l`histoire de la France moderne en Amérique du Nord

publicité
Histoire économie & société
http://www.necplus.eu/HES
Additional services for Histoire
économie & société:
Email alerts: Click here
Subscriptions: Click here
Commercial reprints: Click here
Terms of use : Click here
Marseille et la question du mercantilisme : privilège, liberté et économie
politique en France, 1650-17501
Jeff Horn
Histoire économie & société / Volume 2011 / Issue 02 / June 2011, pp 95 - 111
DOI: 10.3917/hes.112.0095, Published online: 05 March 2012
Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0752570211002071
How to cite this article:
Jeff Horn (2011). Marseille et la question du mercantilisme : privilège, liberté et économie politique en France, 1650-17501.
Histoire économie & société, 2011, pp 95-111 doi:10.3917/hes.112.0095
Request Permissions : Click here
Downloaded from http://www.necplus.eu/HES, IP address: 88.99.165.207 on 24 May 2017
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 95 — #95
i
i
Marseille et la question du mercantilisme :
privilège, liberté et économie politique
en France, 1650-17501
par Jeff Horn2
Résumé
Cet article cherche à mettre en lumière l’efficacité des transformations des politiques publiques
qui ont permis à l’État des Bourbons de retrouver et de fortifier sa position dominante dans le
commerce européen avec l’Empire ottoman entre 1650 et 1750. Ces mesures reposent sur l’utilisation
à la fois du privilège et de la liberté et elles ont été concentrées sur le port franc de Marseille comme
relais entre les produits lainiers du Languedoc et les marchés du Levant. Les succès français en
Méditerranée sont issus de politiques gouvernementales qui ressemblent à celles mises en œuvre
par les compétiteurs directs de la France dans le monde atlantique. Ils révèlent les similitudes dans
les approches économiques des États ouest-européens à l’époque moderne, et démontrent par làmême que l’historiographie anglophone comprend encore mal les concepts de mercantilisme, de
développement économique et les débuts de l’industrialisation.
Abstract
Jeff Horn seeks to demonstrate the evolution of effective French state policies that enabled the
Bourbon state to recover and maintain a dominant position in European trade with the Turkish Empire
in the century between 1650 and 1750. These policies featured the deployment of both privilege and
liberty and centered around the role of the free port of Marseille as the linchpin between woolens
production in Languedoc and markets in the Levant. French successes in the Mediterranean stemmed
from governmental policies that closely resembled those of its closest competitors in the Atlantic
world and reveal the similarities of western European states economic approaches in the earlymodern era, thereby demonstrating important limitations in current English-language conceptions
of mercantilism, economic development and early industrialization.
1. Les recherches pour réaliser cet article ont été soutenues par une bourse académique d’été octroyée par
le Manhattan College en 2010, ainsi que par une bourse d’été du National Endowment for the Humanities en
2009.
2. Traduit par Jean-François Dunyach.
rticle on line
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 96 — #96
i
i
96
Jeff Horn
Le mercantilisme français avait déjà une piètre réputation dans le monde anglophone
bien avant la publication de la Richesse des nations d’Adam Smith en 1776. Utilisé péjorativement, le « mercantilisme » a fini par symboliser l’absolutisme de l’Ancien Régime et une
vision non compétitive et exagérément statique de l’économie. Depuis le XVIIIe siècle, les
récits en langue anglaise ont généralement laissé entendre que la persistance du mercantilisme expliquait la Révolution de 1789 et avait retardé une révolution industrielle en France.
De nos jours encore, même si certains historiens considèrent le mercantilisme comme un
système économique sérieux, le cas français est le plus souvent décrit, soit comme un
élément de comparaison non pertinent dans l’histoire intellectuelle de l’économie politique
britannique, soit comme un modèle d’échec de l’État fisco-militaire3 . De telles approches
oublient la créativité des politiques économiques inhérentes tant à l’absolutisme français
qu’au mercantilisme en France. Plutôt que de prendre pour argent comptant les critiques de
Smith, cet article se propose d’étudier un cas d’intervention des Bourbons dans l’économie
pour évaluer les succès et les revers du mercantilisme face aux principaux rivaux de la
France.
Mon analyse de la pratique du mercantilisme se focalisera sur la ville de Marseille et
ses liens commerciaux au sein de la Méditerranée. Dans le monde anglophone, l’histoire
des entrepôts commerciaux de Marseille, comme celle du mercantilisme lui-même, ont
été longtemps négligées au profit des relations entre les Amériques et le Ponant, dans la
mesure où les ports français de l’Atlantique étaient mieux connus. Les historiens angloaméricains ont donc généralement sous-estimé le rôle des Français en Méditerranée jusqu’à
la conquête de l’Algérie, alors que le développement économique du littoral méditerranéen
à l’époque moderne sous l’impulsion du commerce avec le Levant doit être regardé comme
l’un des plus grands succès de la monarchie4 . L’évolution des relations commerciales avec
la Méditerranée fournit également un contrepoint aux historiens centrés sur l’Atlantique qui
décrivent les performances économiques françaises au mieux comme celles d’un honorable
second5 . En étudiant le rôle joué par l’administration des Bourbons dans le développement
économique de Marseille et de son arrière-pays manufacturier, j’espère rétablir le caractère
central de cette région afin de mieux comprendre l’économie française et européenne,
et montrer toute l’efficacité de la combinaison par les Français de la réglementation
étatique avec les privilèges commerciaux quand celle-ci était appliquée à la compétition
commerciale, tout en nuançant la réputation globalement négative du mercantilisme6 .
3. Cette production historique a naturellement d’autres points forts. Sur la seconde thèse, voir Leandro
Prados de la Escosura (dir.), Exceptionalism and Industrialisation : Britain and its European Rivals, 1688-1815,
Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Sur la première, voir Carl Wennerlind et Philip J. Stern (dir.),
Rethinking Mercantilism : New Perspectives in Economic Thought, New York, Palgrave, 2011. J’ai exposé mes
réserves sur cette littérature lors d’une conférence donnée en mars 2009 à l’Université de Columbia, sous le même
titre, dans une version préliminaire de ce travail. Pour une approche française récente, voir François Crouzet, La
Guerre économique franco-anglaise au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2008.
4. Le Levant renvoie aux domaines turcs ottomans le long de la Méditerranée, depuis la Dalmatie jusqu’à
l’Égypte, en incluant les diverses îles, notamment la Crète et Chypre. L’Afrique du Nord, officiellement sous
contrôle turc, était traitée séparément par le gouvernement français mais certaines statistiques l’incluent avec les
autres domaines.
5. Des illustrations nuancées de cette perspective, notamment en ce qui concerne les différents aspects de
l’économie et de sa réglementation se trouvent dans Leandro Prados de la Escosura (dir.), Exceptionalism and
Industrialisation, op. cit. ; voir également Paul Cheney, Revolutionary Commerce : Globalization and the French
Monarchy, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2010.
6. James B. Collins porte le même jugement sur le mercantilisme dans The State in Early-Modern France,
New York, Cambridge University Press, 2009, 2e édition.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 97 — #97
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
97
Libérée de quasiment toute restriction commerciale par le statut de port franc accordé
par la Couronne en 1669, Marseille a également reçu une série de privilèges commerciaux
avec l’Empire ottoman. L’État français a complété ces actions en accroissant sa surveillance
sur les biens manufacturés envoyés au Levant. Un tel mélange de mesures – le déploiement
simultané de privilèges et de libertés pour promouvoir l’essor économique – est caractéristique de la politique économique française après 1650, mais, dans l’historiographie de
langue anglaise, sa particularité et les actions réelles de l’État français ont été ignorées
au profit de l’examen de la rhétorique des commentateurs contemporains britanniques.
L’intervention de l’État a accru la compétitivité internationale de la France, permettant à
la ville et au royaume de battre les Anglais, les Hollandais et les Italiens à leur propre jeu.
En Méditerranée, « le monde tourna à l’envers » pendant un siècle après 1650, alors que
les Français reprenaient une position dominante sur des marchés levantins perdus quelque
temps plus tôt. La politique française en Méditerranée fut au départ similaire à celle de la
Grande-Bretagne dans d’autres parties du monde ; elle révèle les présupposés erronés qui
fondent les critiques anglophones à courte vue sur la gestion économique des Bourbons.
La place du Levant dans l’économie française
La politique économique française au XVIIe siècle fut longtemps inconsistante, mais dès
que Louis XIV eut accordé sa confiance à Jean-Baptiste Colbert pour la supervision de
l’économie, l’État Bourbon ouvrit une ère d’approche plus cohérente de son développement économique, qui se maintint à peu près inchangée jusqu’en 17507 . L’économie
politique française consistait en un ensemble de mesures, plus tard connu sous le titre
de mercantilisme, afin de gérer le marché tout en stimulant le commerce et la navigation.
Le mercantilisme fait ici référence à une forme distincte de capitalisme en liaison avec
le système économique adopté par les États européens de l’ère moderne, caractérisé par
la réglementation étatique de l’activité économique, particulièrement le commerce, afin
d’augmenter l’approvisionnement domestique en monnaie métallique. En tant que système,
le mercantilisme cherchait à substituer les biens produits à l’intérieur des frontières de
l’État à ceux produits à l’étranger, afin d’augmenter les revenus fiscaux et de maintenir une
balance commerciale positive. Un élément fondamental du mercantilisme moderne, qui
contribua à tous ces buts, fut l’acquisition et le développement de colonies outre-mer.
Le mercantilisme fut également l’expression économique d’un système de patronage
par lequel l’État organisait non seulement la production et l’échange commercial, mais
usait de privilèges économiques pour exercer son autorité, maintenir la stabilité politique
et impliquer les élites8 . L’économie et la politique étaient alors intimement mêlées. Le
long du littoral méditerranéen, le privilège, entendu comme un élément de la politique
économique d’État, étendit l’activité manufacturière privée, contribua au développement
de nouveaux marchés et attira des consommateurs d’outre-mer, dans des proportions plus
volontiers associées au laisser-faire du libéralisme économique.
Pour la France des Bourbons, entre 1650 et 1750, la politique économique ne fut pas la
clé de la survie de l’État comme elle le fut pour ses rivales maritimes9 . Bien qu’également
contraints par la conduite de la guerre et des crises domestiques périodiques, les décideurs
7. Nous renvoyons ici à la bibliographie de Jean Meyer, Colbert, Paris, Hachette, 1981.
8. William Beik, Absolutism and Society : State Power and Provincial Aristocracy in Languedoc, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, et Philippe Minard, La fortune du colbertisme : État et industrie dans
la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.
9. Jean-Paul Bertaud, Guerre et société en France : de Louis XIV à Napoléon Ier , Paris, Armand Colin,
1998.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 98 — #98
i
i
98
Jeff Horn
politiques français pouvaient déterminer leur ligne économique avec davantage de latitude
que la plupart de leurs contemporains et rivaux. En conséquence, la décision étatique de se
concentrer sur la réglementation de l’activité privée, entendue comme le principal moyen
de stimuler la compétitivité, fut prise seulement en partie pour des raisons économiques.
Bien que des considérations politiques soient sous-jacentes, l’importance conférée à la
réglementation ne doit pas être entendue de prime abord comme une réponse à la faiblesse
économique. Au début du XVIIe siècle, l’économie française disposait de forces notables et
d’avantages technologiques dans de nombreux secteurs. Au milieu du siècle, par exemple,
la France exportait des produits manufacturés pour une valeur de 80 millions de livres en
Angleterre et aux Provinces-Unies10 .
Les perspectives des États mercantilistes tendaient naturellement à diverger. Les Français cherchaient ainsi à fournir la demande outre-mer en satisfaisant consommateurs nationaux et étrangers11 , alors que les Britanniques et les Hollandais s’assuraient que leurs
fournisseurs domestiques pourraient faire commerce de leurs biens à l’étranger12 . Par
ailleurs, la France ne mit pas autant que ses rivales l’accent sur la création et l’exploitation
d’un empire outre-mer, et elle s’attacha préférentiellement à son développement et à son
expansion sur des territoires contigus. Le commerce extérieur et l’empire étaient d’une
importance cruciale pour le développement économique français, mais, pour les administrateurs bourbons, l’importance des colonies et du commerce était à la mesure de leur
contribution positive à la stimulation du développement économique métropolitain. Cette
différence d’attention permet d’expliquer ensemble les différences rhétoriques et pratiques
entre les visions du mercantilisme développées de part et d’autre de la Manche.
Parce que les liens commerciaux de la France avec l’Empire ottoman étaient anciens,
la politique française au Levant montre également ce qui a réellement changé au cours du
XVIIe siècle, alors que l’État fisco-militaire gagnait en raffinement et que le mercantilisme
devenait son expression économique. Un siècle plus tôt, la France avait remplacé Venise
comme puissance commerciale dominante au Levant. La première concession commerciale
turque, ou « capitulation », fut donnée en 1528. Huit ans plus tard, la France devint la
protectrice officielle des marchands chrétiens dans l’Empire ottoman13 . Tous les Européens chrétiens menaient leur commerce sous le drapeau français. Des officiers français
collectaient les taxes sur tous les produits européens entrant dans le territoire ottoman afin
d’entretenir l’ambassade et les bureaux consulaires. Les guerres de religion, cependant,
empêchèrent la France d’éliminer ses rivales et amoindrirent sa capacité à lutter contre les
10. Pierre Clément (dir.), Lettres, instructions et mémoires de Colbert publiés d’après les ordres de l’empereur, Paris, Imprimerie impériale, 1861-1873, 8 vol., t. 2, 1, p. cxxv.
11. L’écart de temps entre la production et la vente à destination des consommateurs d’outre-mer est
absolument central pour expliquer cette différence. En France, l’État s’attachait à maintenir la « réputation » des
biens exportés afin d’assurer des ventes durables de produits génériques. Pas plus les entrepreneurs individuels que
les groupes et les firmes n’étaient autorisés à dévier des prix attendus ou des standards de qualité. Ce processus
en deux temps (la réputation pour assurer la vente) plaçait au centre la demande et la protection du consommateur
dans la prise de décision économique côté français.
12. Charles Wilson, « Cloth Production and International Competition in the Seventeenth Century », The
Economic History Review, t. 13, n◦ 2, 1960, p. 209-221 et T. H. Breen, The Marketplace of Revolution : How
Consumer Politics Shaped American Independence, Oxford, Oxford University Press, 2004.
13. Pierre Duparc, Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis
les traités de Westphalie jusqu’à la Révolution française, Turquie, vol. 29 de la Commission des archives
diplomatiques, Paris, Éditions du CNRS, 1969, p. xxi.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 99 — #99
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
99
exactions des corsaires anglais14 . Les Anglais obtinrent des privilèges similaires en 1583,
suivis par les Hollandais en 1612. Au début du XVIIe siècle, les Français eurent donc à
lutter plus qu’ils ne l’avaient jamais fait auparavant pour maintenir leur commerce et leur
influence15 .
Les rapports consulaires et d’ambassadeurs confirment que le commerce français avait
considérablement décliné dès le milieu du siècle. Quand la France entra en guerre en
1635, le commerce annuel avec le Levant tournait aux alentours de 25-30 millions de
livres tournois. Au milieu des années 1660, à cause du déclin de la qualité des productions
manufacturières, particulièrement pour les lainages et le papier, la valeur annuelle du
commerce français avait chuté à 2,5-3 millions de livres. La valeur totale du commerce
avec le Levant avait décliné d’environ 20 millions de livres ; les Hollandais en assurant
pour 10-11 millions de livres, les Anglais 3-4 millions, les Vénitiens le reste. Bien que ces
statistiques qui reposent sur des estimations et non sur des données réelles, soient sujettes
à caution pour bien des raisons, le commerce français au Levant était indubitablement en
crise16 .
Les interventions de l’État français renversèrent la tendance. Dans les années 16761688, le volume annuel moyen du commerce fut de 5,6 millions de livres. En 1701, le
commerce français au Levant fut évalué à 13,7 millions de livres et les contemporains
perçurent à nouveau qu’il dominait le commerce avec le Proche-Orient. À l’exception des
années de guerre, de famine ou d’épidémie, le commerce français se maintint généralement
à ce niveau jusqu’en 1740, lorsqu’une expansion rapide reprit de nouveau17 . Les commerces
anglais et hollandais connurent un essor dans le troisième quart du XVIIe siècle avant de
décliner. Le rythme lent de l’amélioration du commerce français peut être attribué au délai
entre la prise des initiatives du gouvernement et leurs effets. Bien des mesures connurent
des obstructions ou furent retardées au niveau local, souvent en raison de la rivalité entre le
système de patronage et les réseaux institutionnels, contrariant l’efficacité des interventions
de l’État dans le domaine économique18 .
En 1750, la France contrôlait près des deux tiers de tout le commerce européen avec
l’Empire ottoman, un essor considérable comparé aux 10-15 % de 1660. En l’état des
données existantes, l’évaluation de la place du commerce du Levant dans l’ensemble du
commerce français apparaît plus ardue. Ceci dit, le commerce levantin se maintint, et mieux
14. Sur le rôle économique de la Navy, voir Patrick K. O’Brien, « Deconstructing the British Industrial
Revolution as a Conjuncture and Paradigm for Global Economic History », dans Jeff Horn, Leonard N. Rosenband,
et Merritt Roe Smith (dir.), Reconceptualizing the Industrial Revolution, Cambridge, MA, MIT Press, 2010.
15. Arthur Leon Horniker, « Anglo-French Rivalry in the Levant from 1583 to 1612 », The Journal of
Modern History, t. 18, n◦ 4, 1946, p. 289-305, J. Theodore Bent, « The English in the Levant », English Historical
Review, t. 5, 1890, p. 654-664 et Richard Tilden Rapp, Industry and Economic Decline Seventeenth-Century
Venice, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1976, p. 149-154.
16. Wilson, « Cloth Production », op. cit., p. 209-221 ; Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille, vol.
5, Le Levant, Paris, Plon, 1957, p. 543-574 ; Pierre Duparc, Recueil des instructions..., op. cit., p. 71 ; Mehmet
Bulut, « The Role of the Ottomans and Dutch in the Commercial Integration between the Levant and the Atlantic
in the Seventeenth Century », Journal of the Economic and Social History of the Orient, t. 45, n◦ 2, 2002, p. 197230, 215 ; et Charles Carrière, Négociants Marseillais au XVIIIe siècle : Contribution à l’étude des économies
maritimes, Marseille, Institut historique de Provence, 1973, 2 vol., p. 320-323.
17. Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille, op. cit., p. 543, 567-569 ; Mehmet Bulut, « The Role
of the Ottomans and Dutch », op. cit., p. 214-215 ; et Daniel Panzac, « International and Domestic Maritime
Trade in the Ottoman Empire during the 18th Century », International Journal of Middle East Studies, t. 24, vol.
2, 1992, p. 192.
18. Sharon Kettering, Patrons, Brokers and Clients in Seventeenth-Century France, Oxford, Oxford University Press, 1986.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 100 — #100
i
i
100
Jeff Horn
encore, dans l’ensemble de l’activité commerciale française. En 1716-1720, le commerce
français avec l’Empire ottoman ne représentait que 3 % environ du total de l’activité
commerciale du royaume. En 1748-1755, il était de presque 10 % et resta globalement à
ce niveau jusqu’en 1792. Le commerce avec le Levant fut ainsi à l’image de l’essor du
commerce atlantique au cours du long XVIIe siècle19 .
La composition des exportations et des importations évolua considérablement avec le
temps, mais un déséquilibre commercial persistant favorisa toujours nettement la France.
Pour stimuler les importations et de remplir les cales du retour, les négociants marseillais et
les patrons de manufactures, avec le soutien de la municipalité, des états provinciaux et de
l’administration royale, lancèrent des entreprises industrielles utilisant les matériaux bruts
du Levant. Marseille devint un centre manufacturier majeur dont les productions permirent
le développement des grands liens commerciaux de la ville. À l’exception notable de la
traite des esclaves d’Afrique, le Levant joua un rôle structurel dans l’économie française,
à la fois comme producteur et comme consommateur, qui fut, malgré son échelle plus
réduite, à l’image de celui des Antilles dans le réseau commercial de l’Atlantique.
Les textiles, particulièrement les lainages, furent la base du commerce européen avec
le Levant. Pendant presque tout le XVIIe siècle, les laines françaises ne purent rivaliser
avec les productions anglaises et hollandaises sur les marchés ottomans20 . Manufactures
frauduleuses qui lésinaient sur la qualité, éthique des affaires à courte vue sur la question
du commerce avec les « infidèles » ou les « incroyants », ainsi que sous-évaluation de
la concurrence commerciale, contribuèrent aux difficultés de la France à conserver ou
à gagner de nouveaux clients. Les administrateurs bourbons répondirent par des efforts
obstinés pour baisser les prix et pour assurer la qualité des lainages envoyés au Levant, en
accroissant le contrôle des pratiques tant commerciales qu’industrielles afin de protéger les
clientèles du Proche-Orient.
Lancées à la fin des années 1680, ces mesures semblent avoir fait effet. Un basculement
se produisit au début du XVIIIe siècle, quand la cour turque abandonna les lainages anglais
au profit des Français. En mettant l’accent sur des productions lainières légères, de coût
modéré et de bonne qualité, les Français captèrent le marché de l’habillement levantin.
Dans la mesure où ces textiles vinrent à dominer les ventes, la stratégie de la France trusta
les parts de marché, laissant aux Anglais et aux Hollandais le soin de rivaliser sur des
produits de niches en déclin rapide. D’autres produits manufacturiers français se vendirent
bien sur les marchés turcs, parmi lesquels les brocarts d’or, les coiffes à la mode tunisienne,
les instruments métalliques, les outils et le papier. Au XVIIIe siècle, les produits coloniaux
trouvèrent également un débouché. Les ventes de sucre des Antilles, de tabac, les matières
colorantes, notamment l’indigo et la cochenille, s’envolèrent au cours de la première
moitié du XVIIIe siècle. En 1749-1755, le Levant absorbait ainsi 8,3 % des exportations de
la France et 33,9 % de ses exportations non-européennes21 .
19. Paul Butel, L’Économie française au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1993, p. 99 ; James C. Riley, The Seven
Years War and the Old Regime in France : The Economic and Financial Toll, Princeton, Princeton University
Press, 1986, p. 106-107 ; Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille..., op. cit., p. 578 ; Edhem Eldem,
French Trade in Istanbul in the Eighteenth Century, Londres, Brill, 1999, p. 28.
20. J. K. J. Thomson, Clermont-de-Lodève 1633-1789 : Fluctuations in the Prosperity of a Languedocian
Cloth-Making Town, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.
21. Daniel Panzac, « Maritime Trade in the Ottoman Empire », op. cit., p. 191 ; Edhem Eldem, French
Trade in Istanbul, op. cit., p. 34-40 ; Robert Paris, Le Levant, op. cit., p. 545 ; et Ambroise Marie Arnould, De la
balance du commerce et des relations extérieures dans toutes les parties du globe, 3 vol., 2e éd., Paris, Buisson,
An 3 [1795]), III, p. 27-31.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 101 — #101
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
101
Depuis le Levant, la France importait de manière croissante des produits bruts à
destination de l’industrie. Le coton brut et la soie, la laine de mouton, de chèvre et de
chameau, étaient complétés par des produits tinctoriaux. De surcroît, la France importait des
peaux, de l’huile d’olive, du tabac et, de manière discontinue, des grains. Au XVIIe siècle,
la soie était le produit le plus importé en France, pour une valeur globale qui représentait
environ le quart de toutes les cargaisons. Puis le déclin de la soie fut contrebalancé par
l’essor extraordinaire du coton puisque, dans les années 1750, le coton brut constituait près
de la moitié des exportations turques22 .
Les privilèges accordés par l’État français permirent aux manufactures marseillaises
d’utiliser ces matériaux bruts. En 1669, Marseille avait quatre ateliers de fabrication
de savon. En 1705, trente manufacturiers employaient l’huile d’olive grecque, la soude
égyptienne, la potasse syrienne, et des barils crétois. Des ateliers produisaient cotonnades,
brocards brodés de soie, chapeaux à la main, coiffes, chaussures et amidon. Marseille
comptait 2 000 ouvriers du coton en 1623 et 2000 ouvriers de la soie en 1686. À son apogée,
l’industrie manufacturière textile, presque entièrement exportée, employait environ 20 000
Marseillais. En 1707, 6 000 femmes réparties en vingt ateliers produisaient des coiffes dans
le style tunisien. En 1755, les Antilles recevaient 47 000 paires de chaussures des ateliers de
la ville. L’année suivante, Marseille envoya 75 000 douzaines de coiffes en Barbarie, c’està-dire en Afrique du Nord. Certains biens manufacturés passèrent, via les douanes, sur le
marché français, mais la plupart furent acheminés dans le bassin méditerranéen ou vers les
Antilles23 .
L’accroissement de la population refléta le développement économique. La population
de Marseille (75 000 habitants en incluant les districts alentours) se maintint pendant les
temps difficiles de la fin du règne de Louis XIV alors que la plupart des villes françaises
perdaient des habitants. La peste de 1720-1721 décima la moitié de sa population, mais la
ville se remit rapidement. En 1760, on comptait 80 000 habitants et, en 1789, Marseille
était la quatrième plus grande ville de France avec une population de 107 000 habitants24 .
Le commerce avec le Levant générait une grande richesse et fournissait de nombreux
emplois. L’empire ottoman devint un débouché important pour les produits manufacturés
et, plus tard, pour les produits coloniaux, une source de matériaux bruts vitaux, et un moyen
de maintenir la marine marchande. Dans les analyses de langue anglaise, cette contribution
remarquable du commerce levantin au développement économique français pendant le
long XVIIe siècle, est pourtant un aspect largement ignoré de la politique étatique connue
sous le nom de mercantilisme.
La pratique du mercantilisme français au Levant
La ligne du gouvernement français pendant le long XVIIe siècle combinait privilèges et
liberté mais, au niveau local, elle était profondément enracinée dans les concessions diplomatiques. Dès 1528, la monarchie française acquit des droits spécifiques de protection et
de navigation au Proche-Orient, assortis de prérogatives commerciales qui furent déléguées
à Marseille. En 1609, Henri IV conféra à la cité le monopole de l’importation de soieries
22. Daniel Panzac, « Maritime Trade in the Ottoman Empire », op. cit., p. 191 et Robert Paris, Histoire du
commerce de Marseille..., op. cit., p. 505, 510, 546-547.
23. François-Xavier Emmanuelli, Vivre à Marseille sous l’Ancien Régime, Villeneuve-d’Ascq, Perrin, 1999,
p. 80-82 ; Roger Duchêne et Jean Contrucci, Marseille. 2 600 ans d’histoire, Paris, Fayard, 1998, p. 381, et
Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille..., op. cit., p. 5-6.
24. Louis Bergasse et Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille, vol. 4, De 1599 à 1789, Paris,
Plon, 1954, p 663-664.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 102 — #102
i
i
102
Jeff Horn
depuis ou à travers le Levant et, pendant plus de 180 ans, Marseille déjoua les tentatives
répétées des Compagnies des Indes pour s’approprier ce commerce. Des monopoles supplémentaires sur le poivre, le gingembre, la cannelle, les noix de muscade et les clous
de girofle ajoutèrent encore à la prospérité des privilèges de Marseille. Celle-ci détenait
également le seul droit du trafic des piastres, monnaie essentielle au commerce du Levant25 .
La concentration des privilèges levantins à Marseille doit être entendue en termes
de stratégie. Les administrateurs bourbons étaient persuadés que seule une institution
puissante possédant une connaissance pointue des situations locales comme la Chambre
de commerce, permettrait aux sujets français de rivaliser avec les Anglais, les Hollandais
et les Vénitiens26 . Le statut privilégié conféré à Marseille était manifestement une décision
économique, dans la mesure où ses libertés municipales atténuaient les effets des réseaux
de patronage qui dominaient en Provence et divisaient les élites du Languedoc27 . Ainsi, le
maintien des privilèges marseillais relevait d’une politique d’État délibérée.
Colbert ajouta la liberté économique à la longue confiance des Français dans les
privilèges levantins. Sous son ministère, la politique française au Levant devint hautement
centralisée sur le plan industriel et profondément décentralisée sur le plan commercial28 .
Colbert investit des fonds sur le long terme pour stimuler la manufacture de produits de
qualités à prix raisonnable, ainsi que pour suivre les pratiques commerciales destinées à la
satisfaction des besoins des consommateurs levantins. Cette politique restaura la position de
la France en Méditerranée orientale29 . Cette modification des considérations politiques et
des contraintes financières explique que ses successeurs purent rarement envisager, encore
moins entreprendre, une révision de la politique mise en place entre 1665 et 1683, faisant
des initiatives de Colbert un modèle de longévité30 . Le don de libertés locales et l’attention
portée à la satisfaction des consommateurs devraient donc conduire au réexamen de la
réputation noire du mercantilisme français dans le monde anglophone.
La concession royale d’un port franc à la ville de Marseille marqua, en effet, le début du
changement de la politique commerciale française au Levant. Ce privilège, garantissant la
liberté face aux réglementations d’État, traduisait en fait la pression issue des rivaux commerciaux de la France. Dans les années 1650 et 1660, plusieurs puissances européennes
établirent des ports francs pour stimuler et encourager l’interaction commerciale entre les
mondes musulman et chrétien, incluant Livourne, Gênes, Barcelone, Nice et Villefranche.
L’essor de Livourne comme débouché des produits levantins vers l’Europe continentale
menaça tout particulièrement Marseille31 . L’édit de mars 1669 reconnut ainsi que les tarifs
25. Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille..., op. cit., p. 506 et Mireille Zarb, Histoire d’une
autonomie communale : Les privilèges de la ville de Marseille du Xe siècle à la Révolution, Paris, A. et J. Picard,
1961, p. 341.
26. Déclaration du Roi, 26 novembre 1729, Archives Départementales [AD] des Bouches-du-Rhône, 1 F
48a.
27. Pierre-Claude Reynard, « Early Modern State and Enterprise : Shaping the Dialogue between the French
Monarchy and Paper Manufacturers », French History, t. 13, n◦ 1, 1999, p. 1-25.
28. Il y avait deux exceptions d’importance à cette politique générale. Les représentants de l’État contrôlaient
effectivement le départ des navires vers l’Orient et ils renforcèrent également les règlements sur la quarantaine et
le lazaret.
29. Charles Woolsey Cole, French Mercantilist Doctrines before Colbert, New York, Richard R. Smith,
1931.
30. Pierre Boissonnade, « Colbert : son système et les entreprises industrielles d’état en Languedoc (16611683) », Annales du Midi, t. 14, 1902, p. 5-49.
31. Mireille Zarb, Histoire d’une autonomie communale, op. cit., p. 250 ; Pierre Duparc, Recueil des
instructions..., op. cit., p. xxii-xxiii ; et Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille..., op. cit., p. 11.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 103 — #103
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
103
et les taxes locales étouffaient le commerce et, en combinant « une liberté et protection
entière » pour Marseille, Colbert espérait donc créer un entrepôt méditerranéen tout en
améliorant la compétitivité et en stimulant l’esprit d’entreprise32 .
À lui seul, le port franc ne pouvait cependant réaliser les buts français de développement
en Méditerranée, particulièrement avec le Levant. La réorganisation du commerce français
n’était pas un diktat : le gouvernement royal consultait régulièrement les autorités locales
comme la Chambre de commerce de Marseille. Des modèles étrangers poussèrent encore à
l’innovation. L’Espagne et le Portugal avaient déjà établi des monopoles sur le commerce
méditerranéen (pour Barcelone et Lisbonne) alors que les Hollandais et les Anglais
limitaient tous les produits venant du Levant vers Amsterdam ou Londres. Colbert canalisa
le commerce du Levant par Marseille, mais laissa à Rouen et, plus tard, à Dunkerque la
liberté de faire des affaires avec les Turcs. Quelques jours après l’octroi du statut de port
franc, un autre édit royal exempta ces villes d’une taxe de 20 % sur les produits du Levant
qui donnait effectivement à Marseille un monopole en France. Ce monopole de facto fut
formalisé en 168533 .
Les mesures de Colbert permirent à Marseille de tirer tout l’avantage possible de
sa position privilégiée et de la maintenir pendant des générations. Bien que la politique
commerciale fût centralisée dès que cela était possible, Colbert et ses clientèles locales
voulaient que le commerce levantin, la marine française et la ville de Marseille elle-même
se développent à travers l’initiative privée et locale34 . Paradoxalement, l’intervention de
l’État servit à garantir l’efficacité d’une approche de l’économie et du développement
économique fondée sur les libertés locales.
L’initiative privée fut la clé de la stratégie commerciale française au Levant. Particulièrement dans les pays d’états, Colbert dut admettre que pour attirer investissements
et entrepreneurs, les élites locales et les réseaux du patronage local et régional devaient
bénéficier, comme les intérêts corporatistes, des projets de développement économique
de l’État35 . Les perspectives de profit furent élargies en restaurant la flotte des galères
de Marseille, revivifiant l’arsenal, et ouvrant le développement de nouveaux faubourgs.
Marseille pouvait assurer la résidence à des émigrants qui pouvaient obtenir le statut de
bourgeoisie, soit par la possession de biens pour un certain montant, soit en s’engageant
dans le commerce pour douze années, soit, enfin, en épousant une résidente. La contribution de Marseille à la capitation était ridiculement faible et la ville était exempte de la
plupart des redevances féodales comme des taxes sur le transport et les exportations. Les
abattements de taxes et ces sous-estimations, explicitement et constamment avalisées par
l’administration centrale, qui protégeaient la ville contre les receveurs, furent partie intégrante de cette tentative étatique d’attirer les entrepreneurs à Marseille vers le commerce
du Levant.
32. Édit pour l’affranchissement du port de Marseille, mars 1669, AN, AE BIII 252/1 et Joseph Fabré, Lettre,
7 décembre 1693, AN, AE BIII 259. Mon prochain projet d’étude, The Privilege of Liberty : Economic Development in Early-Modern France, défendra l’idée selon laquelle Colbert fut à l’origine d’une politique de large
envergure d’utilisation des privilèges fondés sur l’exemption des règlements afin d’accélérer le développement
économique et activer l’innovation technologique.
33. Louis Bergasse et Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille..., op. cit., p. 208-209 ; Robert
Paris, Histoire du commerce de Marseille..., op. cit., p. 9-11, et Joseph Fabré, Réponse au Mémoire de Messieurs
des ports de Ponant, 1701, AN, AE BIII 236 (2).
34. François-Xavier Emmanuelli, Vivre à Marseille, op. cit., p. 72-73.
35. Junko Thérèse Takeda, « French Absolutism, Marseillais Civic Humanism, and the Languages of Public
Good », Historical Journal, t. 49, n◦ 3, 2006, p. 707-734.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 104 — #104
i
i
104
Jeff Horn
Les mesures de Colbert attirèrent négociants et artisans d’Espagne et d’Italie, auxquels
s’ajoutèrent Grecs, Arméniens, Hollandais, Scandinaves, « Américains » et, tout particulièrement, Suisses. L’afflux de migrants devint la colonne vertébrale du commerce avec le
Levant. La religion ne semblait guère importer, autant à Colbert qu’aux Marseillais : Grecs
orthodoxes, Arméniens, Coptes, Juifs et Protestants de différentes dénominations furent
accueillis et demeurèrent, y compris après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. La
restauration de la position de Marseille au Levant fut la conséquence, à bien des égards, de
l’arrivée, de l’acclimatation et du maintien de ce vaste milieu d’entrepreneurs36 .
Pour le monde atlantique, John McCusker a affirmé que l’installation d’émigrants
avait caractérisé, à l’instar du capitalisme, le mercantilisme britannique et hollandais. Il
sous-entendait que les autres puissances, comme la France, avaient échoué à suivre cette
voie. Cependant, alors que l’Angleterre édictait les deux premiers Navigation Acts, la
France libéralisait son principal port en Méditerranée. La constance dans ce « privilège
de la liberté », malgré les croissants besoins financiers liés à la guerre, contraste avec les
mesures anglaises et hollandaises dans l’Atlantique. En réalité, la supervision du commerce
levantin par le gouvernement français pendant le long XVIIe siècle démontre globalement
une perspective davantage fondée sur le laisser-faire que celle mise en œuvre par des
puissances atlantiques ostensiblement plus « libérales ». Le point crucial est ici que si
le mercantilisme relevait bien de la politique nationale, ses succès étaient locaux. Peutêtre une approche régionale de l’évaluation des mesures conduites par le gouvernement
français (il n’est pas anodin de noter qu’à la fin du XVIIe siècle, Marseille et son arrièrepays comprenaient une population comparable à celle de Londres) est-elle la seule façon
de comprendre toute politique « nationale » dans un pays aussi grand et aussi fragmenté
commercialement que la France37 .
Les besoins fiscaux de la conduite de la guerre par les Bourbons affectèrent les libertés
marseillaises. Déjà, au cours des années 1660, Colbert regrettait les quelques prélèvements
qui entravaient encore le commerce de Marseille. Les produits manufacturés localement, le
sel, le poisson salé, le tabac et les produits coloniaux étaient taxés et il existait un droit pour
le pesage et le scellement des biens en transit afin de soutenir le port, le lazaret, le service
consulaire au Levant, et le service de la dette. Le monopole de 1685 sur le commerce
du Levant était largement compensé par de nouvelles taxes sur l’étain (1681), le sucre
(1690), et le café (1693) alors que d’autres produits étaient interdits comme les indiennes
de couleur bleue ou blanche, le coton tissé (1691), la morue séchée, et le cuir tanné (1703).
Ces taxes, et les interruptions commerciales liées à la guerre, frappèrent le commerce
français au Levant. D’autres ports y virent une occasion de contourner les privilèges
marseillais et ils mirent en œuvre une attaque concertée contre la structure commerciale
existante en 1700-1701. Les responsables de l’État bourbon, poussés par l’inépuisable
lobbying de la Chambre de commerce de Marseille et ses représentants parisiens, firent
cependant du privilège de la liberté un véritable article de foi. Un décret de juillet 1703
abrogea toutes les taxes imposées depuis 1669, rétablissant totalement la fonction de
Marseille comme entrepôt. Plusieurs négociants hollandais et anglais quittèrent peu de
temps après Livourne et Gênes pour acheter près de 7 000 balles de café à Marseille
36. Les deux précédents paragraphes sont inspirés de Louis Bergasse et Gaston Rambert, De 1599 à 1789,
op. cit., p. 204, p. 206, p. 498-503, et Mireille Zarb, Histoire d’une autonomie communale, op. cit., p. 253-254.
37. John J. McCusker, « British Mercantilist Policies and the American Colonies », dans Stanley L. Engerman et Robert E. Gallman (dir.), The Cambridge Economic History of the United States, vol. 1, The Colonial Era,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 337-362.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 105 — #105
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
105
ainsi que des quantités considérables de produits levantins38 . Les taxes sur le commerce
marseillais restèrent par la suite inchangées jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
En matière de développement économique, Colbert préférait l’initiative privée, mais
comme ses contemporains en charge de la politique commerciale chez les rivales mercantiles de la France, il reconnaissait que l’État devait aider à conquérir ou à étendre de
nouveaux marchés. Lui-même et ses successeurs, son fils aîné, le marquis de Seignelay,
puis Louis de Phélypeaux, comte de Pontchartrain, croyaient que seule une compagnie à
charte soutenue par les ressources de l’État pourrait exploiter pleinement les ressources
d’un marché levantin ultra-compétitif. Les redevances constamment abaissées par Colbert
sur les négociants indépendants qui étaient en concurrence avec la compagnie à charte et
éliminaient les entreprises non rentables, montrent qu’il n’était en rien un partisan aveugle
des privilèges. En février 1679, il écrivit au directeur de la Compagnie du Levant : « Vous
devez estre assuré que toutes les fois que je trouve ou un plus grand avantage, ou un
avantage égal, je n’hésite pas à retrancher tous les privilèges39 ... »
La première compagnie du Levant, établie en 1670, était contrôlée par des marchands
parisiens. À la manière du mercantilisme bien entendu, l’entreprise avait pour but de
vendre les produits de l’industrie française contre « toutes sortes de marchandises du
Levant à bon marché et en abondance40 ». Pendant huit années, la Compagnie reçut des
subsides à hauteur de 10 livres par balle de tissu de laine languedocien, fut exemptée de
quasiment toutes les taxes locales, et bénéficia de l’immunité à l’égard de la presse pour ses
marins. Cependant, la Compagnie connut de telles pertes sur les lainages qu’elle nécessita
une injection de capitaux frais en 1673. Bien que les négociants indépendants fassent
constamment des profits en Méditerranée orientale, les administrateurs bourbons restèrent
fidèles à l’idée d’une compagnie à charte représentant les intérêts du royaume et écoulant
sa production manufacturière. La seconde Compagnie du Levant, établie en 1678 reçut
de plus grands privilèges encore. À nouveau, les négociants levantins expérimentés en
furent exclus, et à nouveau la compagnie souffrit de graves pertes en exportant des produits
manufacturés de piètre qualité que les consommateurs turcs ne voulaient pas ou dont ils
n’avaient pas besoin. Colbert suspendit le régime de la charte en 1682, bien avant que le
privilège de la compagnie n’expire.
Pour Seignelay, comme pour Colbert, une compagnie à charte devait reposer sur certaines conditions : ses privilèges ne reposaient en rien sur un comportement de « chasseur
de rentes ». La Compagnie méditerranéenne, établie en 1685 pour cinq années, avait pour
but explicite le développement des marchés à l’exportation pour tous les produits des manufactures françaises, et pas seulement les lainages. Ces diverses compagnies établirent une
raffinerie de sucre, une manufacture de soie et un atelier de fabrication de brocart. En 1689,
la Compagnie méditerranéenne fut renouvelée, mais les prises des corsaires en ces temps
de guerre la condamnèrent. Pontchartrain fit une nouvelle tentative en 1698, mais celle-ci
échoua rapidement. Elle ne fut jamais remplacée, mais des personnes privées prirent le
contrôle de ses ateliers qui connurent un grand essor grâce au soutien gouvernemental41 .
Dans les premières décennies du XVIIIe siècle, la diversification croissante des produits
38. François-Xavier Emmanuelli, Vivre à Marseille, op. cit., p. 73 ; Louis Bergasse et Gaston Rambert,
De 1599 à 1789, op. cit., p. 208, 215-223 ; et Arrêt du Conseil d’État du Roy, 10 juillet 1703, AN, AE BIII 192.
39. Pierre Clément (dir.), Finances, Impôts, Monnaies, op. cit., t. 2, p. 694.
40. Arrest du Conseil d’État, Archives de la Chambre de Commerce et industrie de Marseille-Provence
[ACCIMP], D 23.
41. Pour une entreprise importante, voir Joseph Fabré, Lettre, 17 décembre 1694 et Extrait des Registres du
Conseil d’état, n. d. [1695] dans AN, AE BIII 259.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 106 — #106
i
i
106
Jeff Horn
manufacturés français et la réexportation des denrées coloniales en provenance des Antilles
contribuèrent considérablement au succès à long terme du commerce marseillais au Levant.
Les compagnies à charte négocièrent avec davantage de succès en Afrique du Nord.
Une Compagnie d’Afrique fut créée en 1706 pour six années. Elle n’échoua pas, mais ne
prospéra pas non plus. Les détenteurs de la concession ne renouvelèrent pas leur privilège.
Un nouveau cartel fut formé en 1713, mais fut encore moins heureux. Ses privilèges
furent absorbés par la compagnie de John Law et exploités depuis Paris jusqu’en 1723.
Une autre compagnie d’Afrique, formée en 1730, échoua également. Enfin, en 1740,
commencèrent les activités de la Compagnie Royale d’Afrique : celle-ci fut florissante
jusqu’à la Révolution42 .
L’intervention de Colbert dans les activités de l’industrie lainière languedocienne
fut une des caractéristiques du mercantilisme à la française en Méditerranée. La ville
de Carcassonne en était le centre, mais la production était largement dispersée dans les
Cévennes. Déjà au début du XVIe siècle, la région fournissait des lainages au Levant43 .
Au milieu du XVIIe siècle, la chute des ventes laissa les Languedociens dans les affres
de la survie. Colbert attribua ces difficultés aux défauts de qualité notoirement rapportés
par les ambassadeurs, consuls et transporteurs. Il émit plusieurs lettres patentes pour les
manufactures de Carcassonne en octobre 1666 afin d’assurer, sous contrôle de l’État, la
qualité de la production et la constance des prix. Maîtres et ouvriers se virent préconiser
de se concentrer sur la production de draps appelés les londrins, un produit lainier léger
développé par les Anglais pour le Levant. Un règlement draconien à l’échelle de toute la
province fut édicté en 1708. En 1737, pour récompenser les entrepreneurs qui suivaient les
réglementations et pour punir les fraudes persistantes, l’État imposa des quotas sur certains
marchés, répartissant un nombre prédéterminé de rouleaux à des prix fixes. Les contrôles
sur les fournitures améliorèrent la qualité des biens dans une telle mesure que le Conseil
de Commerce finit par se persuader que le Languedoc pouvait rivaliser avec les Anglais
quand ils retirèrent leurs quotas en 175544 .
L’amélioration de la technologie française et des pratiques de travail était essentielle
dans la stratégie colbertienne de développement de l’industrie lainière45 . Bien qu’il reconnût que « les privilèges des manufactures publiques establies dans le royaume contraignent
toujours le commun et la liberté publique »46 , Colbert n’hésita pas à conférer en 1665
à la fabrique de Guillaume de Varennes, un négociant parisien qui lui proposait de faire
venir des ouvriers hollandais à Carcassonne, les privilèges d’une véritable manufacture
42. Les trois précédents paragraphes sont inspirés de Louis Bergasse et Gaston Rambert, De 1599 à 1789,
op. cit., p. 210-212, 232-236.
43. Sur les origines et le rôle des lainages dans le développement économique languedocien, voir Jean-Michel
Minovez, L’Impossible Croissance en Midi toulousain ? Origines d’un moindre développement, 1661-1914, Paris,
Publisud, 1997 ; Christopher H. Johnson, The Life & Death of Industrial Languedoc, 1700-1920 : The Politics of
Deindustrialization, New York, Oxford University Press, 1995 ; et Olivier Raveux, « The Birth of a New European
Industry : l’indiennage in Seventeenth-Century Marseilles », dans Giorgio Riello et Prasannan Parthasarathi (dir.),
The Spinning World : A Global History of Cotton Textiles, 1200-1850, New York, Oxford University Press, 2009,
p. 291-306.
44. Avis de Messieurs les Députés du commerce, 1753, AN, AE BIII 191, Mémoire concernant les draps qui
se fabriquent en Languedoc pour la destination du Levant, 10 mai 1745, AN, AE BIII 238 (1) et Délibérations
du Bureau du Commerce, 16 mai 1754, AN, AE BIII 240.
45. Christopher H. Johnson, « Capitalism and the State : Capital Accumulation and Proletarianization in the
Languedocian Woolens Industry, 1700-1789 », dans Thomas Max Safley et Leonard N. Rosenband (dir.), The
Workplace before the Factory : Artisans and Proletarians, 1500-1800, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1993,
p. 37-62.
46. Pierre Clément (dir.), Finances, Impôts, Monnaies, op. cit., t. 2, 1, p. cxliv.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 107 — #107
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
107
royale. Varennes reçut également un prêt sans intérêt de 40 000 livres afin d’acheter de
la laine de mérinos espagnole. Et le tarif de 1667 interdit les importations de lainages
anglais, hollandais et espagnols. Afin de susciter l’intérêt du consommateur, Colbert fit
l’acquisition à Carcassonne, en 1667-1668, de 770 balles de tissus de laine pour une valeur
de 39 000 livres, pour être revendus avec profit aux arbitres du goût parisien. Deux mille
nouvelles balles furent achetées en 1670-1671, en plus encore dans les années 1670, mais
l’essentiel de ces achats fut exporté au Levant. Cet engagement ministériel attira des vagues
d’investisseurs nouveaux, d’entrepreneurs et d’ouvriers. Une seconde manufacture fut établie par des financiers parisiens en 1674. Ils firent également venir des ouvriers hollandais.
Trois années plus tard, celui-ci devint de même manufacture royale. Un troisième fut lancé
au même moment. Afin de conjurer le spectre de la faillite, de nouveaux fonds furent
alloués au début des années 1680. Pour acheter la laine et entretenir les deux moulins,
70 000 livres furent investies en 1680-1681. Une nouvelle firme reçut un prêt sans intérêts
de 100 000 livres sur six années, et une avance de 30 000 livres afin d’acquérir outils,
machines et matériau brut en 1683.
Sans conteste, le moyen le plus significatif qu’employa Colbert pour soutenir l’industrie
lainière languedocienne sur le long terme fut l’implication des États provinciaux dans le
financement d’un subside à l’exportation d’une pistole (10 livres) par balle de tissu exportée vers l’Empire ottoman. À la mort de Colbert, les États du Languedoc avaient investi
seulement 45 000 livres, une somme qui faisait piètre figure comparée aux engagements
à hauteur de 400 000 livres consentis par la couronne pour développer les lainages languedociens dans les deux décennies qui suivirent 1666, mais le financement provincial
augmenta avec le temps. La dévolution à la province du Languedoc de l’autorité fiscale
afin de soutenir les manufactures lainières à destination du commerce avec le Levant fut
un aspect important du mercantilisme français et maintint le niveau des financements alors
même que la monarchie pouvait avoir d’autres préoccupations47 .
Après 1683, le soutien des États à l’industrie lainière languedocienne crut rapidement. Il
finança la location des manufactures – quasiment 5 000 livres – et contribua à la subvention
à l’exportation. L’administration royale acquitta la moitié de ces dépenses et ajouta une
subvention de 6 000 livres annuelles sur dix ans si chaque atelier gardait au moins 30
machines en activité. D’autres producteurs reçurent la moitié des subventions accordées
aux manufactures royales. De nouvelles fabriques reçurent également des soutiens pour
chaque balle produite, qui durèrent entre quatre et six ans. En 1697, les États votèrent une
subvention de 60 000 livres à un émigrant hollandais pour l’installation d’une manufacture.
D’autres prêts, subventions et primes suivirent. En 1713, les États dépensaient plus de
115 000 livres annuellement pour soutenir le commerce provincial de la laine avec le
Levant. Ils cessèrent de payer les loyers des moulins royaux seulement en 1729, année où
ils réduisirent également de moitié leurs subventions à l’exportation. En 1758, toutes les
subventions furent définitivement abolies.
L’intervention à long terme et sur une large échelle faisait ses preuves. Non seulement
les consommateurs turcs achetaient davantage de lainages languedociens, mais le commerce levantin était florissant. Les années fastes, 60 000 à 70 000 hommes, femmes et
enfants travaillaient dans 13 manufactures royales et chez 156 autres producteurs reconnus,
dont la moitié se trouvait dans et autour de Carcassonne, les autres centres étant Clermont,
47. Cette pratique était également centrale dans la fiscalité de l’absolutisme. Voir William Beik, Absolutism
and Society op. cit., et Gail Bossenga, The Politics of Privilege : Old Regime and Revolution in Lille, Cambridge,
Cambridge University Press, 1991.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 108 — #108
i
i
108
Jeff Horn
Saint-Chinian et Mazamet48 . Avec les lainages languedociens à destination du Levant, le
mercantilisme français alla bien au-delà de l’objectif traditionnel de la maximisation des
revenus fiscaux en reconnaissant le rôle négatif des impositions sur la compétitivité : l’État,
tant au niveau national que local et provincial, ne tira quasiment aucun revenu direct de ces
décennies d’investissement.
L’intervention du gouvernement dans l’industrie lainière languedocienne alla bien plus
loin que le seul soutien financier. Grâce à Colbert, l’État français mit en place des politiques
centrées sur la satisfaction du consommateur comme le principal moteur du développement
du commerce levantin. La satisfaction quant à la qualité des lainages était essentielle pour
conserver les clientèles, mais des prix bas étaient d’abord nécessaires pour les attirer :
« Les vils prix où les draps de nos manufactures ont été souvent vendus dans les échelles du
Levant sont la principale cause qui en a augmenté la consommation en Turquie et a diminué
si considérablement celles des draps des Anglais et Hollandais. »49 Pour atteindre le niveau
de prix désiré, les manufactures du Languedoc firent des économies sur le décompte des
fils, la taille des pièces ou la qualité de la laine ou de la teinture. Ils évitèrent également les
inspections, accordèrent des remises aux négociants, corrompirent des officiers locaux et
se livrèrent à la fraude la plus éhontée50 . Le 13 mars 1671, Colbert écrivit à l’intendant du
Languedoc :
J’ay toujours trouvé les manufacturiers opiniastres à demeurer dans leurs erreurs et
dans les abus qu’ils commettent dans leurs manufactures. Mais lorsqu’on a employé
l’autorité pour leur faire exécuter les nouveaux règlements, tant pour les longueurs et
largeurs, que pour la bonne fabrique et teinture, ils ont vu sensiblement augmenter
leurs manufactures et les estrangers venir en acheter dans le royaume avec beaucoup
plus d’abondance qu’auparavant [...]
Colbert et ses successeurs n’avaient aucune confiance dans les officiers locaux languedociens ; la charge de l’inspection était ainsi plutôt confiée à des « étrangers »51 .
Un seul inspecteur des manufactures se révélait incapable de superviser le réseau sans
cesse en expansion des ateliers du Languedoc. En 1682, Colbert appointa trois inspecteurs
supplémentaires et s’assura de leur indépendance en les payant grassement par l’utilisation
des revenus des frais d’inspection. Les manufacturiers se plaignirent avec véhémence
de cette dépense, de l’inconvénient de transporter les biens devant être inspectés, de
l’inefficacité et de l’iniquité du procédé, mais Colbert et ses successeurs tinrent bon.
48. Les quatre précédents paragraphes sont inspirés de Pierre Boissonnade, « Colbert... », op. cit., p. 5-27 ;
Rémy Cazals et Jean Valentin, Carcassonne : ville industrielle au XVIIIe siècle, Carcassonne, Service EducatifArchives de l’Aude, 1984, p. 8-66 ; Rémy Cazals, Les révolutions industrielles à Mazamet 1750-1900, Privat,
Toulouse, 1983, p. 36 ; Charles Woolsey Cole, Colbert and a Century of French Mercantilism, Hamden, CT,
Archon Books, 1964 [1939], 2 vols., t. 1, p. 157 ; Arthur Michel de Boislisle et Pierre de Brotonne (dir.),
Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des provinces, Paris, Imprimerie
Nationale, 1897, 3 vols., t. 3, p. 465-466 ; Henri Monin, Essai sur l’histoire administrative du Languedoc pendant
l’intendance de Basville (1685-1719), Paris, Hachette, 1884, p. 315-324 ; et Rapport fait au Bureau de Commerce
par M. De Montaran en 1753, AN, AE BIII 190.
49. Lettre de Maillet, 18 janvier 1732, AN, AE BIII 262. Sur les questions de qualité, voir Avis des Députés
au Conseil de Commerce, 3 avril 1731, AN, F12 699 et Mémoire sur le commerce de Levant, 1709, AN, AE BIII
236 (1).
50. Pour l’histoire de ces méthodes, voir Jeff Horn, The Path Not Taken : French Industrialization in the Age
of Revolution 1750-1830, Cambridge, MA, MIT Press, 2006, p. 273-288.
51. Pierre Clément (dir.), Industrie, Commerce..., op. cit., t. 2, 2, p. 614-615.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 109 — #109
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
109
Colbert remarqua que ces producteurs mettaient leur propre intérêt devant la réputation
de la France : les entrepreneurs des manufactures, « généralement veulent avoir une
liberté entière [...] et ils veulent toujours changer et retrancher les longueurs, largeurs
et fabriques par des considérations d’un petit gain qu’ils font et qui tend à la ruine entière
des manufactures52 ».
Les inspections suscitaient des conflits durables entre le Languedoc, d’une part, et
Marseille, soutenue par l’État central, de l’autre. Dans la mesure où ils avaient à faire
la preuve de la fraude à l’égard de leurs consommateurs d’outre-mer, les négociants du
port franc de Marseille devinrent les champions de la réglementation. De continuelles
récriminations de consommateurs corroborées par les rapports d’ambassadeurs et de
consuls, confirmaient d’ailleurs la nécessité des inspections. En 1693, le gouvernement
central ajouta une troisième vague d’inspection sur les quais de Marseille où un second
sceau attestant de la taille et de la qualité des rouleaux fut apposé.
Trois inspections, combinées aux nouvelles réglementations de 1708 sur les draps de la
province, furent relativement efficaces et assurèrent la qualité de la production, apaisant
ainsi les consommateurs. Dans le siècle qui suivit Colbert, l’État central mit l’accent sur
l’inspection comme la meilleure méthode pour satisfaire les consommateurs au Levant53 .
Le mercantilisme, comme l’absolutisme, était un moyen de supplanter le localisme dans la
poursuite de buts « nationaux ».
L’État soutenait également le commerce levantin par la diplomatie. Le service diplomatique et consulaire dans l’Empire ottoman fut professionnalisé et de nouveaux droits et
privilèges furent obtenus des Turcs54 . La capitulation de 1673 restaura le rôle prédominant
de la France au Proche-Orient, fortifia la marine marchande et facilita les liens commerciaux avec Alexandrie et Salonique55 . Les amendes perçues par le ministère des Affaires
étrangères encouragèrent les consuls à garder un œil attentif sur le commerce français et à
rechercher de nouvelles opportunités commerciales. Les rapports consulaires devinrent une
source vitale d’information commerciale sur les manufacturiers fraudeurs, les négociants
malhonnêtes, et les inspections inexactes56 .
L’État français mercantiliste fut profondément impliqué dans le commerce du Levant.
De 1650 à 1750, les activités de l’État se concentrèrent principalement sur l’acquisition
de privilèges pouvant faciliter le commerce. Un intérêt complémentaire qui commença
avec Colbert et resta en vigueur tout au long du siècle suivant, fut la protection des
consommateurs d’outre-mer contre les manufactures frauduleuses ou certaines pratiques
commerciales. À en croire les administrateurs bourbons, cette tâche ardue ne pouvait
être dévolue en confiance aux officiers locaux. Bien que l’initiative privée fût valorisée,
soutenue et en dernier ressort préférée au contrôle étatique, le gouvernement français prit
conscience que, sans la supervision de l’État, autant les producteurs que les fournisseurs,
maximisaient leurs propres profits par la duperie, la négligence ou la fraude. La stratégie
52. Ibid., p. 728.
53. Pierre Duparc, Recueil des instructions..., op. cit., p. 70-113 et François-Xavier Emmanuelli, Vivre à
Marseille, op. cit., p. 93.
54. Sur ce sujet, voir Gérard Poumarède, « Naissance d’une institution royale : les consuls de la nation
française en Levant et en Barbarie aux XVIe et XVIIe siècles », Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire
de France, 2001, p. 65-128 et Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières, Paris, Imprimerie
Nationale, 1997.
55. Pierre Duparc, Recueil des instructions..., op. cit., p. xxiii.
56. Table des Lettres de M. Le Comte de Maurepas... depuis le premier Janvier 1740, AN, AE BIII 4, 203 et
238.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 110 — #110
i
i
110
Jeff Horn
de développement la plus efficace fut alors d’intervenir régulièrement et avec minutie dans
de nombreux aspects du commerce levantin à travers l’octroi de privilèges et de libertés.
Les leçons du Levant : le réexamen du mercantilisme
Avec le bénéfice du recul, on peut considérer que l’État français, au cours du XVIIe siècle
fut tenaillé entre la nécessité de protéger les consommateurs étrangers et le droit des
producteurs domestiques à la liberté économique. La politique économique de la France
à l’âge du mercantilisme favorisa de manière croissante le consommateur, autant dans le
royaume qu’à l’étranger, face aux privilèges des manufacturiers. Cette approche, centrée
sur le développement, commença sous Colbert et se maintint résolument pendant près
d’un siècle. La relative consistance de cette stratégie ne signifie pas qu’elle demeura
incontestée ou inchangée, mais cette conception de l’augmentation du revenu national était
profondément ancrée au sein des institutions en charge de la supervision économique. La
réforme sombra faute de continuité administrative et du fait des crises périodiques comme
des guerres qui émaillèrent le règne de Louis XV. En conséquence, le paradigme colbertien
survécut jusque dans les années 1750. Le Levant est un exemple de marché secondaire,
mais significatif, où la France détrôna les Anglais et les Hollandais, grâce aux efforts de
Colbert et de ses successeurs dans l’administration royale. Peut-être la question la plus
intéressante au sujet du Levant est de comprendre pourquoi l’intervention de l’État fut
tellement nécessaire.
La relation entre réglementation et fraude fut remise en question dans les années 1750
alors que les idées nouvelles sur le comportement économique affaiblirent la foi dans
la conduite étatique de l’économie57 . Libérés de la réglementation, les Languedociens
inspectaient leurs propres productions, et les acheminaient directement au Levant. Une
génération plus tard, en 1776, trois députés de commerce influents écrivirent :
La bonne foi est l’âme du commerce ; cette maxime triviale trouve bien plus son
application dans le commerce du Levant que dans tous les autres. Le Turc est en
général ignorant, et le défaut de connaissance le soumet à l’empire de l’habitude
jusques à ce qu’une expérience fâcheuse l’avertisse de ses erreurs, alors la méfiance
l’éloigne et il n’est plus possible de le ramener.
L’argument du caractère national et de la nature statique des choix du consommateur
turc était une réponse à la vague des plaintes qui suivirent la fin des inspections extérieures
à la fin des années 1750. Bien que le volume total des ventes de lainages augmentât,
plusieurs marchés anciennement établis refusèrent désormais les draps languedociens ;
les députés prédisaient donc, avec prescience, les problèmes à venir. Le profit immédiat,
favorisé par les manufacturiers, sapait ainsi les liens commerciaux à long terme58 .
Colbert, ses successeurs, et leurs clients provinciaux virent le rôle important du privilège
et de la réglementation dans l’ouverture des marchés, mais leurs actions comme leurs
propos démontrent qu’à l’instar de leurs rivaux britanniques et hollandais, ils préférèrent
la compétition et l’initiative individuelle au contrôle de l’État. Le cadre de l’intervention
gouvernementale dans le commerce levantin au cours du long XVIIe siècle montre que
les administrateurs bourbons ne croyaient pas que les fabricants seraient suffisamment au
service du consommateur tant sur les marchés de l’Atlantique que de la Méditerranée. Les
57. Mémoire abrégé du Syndic Général député du Languedoc, 9 septembre 1757, AN, AE BIII 240. Sur la
fraude, voir AN, F12 1379.
58. Lettre du Contrôleur général à M. De la Tour, 17 mars 1766, AN, AE BIII 240.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
i
i
“HES_2-2011” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2011/5/22 — 21:13 — page 111 — #111
i
i
Marseille et la question du mercantilisme
111
manufacturiers languedociens préféraient tricher ou frauder pour réaliser des profits à court
terme plutôt que de satisfaire les consommateurs turcs et vendre davantage de produits,
certes à un profit unitaire inférieur. Le succès de l’action de l’État français pour contraindre
les producteurs à changer leur comportement a été dédaigné par les études de langue
anglaise sur le mercantilisme. Il semble qu’il n’y ait pas d’espace conceptuel pour un État
français mercantiliste et économiquement dynamique, défendant autant les privilèges que
la liberté, et assignant le respect du consommateur par la réglementation. La fidélité de
certains historiens envers une conception dépassée et univoque du mercantilisme apparaît
comme un moyen de défendre les approches économiques prétendument plus libérales
des rivaux de la France, tout en critiquant l’idée même d’une intervention économique de
l’État au nom de la compétitivité.
Le succès même du mercantilisme français dans l’essor de la richesse nationale et ses
performances comparables à celles des Britanniques dans le monde atlantique confirme
la nécessité de nouvelles études empiriques sur l’activité économique de l’État moderne.
La pratique du mercantilisme à la française au Levant révèle que ce dernier était bien
plus individualiste, attentif au consommateur et compétitif que ses détracteurs anglophones
veulent bien le croire. La littérature actuelle qui met l’accent sur l’importance fondamentale,
pour les producteurs, du consumérisme et de la figure du consommateur pour accélérer
le changement économique, doit reconnaître qu’on trouve une orientation similaire en
France, antérieure ou à tout le moins contemporaine de ses développements sur l’autre rive
de la Manche59 . Le cas levantin montre également le parallélisme des stratégies mises en
place pour développer l’économie chez les puissances européennes de l’Ouest à l’époque
du mercantilisme. La pratique du mercantilisme en Méditerranée nous rappelle que les
critiques qu’adressait Adam Smith au mercantilisme étaient fondées sur son espoir de
transformer la politique commerciale en vigueur en Grande-Bretagne, et non pas sur une
évaluation sérieuse ou argumentée des effets d’une telle approche sur le développement
économique.
M ANHATTAN C OLLEGE
59. Voir Maxine Berg, Luxury & Pleasure in Eighteenth-Century Britain, Oxford, Oxford University Press,
2005.
n◦ 2, 2011
i
i
i
i
Téléchargement