Le monde de Sophie Jostein Gaarder (1991 – traduit en français en 1995) Le monde de Sophie a été un succès de librairie mondial, à juste titre. On peut toujours le lire avec profit car cet ouvrage représente l’opportunité de découvrir la philosophie ou de combler d’éventuelles lacunes. Très attrayant, présenté sous la forme d’un cours d’histoire de la philosophie, il rend accessible l’essentiel de la pensée des grands philosophes. Des penseurs grecs aux existentialistes, les principaux « poseurs de questions » européens y figurent. L’excellente idée qui a permis à Jostein Gaarder de captiver un large public a consisté à découper les connaissances en de nombreux chapitres, puis les chapitres en conversations naturelles et vivantes. Ce stratagème rend très digeste un contenu qui pourrait sembler ardu à première vue. Sophie, une adolescente qui s’apprête à fêter ses quinze ans, trouve un matin une lettre anonyme dans sa boîte, portant les mots suivants : « Qui es-tu ? ». Perplexe, elle se demande qui a bien pu lui envoyer pareille question, et pourquoi. Mais malgré elle, elle ne peut s’empêcher d’y réfléchir. Arrivent ensuite de grandes enveloppes jaunes contenant des « cours » de philosophie dactylographiés, indiquant les réponses des premiers philosophes à ce problème. Les enveloppes suivantes seront également déposées dans la boîte aux lettres, puis dans un coin secret du jardin. Alberto Knox – c’est le nom du professeur de philosophie – enverra ensuite à Sophie une vidéo tournée à Athènes. Quand elle le rencontrera en chair et en os, elle sera déjà passionnée par la philo. Cependant, les cours seront peu à peu perturbés par les intrusions à distance d’un certain major Knag, membre de l’ONU en mission au Liban, et ses permanentes allusions à sa fille, Hilde Moller Knag, née le même jour que Sophie. Je ne peux pas en dire plus sous peine de gâcher le suspens. Il est digne d’un roman policier et il faut parfois se retenir pour ne pas filer à la dernière page et avoir le fin mot de l’énigme. Jostein Gaarder a envie de faire partager sa passion et son enthousiasme est contagieux. Sous la forme plaisante que je viens de décrire, le fond du propos est brillant, quoique présenté simplement. Il permet d’appréhender l’évolution des idées et de la conception du monde en Europe : avec la mythologie d’abord, puis la révolution mentale et culturelle de l’Antiquité grecque. Suit le Moyen-âge, qui ne voit en l’homme qu’un pécheur, avant que les philosophes de la Renaissance ne reprennent foi en sa valeur. La période suivante les voit tirés à hue et à dia entre la foi et la raison, débat qui prendra fin avec Hume. Etc. De plus, Le monde de Sophie permet parfois de vraies découvertes. Par exemple, le chapitre 14 (« Entre deux cultures »), qui décrit le syncrétisme qu’a représenté la pensée chrétienne entre la tradition indo-européenne qui est la nôtre et la tradition sémite, est absolument passionnant. Les Indo-Européens croient en de nombreux dieux qu’ils n’hésitent pas à représenter, puisqu’ils considèrent la vue comme le sens le plus important. Ils ont une vision manichéenne du monde et une représentation cyclique de l’Histoire, conçue comme un perpétuel recommencement - ils croient d’ailleurs à la transmigration de l’âme. Ils ont toujours cherché à percer le sens de la marche du monde. Les philosophes grecs s’inscrivent dans cette tradition. Les Sémites, quant à eux, ont très tôt vénéré un dieu unique qu’il est interdit de représenter avec l’idée sous-jacente de ne pas Le concurrencer par la création humaine. Chez eux, c’est l’ouïe qui joue un rôle essentiel – ils « entendent » d’ailleurs la parole du Seigneur. Ils inscrivent naturellement les notions de création et de jugement dernier (un début, une fin) dans une conception de l’histoire linéaire. Le but de la vie ne consiste pas à échapper au cycle des réincarnations mais à sauver son âme le jour venu. La vie religieuse est plus orientée vers la prière, le prêche et la lecture que vers la méditation. Karin Lafont-Miranda – 2001 / 2014 1 La transition entre ces deux univers, c’est Jésus de Nazareth qui la réalise, via une pensée et une sensibilité novatrices. En effet, demande Jostein Gaarder, que trouve-t-on dans la religion chrétienne ? - Une vision de l’Histoire linéaire, avec les notions typiquement sémites de création et de jugement dernier ; - l’existence de nombreux dieux mineurs (Jésus lui-même présenté comme une sorte de dieu, le Saint-Esprit, de nombreux saints) – tendance indo-européenne ; - l’autorisation indo-européenne de représenter les dieux (ce dont témoignent les statues et peintures variées des églises et cathédrales) ; - enfin une vie religieuse centrée, de manière très sémite, sur la prière et la lecture, surtout depuis la Réforme. Voilà des informations qui nous font jeter un œil nouveau sur le monde dans lequel nous vivons. Une autre surprise du même ordre réside dans la description que J. Gaarder fait de l’hellénisme. Cette période s’étend globalement du 4ème siècle avant au 4ème siècle après J.-C. (juste avant le Moyen-âge). Après la conquête de la Grèce par les Romains, la pensée grecque rayonne dans toute l’Europe. Nous percevons aujourd’hui l’hellénisme, en effet, comme une époque charnière de transmission des connaissances accumulées par les différentes civilisations antiques et de développement du christianisme. Or, l’auteur nous apprend que si elle fut bien marquée par un syncrétisme qui mélangea les religions et les pensées, beaucoup de gens perdirent alors leurs repères et furent gagnés par l’incertitude quant à la vie en général et à la leur en particulier. L’Antiquité tardive fut en fait vécue sous le signe du doute et du pessimisme. Le Monde de Sophie permet donc non seulement d’apprendre mais de s’étonner, de se questionner, de réfléchir – ce qui signe incontestablement le livre de philo qui atteint sa cible. Difficile, par exemple, de ne pas s’attarder sur ce que dit Hegel de nos conditions de vie matérielles : selon lui, elles concourent à définir notre mode de pensée, ce qui fait que nous ne pouvons pas prétendre qu’aucune soit juste et éternelle en nous basant uniquement sur notre raison. Ou sur celle de Kant selon laquelle celui qui se contente de suivre ses pulsions n’est pas libre, et qu’il faut beaucoup d’indépendance pour se détacher de ses désirs. Que dire de celle de Hume quand il affirme qu’il « n’existe pas de moi ou de noyau immuable de la personnalité », parce que la vie est une suite incessante d’états psychiques et physiques différents ? Cette pensée moderne date du 18ème siècle … On le voit, la lecture de cet ouvrage est un vrai plaisir. Il donne envie de se plonger dans les œuvres des philosophes, d’aller plus loin. Les notions étant abordées de façon limpide (y compris les idées de Marx ou de Freud !), le lecteur a la satisfaction de comprendre, de ne jamais buter sur le sens et donc de ne pas se décourager. L’apport en termes de culture générale est important et j’ai du mal à imaginer meilleure préparation à l’année de Terminale pour les élèves que cette matière, inconnue jusqu’alors, inquiète parfois. Un joli cadeau pour l’été entre la Première et la Terminale ou pourquoi pas, pour Noël. Karin Lafont-Miranda – 2001 / 2014 2