq
mètres. Les habitations furent transférées sur des points plus
élevés.
Les avantages
géographiques
de Genève.
Le peuplement
préromain
Dès 1000 avant Jésus-Christ au moins, Genève a profité de
l’atout qu’offre sa position géographique. Des échanges économiques à longue distance existent déjà. La vallée du Rhône
est une des grandes routes parcourues par les marchandises et
les hommes, et Genève est placée à un point important de cet
axe, qui unit le nord de l’Europe à la Méditerranée. Dans le
sens est-ouest, des cols franchissent les Alpes en direction de
l’Italie, en particulier le Grand et le Petit-Saint-Bernard, avec
des itinéraires conduisant à Genève.
Le site jouit d’un second avantage, son emplacement au
bord d’un lac et d’un fleuve. Jusqu’à l’invention du chemin de
fer, la voie d’eau, beaucoup moins coûteuse, sera souvent préférée à la voie de terre pour le transport des marchandises. Le
port de Genève, actif jusqu’à la fin du XIXe siècle, a eu des
débuts timides dès ces temps reculés.
Enfin, sur le Rhône, la présence de l’Ile facilite le passage
d’une rive à l’autre, à gué d’abord à travers un cours d’eau
plus large et moins profond qu’actuellement, puis par un pont,
bâti au Ier siècle avant Jésus-Christ, légèrement en aval de
notre pont de l’Ile.
Ces éléments favorables sont à garder en mémoire, car ils
ont eu une valeur permanente à travers toute notre histoire.
Après les épisodes «lacustres», la terre ferme a révélé ses
premières traces humaines lors de fouilles pratiquées depuis
1987 dans le temple de Saint-Gervais; elles dateraient d’environ 4000 avant notre ère. Mais Saint-Gervais ne sera jamais
qu’un faubourg. La «vraie» Genève grandira de l’autre côté du
Rhône, sur la rive gauche du fleuve. Les recherches récentes
des archéologues la font apparaître d’abord sous l’aspect d’un
port situé vers le haut de Longemalle et le bas de la rue de la
Fontaine. Ces vestiges sont de peu antérieurs à 121 avant
Jésus-Christ, date capitale puisque c’est celle de la conquête
par les Romains de la partie sud-est de la Gaule, peuplée par
une tribu celte, les Allobroges.
Statue de bois allobroge. – Découverte à l’angle de la rue de Rive et de la rue de
la Fontaine, à l’emplacement du port antique de Genève, elle date d’entre 100 et
50 avant Jésus-Christ. Haute de 3,07 mètres, érigée sur un quai ou une jetée, c’était
probablement l’image d’une divinité protectrice des bateliers. (Collection Musée d’art
et d’histoire)
2
Vraisemblablement au Ve siècle, ces Celtes s’étaient fixés
dans cette région. Ils appartenaient à ce grand groupe de
peuples appelés indo-européens, dont le berceau se trouve
entre les Carpathes et le Caucase. Par vagues successives, les
Indo-Européens émigrèrent dans des directions variées. Leur
langue d’origine est l’ancêtre commun de nombreuses langues
parlées de l’Inde à l’Ecosse, dont le celtique et le latin, qui est
la source du français.
Postérieure sans doute à l’implantation au bord de l’eau,
l’occupation de l’éminence qui deviendra le noyau historique
de Genève, la haute ville. Cette colline est un refuge de choix.
Sur trois côtés, elle est protégée par le lac, le Rhône et l’Arve,
qui coule alors près de la Corraterie. Sur le seul côté vulnérable, à l’est, les occupants creusent des fossés, marqués peutêtre encore par les dénivellations du Bourg-de-Four.
Les Allobroges tombés sous la domination romaine, Genève
devient un poste frontière. De l’autre côté du Rhône commence le territoire de Celtes encore insoumis, les Helvètes.
Ceux-ci subissent la pression de peuples vivant au-delà du
Rhin, qui cherchent à traverser le fleuve pour s’établir sur le
Genève romaine
César à Genève. – Vers 1620, lors de la
construction du portique situé à gauche
de l’entrée principale de l’Hôtel de Ville,
ont été placés aux clefs de voûte des
épisodes sculptés de l’histoire de Genève.
La série commence par l’effigie de Jules
César avec cette légende: «Ad Genava(m)
extremu(m) oppidu(m) Allobrogu(m)
quam maximis itinerib(us) pervenit: «Il
(César) parvint à marches forcées à
Genève, le plus éloigné des bourgs allobroges», extraite des Commentaires de la
Guerre des Gaules de César.
3
Ancienneté et importance du trafic
lacustre. – Cette stèle en porte témoignage. Datant du début du Ier siècle après
Jésus-Christ, retrouvée à la Tour de Boël,
elle
porte
l’inscription
suivante:
«Q(uinto) Decio Alpino IIII viro nautae
lacus Lemanni», soit: «A Quintus Decius
Alpinus, quatuorvir, les marins du lac
Léman.» Il s’agit donc d’un monument
dédié par la corporation des patrons
bateliers du Léman à un des quatre
membres, appelés quatuorviri, du
conseil suprême de la cité de Vienne, qui
leur a sans doute rendu quelque service.
(Collection Musée d’art et d’histoire)
Plateau suisse. Devant cette menace, les Helvètes quittent leur
sol natal en 58 avant Jésus-Christ pour gagner le sud-ouest de
la Gaule. La route la plus commode consiste à passer le pont
de Genève et à suivre la rive gauche du Rhône, mais c’est violer le territoire romain.
La marche des Helvètes est arrêtée par Jules César, grand
homme politique et grand chef militaire romain, qui achèvera,
au cours des trois années suivantes, la conquête de la Gaule.
César est aussi écrivain. Dans un livre rédigé en 52 qui décrit
sa campagne de France, il raconte qu’il fit couper le pont de
Genève pour retenir les Helvètes. C’est sous sa plume qu’apparaît pour la première fois par écrit le nom de Genève,
Genua en latin. Ce nom serait d’origine gauloise et signifierait
l’«embouchure».
Les découvertes archéologiques prouvent la prospérité de
Genève durant la longue paix qui règne dans l’Empire romain
jusqu’à la fin du IIIe siècle après Jésus-Christ. Des ports à la
Fusterie et à Longemalle servent au transit des marchandises.
La ville dépasse les limites du bourg allobroge; dans ces temps
tranquilles, les villes n’ont plus besoin de fortifications. Le
centre administratif était la Cour Saint-Pierre. Il y restera un
millénaire et demi. Le palais burgonde, puis celui de l’évêque,
seigneur de Genève au Moyen Age, succéderont aux bureaux
romains. A la Réforme, après le départ de l’évêque, lorsque les
conseils communaux formeront le gouvernement de la République indépendante, les autorités siégeront à deux pas de là,
à l’Hôtel de Ville, où elles sont encore.
Porte du Bourg-de-Four. – Deux portes
s’ouvraient aux extrémités de l’enceinte
construite à la fin du IIIe siècle, l’une à la
Tour de Boël, l’autre débouchant sur le
Bourg-de-Four. La première disparut
durant le Moyen Age, la seconde,
quoique souvent remaniée, subsista jusqu’en 1841. Elle s’élevait à la hauteur de
l’immeuble no 11 de la rue de l’Hôtel-deVille. Au XIe siècle, la porte romaine fut
incluse dans le château des comtes de
Genève, qui s’étendait sur le terrain
occupé maintenant par les nos 8 à 16 de
cette rue. La planche de la page 46 permet d’apercevoir l’autre face de la porte.
La présente vue précède de peu sa
démolition.
4
Bien que la langue celtique ait persisté longtemps, le latin
finit par triompher au sein d’une ville complètement romanisée. La campagne garda plus longtemps des traits celtiques,
mais les nombreuses villas, centres de vastes domaines qu’y
possédaient de grands propriétaires urbains, contribuèrent à
la romaniser à son tour. Cette influence romaine, plus forte
sur Genève et sa région que sur le Plateau suisse, les rapproche des pays situés plus au sud, de la Savoie à la Provence. Par bien des côtés, Genève est parente du Midi de la
France.
A partir du IIIe siècle après Jésus-Christ, l’énorme Empire
romain se porte mal. Il est miné à la fois par une crise interne
et des menaces extérieures. A plusieurs endroits, les frontières sont crevées. En 260, des Germains, les Alamans, lancent des raids destructeurs vers le sud. Conséquence capitale, les villes de la Gaule s’entourent de murailles qui les
enferment dans une enceinte réduite, plus facile à défendre
et suffisante pour abriter une population en diminution. A
Genève, des restes de murs du IIIe siècle constitués de gros
blocs de pierre sont bien visibles dans la cour du no 11 de la
rue de l’Hôtel-de-Ville et dans le garage souterrain derrière
l’Auditoire.
La ville a abandonné les quartiers extérieurs et s’est repliée
sur la haute ville. Dans son enceinte, elle n’occupe plus qu’un
rectangle irrégulier d’environ trois cents mètres de long et cent
quarante mètres de large. Pendant sept siècles, cette superficie restreinte lui suffira.
Pourtant, cette époque troublée voit grandir le rôle administratif de Genève. Jusqu’alors, elle n’occupait qu’un rang
modeste. Elle dépendait de la civitas ou «cité» de Vienne sur le
Rhône. Ce terme de cité désignait de grandes divisions territoriales romaines. Peut-être déjà à la fin du IIIe siècle, la cité
de Vienne fut démembrée et Genève devint le chef-lieu d’une
cité indépendante, sans doute à cause de sa situation stratégique vitale pour la défense de l’Empire contre les incursions
barbares venues d’outre-Rhin.
La fin de l’Antiquité
Au IVe siècle, la crise de l’Empire semble surmontée. Ce siècle
est celui de l’adoption progressive du christianisme comme religion d’Etat. La situation de Genève sur une grande voie de communication laisse supposer que la foi nouvelle y fut répandue
assez tôt. Une communauté chrétienne est attestée à Lyon en
177. Une église a-t-elle pu exister à Genève à la fin du IIe siècle
déjà? C’est certainement le cas au cours du IIIe siècle. Dès la
deuxième moitié du IVe siècle, comme la plupart des capitales
de cités, Genève devient le chef-lieu d’un diocèse, imposant
Le christianisme
5
Chapiteau de la première église Saint-Victor. – Ce sanctuaire fut fondé vers 480 par la
princesse burgonde Sedeleube, dont la sœur Clotilde épousa Clovis, roi des Francs. Le
bâtiment fut érigé par la princesse pour recevoir les reliques du martyr Victor. Selon
la tradition, celui-ci aurait été massacré avec saint Maurice et les soldats de la légion
thébaine autour de 285 à Agaune en Valais, localité qui prit ensuite le nom de SaintMaurice. Les martyrs thébains devinrent l’objet d’un culte très répandu, en particulier
en Savoie et en Suisse romande. (Collection Musée d’art et d’histoire)
espace qui englobera une zone allant de l’Aubonne au lac du
Bourget et du Jura au Mont-Blanc. Le premier chef de ce diocèse
attesté de façon sûre, l’évêque Isaac, était en fonction vers 400.
Une longue et fructueuse campagne de fouilles dans le
temple de Saint-Pierre a révélé les vestiges d’une église de la
fin du IVe siècle, accompagnée d’un baptistère et d’une salle
d’apparat ornée de mosaïques. Vers 400, une seconde église fut
élevée, formant avec la première une cathédrale double selon
un modèle fréquent dans l’Antiquité tardive. L’ampleur et la
qualité de ces restes, ainsi que d’autres indices, montrent que
la ville a joui d’une période de prospérité à la fin de l’Empire.
Durant le Ve siècle, d’autres sanctuaires sont bâtis: NotreDame-la-Neuve, nommée maintenant l’Auditoire, Saint-Germain et, un peu plus tard, la Madeleine. Bien entendu, tels
qu’ils se présentent aujourd’hui, ces édifices sont le résultat de
remaniements postérieurs. Du Ve siècle aussi, l’église Saint-Victor s’élevait à l’emplacement de l’église russe et présentait la
particularité d’être une construction ronde.
Capitale burgonde
L’installation pacifique des Burgondes est le grand événement
de l’histoire locale au Ve siècle. Ces Germains risquaient d’être
exterminés par les Huns. Le commandement romain autorise
leur transfert à l’intérieur de l’Empire en 443; ils renforceront
la seconde ligne de défense romaine appuyée sur le Rhône.
Ce petit peuple, fixé dans notre région, n’y apporte pas de
bouleversement. Ni la race, ni la langue, ni la culture ne sont
modifiées. L’aristocratie romaine préserve sa supériorité sous
l’autorité des rois burgondes. Genève est quelque temps leur
capitale, avant d’être remplacée par Lyon en 470; elle
conserve néanmoins le rang de capitale secondaire.
Les Burgondes sont chrétiens, mais ralliés à un courant
hérétique, l’arianisme. Au début du VIe siècle, Sigismond, fils du
roi Gondebaud, adhère au catholicisme. Il fonde un des couvents
les plus célèbres de la Suisse, l’abbaye de Saint-Maurice en Valais.
Les siècles obscurs
En 534, le royaume burgonde est absorbé par les Francs, Germains conquérants de la Gaule. Jusqu’à la fin du IXe siècle,
Genève, la Savoie, la Suisse romande sont rattachées au
royaume franc, d’abord sous la dynastie des rois mérovingiens, puis sous les Carolingiens.
6
Avec l’incorporation de Genève à la royauté franque débutent
des siècles de silence qui privent de renseignements l’historien
local. Ce n’est que par comparaison avec d’autres villes qu’on a
une idée du sort de la nôtre. A partir du VIIe siècle, elle a dû partager la décadence générale des villes européennes, qui, dépeuplées, survivent au ralenti. Deux circonstances laissent penser
que Genève ne descendit pas tout au bas de la pente: la vallée
du Rhône, malgré la diminution des échanges, ne fut pas totalement abandonnée par le trafic, la présence d’un évêque et de
son entourage maintint une activité économique et culturelle.
Il est probable que, dès le VIIe ou le VIIIe siècle, les évêques
sont devenus les vrais maîtres de Genève. Les rois ne gouvernent plus que théoriquement, car l’autorité publique s’est morcelée entre une infinité de petits chefs locaux. Dans les villes
où réside un évêque, c’est lui, souvent, qui commande et joint
le pouvoir politique à son pouvoir religieux.
Quand l’empire proclamé en 800 par Charlemagne se disloque, un royaume se forme en Suisse romande en 888, le
second royaume de Bourgogne. Genève en fait partie, mais
les rois confirment le pouvoir des évêques, si bien que ceuxci, dès 1020, frappent des monnaies à leur nom, ce qui
démontre le degré d’indépendance qu’ils ont atteint.
Les évêques
seigneurs de la ville
Le dernier des rois de Bourgogne, mort sans enfants en 1032,
lègue ses possessions à l’empereur Conrad II, souverain du
Saint Empire romain germanique, fondé en 962, qui comprend
non seulement l’Allemagne, mais aussi des pays voisins comme
la Suisse. Héritiers des rois de Bourgogne, les empereurs placent sous leur souveraineté des régions qui vont de la Suisse
romande à la Méditerranée. Toutefois, la suprématie impériale,
bien lointaine, n’est guère plus que nominale. Le pouvoir réel
est assuré par des seigneurs locaux, laïques ou ecclésiastiques.
On l’a vu, à Genève, les évêques sont les seigneurs de la ville.
Depuis le milieu du XIe siècle, ils eurent à se défendre
contre une nouvelle famille de comtes de Genève. A l’origine
fonctionnaires royaux, les comtes se sont rendus de plus en
plus autonomes, gèrent à leur guise les terres de leur comté,
en annexent d’autres. Giraud, le premier des nouveaux
comtes, se crée un domaine dans le diocèse de Genève et le
Pays de Vaud. Les comtes réussissent à s’introduire dans
Genève. Ils construisent un château au débouché de la rue de
l’Hôtel-de-Ville sur le Bourg-de-Four. Les évêques risquent
d’être dépossédés de leur autorité civile.
Un évêque décidé, Humbert de Grammont, enraye les
projets des comtes. Soutenu par le pape, il oblige le comte
Aymon Ier à négocier. Dans l’accord de Seyssel de 1124,
Aymon rend les droits enlevés à l’évêque et lui abandonne
Genève
ville d’Empire
et la lutte
contre les comtes
7
entièrement le gouvernement de la ville. Néanmoins, les
comtes poursuivirent une offensive longue d’un siècle contre
les évêques, mais ceux-ci résistèrent avec acharnement. Ils
reçurent l’appui de l’empereur Frédéric Ier, dit Barberousse,
qui régna de 1152 à 1190. Il accorda la garantie impériale aux
possessions des évêques et leur reconnut la qualité de princes
immédiats de l’Empire. Ces dispositions les protégeaient
contre les attaques des seigneurs laïcs.
Au XIIe siècle, les évêques agrandissent leurs propriétés. En
plus de la ville, ils sont les détenteurs de trois châtellenies
rurales, appelées le plus souvent mandements: Peney, Jussy et
Sallaz. Peney, qui a gardé pour lui seul aujourd’hui le nom de
mandement, avait pour villages principaux Satigny, Bourdigny, Peissy et Peney; deux autres villages de l’évêque, Genthod et Céligny, furent rattachés administrativement à ce mandement. Les terres de Peney et Jussy ont formé le noyau du
territoire campagnard genevois. Quant au mandement de Sallaz ou de Thiez dans le Faucigny, séparé de Genève par une
distance plus grande, il échappera à celle-ci au XVIe siècle.
La renaissance
urbaine
Après des siècles de déclin, Genève recommence à grandir. Dans
toute l’Europe, les villes sortent de leur sommeil aux XIe et XIIe
siècles. Ce réveil est dû vraisemblablement à un développement
antérieur de l’agriculture et à une augmentation de la population
rurale. L’élan parti des campagnes gagne les villes. Les anciennes
progressent, il en naît de nouvelles. Pour répondre à la demande,
elles multiplient leurs activités industrielles et commerciales. Elles
puisent la main-d’œuvre nécessaire dans les campagnes. L’émigration rurale vers les villes commence.
Sur le terrain, le renouveau des villes anciennes s’inscrit de
la manière suivante: hors de l’enceinte réduite de la fin de
l’Antiquité, le plus souvent autour d’un marché, des maisons
s’élèvent et forment une petite agglomération, un «bourg».
Après quelque temps, une fusion s’opère. L’enceinte est agrandie pour entourer les bourgs.
L’extension de Genève correspond parfaitement à ce
schéma. L’expansion commence au Bourg-de-Four, endroit qui
avait été laissé en dehors des murailles antiques. «Bourg-deFour» signifie bourg du marché (forum en latin). Cette place
retrouve, au XIe siècle, la fonction qu’elle avait eue dès
l’époque celtique, celle d’un marché. Abandonnée au début du
Moyen Age, elle reprend ce rôle lors du renouveau urbain. Des
ateliers d’artisans s’ouvrent autour de la place et ses environs.
La localisation du marché à cet endroit s’explique facilement.
Le Bourg-de-Four est un nœud routier. Là convergent les itinéraires qui rejoignent Genève. La route principale venant de la
Provence et de Lyon suivait la rive gauche du Rhône jusqu’à
Seyssel. Elle gagnait ensuite Genève par Frangy et Chaumont.
8
Les marchandises transportées par eau prenaient d’ordinaire
le même chemin. Les barques s’arrêtaient à Seyssel, à cause des
obstacles naturels qui rendaient la navigation impossible en
amont, et le transport continuait par voie terrestre. A Carouge,
cette route rencontrait celle qui venait d’Italie par les cols du
Petit-Saint-Bernard et du Mont-Cenis et qui passait par Annecy.
Carouge, du latin quadruvium, carrefour, doit son nom à cette
réunion routière. Après avoir franchi l’Arve par un pont, la
route du sud se terminait au Bourg-de-Four.
Deux autres chemins, moins importants, y parvenaient aussi: la
route de la vallée de l’Arve par Chêne et la route de la rive gauche
du lac qui conduisait dans le Valais et au col du Grand-Saint-Bernard. Si l’on voulait continuer son voyage, on empruntait la rue
de l’Hôtel-de-Ville et la Grand-Rue, pour arriver au pont du Rhône
qui menait vers la Suisse et l’Allemagne par la rive droite.
La ville s’étendit ensuite du côté du lac. La renaissance du commerce avait ranimé le port de Genève; un autre espace fut bâti en
descendant vers le lac, qui baignait encore les Rues-Basses.
L’extension de la ville au Moyen Age et les
principaux édifices religieux. – 1. Cathédrale Saint-Pierre; 2. Eglise Notre-Damela-Neuve; 3. Eglise Saint-Germain;
4. Eglise de la Madeleine; 5. Eglise SaintGervais; 6. Couvent des dominicains;
7. Couvent des franciscains; 8. Couvent
des clarisses; 9. Bourg-de-Four; 10. RuesBasses; 11. Place de la Fusterie; 12. Place
du Molard; 13. Place Longemalle;
14. Château de l’Ile.
9
La nouvelle
enceinte
Les bourgs se fondirent avec la ville ancienne par l’agrandissement de l’enceinte romaine. Une campagne de fortification eut
lieu au XIIe siècle. On vit grand. Les nouveaux murs furent édifiés au-delà de l’espace construit et inclurent des champs, des
vignes et des jardins. La surface de la partie enclose mesurait
près du triple de la superficie ancienne. Au XIIe siècle, on peut
évaluer la population à deux mille ou trois mille habitants.
Le développement des villes eut des conséquences sur leur
organisation religieuse. Pendant longtemps, elles n’avaient
formé qu’une seule paroisse ayant pour centre la cathédrale.
Les autres églises restaient dans la dépendance de l’église
mère. L’extension urbaine entraîna le découpage de la
paroisse unique en plusieurs unités. Pour Genève, sept
paroisses se constituèrent du XIe au XIIIe siècle. En outre, deux
couvents avaient été fondés près de la ville: la très vieille
Intérieur de la cathédrale Saint-Pierre en
novembre 1979. – Cette vue peu banale
montre à la fois l’intérieur de l’église de
la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle
et les vestiges des édifices antérieurs
révélés par les fouilles, avant qu’ils ne
soient recouverts par une dalle. Outre
des restes d’églises du haut Moyen Age,
on distingue une crypte circulaire appartenant à l’église du XIe siècle. Les fondations de la première cathédrale formée
de deux églises se trouvent, pour l’une,
sous la chapelle des Macchabées, pour
l’autre, sous la rue du Cloître.
10
église Saint-Victor fut transformée en prieuré clunisien peu
après l’an 1000; sur la rive droite, au bord du Rhône, l’église
Saint-Jean accueillit un prieuré au début du XIIe siècle.
Vers 1180, sous l’évêque Arducius de Faucigny, commença
la reconstruction de la cathédrale Saint-Pierre, qui dura jusque
peu avant 1250. Cette opération donna à l’intérieur du sanctuaire l’aspect général que nous lui connaissons.
Le XIIIe siècle est marqué par trois facteurs nouveaux qui
auront une influence durable sur notre histoire: l’essor des
foires, l’ingérence savoyarde, les débuts de la commune.
A côté des marchés qui servaient aux échanges locaux, des
foires se tenaient quelques jours par an. Une clientèle plus
étendue, mais encore régionale, accourait à cette occasion.
Assez brusquement, semble-t-il, ces foires se mettent à recevoir des marchands et des hommes d’affaires venus de loin,
en particulier d’Italie; les Italiens sont les meilleurs négociants
du temps. Les foires font connaître le nom de Genève en
Europe. Avant d’être, au XVIe siècle, une capitale religieuse,
Genève eut, pour la première fois, une renommée internationale grâce à son rôle dans l’économie.
Le XIIIe siècle.
Les foires
Née au XIe siècle, la maison des comtes de Savoie est riche de
possessions sur les deux versants des Alpes. Au XIIIe siècle,
elle se rend maîtresse du Pays de Vaud. Les comtes s’intéressent de plus en plus à Genève. Le chemin le plus court entre
la Savoie et Vaud passe par Genève et le pont du Rhône. De
plus, peuplée, bien fortifiée, en pleine croissance économique, la ville conviendrait merveilleusement pour servir de
capitale au comté de Savoie. Pendant plus de trois siècles, les
convoitises savoyardes vont menacer Genève.
Une première offensive se déroule de 1285 à 1290. Au
mépris des droits de l’évêque, le comte Amédée V occupe la
ville. Au début du XIIIe siècle, l’évêque Aymon de Grandson
avait construit un puissant château protégeant le pont du
Rhône; il n’en reste aujourd’hui que le donjon, la Tour de l’Ile.
Il fallut un siège de quatorze mois pour que les troupes du
comte fissent capituler le château. En 1290, l’évêque
Guillaume de Conflans fut contraint de reconnaître le fait
accompli dans un traité conclu à Asti (Italie, Piémont): la
Savoie gardera le château de l’Ile. En outre, l’évêque doit
céder au comte la charge de vidomne, fonctionnaire qui juge
les procès civils entre les particuliers et mène l’instruction des
affaires pénales. Jusqu’à la suppression du vidomnat en 1528,
les fonctions de châtelain de l’Ile et de vidomne furent réunies
et confiées au même homme, un vassal des comtes de Savoie.
Voilà donc ceux-ci solidement établis à Genève.
L’ingérence
savoyarde
11
La naissance
de la commune
La troisième innovation, enfin, la naissance de la commune,
est celle dont les conséquences furent les plus profondes. A la
Réforme, succédant à l’évêque, la commune saisira le gouvernement de la cité, ses institutions deviendront celles de la
République protestante jusqu’à la fin de l’Ancien Régime en
1792.
Le progrès des villes depuis le XIe siècle avait engendré une
classe de commerçants et d’artisans. Cette classe supportait
mal la forme seigneuriale du gouvernement urbain. Elle
entama la lutte pour arracher sa part dans les affaires
publiques. A cette fin, elle se donna une organisation révolutionnaire, la commune. L’apparition de celle-ci à Genève est
tardive par comparaison avec beaucoup d’autres villes. La première mention d’un mouvement collectif des habitants
remonte à 1263. Au commencement, il est appuyé par les
comtes de Savoie. En aidant les citadins en conflit avec
l’évêque, ils affaiblissaient celui-ci.
Les efforts violents des citadins pour faire triompher leurs
revendications durèrent un demi-siècle. En 1309, l’évêque
La maison Tavel en 1869. – La plus
vieille maison de Genève, appartenant à
une famille aristocratique qui joua un
grand rôle aux XIIIe et XIVe siècles. Elle
fut reconstruite après l’incendie qui ravagea Genève en 1334, mais conserve des
caves plus anciennes. A l’origine, la
façade était flanquée d’une seconde tour
à gauche et les murs se terminaient par
des créneaux. C’est un bon exemple de
ces bâtiments mi-palais, mi-forteresses,
où logeaient les principales familles. A
l’arrière-plan, au début de la rue Calvin,
la maison qu’habitait le chef révolutionnaire Pierre Fatio (voir ci-dessous,
page 41).
12
Aymon de Quart dut reconnaître l’existence légale de la commune et lui permettre de participer à l’administration de la
ville. La révolution communale genevoise avait réussi.
La suite du XIVe siècle vit grandir la sphère d’intervention de
la commune. Entre 1344 et 1364, les syndics obtinrent le droit
d’exercer la justice pénale; dorénavant, les syndics, chefs de la
commune, jugent les affaires criminelles. Comme la justice
pénale est un des privilèges fondamentaux du pouvoir seigneurial, son passage aux mains de la commune prouve le
degré de puissance auquel celle-ci est parvenue. L’évêque
Adhémar Fabri lui octroie, en 1387, une charte de franchises
qui confirme solennellement ses droits.
Les progrès
de la commune
aux XIVe
et XVe siècles
La maison Tavel en 1869. – La plus
vieille maison de Genève, appartenant à
une famille aristocratique qui joua un
grand rôle aux XIIIe et XIVe siècles. Elle
fut reconstruite après l’incendie qui ravagea Genève en 1334, mais conserve des
caves plus anciennes. A l’origine, la
façade était flanquée d’une seconde tour
à gauche et les murs se terminaient par
des créneaux. C’est un bon exemple de
ces bâtiments mi-palais, mi-forteresses,
où logeaient les principales familles. A
l’arrière-plan, au début de la rue Calvin,
la maison qu’habitait le chef révolutionnaire Pierre Fatio (voir ci-dessous,
Dorénavant, même si Genève reste juridiquement une principauté sur laquelle règne un évêque, la domination réelle
dans la cité appartient à la commune, à tel point que les
évêques lui prêtent serment d’observer les franchises; la commune, elle, ne prête serment à personne. Expression matérielle encore vivante de sa force, l’imposante Tour Baudet
qu’elle fit bâtir à partir de 1455, où siège de nos jours le gouvernement genevois.
La base de l’organisation communale était le Conseil général,
qui ressemblait aux Landsgemeinden suisses. C’était une
assemblée à laquelle assistaient alors non seulement les bourgeois qui avaient reçu le droit de bourgeoisie leur garantissant
des avantages économiques, mais aussi les simples habitants.
13
L’organisation
communale
Le Conseil général élisait les quatre syndics, magistrats annuels
dirigeant la commune, et était fréquemment consulté sur les
questions les plus diverses.
Les syndics s’entouraient de conseillers variant en nombre
de douze à vingt, qui constituaient le Petit Conseil. Au XVe siècle, choisis par les syndics, comme ces derniers, ils étaient
recrutés dans un cercle assez restreint de familles notables.
Cette organisation communale genevoise a une originalité:
le maintien de sa base populaire représentée par le Conseil
général. La plupart des autres villes adoptent assez rapidement
un régime plus aristocratique, la primauté est accaparée par
des conseils restreints. A Genève, au XVe siècle, le Conseil
général reste l’autorité suprême.
Les crises
du XIVe siècle
Les progrès de la commune se déroulaient au moment où le
monde occidental souffrait d’une crise d’une extrême gravité.
Il fut assailli par des famines et des guerres et, surtout, par des
épidémies de peste. Cette maladie avait disparu de l’Europe
depuis cinq ou six siècles. Venue d’Orient, elle fait un retour
foudroyant à partir de 1347 et s’installe jusqu’au XVIIe siècle.
Les premières vagues, celles du XIVe siècle, furent les plus terribles. L’Europe occidentale perdit la moitié de sa population
en cinquante ou soixante ans. Cette proportion se vérifie pour
la région genevoise.
La dépopulation, l’omniprésence de la mort eurent des
répercussions dramatiques sur tous les aspects de la vie et de
la mentalité des gens.
La maison Tavel en 1869. – La plus
vieille maison de Genève, appartenant à
une famille aristocratique qui joua un
grand rôle aux XIIIe et XIVe siècles. Elle
fut reconstruite après l’incendie qui ravagea Genève en 1334, mais conserve des
caves plus anciennes. A l’origine, la
façade était flanquée d’une seconde tour
à gauche et les murs se terminaient par
des créneaux. C’est un bon exemple de
ces bâtiments mi-palais, mi-forteresses,
14
La conjoncture économique générale est dominée par la récession. Sur ce plan, pourtant, Genève fait exception. Tous les
indices prouvent la montée ininterrompue des foires au cours
du XIVe et de la première moitié du XVe siècle. Elles sont à
leur apogée au milieu de ce siècle. Genève est alors un des
principaux lieux d’échanges de marchandises en Europe. Il
faut remarquer que, dans ce négoce international, la part des
produits genevois est dérisoire. Il n’existe pas encore d’industrie d’exportation; les artisans du XVe siècle travaillent presque
exclusivement pour des clients locaux. A côté du commerce
s’exerce une activité financière intense; déjà, Genève prend
rang parmi les grandes cités bancaires. Les plus grands banquiers du temps, les Medici de Florence, y ouvrent une succursale en 1424.
Il y avait quatre foires principales dans l’année; chacune
durait dix jours, pendant lesquels la ville prenait l’allure d’un
caravansérail où se coudoyaient des gens venus de partout:
Italiens, Français, Allemands, Suisses, Néerlandais, etc.
L’apogée des foires
Le succès des foires eut des répercussions sur la topographie
et la population. Le Bourg-de-Four et la haute ville ne suffisaient plus à la foule des négociants et à l’abondance des marchandises. En 1309, l’évêque Aymon de Quart, en contrepartie de la reconnaissance accordée à la commune, demanda
aux citoyens de construire une halle aux marchandises. Ce
bâtiment fut érigé au Molard. On gagna du terrain en mordant
sur le lac et le rivage recula des Rues-Basses à la rue du
Rhône. Les pâtés de maisons qu’on bâtit progressivement
furent séparés par les trois places de Longemalle, du Molard
et de la Fusterie, chacune débouchant sur un port.
La peur des grandes compagnies de soldats brigands qui
sévissaient dans la vallée du Rhône poussa les évêques Alamand de Saint-Jeoire et Guillaume de Marcossey à reconstruire une enceinte plus solide de 1364 à 1376. Les murs enfermèrent les quartiers récents. Sur la rive gauche, la surface
intérieure de la ville n’augmentera plus jusqu’à la démolition
des fortifications dès 1849.
Le développement
urbain
La maison Tavel en 1869. – La plus vieille maison de Genève, appartenant à une
famille aristocratique qui joua un grand rôle aux XIIIe et XIVe siècles. Elle fut reconstruite après l’incendie qui ravagea Genève en 1334, mais conserve des caves plus
anciennes. A l’origine, la façade était flanquée d’une seconde tour à gauche et les murs
se terminaient par des créneaux. C’est un bon exemple de ces bâtiments mi-palais, miforteresses, où logeaient les principales familles. A l’arrière-plan, au début de la rue
15
La population
Conséquence de la prospérité, la population croît fortement.
Autant qu’on puisse l’estimer, le nombre d’habitants s’élève rapidement et dépassera les dix mille avant le milieu du XVe siècle.
Dès lors, Genève est la ville la plus peuplée de la Suisse actuelle.
Elle ne sera dépassée par Zurich qu’au milieu du XIXe siècle.
En conséquence, les faubourgs grossissent, notamment Plainpalais le long de la route de Carouge, mais c’est Saint-Gervais qui
grandit le plus. Dès 1424, la rue de Coutance est bâtie. Les lotissements ne sont pas laissés au hasard; l’opération est planifiée:
les parcelles ont toutes la même surface, des règles sont fixées
sur la hauteur des maisons, les toitures, les fenêtres, les escaliers.
Dans toutes les villes anciennes, l’augmentation du nombre
d’habitants dépend de l’immigration, car les naissances n’y
compensent qu’à peine les décès. Les nouveaux citadins sont
attirés par les occasions de travail que fournit la prospérité de
Genève et par les bons salaires. Les pertes humaines dues aux
épidémies rendent la main-d’œuvre rare et bien payée. En ce
qui concerne leur provenance, les immigrants sont avant tout
des gens des environs immédiats et de la Savoie, puis viennent les Français, des Bourguignons surtout.
Les Italiens forment une petite colonie, où l’on trouve les
habitants les plus riches. En 1457, le plus gros contribuable est
un Génois, qui paie le double de ce que verse François de
Versonnex, le Genevois le plus cossu. On remarque aussi un
groupe de Juifs. Ils ne participent pas aux grandes affaires,
mais vivent du petit négoce. La vague d’antisémitisme qui
déferla sur l’Europe à la fin du Moyen Age n’épargna pas
Genève. En 1428, les Juifs furent relégués dans un ghetto situé
au Grand-Mézel. Ils furent expulsés en 1490 par une décision
communale. A cette date, d’ailleurs, la plupart des villes européennes les ont déjà bannis. Jusqu’à la Révolution, aucun
d’eux ne fut plus autorisé à séjourner durablement à Genève.
Religion et culture
Dans la première moitié du XVe siècle, l’évêché a à sa tête des
hommes d’envergure. Jean de Bertrand, Jean de Rochetaillée,
François de Metz (Metz près d’Annecy) s’efforcent de faire
appliquer dans leur diocèse les règles de réforme ecclésiastique préconisées par les conciles de Constance et de Bâle.
Aux monastères du haut Moyen Age étaient venus s’ajouter,
dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, les couvents des
Dominicains, à la Corraterie, et des Franciscains, à Rive. Des
Clarisses s’installèrent au Bourg-de-Four en 1476; leur maison
servit, après la Réforme, à l’Hôpital général avant de devenir
le Palais de Justice. Un ultime couvent, celui des Ermites de
Saint-Augustin, se fixa en 1480 près du pont sur l’Arve.
Au Moyen Age, les lettres et les sciences genevoises sont
pauvres. En revanche, les arts s’épanouissent au XVe siècle.
L’aisance permet de reconstruire quatre églises paroissiales: la
16
Parvis et cloître de Saint-Pierre. – Le Conseil général des citoyens et bourgeois se réunissait généralement dans le cloître attenant
à la cathédrale. C’est la porte de ce cloître qu’on aperçoit à gauche du perron de l’église. Il fut démoli au XVIIIe siècle; on n’a
aucune représentation de l’intérieur. Cette gravure de 1675 est l’une des deux seules vues de l’ancienne façade de Saint-Pierre,
remontant au XVe siècle et remplacée en 1752 par le péristyle actuel. Le groupe du centre est un mariage sortant du temple.
Madeleine, Notre-Dame-la-Neuve, Saint-Germain et Saint-Gervais. Le monument le plus intéressant est la chapelle NotreDame ou des Macchabées accolée à la cathédrale Saint-Pierre,
terminée avant 1406, bel exemple de gothique tardif. Elle avait
été fondée par le cardinal Jean de Brogny, originaire du diocèse et évêque de Genève, de 1423 à 1426.
A la Réforme, d’innombrables sculptures et peintures religieuses furent détruites. La célèbre Pêche miraculeuse, de
Conrad Witz, gloire du Musée d’art et d’histoire, est une des
seules exceptions.
Après l’apogée du milieu du XVe siècle, les foires subissent un
recul sensible. Des changements survenus dans les courants
commerciaux internationaux sont la première raison de ce
déclin. Un autre coup leur est porté par le roi de France Louis XI,
qui veut faire profiter Lyon des avantages que Genève retire de
ses foires. En 1462, il défend aux marchands français et étrangers,
sous peine de représailles, de fréquenter les foires de Genève et
prend diverses mesures pour favoriser ceux qui se rendent à
Lyon. L’opération réussit. Les Italiens, qui étaient l’élément
moteur du commerce et de la banque à Genève, la quittent peu
à peu pour s’établir à Lyon. Le volume des échanges et du trafic
17
Le déclin des foires
bancaire est sensiblement diminué. Toutefois, déclin n’est pas
mort. En 1480, les foires ont encore fière allure. Si les Italiens ont
disparu, les clientèles allemande et suisse sont restées fidèles.
Genève savoyarde?
Au XIVe siècle, la Savoie avait occupé le Faucigny et le Pays
de Gex: Genève était presque cernée. Elle l’est complètement
en 1401 quand le comte de Savoie Amédée VIII, après la mort
du dernier comte de Genève, se fait adjuger son héritage. Cet
encerclement renforce la pression des princes savoyards sur
Genève. Ils tâchent d’en obtenir la possession complète. Aux
XIVe et XVe siècles, ils se contentent de moyens diplomatiques
en tentant de se faire céder par le pape la seigneurie de
Genève, terre d’Eglise puisqu’elle appartient à un évêque. Ces
projets furent annihilés par les évêques et la commune, qui
parvinrent à convaincre les souverains pontifes de leur désir
de ne rien changer à leur statut politique.
18
La plus ancienne vue de Genève (1548). –
Elle est due à un Confédéré, Rudolf
Manuel-Deutsch (1525-1571), fils du
célèbre peintre bernois Nicolas Manuel.
Il la dessina pour un ouvrage de géographie universelle, la Cosmographie de
Sébastien Münster. La vue est prise de
l’emplacement actuel des jetées. C’est
une image assez fidèle de ce qu’était
Genève à la fin du Moyen Age, exception faite des faubourgs démolis entre
1531 et 1540. On notera les maisons
construites sur le pont de l’Ile. A l’extérieur, le pont d’Arve, à peu près à l’endroit du pont Neuf d’aujourd’hui, et l’hôpital des Pestiférés, érigé en 1482, qui
occupait le centre du cimetière de Plainpalais. L’île Rousseau n’existait encore
qu’à l’état de bancs de sable. Elle ne sera
fortifiée qu’en 1583 pour défendre l’entrée du Rhône.
Le péril savoyard va prendre une autre forme à la suite de
circonstances insolites. En 1416, l’empereur Sigismond avait
accordé à Amédée VIII le titre de duc, qui correspondait à la
grandeur qu’avait atteinte l’Etat savoyard. Ce premier duc se
retira en 1434 dans la maison religieuse qu’il avait fondée à
Ripaille, près de Thonon. Le concile de Bâle (1431-1449), en
lutte avec le pape, élut l’ex-duc comme pape dissident en
1439; Amédée de Savoie devint Félix V. En 1444, il s’attribua
l’évêché de Genève, vacant par la mort de François de Metz.
Félix abdiqua la papauté en 1449, non sans avoir reçu du
pape Nicolas V un privilège permettant aux ducs de Savoie de
désigner dorénavant les évêques dans leur Etat, y compris à
Genève.
En conséquence, de 1451 à la Réforme, cinq des évêques et
seigneurs de Genève furent des membres de la maison de
Savoie. Les quatre autres étaient issus de familles nobles vassales des ducs.
19
Selon les apparences, le sort de Genève paraît réglé. Quand
un duc le jugera bon, il écartera l’évêque et l’incorporera à son
Etat. Cette évolution paraît d’autant plus probable que la commune résistante du premier XVe siècle est devenue collaborationniste, malgré quelques sursauts. Les familles dirigeantes
entretiennent des liens étroits avec la Savoie. Parfois même,
des mariages les unissent à la noblesse du duché. La politique
des autorités communales à l’égard de la Savoie est illustrée
par une déclaration du syndic Pierre Braset, en 1482, à des
ambassadeurs suisses: «Les syndics, citoyens et bourgeois ont
à obéir aux ordres du duc, auquel ils ne veulent déplaire en
aucune manière.»
Origine des armoiries genevoises. – Les
Franchises accordées en 1387 par
l’évêque Adhémar Fabri furent imprimées pour la première fois en 1507, non
dans le texte latin original, mais dans une
traduction française. Le frontispice de
cette édition illustre l’origine de nos
armoiries. Elles sont formées de la combinaison des armes de l’Empire (l’aigle à
deux têtes), dont le prince-évêque, seigneur de la ville, dépendait directement,
et des armes de l’évêché (deux clés croisées). Ce blason, qui apparaît pour la
première fois au milieu du XVe siècle, fut
celui de la commune jusqu’à la Réforme,
puis celui de la République de Genève
indépendante.
20
Au moment où la liberté semblait perdue, Genève sera sauvée
grâce à l’aide de deux cantons suisses, Fribourg et Berne. A
l’origine, les relations de Genève avec les Suisses furent étroitement liées aux foires. Leur succès profita aux villes du Plateau, qui écoulaient leurs produits sur l’ample marché genevois. Tel était le cas des Fribourgeois, gros producteurs
d’étoffes de laine. La circulation des hommes et des marchandises résultant des foires était aussi avantageuse pour les cantons.
D’autre part, les deux cantons les plus à l’ouest, Fribourg et
Berne, admettaient mal la présence savoyarde dans le Pays de
Vaud. Berne, qui poursuivait une politique territoriale ambitieuse, prit comme objectif la conquête du Plateau jusqu’à sa
frontière naturelle du côté sud-ouest, le bassin de Genève.
Les guerres de Bourgogne furent la première étape de cette
poussée. La Savoie, alliée de Charles le Téméraire, duc de
Bourgogne, fut victime des hostilités déclenchées en 1474.
Comme Genève avait alors pour évêque Jean-Louis de Savoie,
elle fut considérée comme ennemie par les Confédérés, qui
avaient occupé le Pays de Vaud et s’apprêtaient à l’attaquer.
Gagnée par la peur qu’inspiraient les terribles guerriers
suisses, la ville leur dépêcha des envoyés afin de les détourner de leur dessein. Les Confédérés renoncèrent à l’assaillir,
mais au prix d’une énorme rançon.
La guerre finie, l’évêque Jean-Louis rechercha l’amitié des
cantons. Il conclut une alliance, ou combourgeoisie, avec
Berne et Fribourg, en 1477. La combourgeoisie n’était que
temporaire et s’éteignit en 1482 à la mort de Jean-Louis. Elle
constitue le premier acte officiel scellé entre Genève et des
cantons suisses. C’était aussi le signe que Fribourg et Berne
avaient reconnu l’importance stratégique de Genève pour leur
sécurité. Une expression frappante prononcée pour la première fois en 1476 énonce bien cette idée: «Genève, clef de
la Suisse». Elle sera souvent employée par la suite comme
argument pour faire entrer la ville dans la Confédération.
Genève et les Suisses
Les événements du premier tiers du XVIe siècle font de cette
période une phase capitale de l’histoire de Genève. Son avenir s’y joua: notre ville échappa à la Savoie, elle s’organisa en
république indépendante de tout seigneur, elle adopta la
Réforme.
La révolution
du premier tiers
du XVIe siècle
Charles II, duc de Savoie en 1504, réalise l’unification de son
Etat en supprimant les particularismes locaux, si nombreux au
Moyen Age. Moins encore que ses ancêtres, il ne peut tolérer
la situation de Genève. Son but sera de faire passer sous sa
souveraineté cet îlot resté autonome, au moins en droit. Cette
La résistance
contre la Savoie
21
annexion aurait été normale, en quelque sorte. A cette
époque, beaucoup de villes-Etats semblables à Genève perdent leur autonomie. Elles sont absorbées par les Etats centralisateurs modernes. Genève, elle, sauvera sa liberté.
Le détail des agressions commises par Charles II est trop
long à raconter. L’important, c’est que la passivité prosavoyarde de la commune est secouée par des hommes courageux qui se battront pour une Genève libre. Qui sont-ils?
Beaucoup sont des Genevois de toute fraîche date. Le chef de
la résistance est Besançon Hugues; son père ne s’est fixé à
Genève qu’après 1470. Le héros martyr Philibert Berthelier
était né à Virieu-le-Grand, dans le Bugey savoyard. Le premier
en date des résistants, le syndic Pierre Lévrier, était né en
Savoie. Ils se distinguent aussi par leur rang social. La classe
dirigeant la commune est une aristocratie bourgeoise. Les
défenseurs de l’autonomie appartiennent à la classe moyenne
des marchands et des artisans.
Ils refusent l’absorption dans la monarchie savoyarde au
nom d’un idéal républicain. Cette forme d’Etat leur garantit la
participation politique comme citoyens, condition supérieure
à celle de sujets d’un royaume ou d’une seigneurie. Tout naturellement, leurs sympathies les rapprochent des Suisses, avec
lesquels certains sont en rapport d’affaires. Dans les cantons
fleurit la liberté à laquelle ils aspirent. C’est auprès d’eux qu’ils
chercheront l’aide indispensable. Seuls, ils le savent bien, ils
succomberont devant la puissance ducale. «Si le duc veut nous
attaquer, faisons-nous Suisses et changeons notre ville en un
canton de leur pays», dira Philibert Berthelier.
Un premier pas est accompli en 1519. Une combourgeoisie
avec Fribourg est acceptée par le Conseil général. Charles II
réagit. Il presse les cantons de faire annuler la combourgeoisie. «Les Genevois sont mes sujets, prétend le duc, et ils n’ont
pas le droit de conclure des traités.» Fribourg s’incline. Charles
II veut faire sentir sa force aux rebelles. Il occupe Genève
avec une armée. L’évêque Jean de Savoie, son cousin,
ordonne l’arrestation et l’exécution de Berthelier, qui est décapité le 23 août 1519 devant le château de l’Ile.
A présent, deux camps ennemis s’affrontent: d’un côté, les
Eidguenots, partisans de la liberté et de l’alliance avec les
Confédérés (Eidgenossen), de l’autre, ceux que les Eidguenots
désignent par le sobriquet injurieux de Mammelus, tenants de
la Savoie, traîtres à leur patrie comme les mammelouks, chrétiens passés à l’islam, étaient traîtres à la foi chrétienne. Disputes et bagarres mettent la ville en effervescence.
De 1519 à 1525, les Mammelus l’emportent dans les
conseils. Pour leur part, les Eidguenots continuent leur propagande en faveur de l’indépendance et de l’alliance suisse. Les
Mammelus usent de l’argument pacifiste: «N’aimeriez-vous pas
mieux être à Monseigneur le duc, qui est si bon prince, plutôt
22
qu’aux Suisses, qui ne sont que canailles et contraignent les
gens à aller à la guerre?» Les Mammelus triomphent: le
10 décembre 1525, lors du Conseil général dit des Hallebardes
(parce que des hallebardiers savoyards surveillent l’assemblée), les citoyens sont obligés de reconnaître Charles II
comme «leur protecteur en souveraine protection». C’est l’annexion, déguisée en protectorat.
Trop confiant, Charles II a quitté Genève tôt après le Conseil
des Hallebardes, sûr que son rêve est réalisé. Il ne se doute
pas qu’aucun duc de Savoie ne remettra jamais plus le pied à
Genève. Par un extraordinaire coup de théâtre, en quelques
semaines, le cours des événements se renverse et la liberté de
la cité est définitivement établie grâce à un pacte avec Fribourg et Berne.
La combourgeoisie
de 1526
Traité de combourgeoisie entre Berne,
Fribourg et Genève, 8 février 1526. – Partie inférieure. Original en parchemin
conservé aux Archives d’Etat de Genève.
Le texte est en allemand. Les sceaux de
Berne et de Genève mesurent environ
8,5 cm. Le sceau de Fribourg a été détaché lors de la rupture de la combourgeoisie en 1534.
Comment s’explique ce revirement? En automne 1525, les
principaux Eidguenots craignant pour leur vie avaient fui à Fribourg et entamé des pourparlers avec les autorités de cette
cité pour conclure un nouveau traité. Ils y parvinrent. Surtout,
ils réussirent à convaincre Berne de se joindre à Fribourg.
Jusque-là, la puissante république avait hésité à soutenir
Genève. Elle était retenue par sa diplomatie, dont l’amitié avec
la France était la base. Or la Savoie était l’alliée du roi François Ier, en guerre avec l’empereur Charles Quint. Placée dans
le même camp que le duc, Berne n’osait rien entreprendre
contre lui de peur de mécontenter la France. Mais, en 1525, le
duc se rangea du côté de l’empereur. Berne n’avait plus à le
ménager, elle pouvait se lier à Genève.
23
En février 1526, la combourgeoisie entre Genève, Berne et
Fribourg est scellée; elle est confirmée par le Conseil général
le 25 février. Le lendemain, les familles prosavoyardes commencent à émigrer.
Le contenu du pacte est simple. Il s’agit d’un traité d’assistance mutuelle. Si l’une des villes est attaquée, les deux autres
doivent lui porter secours. La portée de la combourgeoisie de
1526 est immense. Sans elle, Genève serait devenue
savoyarde. Elle n’aurait pas accueilli la Réforme et Calvin; ville
de second ordre, elle aurait vivoté à l’arrière-plan de l’histoire.
Le pouvoir
à la commune
La sécurité extérieure assurée, l’aile la plus énergique des Eidguenots vainqueurs, ceux qu’on nomme les «communautaires»,
dépossède le prince-évêque des droits qui lui restent: il
régnera, mais ne gouvernera pas. La combourgeoisie était déjà
un acte de rébellion, la politique étrangère étant du ressort du
seigneur. Dès 1527, la commune administre la justice civile; on
se souvient qu’elle détenait la justice pénale au moins depuis
1364.
Quelle fut la réaction de l’évêque, qui était, depuis 1522,
Pierre de La Baume, membre d’une grande famille noble vassale de la Savoie? Il eût fallu un homme d’Etat exceptionnel
pour faire face à une situation aussi épineuse. La Baume se
bornera à des protestations verbales ou à des admonestations
comme dans cette de 1532 où se lit le mépris du noble pour
les bourgeois: «Je pense que vous croyez être les princes.
Contentez-vous d’être ce que vous étiez et de vivre comme
vos parents, qui étaient de bons marchands!»
Une nouvelle
institution,
le Conseil
des Deux-Cents
Dans le cours de 1526, année décisive, apparaît un nouvel
organe, le Conseil des Deux-Cents. Cette assemblée est l’ancêtre du Grand Conseil comme le Petit Conseil est celui du
Conseil d’Etat.
Les contemporains ne nous ont pas laissé d’explication de
cette création. A Berne et à Fribourg, l’assemblée générale des
citoyens avait perdu ses pouvoirs, transférés à un Grand
Conseil de deux cents membres. L’imitation de ce modèle helvétique joua certainement. Mais le nouveau conseil n’abolit
pas le Conseil général, bien qu’il lui retirât une partie de son
influence.
Dès l’origine, les membres des Deux-Cents furent choisis
par les syndics et le Petit Conseil. A partir de 1530, le Conseil
des Deux-Cents estima qu’il ne fallait pas laisser les syndics
élire seuls leurs conseillers; il s’attribua le choix des membres
du Petit Conseil. Cette cooptation réciproque des deux
conseils resta une des bases de la constitution genevoise de
l’Ancien Régime.
24
Dès 1526, des marchands allemands propagent les idées de
la Réforme luthérienne parmi quelques commerçants genevois. Pendant longtemps, les adeptes de la nouvelle foi restent peu nombreux. Au commencement des années 1530, le
courant se développe sous l’influence de prédicateurs de
talent, dont Guillaume Farel. Ce Dauphinois peut exercer ses
capacités de convertisseur grâce à la protection des Bernois,
qui ont adopté la Réforme en 1528. Il devient leur missionnaire en terre romande. Le jour de l’an 1533, les réformés
sortent de la clandestinité et organisent un sermon public
prêché sur la place du Molard par Antoine Froment. Durant
cette même année, la majorité de la classe dirigeante passera
à la Réforme.
Les débuts
de la Réforme
Les raisons de cette conversion sont complexes. Mettons en
tête les motifs religieux. Depuis le XVe siècle, la bourgeoisie des villes acceptait de plus en plus mal l’Eglise romaine
qui tardait à corriger des abus dénoncés depuis longtemps.
L’enseignement de Luther correspondait mieux à ses aspirations religieuses, de même qu’à ses intérêts matériels.
Souvent, seule la réaction vigoureuse des autorités municipales ou des princes voisins permit au catholicisme de se
maintenir dans les villes. Sinon, les esprits des citadins se
laissaient assez facilement convaincre de la justesse de la
foi nouvelle.
Fréquemment, des raisons politiques renforcèrent les motifs
religieux. Genève en offre un bon exemple. Après 1526,
Charles II cherche à reconquérir la ville. En 1528, ses vassaux,
les gentilshommes dits de la Cuiller, la bloquent et ravagent
les environs. En 1530, une armée savoyarde va donner l’assaut; des soldats bernois, fribourgeois et soleurois accourent à
l’aide. Charles doit négocier. Un traité l’oblige à mettre en
gage le Pays de Vaud; s’il attaque de nouveau Genève, Berne
et Fribourg auront le droit de l’occuper. Mais toutes sortes
d’escarmouches prouvent qu’il n’a nullement renoncé à
Genève. Par mesure de sécurité, les autorités firent raser les
faubourgs qui s’étaient développés hors des remparts et facilitaient les infiltrations ennemies.
D’autre part, le duc reste inébranlablement attaché à la foi
catholique. Il pourchasse les réformés dans son Etat. Tout
naturellement, une association se produit dans l’esprit des
Genevois entre l’ennemi politique qu’est Charles II et sa
défense du catholicisme. La haine dont il est l’objet se reporte
aussi sur sa religion. La cause de la liberté politique et celle de
la Réforme se confondent.
L’attitude de l’évêque pousse à la même réaction, car,
après des atermoiements, il s’est rangé du côté du duc. En
juillet 1533, il réapparaît après une longue absence. Si les
Les mobiles
de la conversion
25
catholiques espèrent beaucoup de sa présence pour résister
au courant réformé, ils sont déçus cruellement. Apeuré,
Pierre de La Baume s’enfuit au bout de quinze jours; il ne
rentrera plus. L’année suivante, les Conseils proclament
vacant le siège de l’évêque et frappent des monnaies à leur
nom. Cela signifie qu’ils se considèrent comme souverains:
les autorités communales se sont élevées au rang de gouvernement d’un Etat.
Une seconde cause politique du changement de religion
fut le choix à opérer entre Fribourg et Berne. Les Fribourgeois défendent l’ancien culte et incitent les magistrats à
proscrire les prêcheurs réformés, à qui Berne exige qu’on
laisse la pleine liberté d’expression. La raison politique
imposait d’opter pour Berne, infiniment plus puissante, et
de laisser libre cours à la propagande protestante. Aussi les
Fribourgeois dénoncèrent-ils la combourgeoisie en mars
1534.
L’ours de Berne vient délivrer Genève,
1536. – Ce dessin illustre une épître
adressée à «magnifique seigneur Franz
Naegeli, chef de l’armée de l’excellence
de Berne» et écrite par le juriste JeanLouis Blécheret, Lausannois fixé à
Genève. Les inscriptions, tirées de la
Bible, célèbrent Berne comme l’instrument élu par le Seigneur pour libérer
Genève.
26
Durant cette année 1534, la plus grande partie de la population
adhère à la Réforme. Le 10 août 1535, le Conseil des Deux-Cents
suspend la messe. C’est le signe du passage de Genève à la
Réforme. Les catholiques émigrent ou se terrent; ils n’ont plus
d’existence légale. Ils seront tolérés, petit à petit, au XVIIe et, plus
encore, au XVIIIe siècle à mesure que l’économie genevoise réclamera davantage de main-d’œuvre. Le plus souvent, ils exerceront
les tâches les plus humbles, seront domestiques ou manœuvres.
Le 21 mai 1536, le Conseil général confirme l’adoption de la
Réforme, mais cette ratification est de pure forme; à cette date,
il était hors de question de revenir en arrière.
L’année 1536 reste néanmoins fameuse. Tout d’abord, elle
supprime le cauchemar savoyard. En 1535, la ville est menacée, une fois de plus. On appelle Berne à la rescousse. Le
16 janvier 1536, elle déclare la guerre à Charles II. Une campagne éclair lui livre le Pays de Vaud, le Pays de Gex, une partie de l’ancien comté de Genève, le Chablais jusqu’à la Dranse.
La Réforme est introduite dans ces conquêtes.
Genève avait été sauvée grâce aux Bernois, qui prièrent les
Genevois de bien vouloir les accepter comme souverains. Les
Conseils répondirent qu’ils n’avaient pas combattu pendant
vingt ans pour devenir les sujets de qui que ce soit! Berne
n’insista pas.
De son côté, la France avait attaqué la Savoie et occupé le
reste du duché. L’Etat savoyard avait cessé d’exister, sauf un
lambeau dans le Piémont, la vallée d’Aoste et Nice. Genève
respirait. Elle avait devant elle près de cinquante ans de paix
pour organiser la république protestante qui avait remplacé la
principauté épiscopale.
La Savoie éliminée
Le territoire genevois est composé des anciennes possessions
ecclésiastiques, qui ont été nationalisées. En tête, figurent les
terres de l’évêque: la ville de Genève, sa banlieue, les mandements de Peney et de Jussy; l’opposition de la France prive
Genève du mandement de Sallaz. La République reprend
encore les terres détenues par le chapitre cathédral et le
prieuré de Saint-Victor. Ce territoire rural est exigu, morcelé et
enclavé dans des possessions étrangères.
La condition des paysans, sujets de la République, reste
inchangée. Ils demeurent sous la domination seigneuriale,
incarnée non plus par le clergé, mais par le gouvernement de
la ville. Le servage pesant sur certaines familles survivra jusqu’à l’abolition du régime féodal par la Révolution.
Une partie des biens ecclésiastiques servit à financer l’assistance publique, réorganisée avec la fondation de l’Hôpital
général en 1535.
Le territoire
de la République
27
Calvin
Calvin pasteur. – Les multiples occupations de Calvin, appelé à tout moment à
se prononcer sur des questions politiques, administratives, économiques,
pédagogiques, ne doivent pas faire
oublier son métier de base, le pastorat.
Comme les autres pasteurs, il prêche,
baptise, marie, administre la cène. Ces
deux mentions tirées des Registres des
baptêmes et mariages de Saint-Pierre le
montrent unissant deux couples; voici la
transcription de la première: «Par moy
I. Calvin. Ce dimanche 29. de juilliet
[1554] ont esté espousez à trois heures
apres midy Guillaume Messiez et Humberte fille de feu Pierre de Sallez.» On
notera l’écriture rapide et nerveuse, celle
d’un intellectuel constamment pressé par
le temps.
Les ennemis
de Calvin
En juillet 1536, fait étape à Genève un Picard de vingt-sept
ans, Jean Calvin, auteur déjà célèbre de l’Institution chrétienne, une des grandes œuvres théologiques du christianisme. Farel parvient à le retenir pour l’aider à consolider
la Réforme et à transformer Genève en une cité vivant
selon l’Evangile. C’est un moment mémorable. Calvin fera
la gloire de Genève en l’élevant au rang de Rome protestante.
Son action fut immense et s’étendit à tous les domaines:
religion, culture, politique, économie. Il est faux de voir en lui
un dictateur qui s’impose par la force. Sa seule fonction officielle est la présidence de la Compagnie des pasteurs. Il n’occupe aucune charge politique. Mais son génie est tel que les
magistrats recourent à ses lumières à tout propos. Les occasions ne manquent pas en ces temps difficiles où il s’agit de
reconstruire un Etat sur des bases nouvelles. Il rédige pour
l’essentiel les Edits civils de 1543, qui servent de constitution
à la République, tâche à laquelle sa formation de juriste le
rend mieux apte que les membres du gouvernement, dont
aucun n’a fait d’études. En 1541, il avait déjà composé les
Ordonnances ecclésiastiques, lois constitutives de l’Eglise.
Ainsi, tant dans le domaine religieux que dans le domaine
politique, Calvin fut le législateur de la Genève de l’Ancien
Régime.
Jusqu’en 1555, Calvin rencontra des adversaires farouches.
Il ne s’agit pas de catholiques –, il n’y en a plus ou bien ils
se cachent. Ce sont plutôt des familles notables qui avaient
été parmi les premières à se convertir et les plus empressées à accueillir le réformateur. Elles le rejetteront peu à
peu.
Leur animosité provient d’abord de la place que Calvin fixe
à l’Eglise et à ses représentants, les pasteurs. Alors que dans
les autres cantons gagnés par la Réforme l’Eglise entre dans la
dépendance de l’Etat, Calvin veut instituer un équilibre entre
le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir politique.
28
En second lieu, Calvin lutte pour une discipline de vie sévère,
moralité et religion étant étroitement associées. Les mœurs
doivent être surveillées de près, le luxe réprimé. Un tribunal,
le Consistoire, comprenant des pasteurs et des laïcs, est chargé
de punir les infractions.
Dans les principes, rien de nouveau. L’Antiquité, le Moyen
Age ont connu des prescriptions morales et des lois destinées
à combattre le luxe, vestimentaire par exemple. La différence
réside dans l’application. Ailleurs, si la règle est stricte, la pratique l’est beaucoup moins; à Genève, sous l’impulsion de
Calvin, on s’efforcera de faire coïncider, le mieux possible, la
loi et la répression. Cette volonté suscitera «un despotisme
pesant sur la vie privée». Les rebelles à la discipline sont
semoncés ou excommuniés par le Consistoire, à quoi s’ajoutent souvent des sanctions pénales infligées par le Petit
Conseil. Des membres de familles connues sont condamnés,
ce qu’elles n’apprécient guère.
Le Consistoire
A partir de 1550, Genève accueille des protestants qui s’exilent de France et d’Italie à mesure que croissent, dans ces
pays, les persécutions dont ils sont victimes. Un flot humain
se déverse sur Genève. Le déclin économique avait ramené
la population à dix mille habitants. En 1560, soit en dix ans,
ce nombre a doublé: on atteint les vingt mille âmes. Les
vieux Genevois sont mécontents et vitupèrent contre ces
«chiens de Français». Les ennemis de Calvin, nombreux
dans les charges publiques, sont particulièrement furieux
contre cet envahissement qui menace, à long terme, leurs
privilèges.
Pour toutes les raisons énumérées, une bonne partie de la
classe dirigeante entretient une opposition plus ou moins
ouverte. En 1555, le Conseil général choisit pour syndics
quatre partisans de Calvin. Un faux pas de ses adversaires, qui
fomentent une émeute, permet aux Conseils d’agir contre ces
hommes coupables de trahison. Quelques-uns sont exécutés,
d’autres s’enfuient. Pendant les neuf ans qui lui restent à vivre,
Calvin aura un pouvoir civil ami à ses côtés.
Xénophobie
L’année 1553 est célèbre par le grand crime, tant reproché à
Calvin, la mort de Michel Servet, brûlé à Champel. Il faut
observer que Servet, en niant le dogme de la Trinité, s’était
rendu haïssable à toutes les Eglises. Il avait déjà été condamné
à mort par l’Inquisition catholique et n’avait échappé au châtiment que par une évasion. A Genève, il fut puni de mort par
une sentence du Petit Conseil, seul capable d’émettre des sentences criminelles. Certes, Calvin et les autres pasteurs de
Genève avaient été consultés et avaient donné un préavis de
Servet
29
mort, de même que les Eglises protestantes de Suisse, interrogées elles aussi. Servet fut une des seules victimes, à Genève,
de ses opinions religieuses; aucun catholique n’y fut jamais
exécuté pour avoir professé sa foi.
Le développement
culturel
Le XVIe siècle genevois est d’essence religieuse. La religion règle
les valeurs et les comportements. Le réveil économique même
dépend d’elle indirectement. Quant à la culture, elle reçoit un
élan très vif. La Genève du Moyen Age n’avait eu qu’une vie
intellectuelle pauvre, la Réforme en fait une ville savante.
Les deux fondements du renouveau culturel, le Collège et
l’Académie, sont érigés par Calvin en 1559. Le premier recteur
de l’Académie est Théodore de Bèze, qui succédera à Calvin
à la présidence de la Compagnie des pasteurs. La Réforme
propage aussi l’instruction élémentaire; le taux d’alphabétisation des Genevois et des Genevoises sera toujours plus élevé
que chez leurs voisins catholiques.
Calvin professeur. – De la fondation de
l’Académie en 1559 jusqu’à la veille de sa
mort en mai 1564, Calvin enseigna la
théologie à raison de trois heures par
semaine en alternance hebdomadaire
avec son successeur à la tête de l’Eglise
de Genève, Théodore de Bèze. Le voici,
croqué par un étudiant peu de temps
avant son décès.
La relance
économique
La religion relance l’économie par l’intermédiaire des réfugiés.
Ce n’est pas la quantité des immigrés qui importe. La plupart
des Français ne résident que temporairement, soit qu’ils regagnent leur patrie lors du ralentissement des persécutions ou
qu’ils se rendent dans d’autres lieux d’accueil. La Saint-Barthélemy apporte un nouvel afflux en 1572, momentané lui
aussi. Finalement, dans les dernières années du siècle, quand
le protestantisme est toléré en France, la population de
Genève ne dépasse pas treize mille ou quatorze mille âmes.
Si le refuge du XVIe siècle eut des conséquences modestes
en quantité, en qualité son influence fut primordiale. Ces nouveaux venus, ne serait-ce que parce qu’ils ont quitté leur
patrie pour garder leur foi, font partie d’une élite intellectuelle
et morale, qu’ils soient savants de profession, hommes d’affaires ou travailleurs manuels. Outre son développement culturel, Genève leur dut sa renaissance économique.
L’économie, affaiblie à la fin du XVe siècle, avait continué à
se dégrader dans la première moitié du XVIe. Les réfugiés
30
ramènent Genève dans les circuits économiques internationaux. On trouve parmi eux des capitalistes, notamment dans
la petite colonie italienne, mais les marchands banquiers français ne sont pas absents. Ces gens apportent de l’argent, de
l’expérience, des relations avec les milieux d’affaires étrangers.
Grâce à eux naît pour la première fois à Genève une industrie travaillant pour l’exportation. Cette industrie exportatrice
prospéra rapidement. Surgie après le milieu du XVIe siècle,
elle occupera plus de 50% de la population active à la fin du
siècle suivant.
L’imprimerie fut la première branche à s’affirmer. Importée
en 1478, elle n’avait eu jusqu’alors qu’une portée régionale; les
réfugiés lui donnent un rayonnement international. Produisant
avant tout des œuvres religieuses, elle est à la jonction du spirituel et de l’économique; avec ses livres, Genève, à la fois,
répand les idées réformées et gagne de l’argent. En 1560, l’imprimerie sera le premier métier à être organisé en corporation,
suivie peu à peu par d’autres professions. Jusqu’à cette date,
la ville n’avait pas connu ces associations d’artisans groupés
en vue de réglementer leur métier et de défendre leurs intérêts, sous le patronage des autorités.
A la fin du XVIe siècle, la production du livre s’étiole. Elle
cède la première place au travail de la soie. En 1600, Genève
est une des capitales de la soierie. Dans ce secteur, les Italiens
sont les maîtres. Le plus riche des Genevois, François Turrettini, tire de la soie le plus gros de sa fortune. Il fit construire,
en 1620, la belle maison du 8 de la rue de l’Hôtel-de-Ville.
Turrettini est aussi banquier et négociant, car Genève est redevenue un centre commercial animé par les ventes de la production locale et par la redistribution d’importations étrangères. Des quantités de marchandises arrivent et repartent:
textiles d’origines diverses, métaux venus principalement d’Allemagne, sel de Provence, sucre, épices, etc. Ce rôle de relais
ira en grandissant pendant tout l’Ancien Régime.
Au tournant des XVIe et XVIIe siècles, la classe industrielle
et commerçante genevoise fait bonne figure parmi les bourgeoisies d’affaires européennes. Dans ses coffres, les capitaux
s’accumulent.
La vie des travailleurs est rude. Les horaires varient entre
douze et quatorze heures par jour, six jours par semaine, sans
autre interruption que le dimanche; dans la Genève calviniste,
toutes les fêtes religieuses, y compris Noël, ont été abolies. De
ce fait, la productivité est plus grande que dans les villes
catholiques avec leurs nombreux jours de fête obligatoirement
chômés. Quant aux salaires réels, ils baissent partout en raison de la forte montée des prix qui distingue le XVIe siècle.
Le monde ouvrier du Moyen Age et de l’Ancien Régime
englobe beaucoup de femmes, qu’elles soient seules ou
mariées, car le salaire du mari est souvent trop faible pour
31
Marque de l’imprimeur Jean Le Preux
(1587). – Le Preux, originaire de Paris,
est un bon exemple de ces réfugiés qui
apportèrent à Genève leurs capacités. Sa
production fait de lui un des principaux
imprimeurs genevois de la fin du
XVIe siècle. L’emblème figurant sur ses
livres représente un atelier typographique tel qu’il subsistera sans grand
changement jusqu’au XIXe siècle. A
droite, un compositeur assis devant la
«casse» contenant les caractères mobiles
qu’il assemble; au centre, la presse à bras
destinée à l’impression proprement dite.
faire vivre une famille et rend indispensable l’apport de celui
de l’épouse et, souvent, des enfants. Faute d’autres possibilités, il n’est pas rare que les femmes participent à des travaux
de force, tels les terrassements. Dans tous les cas, leur rémunération est bien moindre que celle des hommes.
Dans les périodes de crise, maints salariés, maints artisans
tombent dans la classe des nécessiteux assistés habituellement
par l’Hôpital général ou les organes appelés Bourses quand
les secours sont demandés par des étrangers.
Réapparition
de la menace
savoyarde
Les transformations religieuses et politiques et l’économie
avaient eu la chance de profiter d’une cinquantaine d’années
de paix. En 1559, l’Etat savoyard est reconstitué. En 1564, par
le Traité de Lausanne, les Bernois, pour conserver le Pays de
Vaud, durent rendre toutes leurs autres conquêtes à la Savoie.
Redevenues savoyardes, ces terres retournèrent peu à peu au
catholicisme. Genève est à nouveau encerclée et séparée de la
plus grosse partie de son arrière-pays par une frontière politique renforcée d’une barrière religieuse.
Le rénovateur de la Savoie, le duc Emmanuel-Philibert, n’attaque pas, mais son fils, Charles-Emmanuel, sera aussi redoutable que Charles II, son grand-père. Dès son avènement, en
1580, les agressions se multiplient. Pour se prémunir, Genève
s’appuie sur l’alliance bernoise. En 1579, Berne s’associe à la
France et à Soleure dans un traité destiné à protéger Genève.
Le 30 août 1584, Zurich, conjointement avec Berne, s’allie à
Genève par un pacte d’assistance. L’alliance avec Berne et
Zurich restera le seul lien de la ville avec la Suisse jusqu’au
XIXe siècle. Des efforts opérés à plusieurs reprises pour
étendre cette alliance ou pour faire de Genève un canton
échoueront devant la résistance des cantons catholiques.
La guerre de 1589
et l’Escalade
Les vexations savoyardes poussèrent à bout les Genevois. Ils
prirent l’initiative d’une guerre en avril 1589. Aidés par des renforts français et bernois, ils remportèrent d’abord des victoires.
Une contre-offensive des Savoyards fut suivie d’une trêve. Les
Genevois se crurent compris dans des accords passés entre la
Savoie et la France. Ils furent brutalement détrompés par l’Escalade du 11 décembre 1602, attaque nocturne par laquelle le
duc Charles-Emmanuel espérait enfin s’emparer de Genève.
Son entreprise échoua et cette victoire des Genevois est restée
le souvenir le plus vivant de leur histoire. C’était une victoire
nationale, c’était aussi une victoire de la liberté républicaine
contre l’assujettissement monarchique. Victoire d’hommes,
certes; pourtant seules deux combattantes ont transmis leur
nom à la mémoire populaire, dame Royaume et dame Piaget.
La première, très célèbre, abattit un assaillant d’un jet de mar32
mite, la plus illustre marmite de l’histoire puisqu’elle est ressuscitée chaque année sous la forme de milliers d’exemplaires
en chocolat. La seconde résista en entassant les meubles les
plus lourds devant la porte de sa maison, qui faisait partie de
l’enceinte protégeant la ville du côté de la Corraterie.
Dans le Traité de Saint-Julien signé en 1603, le duc de Savoie
reconnaissait l’indépendance de Genève. Celle-ci pouvait
bénéficier d’une protection plus active de la France, sa voisine,
depuis que Charles-Emmanuel avait été contraint de céder le
Pays de Gex au roi Henri IV en 1601. Pendant quelques
années, Charles-Emmanuel échafauda encore des plans contre
Genève, de plus en plus chimériques à mesure que lui-même
et ses successeurs tournaient davantage leurs intérêts vers la
politique italienne. N’empêche que pendant presque tout le
XVIIe siècle, les Genevois vécurent dans la peur d’une nouvelle
attaque. Ils améliorèrent leur enceinte fortifiée, déjà refaite
dans la seconde moitié du XVIe siècle. Pour ces travaux,
Genève reçut des fonds de l’Europe protestante, manifestation
de la sympathie internationale dont elle jouissait.
Genève traverse une crise qui dure de 1610 à 1640. Elle est
touchée par des épidémies de peste, les dernières qu’elle
subira. Le commerce avec l’étranger baisse, l’industrie est en
régression. La principale activité, la soierie, s’éteint; dans ce
domaine, comme pour les foires au XVe siècle, Genève est
supplantée par Lyon.
La conjoncture
au XVIIe siècle
L’Escalade, vue de l’époque. – Ce fragment de la gravure dite du «Vray discours», exécutée en 1603, est la description graphique la plus fidèle des lieux et
de l’événement. On voit ici à la Corraterie, point névralgique de l’entreprise,
trois phases de l’opération: les Savoyards
«escaladent» la muraille (A), les Genevois
contre-attaquent (N), les Savoyards s’enfuient et se jettent du haut des remparts
(O). Au-dessus de la scène, deux anges
tenant les armoiries de la République
proclament l’intervention du Ciel dans le
sauvetage miraculeux de la ville.
33
Vue de Genève à la fin du XVIe siècle. – Cette vue, dessinée par Claude Chastillon, topographe du roi Henri IV, est la plus ancienne
du côté du midi. La ville est protégée par une double enceinte. L’une, du Moyen Age, suit la pente de la colline jusqu’à la Tertasse, puis la crête occupée aujourd’hui par les maisons de la rue des Granges et la Treille; elle redescend ensuite vers la rue
Saint-Léger pour revenir vers Saint-Antoine. Cette enceinte est formée par la ligne même des maisons renforcée par une série de
tours. La nouvelle enceinte construite, en gros, dans la seconde moitié du XVIe siècle, tient compte des nécessités nouvelles créées
par l’emploi de l’artillerie. Des bastions saillant des remparts permettent de tenir, sous le feu des canons, des ennemis qui auraient
Vers 1650, la conjoncture se redresse. Le commerce reprend
dans des proportions jamais connues. La passementerie et la
dorure utilisées pour les vêtements chamarrés du temps remplacent la soierie. C’est alors que passent au-devant de la
scène l’horlogerie et les métiers d’art qui lui sont associés: l’orfèvrerie, la bijouterie, la gravure, l’émail. Les montres portatives avaient été inventées au début du XVIe siècle; le premier
horloger est signalé à Genève en 1554. En 1690, il y a déjà une
centaine de patrons horlogers, qui commencent à donner à
Genève sa renommée de ville de la montre.
La fin du XVIIe siècle et le début du siècle suivant sont difficiles dans toute l’Europe. Le mauvais temps anéantit les récoltes,
de grandes famines sévissent en 1693, 1697, 1709-1710. Chez
nous, la pénurie des céréales est en partie conjurée par la
Chambre des blés, créée en 1628 pour mieux assurer le ravi34
réussi à s’approcher des murs. L’exemple des canons du bastion de l’Oie qui brisèrent les échelles savoyardes lors de l’Escalade
le montre bien. Au pied des murailles, les fossés. – 1. Temple de Saint-Gervais; 2. Château Royal (démoli en 1900); 3. Tour de
l’Ile; 4. Porte de la Monnaie; 5. Lac Léman; 6. Porte de la Tertasse; 7. Eglise de Saint-Germain; 8. Hôtel de Ville; 9. Temple de
Saint-Pierre; 10. Tour Baudet et porte de la Treille; 11. Ancien Evêché; 12. Hôpital général; 13. Bastion du Pin; 14. Bastion de
Saint-Léger; 16. Porte Neuve; 17. Bastion de l’Oie; 18. Hôpital et chapelle des Pestiférés; 19. Moulins.
taillement. La Chambre accumule des réserves dans ses greniers
pendant les bonnes années et alimente le marché lors des pénuries. En temps normal, la campagne environnante suffit à l’approvisionnement de la ville. Mais en cas de mauvaise récolte,
elle doit chercher ses blés au loin, jusqu’en Allemagne du Nord
et au Maghreb. L’Italie fournit du riz, denrée encore peu prisée.
Les difficultés sont accrues par une vague de réfugiés. En 1598,
l’Edit de Nantes légalisait l’existence des protestants en France.
Louis XIV l’abroge en 1685. La Révocation de l’Edit de Nantes
met le protestantisme hors la loi et contraint à l’exil ceux qui ne
veulent pas abjurer. Des milliers de réfugiés arrivent à Genève.
Elle ne peut les retenir tous. La plupart s’en vont en Suisse ou
en Allemagne. Néanmoins, beaucoup s’installent. De seize mille
35
Le second refuge
habitants en 1690, la population s’élève à près de dix-neuf mille
en 1710. La majorité des réfugiés sont originaires du Languedoc,
des Cévennes, du Dauphiné. L’apport démographique du premier refuge avait été faible parce qu’il survenait à un moment
où l’économie genevoise était encore incapable de procurer du
travail aux émigrés. Lors du second refuge, malgré des disettes,
l’économie est en plein essor et il est possible à plusieurs milliers d’arrivants de trouver un emploi.
Les Genevois s’efforcent d’accueillir le mieux possible ces
frères en religion. On s’entasse dans les logements existants, on
surélève les maisons, on construit dans les cours et les jardins. Cet
effort n’exclut pourtant pas les accès de xénophobie. En 1696,
plus de deux cents marchands et artisans se plaignent, dans une
pétition, de la facilité avec laquelle le gouvernement admet les
Français. Ce texte hostile leur attribue bien des défauts: ces Méridionaux sont trop remuants, ils se conduisent mal, ils n’ont pas
l’esprit civique qui convient à une république, ils acculent à la
ruine les commerçants et les artisans indigènes par des pratiques
qu’on juge déshonnêtes. Le gouvernement ramena le calme en
formulant des restrictions à l’exercice du négoce par les étrangers.
L’aurore
des Lumières
Le tournant du siècle est marqué par l’apparition en Europe
des idées que développera le siècle appelé des Lumières à
cause de son apport à la conception rationnelle du monde et
au progrès de la pensée scientifique. Cette révolution intellectuelle est bien attestée à Genève. A l’Académie, Jean-Robert
Chouet introduit des expériences dans ses cours de philosophie et de sciences. En 1705, Jean-Alphonse Turrettini est
nommé professeur de théologie; il inaugure une doctrine plus
tolérante vis-à-vis des divergences d’interprétation et ouverte
à l’esprit critique. En 1708, Jean-Antoine Gautier entreprend
d’écrire une histoire de Genève où la légende n’aura pas
place; à cette fin, il consulte les documents d’archives qu’il
examine avec une critique rigoureuse.
Ces initiateurs préludent à la brillante contribution des savants
genevois à l’histoire des sciences au XVIIIe siècle avec, pour ne
citer que les trois plus illustres, les biologistes Charles Bonnet et
Abraham Trembley et le géologue Horace-Bénédict de Saussure.
L’épanouissement
économique
au XVIIIe siècle.
La Fabrique
L’économie du XVIIIe siècle est dominée par le triomphe de
l’horlogerie et des métiers annexes regroupés sous le nom
général de «Fabrique». Ce terme fait penser aujourd’hui à une
concentration en usine. C’est tout le contraire. Les montres et
les bijoux sont confectionnés dans de petits ateliers artisanaux
composés d’une demi-douzaine de personnes ayant à leur tête
un maître. Beaucoup de ces ateliers ont leur siège à Saint-Gervais, mais il s’en trouve dans tous les autres quartiers, à l’étage
supérieur des maisons, là où la lumière est la meilleure.
36
Une couche de maîtres domine les autres, les maîtres marchands. Horlogers, orfèvres ou bijoutiers, comme tous leurs
collègues ils ont travaillé à l’établi et, conformément aux
règles corporatives, exécuté un chef-d’œuvre pour accéder à
la maîtrise. Ils se distinguent par la possession de capitaux suffisants. Ces disponibilités en font les fournisseurs des matières
précieuses qui servent à fabriquer les montres et les autres
objets de valeur. D’autre part, un maître ordinaire n’est pas à
même de vendre directement sa production. La Fabrique travaille pour l’exportation et seuls les maîtres marchands sont
capables de commercialiser ses produits. Ils achètent donc
l’ouvrage des autres et le revendent. Bien menée, cette activité
enrichit vite.
Cependant, quelle que soit leur fortune, les maîtres horlogers sont fiers du travail hautement qualifié qu’ils accomplissent. Ils se considèrent comme l’élite des travailleurs. La
bonne marche des affaires leur accorde des loisirs. Ils lisent
beaucoup, non seulement des romans, mais aussi des
ouvrages sérieux: classiques anciens et modernes, historiens,
auteurs politiques et philosophiques.
Horloge de table, œuvre d’André Millenet, 1712-1713. – Au tournant des XVIIe et
XVIIIe siècles, la production de l’horlogerie genevoise progresse énormément en quantité et en qualité. Les prouesses techniques dont les artisans locaux sont désormais
capables apparaissent dans cette pièce, qui indique notamment – outre les heures, les
minutes, les secondes –, le jour et le mois, le nombre de jours écoulés dans l’année,
les signes du zodiaque, les phases de la lune. (Collection Musée de l’horlogerie)
Organisée d’une manière très différente de la Fabrique, l’industrie des indiennes, ou des toiles peintes, prend naissance
dans le premier tiers du XVIIIe siècle et devient la deuxième
industrie en importance. Elle n’est pas soumise au régime corporatif, qui interdit les grands ateliers. Au contraire, les
indiennes sont produites dans de grandes manufactures. L’entreprise Fazy, aux Bergues, aurait employé jusqu’à deux mille
ouvriers. La plupart sont des travailleurs étrangers non qualifiés, des femmes, des enfants.
Dans ces premières décennies du siècle, le commerce et la
banque se portent bien. Des colonies genevoises, à Paris,
Londres, Amsterdam, Gênes, favorisent les transactions internationales.
Le début du XVIIIe siècle fut une époque remarquable aussi
par l’activité du bâtiment tant pour les édifices publics que
pour les maisons de particuliers. La plupart de ces constructions ont survécu: l’Hôpital, maintenant le Palais de Justice,
élevé de 1709 à 1712, le temple de la Fusterie (1713-1715), et
une série de belles maisons à la rue Calvin, à la cour SaintPierre et à la rue des Granges. Il s’y ajoute, dès 1717, l’édification d’un nouveau système fortifié.
37
Les autres activités
La seconde moitié
du XVIIIe siècle
Une baisse de conjoncture survient entre 1730 et 1750. La
période postérieure apporte un progrès sans pareil dans tous
les secteurs. La population croît: vingt-trois mille âmes en
1750, vingt-sept mille en 1790. Comme toutes les villes,
Genève doit sa croissance à l’immigration, car les naissances y
restent inférieures aux décès, même si la mortalité genevoise
des enfants bénéficie d’un recul spectaculaire entre le XVIIe et
le XVIIIe siècle: sur mille nouveau-nés qui viennent au monde
de 1660 à 1670, plus de la moitié (550) mourront avant d’avoir
atteint leur onzième année; soixante-dix ans plus tard, ils ne
sont plus que 325 à périr avant cet âge, progrès considérable
et irréversible. Les immigrants qui forment ce surplus sont
pour moitié des Français jusque vers 1750, relayés ensuite par
des Suisses protestants, avec une grosse majorité de Vaudois.
Le plus souvent, les étrangers exercent les professions inférieures que les Genevois méprisent, la manutention ou les
tâches du bâtiment, par exemple.
En 1770, 70% des hommes actifs sont employés dans
l’industrie ou le bâtiment, dont 32% dans la Fabrique. Les
femmes composent près du tiers des travailleurs de l’horlogerie. Au XVIIe siècle, existaient des «horlogères» ayant fait
l’apprentissage complet de la confection d’une montre. Au
XVIIIe siècle, les femmes sont cantonnées dans les parties les
plus humbles de la fabrication.
La fortune accumulée grâce à la bonne marche de l’économie permet aux Genevois, aristocrates et bourgeois, de souscrire massivement aux emprunts d’Etat français de la fin de
l’Ancien Régime. Les intérêts perçus sont considérables. Aussi
la banqueroute provoquée par la Révolution entraînera des
désastres à Genève. Un autre signe de la réussite économique
est le nombre de domestiques: un tiers des ménages ont au
moins un serviteur ou, plus souvent, une servante.
Le progrès urbain est attesté par le perfectionnement de la
voirie, la distribution de l’eau du Rhône jusqu’aux points les plus
hauts grâce à une pompe élévatrice, «machine» dont un de nos
ponts conserve le souvenir, l’éclairage systématique des rues.
Un atelier de «cabinotier». – Les ateliers d’horlogers étaient appelés «cabinets», d’où le nom
de «cabinotiers» donné à leurs occupants. De préférence, ils étaient situés au dernier
étage des maisons, là où la lumière indispensable à la minutie du travail était la
meilleure. Il n’existe pas de vues anciennes de ces ateliers, mais cette photographie de
la fin du XIXe siècle restitue un aspect général qui n’avait guère changé depuis le
XVIIIe siècle. Il s’agit ici d’un local de graveur, artisan chargé de la décoration des
montres.
Les classes
politiques
Ce XVIIIe siècle économiquement et culturellement si florissant est secoué par des troubles politiques, que les contemporains appelleront les «révolutions de Genève». Tempêtes
dans un verre d’eau quant aux effectifs, ces conflits n’en
remuent pas moins des idées de valeur générale.
38
Arrêté contre le luxe des habits féminins.
– Les règlements contre le luxe ou
«ordonnances somptuaires» sont fréquents dans les villes dès la fin du
Moyen Age. Le calvinisme renforça leur
application à Genève et les maintint jusqu’à la veille de la Révolution. Le Consistoire, puis la Chambre de la Réforme,
créée en 1646, punissaient les délinquants. Ces règlements, souvent renouvelés, concernaient avant tout l’habillement, puis les festins, accessoirement le
luxe des maisons, des véhicules, etc. Le
but de cette législation était, d’une part,
d’éviter des dépenses inutiles, d’autre
part, de conserver l’aspect extérieur des
différences sociales: ainsi, les riches
étaient autorisés à porter des costumes
plus luxueux que ceux des classes laborieuses.
Leur origine provient de l’inégalité dans les droits dont
jouissent les Genevois de l’Ancien Régime. Une première division sépare les détenteurs des droits politiques et de tous les
droits civils de ceux qui n’ont aucun droit politique et sont
dépourvus de certains droits civils. Les privilégiés sont les
citoyens et les bourgeois. Ces derniers sont des naturalisés qui
ont acquis la bourgeoisie moyennant le paiement d’une taxe.
Leurs descendants en ligne directe sont appelés citoyens.
Au XVIe siècle est créé le statut d’habitant. Le mot a ici un
sens spécial et ne désigne pas tous les domiciliés: on est admis
à l’habitation comme à la bourgeoisie contre paiement d’une
taxe, modeste dans ce cas. Les habitants n’ont pas de droit
politique et souffrent de diverses restrictions dans leur activité
économique; ainsi, ils ne peuvent être reçus maîtres dans les
professions considérées, comme celles de la Fabrique. Leur
condition est héréditaire; les descendants d’habitants, appelés
natifs, sont soumis aux mêmes désavantages. Bonne illustration de cette inégalité: à l’Hôpital, les citoyens et les bourgeois
ont des chambres séparées des autres classes.
Pour les habitants et les natifs, le seul moyen de sortir de
leur infériorité est d’acquérir la bourgeoisie. Cette acquisition
39
est restée assez bon marché pendant longtemps, mais au
milieu du XVIIe siècle, la taxe augmente de façon prohibitive.
Habitants et natifs ne peuvent plus quitter leur condition.
Progressivement, ils deviennent la partie la plus nombreuse
de la population. Dès la fin du XVIIe siècle, citoyens et bourgeois ne représentent que 37% des Genevois. En 1781, ils ne
sont plus que 27%; on compte 34% de natifs, 12% d’habitants,
le reste englobant les étrangers. Il est important de constater
que cette division politique recoupe les classes sociales. Les
citoyens et les bourgeois ont presque tous des professions
supérieures et lucratives et monopolisent l’essentiel de la fortune nationale.
Le conflit
entre l’aristocratie
et la bourgeoisie
Exercice de la flotte genevoise dans la
rade. – Détail d’une vue de Genève vers
1730 par Robert Gardelle. La route de
Suisse par Versoix empruntant le territoire français, le lac était la seule communication directe de Genève avec ses
alliés de Berne. Il était important pour
les deux villes de s’assurer le contrôle
de cette voie stratégique. Toutes les
deux entretenaient de petites flottes de
guerre. En 1672, l’unité genevoise la
plus considérable était le Soleil, galère
armée de dix canons et mue par dixhuit rames, chacune actionnée par deux
rameurs et portant un équipage total
d’une centaine d’hommes, dont la moitié étaient des soldats.
C’est toutefois à l’intérieur du groupe privilégié formé par les
citoyens et les bourgeois que la lutte va éclater. Dans son sein,
une aristocratie a accaparé peu à peu l’autorité politique, en
utilisant notamment les possibilités qu’offre le recrutement par
cooptation du Petit Conseil et du Conseil des Deux-Cents.
Cette aristocratie politique est aussi une aristocratie d’argent;
elle comprend quelque quatre cents chefs de famille qui se
partagent 80% de la fortune genevoise en 1780. Les réfugiés
aisés s’y étaient intégrés rapidement et étaient même la majorité: parmi les trente-deux familles les plus riches de Genève
en 1690, vingt provenaient du refuge du XVIe siècle.
Monopolisant le pouvoir, l’aristocratie gouverne sans plus
demander l’avis du Conseil général, qui rassemble tous les
citoyens et bourgeois. Encore fréquemment consulté au
XVIe siècle jusqu’à la guerre de 1589, il l’est de moins en moins
depuis. La bourgeoisie consentit alors à abandonner d’importantes prérogatives pour permettre au gouvernement de
40
prendre les mesures urgentes que réclamait la guerre. La paix
faite, le Petit Conseil ne montra aucun empressement à restituer ces pouvoirs extraordinaires. Les citoyens se laissent faire
et s’accoutument à ne plus être réunis en Conseil général que
pour élire les syndics et quelques autres magistrats. Cette élection n’était guère plus qu’une formalité, le choix des votants
se réduisant aux noms portés sur une liste établie par le Petit
Conseil, sans possibilité de donner leur suffrage à quelqu’un
d’autre.
Le réveil de la conscience politique des citoyens au début
du XVIIIe siècle aura tout naturellement pour objectif principal
de redonner au Conseil général le rôle qu’il avait perdu afin
qu’il puisse exercer un contrôle efficace sur les actes des
conseils gouvernementaux. Leur action est dirigée par un principe d’égalité contre la prédominance de l’aristocratie et un
principe de liberté qui vise à conférer aux citoyens des droits
fondamentaux telles la liberté de réunion et la liberté d’expression. Ils sont influencés par les idées des théoriciens politiques anglais du XVIIe siècle. Exprimés d’abord de manière
limitée et pratique, ces principes seront approfondis au cours
du XVIIIe siècle, suivant le développement de la philosophie
politique, dont le représentant le plus fameux est Jean-Jacques
Rousseau, né à Genève en 1712.
Les phases violentes de la discorde embrassent quatre
périodes: 1707, 1734-1738, 1764-1770, 1781-1782.
Le mouvement de 1707 est préparé par un mécontentement
supplémentaire, d’ordre économique. L’aristocratie abuse de
son pouvoir et le met au service de ses intérêts économiques,
ce qui entraîne des préjudices pour la classe moyenne. De
plus, les capitalistes genevois inaugurent une pratique qu’on
leur reprochera presque jusqu’à nos jours. Ils investissent peu
dans l’industrie locale, préférant les placements à l’étranger,
plus fructueux.
La révolte de 1707 a pour chef un membre de l’aristocratie, l’avocat Pierre Fatio, qui fixe un programme aux aspirations confuses des citoyens. Le point central était de
rendre au Conseil général une participation plus active. Le
soulèvement échoua. Ainsi qu’il le fera constamment pour
réduire les rébellions, le Petit Conseil appelle l’étranger à
son secours. Un contingent de Bernois et de Zurichois vint
renforcer la garnison. L’ordre rétabli, Fatio, aristocrate, fut
fusillé secrètement à la prison; un autre meneur, Lemaître,
simple citoyen, fut pendu publiquement à Plainpalais. La
justice expéditive rendue à cette occasion fut excusée par
cette opinion d’un gouvernant qu’il ne fallait «pas tant
s’attacher à la procédure dans les jugements qu’au salut de
l’Etat».
41
1707
1734-1738.
L’intervention
de la France
Des troubles éclatent de nouveau en 1734. L’allure improvisée
et désordonnée de la révolte de 1707 a fait place, chez les
citoyens, à une détermination plus assurée: la bourgeoisie a
acquis la conscience de classe et la vision théorique qui lui
manquaient. Cette évolution n’est pas sans relation avec son
enrichissement dû à la conjoncture antérieure, très favorable.
La cause du mouvement vint des nouvelles fortifications. De
mauvaises langues, dont Rousseau, diront que ce gigantesque
ensemble, plus étendu que la superficie de l’intérieur de la
ville, était surtout conçu pour mater les citoyens. En effet, ces
positions réclamaient une garnison nombreuse de soldats de
métier qui pouvaient servir, en cas de besoin, contre les adversaires de la classe gouvernante.
Dans l’immédiat, le financement de ce plan grandiose devait
se faire par la perception d’impôts supplémentaires. Ces taxes
furent décidées par le Petit Conseil et les Deux-Cents; le Conseil
général ne fut pas consulté, ce qui souleva les protestations de
la bourgeoisie. Des maladresses de l’aristocratie suscitèrent des
violences. En 1737, une échauffourée fit onze morts.
Vue du pont du Rhône et de la partie centrale de l’Ile vers 1725 par Robert Gardelle. – Depuis l’époque gauloise jusqu’à
la construction du pont des Bergues en
1832-1834, il n’exista qu’un pont
franchissant le fleuve, celui de l’Ile. Au
XVIIIe siècle, il se composait de deux
passerelles; celle d’amont n’est pas visible sur cette gravure. Elle fut reconstruite
en 1745, plus rapprochée de sa voisine
comme on le voit dans la planche de la
page 49. Sur l’eau, à droite, on remarque
deux bateaux-lavoirs; les derniers ne disparaîtront qu’au XXe siècle. A gauche, le
carrosse d’une personne de qualité et
une potence portant un pot à feu servant
à un éclairage public encore parcimonieux.
Vaincu, le gouvernement alerte la France. Des intérêts économiques, bancaires en particulier, lient l’aristocratie au
royaume voisin. Des affinités politiques et psychologiques
l’orientent en direction de la Cour de Versailles, éblouissant
modèle pour les aristocraties européennes. Au contraire, la
bourgeoisie et le peuple nourrissent de l’antipathie à l’égard
de la monarchie française, persécutrice des protestants, entourée d’un luxe qui répugne à leur austérité et exemple le plus
parfait du pouvoir absolu qu’ils combattent chez eux.
Néanmoins, l’intervention française se termine par un arbitrage satisfaisant pour les citoyens. Ce «Règlement de la Médiation», accepté par le Conseil général, en 1738, servira pendant
trente ans de constitution. Il accorde au Conseil général des
42
droits appréciables: votation des nouvelles lois et des nouveaux impôts, droit de se prononcer sur les traités conclus
avec l’étranger, etc. Les natifs, qui avaient combattu aux côtés
des citoyens, reçoivent la possibilité d’être admis comme
maîtres dans tous les métiers.
Dans le quart de siècle de tranquillité relative qui prolonge
la paix de 1738, deux traités sont signés en 1749 et en 1754
avec la France et la Savoie, devenue le royaume de Sardaigne.
Ces actes liquident, par des échanges mutuels, la survivance
médiévale que constituait la superposition de droits genevois
et étrangers sur des parties de la campagne. Désormais,
Genève est entièrement maîtresse de son territoire rural, mais
celui-ci reste enclavé parmi les possessions françaises et
savoyardes.
Au milieu du siècle naît un second mythe de Genève. Le premier, création du XVIe siècle, était celui de la Rome protestante, ville sainte pour les réformés, repaire d’abominations
pour les catholiques. Maintenant, les penseurs français, qui
sont à la tête du mouvement intellectuel européen, font de
Genève une ville modèle où sont incarnées les vertus qu’ils
louent: la raison et la sagesse. Les gens sont travailleurs et
instruits, les règles de gouvernement empreintes de bon
sens. La religion même, débarrassée du surnaturel et insistant
sur la morale, est devenue philosophique et tolérante, tout
fanatisme oublié.
Le mythe est formulé en 1757 dans l’article «Genève» de
l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, manifeste des esprits
progressistes français. Ce texte a été fortement inspiré par Voltaire, établi aux Délices en 1755 et qui ne cessera plus de s’intéresser de près à la vie genevoise.
Le mythe de Genève
au XVIIIe siècle
Démentant le certificat de tolérance décerné par l’Encyclopédie, le Petit Conseil condamne, en 1762, deux livres à être brûlés devant l’Hôtel de Ville parce que «tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements». S’il peut être saisi,
leur auteur sera arrêté. Cet auteur n’est autre que le fils le plus
illustre de Genève, Jean-Jacques Rousseau. Ces deux livres
sont l’Emile, consacré à l’éducation, et le Contrat social,
magistral exposé de doctrine politique.
Avec quelque retard, les citoyens protestent contre la
condamnation de Rousseau, jugée illégale, et présentent au
gouvernement des plaintes, dites «représentations». De là vient
le nom de «Représentants» décerné à la bourgeoisie opposante. En 1764, Rousseau publie les Lettres de la Montagne; il
joint son cas à la cause des Représentants en démontrant à
ceux-ci combien peu ils ont d’influence effective sur la marche
L’affaire
Jean-Jacques
Rousseau
et les troubles
de 1763-1770
43
Rousseau renonce à la bourgeoisie genevoise (12 mai 1763). – A la suite de sa
condamnation par le Petit Conseil, l’écrivain adressa de Môtiers, dans la principauté de Neuchâtel, où il s’était réfugié,
une lettre au premier syndic de la République par laquelle il fait connaître de
façon éloquente sa renonciation à la qualité de citoyen de Genève.
de la République. De son côté, le gouvernement utilise le droit
strict qu’il a de ne pas tenir compte des représentations. Ce
droit de refus servira à désigner les aristocrates sous le nom
de Négatifs.
La bataille d’idées entre Représentants et Négatifs s’exprime
non seulement dans les œuvres de quelques grands noms, mais
aussi dans des dizaines d’écrits émanant d’auteurs occasionnels
qui tiennent à faire connaître leur opinion sur la liberté, l’égalité et la souveraineté populaires. Cette manie brochurière des
Genevois se prolongera pendant tout le XIXe siècle.
Aristocrates et bourgeois se réconcilient un instant en 1770.
Les natifs avaient soutenu la cause des Représentants; ils
n’avaient presque rien obtenu en échange, alors que les Représentants avaient obligé les Négatifs à quelques concessions. Se
détachant des Représentants, les natifs formèrent une troisième
force, qui exprima publiquement son mécontentement.
Le 15 février 1770, des Représentants informent le gouvernement de leur crainte au sujet d’une sédition que comploteraient les natifs. Ils lui demandent d’administrer une leçon préventive à ceux-ci. La répression d’une manifestation provoqua
la mort de trois natifs. «Les voilà ces pauvres citoyens aussi
durs aristocrates avec les natifs que les magistrats le furent
jadis pour eux: de ces aristocraties, j’aimerais encore mieux la
première», écrivit Rousseau.
44
Dans la suite, les Représentants rachètent cet épisode peu glorieux. Leurs chefs, influencés par Rousseau, tiennent l’égalité
pour un principe sacré, d’où il découle que les natifs devraient
être assimilés aux citoyens. Le conflit reprend avec l’aristocratie. Les bourgeois et les natifs occupent la ville en février 1781.
Une loi octroie l’égalité civile aux natifs, aux habitants et aux
sujets de la campagne. Des facilités d’admission à la bourgeoisie sont consenties aux natifs.
Mais l’aristocratie appelle Versailles à l’aide. Louis XVI
décrète que la révolution de Genève est un mauvais exemple
pour son peuple et il importe de l’étouffer sans délai. Trois
armées coalisées – française, sarde et bernoise – assiègent
Genève, qui capitule le 2 juillet 1782.
Grâce à l’occupation étrangère, l’aristocratie est ramenée au
pouvoir. Les natifs conservent l’égalité civile, mais les facilités
pour accéder à la bourgeoisie sont supprimées. Quatre cents
natifs acceptés à la bourgeoisie sous le règne des Représentants sont rétrogradés à leur ancien rang.
Des mesures policières sont promulguées pour éviter toute
agitation. Les cercles, sorte de clubs où l’on discutait beaucoup de politique, sont dissous. La liberté de presse est muselée. La garnison de soldats étrangers est presque doublée.
Révolution et
contre-révolution
Vendeur de brochures (1782). – C’est vers la fin du XVIIIe siècle qu’apparaît ce qu’on a
dénommé la manie brochurière des Genevois, qui atteindra des proportions gigantesques
au XIXe siècle. Toute affaire portant à contestation, qu’il s’agisse de haute politique ou des
sujets les plus terre à terre, fait éclore une série d’écrits émanant de citoyens, illustres ou
obscurs, qui estiment avoir leur mot à dire. Au XVIIIe siècle, ces opuscules étaient vendus par des colporteurs. La gravure est dirigée contre les Représentants: le vendeur transporte des ballots de brochures prétendument attribuées aux chefs de ce parti.
Les chefs des Représentants sont bannis. Certains se réfugient à
Paris; ils y importent des idées républicaines qui ne resteront pas
sans effet sur la Révolution française de 1789 dans ses débuts.
Mirabeau, la personnalité dominante de cette période, utilisera
un «atelier» genevois réunissant des exilés: Etienne Clavière,
Etienne Dumont, Jacques Du Roveray, Salomon Reybaz. La réputation de grand orateur laissée par Mirabeau repose, en bonne
partie, sur des discours rédigés par cette équipe genevoise. Au
même moment, dans le camp royal, on rencontre un autre personnage célèbre d’origine genevoise, Jacques Necker, ministre
des Finances de Louis XVI. Sous la première République, Clavière occupera à son tour le ministère des Finances en 1792.
Préférant l’exil à la servitude, un millier de Représentants
quittent Genève. Dix ans plus tôt, des natifs, mécontents de
leur sort, avaient fait de même. Une partie d’entre eux s’étaient
fixés à Versoix-la-Ville, localité nouvelle fondée par la France
pour essayer de concurrencer Genève. Dans les années 1780,
une tentative semblable de la Sardaigne aboutira à la création
de la ville de Carouge.
45
Proscription et exil
Les exilés de 1782 se réfugient, pour la plupart, à Bruxelles
et à Constance. Dans cette ville naît, en 1787, le futur général
Dufour, fils de l’horloger Bénédict Dufour, bon exemple d’artisan lettré, qui possédait dans sa bibliothèque conservée, tout
Rousseau, l’Encyclopédie, Diderot…
La fin de
l’Ancien Régime
La réconciliation du 10 février 1789. – Le
Conseil général tenu ce jour-là à SaintPierre vota l’Edit de Pacification, qui
réconcilia momentanément aristocrates
et bourgeois. Après la séance, les membres du Petit Conseil furent reconduits en
cortège à l’Hôtel de Ville. La gravure
montre leur arrivée sur la place, ornée
alors d’une fontaine. Devant la porte,
joue la Musique rouge, ancêtre du Corps
de musique de Landwehr.
Le système réactionnaire mis en place en 1782 fut ébranlé par
un soulèvement prolétarien. Les salariés étaient les floués de
la prospérité du siècle, qui avait enrichi la bourgeoisie. Les
prix avaient passé de l’indice 100 en 1720 à l’indice 170 en
1780, les salaires étaient restés les mêmes. La fin de la haute
conjoncture entre 1785 et 1789, conséquence de la crise générale qui marque la période précédant la Révolution, frappe
aussi les petits patrons. Des maîtres horlogers ruinés doivent
s’engager comme ouvriers chez des collègues, avec l’amertume que l’on imagine.
1788 est une année de mauvaise récolte. Le 26 janvier 1789,
le gouvernement augmente le prix du pain. Cette décision
déclenche une émeute à Saint-Gervais, le quartier le plus
populaire. Chargée de ramener le calme, la garnison est
repoussée à coups de pierres, de tuiles et de seaux d’eau
bouillante. La hausse fut annulée. La nécessité de maintenir
46
l’ordre et d’éviter une insurrection populaire eut pour résultat
de réconcilier pour un temps les adversaires de 1782: on vit
patrouiller côte à côte aristocrates et ex-leaders représentants.
Pendant les trois années suivantes, la constitution rétrograde
de 1782 se libéralise. Les citoyens retrouvent et accroissent
leurs droits. Mais l’évolution politique n’a plus une destinée
autonome; elle subit l’influence de la Révolution française de
1789. D’ailleurs, la France fut bien près d’annexer Genève, en
septembre 1792, quand ses armées conquirent la Savoie et la
transformèrent en département français. Si l’indépendance fut
sauvée provisoirement, l’encerclement par la France révolutionnaire eut pour résultat, en décembre 1792, un mouvement
qui abattit le gouvernement d’Ancien Régime et proclama
l’égalité politique de toutes les catégories de la population.
Jusque dans l’été de 1794, la révolution genevoise se déroula de
façon mesurée. Elle était guidée par la bourgeoisie modérée. Une
constitution fut rédigée par une Assemblée nationale et votée par
les citoyens le 5 février 1794. Très démocratique, elle institue un
contrôle étendu de la part des citoyens sur les actes du gouver47
F
Affiche du 26 novembre 1792. – Ce placard officiel, l’un des derniers de l’Ancien
Régime, vise à faire cesser les troubles
révolutionnaires qui agitent la ville. Le
port du bonnet rouge, considéré comme
une légèreté, est interdit.
G
Affiche du 28 décembre 1792. – La
première publication officielle du gouvernement révolutionnaire annonce le
renversement des anciennes autorités et
leur remplacement par un comité de
treize membres. On remarquera le changement d’en-tête.
L’insurrection
de 1794
nement et de l’administration. Cependant, elle est entachée de
deux restrictions graves à la notion de citoyenneté. La première
réserve celle-ci aux protestants seuls. S’il s’agit là d’une particularité locale, il n’en va pas de même de la seconde éviction, celle
des femmes, qui est générale. A la pointe du progrès, la France
révolutionnaire instaure le suffrage universel en 1793, mais c’est
un privilège réservé exclusivement aux hommes; la citoyenneté
va de pair avec la masculinité. Tout le monde, ou presque, considère les femmes comme inaptes aux affaires politiques. Au point
de vue du droit privé, leur situation ne s’améliore pas, au
contraire. Le Code civil napoléonien de 1804, en vigueur à
Genève jusqu’en 1912, rend juridiquement la femme encore plus
dépendante de l’homme que le droit ancien.
Brusquement éclata une tragédie. Des clubs extrémistes
déclenchèrent une insurrection en juillet 1794. Un tribunal
révolutionnaire condamna à mort trente-sept accusés, aristocrates et gens du peuple soupçonnés de pactiser avec l’aristocratie, mais les exécutions furent limitées à onze.
On s’interroge sur les raisons de cette poussée de violence.
Dans les causes probables figure d’abord l’obsession d’un
complot contre-révolutionnaire. Il s’y ajoute la crainte du rejet
d’une loi d’impôts destinés à financer des occasions de travail,
car le chômage sévit: en plus du droit de vivre libre, le peuple
revendique le droit d’avoir du travail. L’insurrection est une
réaction défensive; victorieuse, elle punit ceux qui sont considérés comme des ennemis du peuple, selon l’exemple de la
Terreur française.
Le soulèvement ne fut pas le fait d’un prolétariat en
haillons; les meneurs étaient des artisans ou des petits commerçants. La bourgeoisie resta aux commandes, pour éviter le
pire, déclara-t-elle après coup. N’éprouva-t-elle pas aussi de la
satisfaction à se venger du sort que lui avait réservé l’aristocratie en 1782?
Le 27 juillet 1794, la chute et la mort de Robespierre à Paris
mettent fin à la Terreur en France. Ce dénouement a des
répercussions à Genève. Un second tribunal révolutionnaire
envoie à la mort cinq membres d’une petite minorité d’extrémistes, vaguement anarchisants, accusés en outre d’avoir
tramé l’incorporation de Genève à la France.
Genève française
Le régime constitutionnel est rétabli en septembre 1794. Le
péril de l’annexion par la France est de plus en plus pressant.
C’est en 1798 que Genève succombe à la politique expansionniste de la Révolution: elle est occupée militairement le
15 avril et rattachée à la France. La Suisse avait déjà été
envahie en mars par les troupes françaises. L’Ancien Régime
est remplacé par la République helvétique et des institutions
démocratiques, mais trop centralisatrices.
48
Genève au début du XIXe siècle. – Ce plan
du graveur Nicolas Chalmandrier fut
publié en 1770 et réédité plusieurs fois
jusqu’en 1828, tant les changements dans
la topographie de la ville furent peu
nombreux durant cette période. Ce qui
saute aux yeux, c’est l’imposant système
fortifié édifié de 1717 à 1727 par l’ingénieur de La Ramière suivant les principes
de Vauban et qui vint doubler les fortifications du XVIe et du XVIIe siècle. Ces
ouvrages, qui couvraient une superficie
plus grande que la ville elle-même,
furent démolis à partir de 1849.
Dans le Traité de réunion à la France, Genève bénéficia de
conditions favorables. On lui laissa l’administration des
anciens biens publics gérés par une organisation autonome, la
Société économique. L’Eglise protestante, le Collège, l’Académie continuèrent leur vie propre sans ingérence française.
Tenant compte de l’importance de la ville, on créa pour elle
un nouveau département, le département du Léman, dont elle
fut le chef-lieu. Désormais membres d’une nation que dominaient largement les catholiques, les Genevois ne purent
empêcher le rétablissement du culte romain, auquel fut attribuée l’église de Saint-Germain.
L’économie locale est victime du marasme général. Le
nombre d’habitants tombe de vingt-sept mille en 1790 à vingtcinq mille en 1805. La Fabrique est gravement touchée et perd
30% de ses effectifs. Une foule de pauvres doit recourir à l’assistance publique. Le peuple subit le poids de la conscription.
Beaucoup de jeunes soldats genevois périrent dans les campagnes de celui qu’Ami Fillion, horloger de Saint-Gervais,
nommait «Napoléon le Féroce» dans ses souvenirs inédits. Les
riches avaient la possibilité de payer un remplaçant qui allait
se battre à leur place.
49
Le retour
à l’indépendance
L’issue désastreuse de la campagne de Russie clôt l’ère des
victoires napoléoniennes. La bataille de Leipzig, d’octobre
1813, s’achève par la retraite des Français, talonnés par les
armées coalisées de Russie, d’Autriche et d’Allemagne. Le
21 décembre, le général autrichien Bubna atteint Bâle. Son but
est de gagner Genève et Lyon à travers la Suisse.
A Genève, quelques hommes sont aux aguets. Les événements leur laissent espérer le retour à la liberté. A leur tête,
l’ancien syndic Ami Lullin, qui sera le véritable instigateur du
rétablissement de l’indépendance. Ceux qui l’entourent sont
comme lui des aristocrates d’Ancien Régime. En décembre
1813, ces ex-syndics et conseillers forment une commission
clandestine de gouvernement.
Bubna arrive à Lausanne le 27 décembre. La garnison française évacue Genève sans combat le 30, après une occupation
de «quatorze ans, huit mois, quatorze jours, dix heures et
trente minutes», note Fillion avec une précision tout horlogère.
La porte Neuve. – C’est par cette porte
que la garnison française quitta Genève
le 30 décembre 1813. Construite en 1740,
démolie en 1853, elle s’élevait à peu près
à l’endroit où est érigée la statue du
général Dufour. Une partie du pont franchissant le fossé formait pont-levis. Tout
à droite, sous les arbres, le bâtiment de
l’ancien théâtre datant de 1783 et démoli
en 1880.
Le même jour, Bubna et dix mille soldats autrichiens s’installent
dans la ville. La commission de gouvernement s’érige en gouvernement provisoire, quatre syndics sont désignés. Le 31 décembre,
une proclamation est préparée annonçant l’indépendance; elle
sera lue dans les rues et sur les places le 1er janvier 1814.
Les hommes
du gouvernement
provisoire
C’est une minorité agissante qui avait restitué l’indépendance
de Genève, courageuse aussi, car rien ne prouvait que Napoléon fût battu définitivement.
Politiquement, ces aristocrates veulent un retour à la
Genève d’avant 1792. Le plus engagé, Joseph Des Arts,
avait rédigé, en 1791, un petit livre, publié en 1816, où il
50
écrit: «Les hommes naissent et demeurent inégaux en droit»;
«l’inégalité des fortunes établit l’inégalité des droits politiques»; «la souveraineté du peuple est une chose détestable».
Ces idées étaient celles du moment. L’époque postnapoléonienne est réactionnaire; elle porte le nom de Restauration
parce qu’elle espéra rétablir le plus possible la société dans
l’état où elle était avant la Révolution. C’était exactement l’intention des gouvernants genevois. Aussi rencontrèrent-ils l’approbation des souverains et des hommes d’Etat étrangers. Le
15 mars 1814, Hardenberg, ministre du roi de Prusse, les complimentait: «Vous avez donné une preuve non équivoque du
bon esprit qui vous anime en profitant de votre liberté pour
rétablir l’ordre ancien des choses.»
Quel allait être l’avenir de Genève en tant qu’Etat? En ce début
du XIXe siècle, l’indépendance dans l’isolement était un idéal
dépassé. L’époque des villes-Etats était révolue. Une seule
solution s’imposait, la solution suisse. Elle conciliait le maintien d’une part importante de souveraineté avec la nécessité
de s’agréger à un organisme plus fort pour se défendre et survivre. La mémoire des liens anciens entre Genève et les
Suisses ajoutait un élément affectif à ce projet.
L’objectif fondamental du gouvernement fut donc de transformer Genève en canton suisse. Tous les Confédérés n’étaient
pas enthousiastes à l’idée d’accueillir Genève parmi eux. Plus
que la défiance catholique manifestée à l’égard de la Rome
protestante, les troubles du XVIIIe siècle inquiétaient; ils dénotaient une turbulence dangereuse. En outre, Genève ne touchait pas à la Suisse et ses terres étaient enclavées au milieu
de possessions étrangères.
51
La solution suisse
Vue prise de Saint-Antoine. – Date des
premiers mois de 1814, lorsque Genève
était encore occupée par une armée
autrichienne. On note, au premier plan,
en costume blanc, deux officiers autrichiens. Au-dessus du fossé, l’un des deux
ponts menant à la porte de Rive. A
gauche, la grosse tour ronde isolée
devant le lac est la Tour Maîtresse.
C’est pourquoi Genève eut deux conditions à remplir pour
être admise dans la Confédération. Comme on l’a écrit, elle
avait besoin d’une dot suffisante et de papiers en règle. La dot,
c’était un agrandissement qui permît le désenclavement et la
contiguïté avec la Suisse. Les papiers, c’était une constitution
conservatrice, rassurante pour les cantons.
Croquis de la main de Pictet de Rochemont. – Jointe à une lettre de Pictet du
23 mai 1814, cette esquisse illustre un
des projets d’agrandissement maximal du
territoire genevois. Elle se rapporte au
passage suivant de la lettre: «On pourrait
terminer [c’est-à-dire délimiter] le nouveau canton par la Valserine, le Rhône, le
Fier, un ruisseau qui prend sa source
près de Pers et se jette dans l’Arve visà-vis de la Menoge, la Menoge dans tout
son cours, puis un ruisseau qui se jette
dans la Drance. Le reste serait donné au
Valais jusqu’à l’Arve…»
La dot
Le soin de réunir la dot fut confié à Charles Pictet de Rochemont, qui s’acquitta admirablement de sa tâche aux Congrès
de Paris et de Vienne. Un temps, il sembla qu’une extension
considérable fût promise à Genève. Toutefois, d’une part, la
France et la Sardaigne tenaient à céder le moins de territoire
possible, d’autre part, une partie du gouvernement genevois
et l’opinion publique ne voyaient pas d’un bon œil un accroissement trop large en terres catholiques, qui aurait changé le
caractère religieux de Genève. Les gains définitifs furent
modestes, mais suffisants pour obtenir l’essentiel, le désenclavement et la contiguïté avec la Suisse.
Sur la rive droite, sept communes du Pays de Gex comptant
trois mille cinq cents habitants, sur la rive gauche, vingt-quatre
communes savoyardes avec douze mille sept cents habitants
vinrent compléter le territoire genevois en 1815 et en 1816.
52
Le désenclavement du territoire genevois
en 1815 et en 1816. – Cette carte se
fonde sur la répartition actuelle des communes du canton.
La constitution devait être élaborée rapidement et satisfaire
les Suisses. Le document ne fut pas l’œuvre d’une assemblée
constituante, pas même d’un conseil un peu étoffé: elle fut
le fruit du travail hâtif d’une commission de sept membres
où Des Arts eut l’influence la plus grande. Le Conseil général était supprimé et remplacé par un Conseil représentatif
choisi selon un système censitaire: la qualité d’électeur
n’était accordée qu’aux citoyens payant un certain impôt. Un
Conseil d’Etat de vingt-huit membres inamovibles s’arrogeait
tout le pouvoir de fait et maintenait la suprématie de l’aristocratie. Le gouvernement provisoire présenta l’adoption du
texte comme la condition du rattachement de Genève à la
Suisse. Sous cette pression, la constitution fut votée par le
peuple en août 1814.
L’entrée de Genève dans la Confédération s’opéra en plusieurs étapes. La plus concrète fut l’envoi par le lac, le 1er juin
1814, de contingents fribourgeois et soleurois. Le 12 septembre 1814, treize cantons sur dix-neuf se prononçaient pour
l’admission de Genève dans la Confédération et enfin, après
l’adhésion de tous les cantons, le traité définitif fut signé le
19 mai 1815.
Genève, Etat souverain jusqu’en 1798, rétabli à la fin de
1813, n’était plus maintenant que la vingt-deuxième partie
d’un Etat. Il est vrai que le Pacte fédéral unissant les cantons
laissait à ceux-ci de larges prérogatives.
53
Les papiers
L’économie
de la Restauration
Les lendemains de l’entrée de Genève dans la Confédération
furent assombris par une crise qui ravagea toute l’Europe en 18161817, produisant partout de graves famines. Genève souffrit d’une
disette, pour la dernière fois de son histoire. Cette crise de subsistances fut suivie d’une dépression industrielle qui fit du début des
«vingt-sept années de bonheur», comme on a nommé la Restauration genevoise, une dure épreuve pour les classes laborieuses.
A l’approche de 1830, l’économie reprend vigueur et prospère pendant quinze ans. La Fabrique est toujours l’industrie
principale; elle fait vivre près du quart de la population. Si les
petits ateliers priment encore, des établissements plus grands
apparaissent, comme celui de Bautte qui occupe directement
cent quatre-vingts ouvriers; en même temps, cent vingt artisans à domicile travaillent pour lui.
L’évolution
politique
et l’opposition
Si le peuple est réduit au silence par le régime censitaire, une
opposition inattendue éclôt au sein du Conseil représentatif.
Destiné à n’être qu’un organe d’approbation des décrets du
Conseil d’Etat, il fonctionne, en fait, comme un véritable parlement critique. Grâce à un règlement habilement composé
par Etienne Dumont, des personnalités libérales font entendre
leur voix, tels Sismondi, Pictet de Rochemont, Bellot, Pellegrino Rossi, Dumont lui-même. Cependant, les bourgeois aisés
qui composent cette élite intellectuelle sont bien loin du
peuple et guère capables de saisir ses aspirations.
Saint-Gervais au XIXe siècle. – Peuplé d’ouvriers et d’artisans, Saint-Gervais devint, dès le début du XVIIIe siècle, le cœur de la
résistance populaire au gouvernement aristocratique. La partie photographiée occupait la pente allant du quai Turrettini à la rue
du Temple. Ce quartier, coupé de ruelles étroites et d’allées, formait un ensemble pittoresque, rasé en 1931. Cette vue a été prise
aux environs de 1890, mais vaut pour la période antérieure. A gauche, le premier pont de la Coulouvrenière édifié en 1857, qui
sera reconstruit en 1896.
54
La libéralisation s’accentue vers 1830 avec le syndic JeanJacques Rigaud et sa politique du «progrès graduel». Malgré les
qualités indéniables de Rigaud, son plan échoue, car ses initiatives restent trop timides. Le gouvernement rassemble
contre lui plusieurs catégories de mécontents.
A l’égard des catholiques, le Conseil d’Etat agit avec une
bienveillance louable, mais, selon la tradition de l’Ancien
Régime, il veut maintenir la supériorité de l’Etat en matière
religieuse. Il commet des impairs que le curé de Genève, JeanFrançois Vuarin, grossit à plaisir, parfois contre l’avis de l’évêché de Lausanne et Fribourg auquel Genève a été rattachée en
1819, après avoir dépendu de Chambéry. Aussi les catholiques
observent-ils une attitude de plus en plus méfiante face au
gouvernement conservateur.
Titre du premier numéro du «Journal de
Genève», 5 janvier 1826. – Le plus ancien
des journaux genevois refléta d’abord les
tendances de l’opposition libérale au
régime de la Restauration. Après la révolution de 1846, il devint un organe
conservateur, hostile à Fazy et aux radicaux. Ceux-ci s’exprimèrent dans divers
journaux, en particulier la Revue de
Genève, puis, dès 1877, le Genevois. En
1868 naquit le Courrier de Genève, catholique. Les deux grands quotidiens la Tribune de Genève et la Suisse datent respectivement de 1879 et 1898.
Les protestants sont inquiets de la montée du catholicisme,
accru par l’immigration étrangère, et du zèle missionnaire de
Vuarin contre lequel ils voudraient que le Conseil d’Etat adopte
une attitude plus énergique. Leur malaise se ressent aussi de la
crise provoquée par le Réveil, retour à une religion plus mystique que le protestantisme officiel, trop rationnel et trop tiède.
Les milieux économiques ne dissimulent pas non plus leur
hostilité. Certes, sous la conduite de l’ingénieur cantonal,
Guillaume-Henri Dufour, la ville se modernise; le Grand-Quai
(actuellement quai Général-Guisan), le quai et le pont des
Bergues sont construits. Néanmoins, les commerçants et les
industriels pensent qu’une véritable expansion n’aura lieu
qu’après la disparition des fortifications, qui n’ont plus de
valeur militaire et étouffent la ville. Ils se plaignent encore des
entraves juridiques, fiscales, douanières qui gênent leur activité. Ils accusent les dirigeants de défendre les intérêts des
financiers, des propriétaires, des rentiers, au préjudice des secteurs productifs.
55
La classe ouvrière a évidemment ses griefs, à commencer
par son exclusion politique résultant du régime censitaire. Des
organisations de travailleurs entrent en lutte pour améliorer les
conditions de travail, dont on connaît la dureté: une société de
secours mutuel des ouvriers charpentiers est fondée en 1827,
imitée par plusieurs autres professions; ces groupements tiennent lieu de syndicats, interdits par la loi. En 1833 et 1834, des
grèves de tailleurs et de serruriers sont parmi les premières
grèves du XIXe siècle en Suisse. Genève commence à occuper
une place d’avant-garde dans le mouvement ouvrier. Enfin, les
citadins, dans leur ensemble, ont un motif commun de plainte:
la ville de Genève n’a pas d’autorités communales élues, mais
est administrée par le Conseil d’Etat.
L’Association
du Trois Mars
et James Fazy
Dans les années 1830, la plupart des cantons suisses «se régénèrent» en libéralisant leur constitution et en proclamant le
suffrage universel. A Genève, l’opposition a beau jeu pour
affirmer que le canton n’est plus qu’«un débris d’Ancien
Régime».
Le 3 mars 1841, une formation voit le jour, qui groupe
divers opposants. Bien simplement, elle prend le nom d’Association du Trois Mars. Ses chefs appartiennent à la bourgeoisie protestante. L’Association comprend des libéraux et une
aile gauche, qui finira par prédominer et donner le jour au
parti radical. Cette gauche est menée par James Fazy.
L’homme prête le flanc à toutes sortes de critiques et ses ennemis ne se privèrent pas d’utiliser ses défauts dans d’innombrables polémiques. Il est incontestable, en revanche, qu’il
était doté d’un génie politique à la hauteur des grands
hommes d’Etat radicaux qui créèrent la Suisse moderne en
1848. Fazy, lui, sera l’accoucheur de la Genève moderne.
La révolution
de 1841 et l’affaire
du Sonderbund
La mise à mort du régime conservateur s’opéra en deux
phases. En novembre 1841, une émeute tumultueuse autour
de l’Hôtel de Ville a pour conséquence l’agonie du régime instauré en 1814 et l’élection d’une assemblée constituante. La
constitution de 1842 adopte le suffrage universel masculin,
rétablissant, dira Fazy, «la souveraineté du peuple», et réalise
des réformes substantielles. Toutefois, le Conseil d’Etat sera
choisi par le Grand Conseil et non par le corps électoral. La
ville de Genève devient une commune indépendante avec un
Conseil municipal élu.
Le Grand Conseil désigné en 1842 est plutôt conservateur,
le Conseil d’Etat l’est entièrement. Fazy et ses amis radicaux,
insatisfaits, se servent d’une circonstance extérieure pour terminer définitivement le règne de l’aristocratie, l’affaire du
Sonderbund, une des plus graves crises de l’histoire suisse.
56
Deux courants divisaient le pays: l’un mené par les radicaux
désirait transformer la Suisse en un Etat démocratique et centralisé, l’autre, conservateur, était partisan de la tradition et du
maintien d’une souveraineté cantonale étendue. Cette coupure
rejoignait, en gros, le partage entre cantons protestants et cantons catholiques. En 1845, sept cantons catholiques se liguèrent dans un «Sonderbund» ou alliance séparée. Les radicaux
exigèrent sa dissolution.
Le Conseil d’Etat et la majorité du Grand Conseil refusèrent, le
3 octobre 1846, d’ordonner à la députation genevoise à la
Diète fédérale de voter la dissolution du Sonderbund, cela au
nom de la souveraineté cantonale. Les autorités de la cité de
Calvin et de Rousseau au secours du catholicisme rétrograde
et séparatiste, quel magnifique thème de propagande pour les
radicaux genevois! Ils ne se firent pas faute de l’exploiter, particulièrement à Saint-Gervais, la citadelle ouvrière.
La révolution
de 1846
La déroute des troupes gouvernementales (1846). – La victoire de Saint-Gervais contre l’armée régulière provoqua la capitulation du
gouvernement et l’avènement du régime radical. Un des épisodes les plus chauds de la lutte eut pour théâtre la place Bel-Air et
les ponts de l’Ile. Le 7 octobre, à 15 heures, les soldats, appuyés par l’artillerie, montèrent à l’attaque du quartier en abattant les
barricades de planches qui s’aperçoivent aux bouts des ponts et s’avancèrent dans l’Ile, mais ils durent s’arrêter devant le feu des
insurgés, qui tiraient des maisons. L’ordre de repli fut donné à 17 h 45 et s’accomplit dans le désordre. Malgré la violence de cet
engagement et d’autres aux Bergues et à Cornavin, le nombre des victimes resta modéré: dix-sept morts, cinquante-cinq blessés.
57
Saint-Gervais se souleva le 5 et repoussa le 7 octobre les
troupes gouvernementales. Le Conseil d’Etat démissionna. La
révolution avait triomphé, portant Fazy et les radicaux au
pouvoir.
A la Diète, Genève put voter contre le Sonderbund. Au
cours d’une brève campagne, l’armée fédérale battit les forces
adverses sous le commandement habile et humain du général
Dufour. La voie était libre pour l’édification d’une Suisse
moderne sur la base d’une nouvelle constitution, adoptée en
1848. L’année précédente, le 24 mai 1847, Genève avait voté
la sienne, dont les principes sont encore en vigueur aujourd’hui. Cette constitution était en grande partie l’œuvre de
James Fazy, qui va gouverner Genève de 1847 à 1861.
Le gouvernement
Fazy
Les conservateurs, par quoi il ne faut pas entendre seulement
l’aristocratie ou la haute bourgeoisie, mais aussi des petits
bourgeois farouchement attachés au passé de Genève, détestent Fazy, destructeur de l’ancienne cité. Leur organe, le
Journal de Genève, prend comme devise «Nous maintiendrons».
En revanche, Fazy peut compter sur la vénération de la
Fabrique et des autres ouvriers. Dès les premières grèves, il
s’est fait le soutien des classes laborieuses; les ouvriers voteront radical jusqu’à la fin du siècle. Si Fazy a contre lui l’ancienne banque genevoise, la plupart des commerçants et des
industriels lui sont acquis. Ils saluent en lui le défenseur de la
liberté économique et le fondateur de deux banques, la
Banque de Genève et la Caisse hypothécaire, qui leur fournissent les crédits dont ils ont besoin. Ils pensent profiter des
plans d’expansion qu’il forge pour la Genève nouvelle.
Le rassemblement de catégories sociales différentes s’observe dans tous les partis radicaux du XIXe siècle. L’originalité
genevoise consiste dans la participation des catholiques au
front fazyste. Fazy gagna leur appui en les laissant s’occuper
de leurs problèmes comme ils l’entendaient. De plus, la
constitution de 1847 enlevait au protestantisme sa qualité de
religion dominante.
La démolition
des fortifications
Le premier acte de l’avènement de la Genève moderne conçue
par Fazy fut le démantèlement du réseau fortifié. Les passéistes lancèrent un avertissement solennel lors d’un débat au
Grand Conseil: il serait fatal pour l’esprit genevois que Genève
devînt une grande ville. La démolition, votée en 1849, commença la même année. Les terrains récupérés permirent la
construction d’une ceinture urbaine allant de Rive aux Pâquis.
Les travaux arrivèrent à point pour procurer du travail aux
chômeurs victimes de la crise européenne de 1847-1850. Fazy
58
a la conscience des problèmes sociaux, mais il est d’avis que
la démocratie politique engendrera spontanément la démocratie sociale. Son libéralisme économique le rend hostile au
socialisme: il mit brutalement à l’écart un de ses partisans,
Galeer, qui réclamait le droit au travail.
La grande Genève espérée par Fazy devint vite réalité. L’agglomération passa de 38 000 habitants en 1850, à 60 000 en 1870,
à 131 000 en 1914. Cette évolution démographique correspond
à l’évolution favorable de la conjoncture.
Pour l’industrie, on discerne deux périodes. La première,
après la fin de la crise en 1850, va jusque vers 1870 et se
caractérise par l’éclat de la Fabrique. Celle-ci enregistre
ensuite un déclin dû à la concurrence étrangère qui s’adapte
mieux à un marché désormais orienté davantage vers la
quantité que vers la qualité. Mais cette baisse n’entraîne pas
la mort de la vieille industrie nationale: en 1900, trois mille
cinq cents personnes sont encore occupées dans les métiers
de la Fabrique. Toutefois, ils sont dépassés par des productions nouvelles apparues entre 1860 et 1890 durant une révolution industrielle locale.
59
Expansion urbaine
et industrie
Vue de Genève en 1858. – Début du
développement des nouveaux quartiers
de la rive droite après la démolition des
fortifications. Au premier plan, la gare
Cornavin, inaugurée le 16 mars 1858.
L’église Notre-Dame, commencée en
1852, terminée en 1859, est surmontée
d’une flèche, qui ne sera jamais exécutée. L’îlot quai du Mont-Blanc-place des
Alpes, avec l’Eglise anglaise, est le premier construit. Sur le lac, on observe un
trafic intense qui s’effectue soit par barques à voiles, soit par bateaux à vapeur;
le premier de ceux-ci avait été lancé en
1823.
Grâce à la collaboration d’hommes d’affaires à l’affût d’innovations, de savants et de techniciens, surgissent des ateliers
et des petites usines de mécanique, d’appareillage électrique,
de produits chimiques. Au début du XXe siècle, on fabriquera
même des automobiles.
Cet essor est favorisé par des moyens énergétiques intelligemment mis au service de l’industrie par l’administration
municipale. Le mérite en revient surtout à Théodore Turrettini,
conseiller administratif de la Ville en 1882. La grande source
d’énergie de la révolution industrielle, la vapeur, n’eut jamais
qu’une place secondaire à Genève. En revanche, l’eau du
Rhône et de l’Arve était utilisée depuis longtemps au moyen
des roues de moulins.
Une première amélioration eut lieu en 1872 avec l’usage
de l’eau sous forte pression. C’est dans ce but que fut
construite, en 1886, l’usine des Forces motrices de la Coulouvrenière, d’où l’eau mise sous pression était transmise
aux ateliers par des canalisations. Puis vint l’électricité produite en abondance par l’usine de Chèvres, entrée en service en 1896, l’année de l’Exposition nationale, dont Turrettini dirigea l’organisation.
Commerce et
communications
De 1850 à 1914, le commerce et le tourisme fleurissent eux aussi,
bien qu’ils souffrent de l’infériorité de Genève dans les communications ferroviaires. Le chemin de fer n’y parvient qu’en 1858,
alors que la première ligne suisse avait été ouverte en 1844. Les
grandes lignes qui traversent les Alpes passent au sud par le
Mont-Cenis et, plus tard, au nord, par le Simplon. Des projets
viseront à remédier à cette sorte de relégation comme celui d’un
tunnel sous la Faucille ou d’un grand port fluvial sur le tracé
d’un canal transhelvétique; ils n’aboutiront pas.
Cependant, une mesure politique eut d’heureux effets.
Après l’annexion de la Savoie par la France, en 1860, la petite
zone exempte de douane autour du canton, qui remontait aux
traités de la Restauration, fut étendue jusqu’à Evian, Chamonix, Frangy. Les exportations genevoises dans la zone franche
étaient dispensées des taxes douanières.
Les étrangers
La croissance de la population dans la seconde moitié du
XIXe siècle fut surtout le fait d’immigrants étrangers. En 1850,
ceux-ci entraient pour 24% dans la population du canton, en
1913 pour 42%, la plus forte proportion jamais constatée. La
différence de nationalité est atténuée par la parenté linguistique, puisque la majorité des étrangers sont des Français; la
plupart même viennent des régions toutes proches. Mais ils
font basculer le rapport entre les religions dès 1860: quarantetrois mille catholiques vivent dans le canton face à quarante
60
et un mille protestants. Des esprits s’inquiètent et font remarquer que les étrangers alimentent la criminalité, la prostitution, la mendicité, et qu’ils interviennent dans la politique.
En effet, Genève sert d’abri à des réfugiés politiques de
toute provenance. Le droit d’asile leur est accordé assez facilement déjà sous la Restauration, puis avec libéralité par
James Fazy. Chaque minorité pourchassée a ses représentants
à Genève. Le plus souvent, il s’agit d’hommes de gauche: Italiens, Allemands après l’échec des révolutions de 1848, Français proscrits après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 et après la Commune de 1871, populistes et
socialistes russes, parmi lesquels le plus célèbre des réfugiés,
Lénine, qui vit à Genève en 1903-1904 et 1907-1908.
Certains exilés socialistes participent au mouvement ouvrier local.
Johann-Philip Becker, révolutionnaire allemand de 1848, contribua à faire de Genève une des places fortes de la première Internationale ouvrière. Un congrès de l’Internationale s’y tient en
1866. La réunion jouit de la sympathie des radicaux, tandis que
les conservateurs la désapprouvent. C’est dans ces années que se
développent les syndicats et que se déroulent des conflits sociaux
graves. La grève du bâtiment de 1868 est observée par deux mille
cent ouvriers. Le Journal de Genève calculait qu’il fallait au minimum 1500 francs par an à une famille de quatre personnes pour
subsister; les mieux payés des maçons touchaient 900 francs. La
grève leur valut une augmentation de 10%, la journée de travail
fut réduite de douze à onze heures. En 1902, un conflit impliquant
les employés des trams fut soutenu par tous les syndicats et aboutit à la première grève générale dans une ville suisse. Le Conseil
d’Etat employa la troupe pour maintenir l’ordre.
Le mouvement
ouvrier
Tramways à chevaux à la place Neuve en
1862. – Genève fut la quatrième ville
d’Europe à adopter, en 1862, le tramway,
voiture à chevaux roulant sur rail, ce qui
facilitait la propulsion. La première ligne
reliait la place Neuve au Rondeau de
Carouge; c’est la plus ancienne ligne du
monde encore parcourue par un tram.
En 1877, la traction à vapeur s’introduisit,
supplantée ensuite par l’électricité depuis
1894. Cependant, en 1900 encore, la
vapeur alimentait le quart du trafic, les
chevaux 15%. Deux ans plus tard, toutes
les lignes seront électrifiées.
61
En 1892, l’introduction de la représentation proportionnelle,
favorable aux petits partis, eut pour suite la création du parti
socialiste. Il enleva d’emblée huit sièges sur cent au Grand
Conseil. La rupture n’était pas encore consommée avec les
radicaux, qui ne voulaient pas d’ennemis à gauche. L’alliance
des socialistes avec les radicaux permit à Fritz Thiébaud de
devenir le premier socialiste membre d’un exécutif cantonal.
Le deuxième grand homme du parti radical genevois après
James Fazy, Georges Favon, président du Conseil d’Etat, pratique une politique sociale avancée. Sous son impulsion, les
tribunaux de prud’hommes sont institués en 1882. En 1900, un
vote du Grand Conseil donna, pour la première fois en
Europe, force de loi aux contrats collectifs.
Les catholiques
L’avènement de la représentation proportionnelle fut également à l’origine du parti catholique créé en 1892 sous le nom
de parti indépendant. L’accord entre les catholiques et les radicaux avait été rompu à la suite de dissentiments profonds. La
condamnation, par la papauté, de divers aspects du monde
moderne et la promulgation de l’infaillibilité pontificale par le
premier concile du Vatican, en 1870, déchaînèrent des tensions à l’intérieur de l’Eglise romaine et éveillèrent l’irritation
des protestants et des libres penseurs.
Pour le gouvernement radical, cette orientation était
odieuse et suscita une réaction anticléricale, amorcée déjà
un peu auparavant par la crainte qu’un évêché fût rétabli à
Genève à l’instigation du Carougeois Gaspard Mermillod,
Transformation de la ville ancienne
(1897). – A côté de la construction des
nouveaux quartiers hors des anciennes
murailles, l’intérieur de la ville, à partir
de 1890 surtout, subit de grosses modifications qui entraînèrent des démolitions
malheureuses, en particulier celle du grenier à blé de Rive, bon exemple d’architecture de la fin du XVIIIe siècle, dont on
assiste ici au démantèlement. Le bas de
la rue Verdaine n’est pas encore percé, à
droite, par la rue du Vieux-Collège. SaintPierre prend son aspect définitif par l’édification de sa flèche centrale. Au pied de
la cathédrale, la prison de l’Evêché. L’ancien palais de l’évêque avait été transformé en prison à la Réforme, gardant
dans l’ensemble son aspect médiéval; il
fut abattu en 1840 et remplacé par la
construction qui apparaît ici. Désaffectée
en 1914, cette prison fut démolie en
1940.
62
curé de Genève depuis 1864 et futur cardinal. Cette forte
personnalité se heurta à un homme aussi inflexible que lui,
le conseiller d’Etat Antoine Carteret, successeur de Fazy à la
tête des radicaux. Carteret fit voter des lois qui remettaient
aux fidèles l’élection des curés et enlevaient à l’Eglise
catholique romaine ses sanctuaires et ses biens confiés à
l’Eglise catholique libérale (ou catholique chrétienne), dissidence d’une minorité qui n’avait point admis les décrets
de Vatican I. Quoique Suisse, Mermillod fut expulsé de la
Confédération.
Cette politique anticléricale continua jusqu’en 1878. Le
corps électoral, las des disputes religieuses, vota alors pour les
conservateurs; dès lors, les catholiques romains apportèrent
leurs voix à ceux-ci, jusqu’à la création du parti indépendant.
Quant au catholicisme libéral, il ne put supplanter l’Eglise
romaine, qui reconquit peu à peu ses lieux de culte.
L’action positive de Carteret réside dans sa législation scolaire.
La loi sur l’instruction publique de 1872 rendit l’école obligatoire pour les enfants de six à treize ans et convertit l’Ecole
secondaire des jeunes filles en un véritable collège, disposition prolongée dans la loi universitaire de la même année, qui
admettait les étudiantes. Cette loi envisageait l’instauration
d’une Faculté de médecine et prévoyait que l’Académie prendrait le nom d’Université.
L’Académie et l’Université furent animées, au XIXe siècle,
par des savants de renom, tels le botaniste Augustin-Pyramus
de Candolle, le physicien Auguste de La Rive, le zoologiste
Carl Vogt, réfugié politique allemand, et Daniel Colladon,
physicien, mais tourné vers les applications pratiques des
sciences. Ces quelques noms pourraient être accompagnés
L’œuvre scolaire
de Carteret
et l’Université.
La culture
Rodolphe Toepffer inventeur de la bande
dessinée. – Assuré d’une place honorable
dans l’histoire de la littérature française
par ses nouvelles et ses Voyages en zigzag, Toepffer s’est acquis, avec la vogue
de la bande dessinée, la gloire d’être le
créateur de cette forme d’expression
dans ses albums de caricatures, dont
Monsieur Pencil (1840), auquel est
emprunté ce passage.
63
Vue de la synagogue de Genève peu après
sa construction. – Ce sanctuaire remonte
à 1859-1860 et fut un des premiers bâtiments érigés du côté de Plainpalais sur
les terrains libérés par la démolition des
fortifications. Ce monument de l’architecte Jean-Henri Bachofen est remarquable par son style néobyzantin et par
son décor intérieur dû au peintre JeanJacques Dériaz. – Interdits de séjour pendant l’Ancien Régime, admis au début du
XIXe siècle, les Juifs n’eurent accès à la
citoyenneté qu’en 1857. Leur apport à la
vie de la cité est considérable, en particulier dans le domaine culturel; citons le
compositeur Ernest Bloch (1880-1959),
l’écrivain Albert Cohen (1895-1981), le
critique et historien de la littérature Jean
Starobinski (1920).
de beaucoup d’autres; malgré sa petitesse, la Genève des
XVIIIe et XIXe siècles a été un berceau incroyablement fécond
d’hommes de science, souvent issus de la classe aristocratique.
La réputation des sciences exactes, au XIXe siècle, relègue
un peu dans l’ombre l’apport des sciences humaines. Frédéric
Amiel (1821-1881) vaut moins comme professeur de philosophie que comme auteur de l’admirable et exaspérant Journal
intime, qui le met au deuxième rang des écrivains genevois
après Rousseau, quand bien même des âmes moins sérieuses
lui préfèrent Rodolphe Toepffer (1799-1846), un des inventeurs de la bande dessinée.
En 1891, entre à l’Université le linguiste Ferdinand de Saussure, le savant genevois dont le nom est actuellement le plus
illustre; le système qu’il a édifié, bien au-delà de l’étude du
langage, sert aujourd’hui de base à nombre de théories des
phénomènes sociaux. De même, Jean Piaget, qui enseigne à
l’Université dès 1921, à côté de sa contribution aux sciences
de l’éducation et à la psychologie de l’enfance, spécialités
genevoises depuis Rousseau, élabore une théorie de la
connaissance dans les sciences de l’homme.
Dans les arts plastiques, seuls s’élèvent au-dessus de la
moyenne le portraitiste Jean-Etienne Liotard au XVIIIe siècle et
Ferdinand Hodler, Genevois d’adoption, au début du XXe. En
musique, Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950) doit sa notoriété
moins à ses œuvres qu’à l’invention de la gymnastique rythmique, laissant la première place des compositeurs genevois à
Frank Martin, mort en 1974, qui fut servi, comme bien d’autres
musiciens du premier tiers du XXe siècle, par l’Orchestre de la
Suisse romande fondé par Ernest Ansermet en 1918.
64
L’intensité du débat social et religieux ne doit pas faire oublier
la lutte majeure et permanente entre les radicaux et l’opposition conservatrice, rassemblant l’ancienne aristocratie, des
libéraux et des radicaux modérés; ces tendances se groupèrent
dans le parti démocratique en 1875. Si le parti radical reste au
pouvoir pendant la plus grande partie des années qui séparent
1847 de 1914, son règne est interrompu de temps à autre par
des gouvernements conservateurs.
Le combat politique était la cause de violences fréquentes,
car le Grand Conseil et le Conseil d’Etat étaient réélus tous les
deux ans jusqu’en 1900; aux élections cantonales s’ajoutaient
les scrutins fédéraux et municipaux. Qui plus est, le corps des
électeurs du canton, désigné par le vieux nom de Conseil
général, votait dans un seul et même bureau, d’abord à SaintPierre, puis de 1855 à 1886, dans un local bâti tout exprès, le
Bâtiment électoral, qui se dressait face aux Bastions, à l’emplacement d’Uni II. Les invectives pleuvaient, parfois les
coups. Les radicaux disposaient d’une troupe de choc
prompte au coup de poing contre les conservateurs.
65
La lutte des radicaux
et des conservateurs
Fabrication d’automobiles en série en
1911. – Autos de la marque Stella prêtes
pour la vente dans un hangar de la Compagnie de l’Industrie Electrique et Mécanique, ancêtre des Ateliers de Sécheron.
L’industrie automobile genevoise prospérait dans plusieurs entreprises: on garde
encore le souvenir des Pic-Pic sortant des
usines Piccard-Pictet et Cie. Cette production périt avec la Première Guerre mondiale.
Le 22 août 1864 eut lieu une élection complémentaire au
Conseil d’Etat. Fazy, éliminé en 1861, tablait sur cette occasion
pour revenir au pouvoir. Il fut battu, mais les radicaux contestèrent le résultat et firent annuler l’élection. Deux cortèges de
manifestants radicaux et conservateurs se rencontrèrent à
Chantepoulet. Les radicaux tirèrent, tuant trois personnes.
Contraste saisissant, ce même jour, à l’Hôtel de Ville, baigné
par une atmosphère de guerre civile, fut signée la Convention
de Genève, concrétisant par la fondation de la Croix-Rouge la
grande idée d’Henry Dunant.
Le vote au lieu de domicile et la représentation proportionnelle, qui répartit les antagonismes entre un nombre plus
grand de formations, diminuèrent la violence politique.
La Première
Guerre mondiale
La décennie avant 1914 fut une période de haute conjoncture;
le niveau de vie des travailleurs s’améliora peu à peu. La
guerre de 1914-1918 interrompit ce progrès. La situation des
salariés se dégrada. Les mobilisés perdaient leur gain, sans
indemnité. Des familles ouvrières ne vivaient que de la charité. En revanche, d’autres classes, comme la paysannerie et la
bourgeoisie industrielle, augmentèrent leurs profits.
Les luttes de classes s’accentuent et provoquent la grève
générale nationale du 11 novembre 1918, décidée et dirigée
de Suisse alémanique. En Suisse romande et à Genève, l’aggravation du sort des salariés est aussi sensible qu’à Zurich ou
à Bâle. Pourtant, les tensions sociales sont masquées par une
francophilie délirante qui réunit toute la population dans la
haine des Allemands. Comble du ridicule, la rue des Allemands, qui rappelait depuis des siècles le souvenir des marchands germaniques qui venaient aux foires de Genève, est
débaptisée en rue de la Confédération. La presse peut
dépeindre les chefs syndicalistes et socialistes alémaniques
comme des agents «boches».
La grève de 1918 coïncide avec les journées où la ville en
liesse fête la victoire alliée. Dans ces circonstances, les dirigeants ouvriers eux-mêmes sont étonnés de dénombrer huit
mille grévistes. Parmi les meneurs, un jeune postier d’origine
vaudoise, Léon Nicole, refera parler de lui.
Le durcissement
des extrêmes
La mémoire de la grève générale, qui échoue, fait régner pendant vingt ans, dans tout le pays, un climat d’hostilité entre la
bourgeoisie et la paysannerie d’un côté et la classe ouvrière
de l’autre. Sous l’influence de la grève et de la Révolution
russe de 1917, le parti socialiste rédige un programme extrémiste qui met en relief la lutte des classes et la dictature du
prolétariat. La bourgeoisie prend peur et s’organise. La grève
a fait surgir une Union civique, association de défense contre
66
les «rouges». Des groupes empruntent des idées à l’extrême
droite française, puis au fascisme, victorieux en Italie en 1922.
Durant les années 1920, la tension entre la gauche et la
droite reste limitée. Après une courte crise, l’économie tourne
à plein, les divergences sociales sont atténuées. Le parti socialiste, conduit par une tendance modérée, prolonge son
alliance électorale avec les radicaux, ce qui lui permet d’obtenir deux sièges au Conseil d’Etat en 1924.
L’optimisme éveillé par la vitalité économique est fortifié par
l’espoir d’une paix durable, que semble capable d’établir la
Société des Nations, ancêtre de l’ONU. Les efforts de Gustave
Ador, ancien conseiller d’Etat genevois, conseiller fédéral et
président de la Confédération, et du professeur William Rappard avaient concouru à ce que Genève fût choisie pour siège
de la SDN en 1919. Sous son égide, des traités lient les grandes
puissances, y compris les anciens belligérants. A partir de 1925
souffle ce qu’on a nommé «l’esprit de Genève», qui donne
confiance dans l’avenir pacifique du monde.
Assemblée générale de la Société des Nations (1928). – Genève fut choisie en 1919 comme siège de la Société des Nations, ancêtre
de l’ONU. Depuis 1920, les premières assemblées générales se tinrent dans la plus grande salle de Genève, la Salle de la Réformation, construite en 1866 à l’angle du boulevard Helvétique et de la rue du Rhône et qui fut démolie en 1970, sans pitié pour
les voix illustres qui avaient pris la parole dans cette enceinte. L’installation de la SDN dans notre ville marqua le vrai départ de
la vocation internationale de celle-ci. En 1936, la SDN s’établit dans son propre palais à Varembé, dans un secteur devenu aujourd’hui le principal fief des institutions internationales.
67
La grande crise
et ses conséquences
Virulence de la polémique politique des
années 30. – Le chef socialiste Léon
Nicole était la cible favorite des journalistes et des caricaturistes du centre et de
la droite. Noël Fontanet, assurément le
plus talentueux des dessinateurs politiques genevois, l’a parodié de bien des
façons. En 1934, dans le Pilori de
Georges Oltramare, il en fait rien de
moins que le diable, admirant l’incendie
qu’il a mis dans Genève.
Le 9 novembre 1932
La plus grande crise qu’ait subie le capitalisme détruit ce climat d’espérance. Commencée aux Etats-Unis en 1929, elle
touche la Suisse en 1931. Le fléau du chômage se propage,
Genève compte quatre mille cinq cents chômeurs complets en
1933. Les classes moyennes souffrent aussi. La baisse générale
de l’industrie et du commerce est accentuée par la suppression de la grande zone franche de 1860, décrétée unilatéralement par la France. Quant aux petites zones de la Restauration, elles font l’objet d’une longue dispute, qui finit par ne
laisser que de minces avantages à Genève.
Partout la dépression amplifie les conflits sociaux et politiques. A Genève, ces rivalités et leurs conséquences politiques redoublent avec l’arrivée de nombreux Confédérés, qui
remplacent les étrangers, dont beaucoup sont partis pendant
la guerre. Les ressortissants des autres cantons passent d’une
proportion de 27% de la population en 1913 à 43% en 1935.
A la différence des étrangers, ils sont électeurs. Travailleurs
manuels pour la plupart, ils votent socialiste. La députation
du parti au Grand Conseil comprend trente-sept élus en 1930;
elle est devenue la plus forte du Parlement cantonal.
Chez les socialistes, le ton n’est plus à la modération. En 1930,
Léon Nicole et la tendance dure ont pris la direction du parti. C’en
est fini de l’alliance avec les radicaux, qui rejoignent les conservateurs du parti national-démocratique – ce sont les libéraux d’aujourd’hui – et les catholiques, représentés par le parti indépendant
chrétien-social, devenu le parti démocrate-chrétien, dans une hostilité implacable contre les socialistes et contre leur leader.
Nicole est le type même de l’homme voué tout entier à une
cause, le combat contre l’injustice sociale. Fort peu théoricien,
il est plutôt réformiste que révolutionnaire, même s’il éprouve
un attachement sentimental envers la Russie soviétique, qu’il
prend pour le paradis des travailleurs. Cependant, ce fond est
masqué par un langage incendiaire, dans des discours ou des
articles où il brandit des menaces effrayantes contre les bourgeois. Nicole jouit d’un immense prestige auprès des ouvriers
et des petites gens.
En 1932 est fondée l’Union nationale, formation d’inspiration
et de style fascistes menée par Georges Oltramare. Cette
extrême droite recueille des sympathies dans les partis bourgeois à qui elle plaît par son antimarxisme, voire son antisémitisme, alors qu’elle fait preuve d’un anticapitalisme plus
nuancé. Disposant d’un appareil d’intervention prompt à la
bagarre, l’Union nationale peut tenir tête à la gauche.
L’Union nationale annonce pour le 9 novembre 1932 la
mise en accusation publique à la Salle communale de Plainpalais de Léon Nicole et de Jacques Dicker, autre dirigeant
socialiste. Les socialistes convoquent une contre-manifesta68
tion qui aura lieu le même soir autour de la Salle communale. Dans la crainte d’un affrontement sanglant, le Conseil
d’Etat demande l’aide de l’armée. Une école de recrues est
envoyée de Lausanne, bien mauvais choix pour une tâche de
police. Une partie des soldats est acculée contre le Palais des
Expositions devenu Uni Mail. On leur lance des pierres et
des pavés. Les officiers commandent le feu. La fusillade fait
treize morts et soixante blessés.
Rendus responsables de ces événements, Nicole et d’autres
socialistes sont condamnés par une cour d’assises fédérale.
Affiche de gauche des années 30. – Cette
publicité pousse à la lecture du Travail,
quotidien socialiste fondé par Léon
Nicole en 1922. C’est là que paraissaient
ses articles, polémiques et fougueux. Au
milieu des années 30, le journal jouissait
d’un grand crédit auprès des travailleurs.
Interdit en 1940, il ressuscita en 1944,
toujours sous la direction de Nicole, avec
l’appellation de Voix ouvrière; pour des
raisons financières, celle-ci dut interrompre sa publication comme quotidien
en 1979.
69
Le gouvernement
socialiste
Nicole purge une peine de six mois de prison. A peine est-il
sorti, qu’il est nommé président du Conseil d’Etat. Les élections de novembre 1933 sont, en effet, une victoire pour les
socialistes. La participation a été considérable: 84%. Les socialistes remportent quarante-cinq sièges au Grand Conseil.
Mieux, ils obtiennent la majorité au Conseil d’Etat avec quatre
sièges contre trois aux partis bourgeois.
Ce succès provenait de la coïncidence de plusieurs facteurs.
Des scandales bancaires dans lesquels des hommes politiques
étaient mêlés avaient ébranlé l’opinion; la responsabilité du
sang versé le 9 novembre était attribuée au Conseil d’Etat
radical-libéral. Surtout, la crise avait incité à se prononcer pour
une politique économique différente. En plus des ouvriers,
une partie de la petite bourgeoisie avait voté pour Nicole.
Allait-on assister, avec ce premier Conseil d’Etat à majorité
de gauche en Suisse, à une expérience socialiste? En fait,
l’objectif immédiat de Léon Nicole se bornait à la volonté de
relancer l’économie par des investissements de l’Etat, notamment dans de grands travaux. Mais, pour cela, il fallait disposer de moyens financiers. Or les caisses étaient vides et le
Grand Conseil, où les partis bourgeois disposaient de la majorité et menaient une guerre impitoyable contre le gouvernement socialiste, refusa toute augmentation des impôts. Les
banquiers, que Nicole avait traînés dans la boue, repoussèrent
ses demandes de prêt. Seul un subside de la Confédération
évita la banqueroute de l’Etat.
Pour comble, les trois ans de gouvernement socialiste correspondent à l’apogée de la crise en Suisse. Les projets restent
dans les tiroirs ou ne reçoivent que des débuts d’exécution; le
chômage subsiste. Bref, c’est l’échec.
L’Entente nationale
Le choc provoqué par le succès socialiste de 1933 unit solidement les trois partis bourgeois dans une Entente nationale. Les
élections au Grand Conseil de novembre 1936 sont marquées
par un record absolu de participation avec 86% de votants.
L’Entente est victorieuse. Le recul socialiste est peu sensible au
Grand Conseil, où siègent encore quarante députés de ce
parti. En revanche, pour le Conseil d’Etat, la déroute est totale.
Les sept postes sont enlevés par quatre radicaux, deux libéraux et un démocrate-chrétien.
Le nouveau Conseil d’Etat est nommé juste au moment où
la dévaluation du franc et d’autres dispositions fédérales diminuent l’ampleur de la crise. Les banques accordent immédiatement au nouveau gouvernement les crédits qui l’aideront à
redresser la situation financière du canton.
La Suisse, depuis 1936, jouit d’une diminution notable des
tensions qui avaient troublé les années précédentes. Ce changement s’explique par l’amélioration économique, l’union
70
sacrée entre bourgeois et socialistes face au danger nazi, la
paix du travail de 1937 entre les syndicats et les associations
patronales. Par contraste, l’atmosphère reste lourde à Genève.
Les adversaires politiques s’opposent violemment au Grand
Conseil, dans la presse, dans la rue. Ces heurts cesseront seulement avec le début de la Seconde Guerre mondiale.
Le pacte germano-soviétique d’août 1939 brise l’unité de la
gauche. Nicole, qui refuse de désapprouver ce traité, est exclu
du parti socialiste suisse. Il fonde la Fédération socialiste suisse,
tandis que les militants fidèles au parti suivent un autre leader,
Charles Rosselet. Aux élections de novembre 1939 pour le
Grand Conseil, les «nicoléens» obtiennent vingt-huit sièges, les
socialistes «officiels» sept. La Fédération sera interdite en 1941.
Le sort de Genève pendant la guerre n’a pas encore attiré
d’historien. L’angoisse devant les événements, la peur d’une
attaque sont communes à tout le pays, mais empirées dans ce
canton par son sentiment d’isolement par rapport au reste de
la Suisse et par la proximité des troupes italiennes et allemandes aux postes frontière après la défaite de la France en
1940.
Néanmoins, la Suisse a su garder son indépendance et a
réussi à ne pas être intégrée dans l’Europe allemande, sort que
lui promettait certaines cartes nazies. Pour cela, elle a dû pratiquer une politique réaliste trop rigidement égoïste, au détriment d’une politique plus idéaliste, plus conforme à sa réputation de terre d’asile, plus accessible aux souffrances d’autrui,
ce qui était parfaitement possible malgré les déclarations
La guerre
de 1939-1945
Le général Guisan lors d’un défilé à la
place Neuve en 1943. – La photo prise à
cette occasion donna au général l’occasion d’envoyer des vœux originaux à son
ami le conseiller fédéral Rudolf Minger,
qui avait été l’organisateur de notre
défense nationale à la veille de la
Seconde Guerre. Traduction des lignes
autographes écrites par Guisan: «Le général Dufour et le général Guisan te présentent des vœux cordiaux pour ton
anniversaire! Bien à toi. Guisan.» (Collection Archives fédérales)
71
volontairement alarmistes des autorités civiles et militaires
criant à la famine prochaine et à la sécurité menacée, attitude
qui fut la cause, à nos portes, de bien des drames, hélas, dus
aux mesures de refoulement prises à l’encontre d’hommes, de
femmes, d’enfants juifs qu’on envoyait à la mort en les repoussant; d’autres furent admis, confinés souvent et parfois durement traités dans des camps ouverts dans divers points du
canton. A côté de ces pages noires, l’honneur est sauvé par les
multiples secours publics et privés en faveur des victimes du
conflit. Signalons, en particulier, l’accueil d’enfants français
dans des familles.
La Résistance trouva aussi chez nous des appuis solides. La
Suisse romande et Genève remplirent encore la fonction de
porte-voix de la culture française, bâillonnée par l’occupation
allemande, en éditant livres et périodiques.
Le dernier demisiècle:
l’accroissement
démographique
Durant les années qui vont de 1950 à 1990, comme toute la
Suisse, Genève a bénéficié d’une prospérité économique
inégalée. Les conséquences en ont été variées et profondes, la
plus visible étant un bouleversement du paysage du canton
consécutif à l’urbanisation provoquée par la croissance de la
population. De 1925 à 1945, celle-ci avait oscillé entre 163 000
et 187 000 habitants. A la fin d’avril 1985, elle s’élevait à
Eglise de la Sainte-Trinité à la rue de
Lausanne. – La forte immigration italienne, espagnole et portugaise a fait
croître l’effectif des catholiques dans le
canton, qui comprenait 181 000 âmes en
1990 déjà, surpassant de loin les 86 000
protestants. La plupart des sanctuaires
récents sont donc catholiques. Ici, le plus
audacieux, symbolisant cette phrase de
Pascal: «Dieu, c’est une sphère infinie,
dont le centre est partout et la circonférence nulle part.» L’église et l’ensemble
d’immeubles qui l’entourent sont l’œuvre
de l’architecte tessinois Ugo Brunoni
(1994).
72
363 000 personnes. La hausse fut très rapide de 1950 à 1960,
le chiffre d’habitants montant de 203 000 à 259 000, encore
plus abrupte dans les dix années suivantes, grimpant à
332 000 âmes en 1970.
Effet de cette poussée démographique, on a construit plus
de bâtiments de 1947 à 1972 que depuis 1800. Des communes
rurales ont été métamorphosées en villes, telles Vernier, Meyrin, Lancy, Onex.
Les années récentes sont caractérisées par un certain ralentissement, mais les statistiques doivent être interprétées avec prudence. Le nombre de 403 000 âmes enregistré fin 1998 est
dépassé; les 152 000 étrangers sont sous-estimés à cause de la
présence d’une quantité de clandestins, ceux que les Français
appellent les «sans-papiers». Quant à l’origine, les Portugais
(28 000) ont devancé les Italiens (27 000) et les Espagnols (20 000).
Pendant longtemps relativement homogène, majoritairement européen et latin, l’éventail des provenances des arrivants s’est extraordinairement ouvert, de l’Europe de l’Est à
diverses contrées de l’Afrique et de l’Asie. Les réfugiés politiques fuient des régimes odieux où la mort guette les opposants; le «nettoyage ethnique», épouvantable expression,
Mosquée du Petit-Saconnex. – Cosmopolite et multiculturelle, Genève reçoit une
foule de musulmans originaires des pays
les plus divers. En 1990, les fidèles de
l’islam recensés étaient 8000; des statistiques récentes manquent, mais gageons
que ce nombre peut être bien plus que
doublé aujourd’hui. Ce lieu de culte,
inauguré en 1978 par le roi Khaled d’Arabie saoudite, introduit le minaret dans le
paysage local.
73
expose au massacre des populations entières. Vers la riche
Europe accourent encore des malheureux qui tentent d’échapper à la misère et à la faim. Mais quelle part voulons-nous
prendre à la détresse du monde?
Puis se pose la question de l’intégration. Malgré les efforts
énormes des enseignants du primaire et du secondaire, l’école
est-elle encore capable d’exercer sa mission de grande assimilatrice envers tant d’enfants de langues et de civilisations différentes? Ou bien renoncera-t-on à l’intégration généralisée au
moins pour les communautés qui tiennent à conserver au
maximum leurs particularités? Combien malaisée la tâche de
l’Etat qui doit concilier le devoir d’humanité avec la régulation
du flux migratoire!
L’immigration proprement dite étant insuffisante pour couvrir les besoins de main-d’œuvre d’une économie en pleine
expansion, on recourut à d’autres étrangers, les frontaliers, travaillant à Genève, mais n’y habitant pas. En 1990, ils furent
33 000 à franchir chaque matin la frontière et à regagner
chaque soir leur demeure de l’Ain ou de la Savoie. C’était un
nombre record; en 1995, il s’était abaissé à 26 000.
Le cas des frontaliers et bien d’autres réclament des négociations constantes avec les départements français limitrophes
et, au-delà, avec toute la région Rhône-Alpes, dont Genève fait
partie de fait, métropole donnant et recevant. Est-ce trop hardi
d’y voir la marque que la ville a recouvré, grâce à cette collaboration interrégionale, une part de politique étrangère?
L’immigration
étrangère.
Les institutions
internationales
Les immigrants étrangers, principal élément de l’augmentation
de la population, se répartissent en catégories bien tranchées.
Le plus gros contingent est celui des travailleurs employés
dans le bâtiment, presque complètement délaissé par les
nationaux, dans l’industrie et dans les postes inférieurs du secteur tertiaire.
Une catégorie d’étrangers spécifique à Genève est celle des
fonctionnaires internationaux. Après la guerre, Genève n’a
plus été retenue comme siège central de l’Organisation des
Nations Unies, qui a succédé à la Société des Nations. Elle a
été réduite au rang de centre européen de l’ONU. Cela n’a pas
empêché la ruée d’une centaine d’institutions internationales
diverses. Notons le Bureau international du travail, fixé à
Genève depuis 1919, l’Organisation mondiale de la santé et le
Centre européen pour la recherche nucléaire, dit CERN.
Le nombre des fonctionnaires étrangers des organismes internationaux gouvernementaux atteint le chiffre de quinze mille,
effectif infiniment plus élevé qu’avant la guerre. Il faut leur ajouter quelque 3000 employés des organisations internationales
non gouvernementales. C’est ce rôle de ville internationale par
excellence qui fait retentir le nom de Genève sur tout le globe.
74
Le trait dominant de l’économie locale durant ce tiers de
siècle a été la chute de l’industrie. Victime de la concurrence extérieure ou de la concentration des entreprises, une
usine sur cinq a fermé ou quitté Genève de 1966 à 1972, et
ces cessations d’activité se sont poursuivies depuis. Beaucoup des entreprises qui restent ont passé sous contrôle
suisse alémanique ou étranger. Genève n’a plus la vocation
industrielle ou, du moins, son rôle se limite-t-il de plus en
plus à des fabrications très spécialisées dans des domaines
de pointe.
La supériorité du tertiaire (commerce, banque, administration, hôtellerie...) est maintenant éclatante. Dans le secteur de
l’économie privée également, Genève est un centre international: quantité de maisons étrangères ont installé leur siège
ou une succursale dans notre ville. Une image révélatrice est
offerte par la banque. En 1945, le canton possédait trente-neuf
comptoirs bancaires: en 1982, ou en recensait deux cent cinquante-quatre. Plus qu’aux vieilles banques privées et aux
filiales des grandes banques helvétiques, cet essor est dû à la
multitude des établissements étrangers qui ont proliféré. Si
toutes les opérations bancaires sont pratiquées, celle qui
L’économie
Femmes en usine. – Les femmes sont les
grandes absentes de l’histoire traditionnelle. L’histoire nouvelle essaie de mettre
en lumière leur influence malgré les
lacunes de la documentation. En particulier, leur rôle a été immense dans l’essor
industriel: on leur confie les tâches les
plus monotones qu’on leur paie de
manière dérisoire. Ici, des ouvrières travaillant à la presse d’une fabrique d’appareillages électriques à Genève.
75
prime est la gérance de fortune, alimentée par l’arrivée de
capitaux étrangers, parfois d’origine douteuse, recherchant la
sécurité helvétique: Genève détient la première place en
Suisse par la valeur des fonds gérés.
L’essor du tertiaire a dépendu aussi d’un net progrès des
transports. Deux innovations ont porté remède à la médiocrité
des relations ferroviaires: l’aéroport intercontinental de Cointrin et le percement du tunnel du Mont-Blanc.
En automne 1974, un brusque retournement de la conjoncture survint, mais qui fut bref. Persistante, en revanche, la crise
commencée avec le début des années 1990. Genève a été un
des cantons les plus durement frappés. L’indice le plus révélateur et le plus affligeant est l’extension du chômage: 2000
chômeurs complets ou partiels en 1985, 16 000 environ en
1997 dont plus du quart n’ont pas travaillé pendant un an ou
plus. Les «indépendants» ne sont pas moins touchés comme
l’attestent les faillites des inscrits au Registre du commerce:
184 en 1988, 503 en 1993. Autres victimes de l’évolution économique, deux quotidiens ont péri: La Suisse en 1994 ainsi
que le doyen de la presse locale, le Journal de Genève, âgé de
172 ans, qui expira le 27 février 1998. Les finances de l’Etat ont
plongé; sa dette se monte à 10 milliards de francs. La crise a
sa part dans cette infortune avec la diminution des recettes fiscales et la flambée des dépenses sociales, passées de 247 à
871 millions entre 1987 et 1995, mais les experts incriminent
aussi une politique trop généreuse, peu soucieuse des revirements possibles de la conjoncture.
Enfin, trait le plus voyant et le plus triste, la mendicité a
réapparu dans nos rues.
L’instruction
publique
La place manque pour parler dignement de la culture. Mentionnons au moins ce qui en est le soubassement, l’instruction
publique et la révolution qui a touché l’enseignement secondaire inférieur dispensé jusqu’en 1962 dans des établissements
différents selon le type d’études, longues ou courtes, humanistes ou professionnelles. Ils furent fondus dans une institution unique, le Cycle d’orientation, sous l’impulsion du socialiste André Chavanne, conseiller d’Etat chargé du Département
de l’instruction publique de 1962 à 1985, qui fut le plus populaire des hommes d’Etat genevois de l’après-guerre. Autre unification, en 1969, la mixité, qui facilita l’éclatement du Collège
et de son parallèle féminin, l’Ecole secondaire et supérieure
des jeunes filles en une série de collèges aux noms magnifiant
d’illustres Genevois: Collèges Calvin, Rousseau, de Saussure,
Sismondi, Henry Dunant et une grande dame de la littérature
et de la pensée, Germaine de Staël, Genevoise d’origine, mais
cosmopolite de nature. («Je vais aller à Genève et je m’en
ennuie.») Sans esprit de clocher et sans rancune, on a tenu
76
aussi à honorer Voltaire, hôte incommode, grand persifleur de
notre République, qu’il qualifiait de «parvulissime», ennemi
implacable de Rousseau, mais défenseur indomptable de la
tolérance et de la liberté.
Un mot des médias: la radio romande longtemps partagée
entre Genève et Lausanne est maintenant davantage le lot de
la capitale vaudoise tandis que la télévision est l’apanage
exclusif des studios de Genève.
Genève, avec Zurich et Bâle-Ville, a été un des trois cantons
qui ont le plus profité de la réussite économique. En 1975, le
revenu cantonal par habitant dépassait de 43% la moyenne
nationale, mais les salaires ne devançaient celle-ci que de 9%,
alors qu’à Bâle-Ville et à Zurich, la différence était de 28 et
22%.
Pourtant, l’euphorie produite par une réussite sans précédent est loin d’être dépourvue de désillusions. Dans l’inquiétude répandue chez toutes les sociétés avancées, il n’est pas
aisé de démêler ce qui est propre à Genève. Pour ne citer
qu’un exemple, l’expansion urbaine non maîtrisée avec ses
agressions contre la qualité de la vie, le dépeuplement du
centre de la ville au profit d’immeubles de bureaux, les dommages au paysage urbain et rural forment un phénomène
commun, qui appartient à la crise générale des villes du
monde occidental. La réaction populaire contre les ravages
subis par l’environnement s’est cristallisée dans le vote de
1996 refusant la construction d’une nouvelle traversée de la
rade.
Désenchantement
Visite de Paul VI, 10 juin 1969. – Premier
pape à être accueilli à Genève depuis
1418, il était l’invité de l’Organisation
internationale du travail, qui fêtait son
cinquantenaire. Il profita de sa venue
pour prendre un contact direct avec le
Conseil œcuménique des Eglises. Enfin,
il fut reçu à l’Hôtel de Ville par les autorités fédérales et cantonales. Le pontife
se trouve ici dans la salle du Conseil
d’Etat.
77
A Genève, toutefois, la prise de conscience fut peut-être
plus précoce qu’ailleurs. La croissance brutale, qui paraissait
sans limite (ne parlait-on pas, vers 1965, d’une Genève future
de huit cent mille habitants?), vouait à une urbanisation totale
un canton bloqué à l’intérieur d’un territoire étroit. L’identité
genevoise était noyée sous une emprise étrangère plus lourde
que celle des autres cantons puisque Genève abritait non seulement des travailleurs immigrés, mais des «internationaux»,
fonctionnaires ou employés d’entreprises étrangères, dont on
a signalé le rôle dans notre économie; trop de riches étrangers
accaparaient maisons et terrains. Dès 1959, cet afflux s’attirait
le reproche de «saturation». Au milieu des années 1960,
Genève fut une des premières régions suisses où les mouvements xénophobes recueillirent de larges adhésions.
Les composantes du malaise genevois ne peuvent être analysées ici. Il faut se borner à relever un seul élément, la peine qu’ont
les Genevois à se situer dans l’Etat suisse. Eloignée des centres de
décision économique et politique du pays, Genève éprouve parfois l’impression pénible d’être tenue pour peu de chose. Les faits
corroborent cette idée: depuis le XIXe siècle, le canton n’a obtenu
que rarement et avec difficulté des appuis que la Confédération
octroyait largement à d’autres. Ce sentiment de frustration s’est
exprimé avec force en 1996, quand l’aéroport de Cointrin, une
des grandes fiertés des Genevois, fut dépossédé de plusieurs vols
internationaux au profit de Zurich. Enfin, il a fallu attendre trois
quarts de siècle avant que Genève retrouve une place au Conseil
fédéral en la personne de Ruth Dreifuss, élue en 1993.
L’abstentionnisme
Le malaise diffus que ressentent les Genevois se traduit nettement dans le domaine politique. L’abstentionnisme en matière
électorale est un phénomène national, mais nulle part ce
désintérêt des citoyens n’est plus continu et plus prononcé. Le
pourcentage des participants à l’élection du Grand Conseil,
qui était de 76% en 1945, était descendu à 35% en 1993. Cette
baisse est alarmante et pose des questions de fond. A côté du
refus facile de la «cuisine» politique et de la conviction que le
vote ne changera rien aux décisions prises d’en haut par les
politiciens, ne faut-il pas admettre le décalage entre un système de partis et des doctrines héritées du XIXe siècle et la
mentalité et les nouvelles façons de vivre des gens d’aujourd’hui? Ces facteurs ont pour conséquence une dégradation de
l’esprit public et un effondrement des valeurs citoyennes.
Le vote des femmes. – En 1921, Genève fut le sixième canton à proposer aux électeurs
l’introduction du suffrage féminin, qui réunit alors 32% de partisans. Trois nouveaux
scrutins, en 1940, 1946, 1953, restèrent négatifs. C’est le 6 mars 1960 que les oui
l’emportèrent avec une majorité de 55%; Vaud et Neuchâtel nous avaient devancés
l’année précédente. L’affiche de Noël Fontanet se rapporte à la votation de 1960. Il
faudra attendre 1971 pour que les femmes soient admises à voter en matière fédérale.
78
Ces perplexités ne sont pas compensées par un événement
qui fut réjouissant: en 1960, Genève, après Vaud et Neuchâtel, a
été le troisième canton à adopter le vote des femmes en matière
cantonale et municipale. En 1998, trente-cinq des cent députés
au Grand Conseil sont des députées, bon score par rapport aux
parlements des autres cantons ou à ceux d’autres pays.
Du côté des partis, tous, sans exception, ont été secoués par
des crises plus ou moins graves. Un seul est allé jusqu’à la scission, le parti du travail, parti communiste fondé par Léon
Nicole en 1944, qui se sépara en 1952 de son vieux leader;
celui-ci créa un parti progressiste, disparu rapidement. La crise
du parti radical date de la défaite qu’il essuya en 1961. Grand
parti des années 1950, première des formations politiques au
Grand Conseil avec trente-sept députés en 1957, majoritaire au
Conseil d’Etat avec quatre sièges, il perdait dix sièges au Grand
Conseil et n’avait plus, au Conseil d’Etat, qu’un seul représentant. Ce choc était dû à l’usure du pouvoir; les radicaux étaient
rendus responsables des ratés de l’expansion. Depuis 1965, ils
ont retrouvé un second mandat au gouvernement.
Les changements
politiques
Manifestation pour le droit au logement
(1971). – Les événements de 1968 ont
amené une recrudescence de ce type
d’expression publique. Elles sont parfois
minuscules, réunissant une poignée de
participants, parfois considérables. Le
plus souvent pacifiques, elles finissent
quelquefois par des heurts violents avec
la police.
79
André Chavanne (1916-1990), le plus
populaire des hommes d’Etat genevois de
la deuxième moitié du siècle. – D’origine
modeste, ce professeur de physique vint
tard à la politique active, mais sa carrière
fut fulgurante: conseiller municipal socialiste de la Ville en 1958, il fut élu
conseiller d’Etat en 1961; il sera
conseiller national de 1967 à 1977. A la
tête du Département de l’instruction
publique de 1961 à 1985, il fut l’initiateur
de réformes scolaires profondes inspirées par l’idéal de la démocratisation de
l’enseignement, la plus marquante étant
la création du Cycle d’orientation. Joyeux
compère, simple et bonhomme, de
contact facile, il ne manquait pas d’un
sens politique avisé. Ses talents lui valurent de larges et ferventes sympathies.
La crise du parti libéral, en 1969, affaire de personnes, est
moins importante que les remous qui se firent jour chez les
démocrates-chrétiens, les socialistes et les communistes. Ces
difficultés sont le reflet du malaise dont il a été parlé; elles prirent la forme d’un conflit entre jeunes et vieux, les premiers,
partisans d’une politique sociale plus avancée, accusant les
seconds d’immobilisme ou d’embourgeoisement. Ces conflits,
plus ou moins latents, furent avivés par la révolte parisienne
de mai 1968 qui eut ses répercussions à Genève, particulièrement chez les étudiants de l’Université, et donna le jour à des
groupes «gauchistes».
Cependant, la traduction politique la plus manifeste du
«malaise» fut la création, en 1965, d’un nouveau mouvement,
les Vigilants. Hostiles à la surpopulation étrangère, les Vigilants luttaient pour le maintien des valeurs traditionnelles.
Cette formation s’éteignit au début des années 1990.
Créations récentes, une Alliance de gauche, associant le parti
du travail – devenu moins doctrinaire, à l’image des autres partis communistes européens – à diverses tendances de la gauche
non socialiste, et, tout nouveau, un parti écologiste fondé en
1983 et entré au Grand Conseil en 1985, avec huit députés.
Un événement marquant survint en 1993. Compte tenu de
la force des partis dans le Grand Conseil, l’usage s’était ancré
d’introduire au Conseil d’Etat, à majorité bourgeoise, deux
socialistes. Cette année-là, l’Entente bourgeoise, qui avait succédé à l’Entente nationale, rompit l’habitude prise. Ayant remporté la majorité absolue au Grand Conseil, elle présenta sept
des siens comme candidats au Conseil d’Etat, soit la totalité
des sièges du gouvernement cantonal. Cette option fut ratifiée
par le corps électoral, qui les désigna tous. Ce Conseil d’Etat
«monocolore» comprenait pour la première fois une femme.
Cent cinquantième anniversaire de l’entrée de Genève dans la Confédération. –
L’anniversaire du débarquement des
Suisses au Port-Noir, le 1er juin 1964, fut
une journée de liesse générale comme
Genève en a rarement connue. Lors du
grand repas populaire, au parc des EauxVives, le président de la Confédération
Ludwig von Moos a quitté sa jaquette,
mais a gardé son haut-de-forme.
80
Le renouvellement de 1997 est digne de mémoire à plus
d’un titre. Premier point à relever, les voix exprimées sont en
progression. En 1993, on l’a vu plus haut, le niveau minimal
avait été atteint, les urnes n’ayant recueilli les bulletins que
d’un électeur sur trois pour le choix des membres du Grand
Conseil. En 1997, ce pourcentage passe à 39%, rejoignant à
peu près le taux de 1985. Plus spectaculaire, l’augmentation
des votants pour le Conseil d’Etat, qui bondit de 33% à 48% et
oblige à retourner jusqu’en 1965 pour rencontrer un chiffre
équivalent. Une lutte plus accentuée, et donc plus mobilisatrice, entre la gauche et la droite explique en partie et surtout
pour la seconde de ces élections, cette amélioration, à laquelle
a contribué la généralisation du vote par correspondance.
Deuxième élément à mettre en relief, le succès de la gauche
et des Verts envoyant 51 députés au Grand Conseil et obtenant ainsi la majorité absolue.
Troisièmement, la réussite de la gauche remit en selle un
Conseil d’Etat panaché comprenant quatre magistrats bourgeois (deux radicaux, un libéral, un démocrate-chrétien) et,
de l’autre côté, deux socialistes et un écologiste, avec une
conseillère dans chaque camp. Dans les temps difficiles que
nous traversons, lorsque s’accumulent les problèmes les plus
divers et les plus complexes, dans le régime de démocratie
semi-directe qui nous dirige, une nécessité évidente impose
de rassembler, dans un effort commun, toutes les forces
compétentes et de mettre en veilleuse les divergences idéologiques pour adopter la solution de la «concordance»,
comme disent nos Confédérés, qui est la plus sage et la plus
efficace.
Ruth Dreifuss, présidente de la Confédération, et le Conseil fédéral à Genève,
juin 1999. – Genevoise de cœur et
d’éducation, Ruth Dreifuss, conseillère
fédérale depuis 1993, est la première
femme appelée à présider la Confédération. Elle guide l’excursion annuelle des
conseillers fédéraux, accueillis par Martine Brunschwig Graf, première femme
présidente du Conseil d’Etat.
81
Conclusion
En cette fin du XXe siècle, l’histoire s’accélère. La parution
de ce texte, terminé en avril 1998, a été retardée. Le pessimisme dominant les dernières pages doit être atténué en
décembre 1999 puisqu’un retournement de conjoncture inattendu a produit une amélioration économique générale en
Europe: la consommation et les investissements ont augmenté,
le chômage commence à baisser. Le taux de croissance,
assure-t-on, continuera à s’élever durant les deux prochaines
années. La Suisse et Genève ont évidemment profité de cette
reprise. Dans notre canton, celle-ci s’est répercutée sur les rentrées fiscales, plus fortes que prévu avec une conséquence
heureuse pour la dette publique: le déficit budgétaire envisagé
pour 2000 sera inférieur aux estimations.
Cependant, le monde reste agité par des crises et des
conflits. Les guerres balkaniques se sont déroulées non loin de
nous. Ces événements ont un vif écho à Genève. Les victimes
de ces tragédies y affluent pour demander un abri et des
secours ou pour manifester leur colère auprès des institutions
internationales. L’ONU est la plus harcelée, mais elle possède
une concurrente presque aussi visée qu’elle, l’Organisation
mondiale du commerce (OMC) dont le but est de guider l’économie du globe pour son bien affirment les uns, pour son
malheur selon d’autres. Le 27 novembre, à la veille d’une
conférence générale de cet organisme, trois mille protestataires sont venus exprimer leur hostilité en défilant devant le
bâtiment de l’organisation à Varembé.
*
**
Il a été fait mention plus haut du désenchantement dont
souffraient les Genevois au lendemain de trois décennies de
prospérité ininterrompue. Evidemment, ce malaise n’était pas
circonscrit à notre étroit espace, mais gagnait peu ou prou
tout le monde développé. Ce qui convenait pour la première
édition de cet opuscule, parue en 1980, est dépassé. A l’approche de l’an 2000, ce malaise a grandi au point que parler
de désarroi est plus exact maintenant. A la fin de cet abrégé,
on ne tiendra pas rigueur, croyons-nous, à l’auteur de ce
récit, modeste et impersonnel, de l’achever par une
remarque générale sur le trouble qui hante aujourd’hui l’esprit humain.
Une série de crises touchent l’ensemble de l’existence et de
la pensée. Peut-être est-il préférable d’employer le mot de
«mutations»; la crise est une perturbation passagère, tandis que
les changements en cours se déroulent dans la très longue
durée. Dans cette évolution, les permanences sur lesquelles
reposaient la société vacillent. Les «technosciences», en parti82
culier la biotechnique, bouleversent des données qui paraissaient éternelles. Les conventions qui régissaient les comportements sociaux et moraux sont ébranlées, les religions traditionnelles délaissées. La culture dite classique perd ses
repères, les grands textes littéraires et philosophiques deviennent étrangers aux préoccupations contemporaines. Le fonctionnement des opérations de l’esprit et de notre logique
pourrait être modifié sous la puissante influence de la communication informatique.
Un «tremblement d’histoire» ruine un modèle de civilisation
commencé il y a cinq mille ans. Ce séisme a pour cause la
gestation d’une civilisation nouvelle. Les générations futures
en jetteront les bases et trouveront les équilibres originaux
qui la caractériseront, mais cet enfantement demandera beaucoup de temps et sera parsemé de périodes de désordre, de
confusion et de doute à l’image de celle que nous vivons
actuellement.
83
Téléchargement