éthique et activité esthétique - Atelier des Arts Philosophiques

Isabelle Guay
ÉTHIQUE ET ACTIVITÉ ESTHÉTIQUE
La philosophie dans le labyrinthe des Jeux de concepts,
une œuvre sur ordinateur de Gilbert Boss
2009
Résumé
Chez les Modernes, il était fréquent qu’un intérêt pour les exercices ou arts de la
pensée soit intimement lié à une conception de la philosophie comme formation de
l’individu pour lui-même. L'éthique pouvait alors être comprise comme consistant en
une telle formation, et le développement d'un art des concepts, l'exercice du jugement
ou le raffinement du caractère à l'aide des arts libéraux pouvaient être conçus comme
différents aspects de l'activité esthétique en un sens large. Puis la philosophie s’est
scindée en plusieurs disciplines, si bien que nous distinguons aujourd’hui les
différents domaines que sont l'éthique, l'esthétique, la politique, la théorie de la
connaissance, la théorie du langage ou la métaphysique, par exemple. Il s'agira dans
ce mémoire de montrer que le courant moderne pour lequel l'éthique et l'esthétique
sont intimement liées se poursuit toujours aujourd'hui, et de trouver à exercer une
pratique artistique, plutôt que théorique, de la philosophie, dans la perspective d'une
réflexion sur les rapports du développement d'une telle pratique avec la formation de
l'individu pour lui-même et à partir des Jeux de concepts de Gilbert Boss, une oeuvre
philosophique sur ordinateur. La conception originale de la liberté rendue possible par
le déploiement d'un ensemble de jeux de concepts permettra de montrer comment
celle-ci peut mener à l'élaboration d'un projet de société ainsi qu'à un renouveau de
notre rapport à la philosophie.
Introduction
Aujourd'hui encore, la philosophie continue à vivre et à produire des œuvres
originales. C'est le cas des Jeux de concepts de Gilbert Boss. Il s'agira dans ce
mémoire de présenter quelques aspects du système philosophique qu'il a développé
dans cette œuvre sur ordinateur, que j'aborderai dans la perspective d'une réflexion
sur les rapports entre l'éthique et l'activité esthétique. Je commencerai par montrer
rapidement dans quel sens général je propose de comprendre ces rapports, avant de
poursuivre la réflexion amorcée à partir de l'élaboration de jeux de réflexion inspirés
par les Jeux de concepts, auxquels sera convié le lecteur.
Pourquoi s'intéresser aux liens que peuvent entretenir l'éthique et l'activité
esthétique ? L'éthique n'est-elle pas une réflexion sur les normes ou règles selon
lesquelles il est justifié d'agir, et l'esthétique, une discipline s'intéressant à l'étude des
arts, et par exemple à la définition du beau ou à l'analyse des autres critères
esthétiques que peuvent manifester les œuvres artistiques ? A partir d'une telle
distinction, leurs rapports n'apparaissent-il pas comme étant relativement distants ?
Selon une conception courante, en effet, l'éthique concerne par exemple la définition
de règles selon lesquelles il faut agir. Il s'agit alors de réfléchir aux valeurs qui
devraient être considérées comme importantes dans un certain contexte. Un ensemble
d'actions et de réactions sont ensuite conçues comme souhaitables, de sorte qu'il faut
alors chercher à définir le type de règles susceptibles de les susciter chez les gens.
Dans le même sens, si l'on procède de façon descriptive, à la façon du sociologue, on
s'intéressera aux différents types de dispositifs créés par les sociétés pour stabiliser un
groupe social autour d'habitudes et de valeurs communes. Pour ce qui est de
l'esthétique, on cherchera par exemple à décrire ou à définir ce que sont les valeurs
esthétiques. Ou encore on se demandera si le beau existe réellement, en tant que
phénomène esthétique pouvant être reconnu par tous, ou s'il est plutôt relatif aux
goûts de chacun. D'autres types de catégories esthétiques, le laid, le sublime, le kitch,
etc., pourront aussi être analysés. L'éthique et l'esthétique sont alors deux types de
réflexions qui n'ont que peu ou pas de relations entre elles.
Il existe pourtant un important courant moderne pour lequel l'éthique et
l'esthétique (en un sens large) sont considérées comme intimement liées entre elles en
tant qu'elles sont chacune un important moyen de formation de l'homme pour lui-
même. La conception dominante de l'éthique (ou de la morale) implique bien que
celle-ci requière une certaine formation de l'homme, mais pour le rendre plus
conforme à une conception précise de la morale plutôt que pour le former comme
individu, à partir de son caractère et de ses intérêts propres conçus comme devant être
raffinés et développés pour eux-mêmes. Pour de nombreux auteurs de ce courant
moderne, au contraire, l'éthique est conçue comme impliquant une formation du
caractère, des sentiments et de la raison, visant non pas tant l'obéissance à des règles
2
que le développement d'un art de vivre grâce à l'exercice des différentes facultés
d'une individualité toujours singulière, comme chez Spinoza par exemple1. En ce sens
l'éthique implique une attitude radicalement active, une progression vers l'autonomie
du jugement, c'est-à-dire quelque chose comme une formation à la liberté, qui puisse
permettre à l'action de se diriger autrement qu'en fonction de préjugés ou d'impératifs
simplement reçus comme tels. C'est ici qu'interviennent les arts, au sens large
d'exercices du jugement comme au sens strict. Plusieurs penseurs, comme Hume ou
Schiller, accordent en effet aux arts une puissance bien supérieure à celle qu'on tend à
leur supposer aujourd'hui, et notamment une puissance morale2. Le beau n'est alors
pas vu comme ce qui satisfait les goûts immédiats mais comme ce qui plaît au
jugement éduqué, et même ce qui élève l'âme (comme nous le verrons plus loin).
Dans cette perspective, les arts sont considérés comme pouvant avoir une action
sur les ressorts qui permettent à l'homme d'agir au lieu de simplement réagir. Ils
deviennent un moyen de développer le jugement et de raffiner la sensibilité, en
rendant par l'homme plus libre et donc davantage capable de discernement et
d'action réfléchie. L'idée de l'exercice des facultés sensibles et d'une formation du
jugement est alors impliquée dans celle de l'esthétique, de sorte que l'éthique et
l'esthétique ne sont plus vues comme des domaines d'études distincts ou comme des
sphères de la vie séparées, mais comme différentes facettes de la culture de l'homme
par lui-même, de sa formation à la liberté et de son élévation morale. Schiller
présentait même sa conception de l'éducation esthétique de l'homme, d'ordre
éminemment moral, en disant qu'une telle éducation était indispensable à
« l'édification d'une vraie liberté politique »3. En cela sa conception de la liberté se
rapprochait de celle de Spinoza, parmi d'autres, en ce qu'elle était vue comme
impliquant le développement des facultés de l'homme (et non comme une faculté
entièrement acquise dès le départ), ou de la conception de l'autonomie des Lumières,
qui est également le développement d'une liberté de juger au sens le plus large du
terme.
Il existe tout un courant, depuis la modernité jusqu'aujourd'hui (même si ce n'est
pas le courant dominant), pour lequel l'éthique et l'esthétique sont conçues comme
étant les moyens d'une telle formation de l'homme, par laquelle il puisse développer,
véritablement, une capacité de juger, de goûter, de ressentir et d'agir qui lui soient
propres, c'est-à-dire par laquelle il puisse devenir libre.
Avant de présenter brièvement quelques auteurs de ce courant, pour montrer
plus concrètement quels sont les types de rapports entre l'éthique et l'esthétique qui
retiendront mon attention dans ce moire, je propose d'envisager d'abord quelques
raisons pouvant expliquer pourquoi, aujourd'hui, il n'est plus souvent accordé à la
1Voir Spinoza, B., Éthique, Paris : Garnier-Flammarion, 1965.
2A ce sujet, voir l'essai de Hume, D., « De la délicatesse de goût et de passion », in Essais moraux,
politiques et littéraires et autres essais, Paris: PUF, 2001, et Schiller, F., Lettres sur l'éducation
esthétique de l'homme, Paris : Aubier, 1943.
3Schiller, F., op. cit., p. 71.
3
formation de l'homme pour lui-même l'importance fondamentale que les modernes lui
attribuaient. Diverses conceptions de l'homme nous poussent en effet à n'accorder que
peu d'importance à ce type de formation, ce qui a pour conséquence de ramener
l'éthique et l'esthétique à de simples domaines d'études théoriques conçus comme tout
à fait distincts l'un de l'autre. Si l'individu est vu comme devant agir selon des valeurs
ou des règles jugées importantes pour la société davantage que pour son propre
développement (et comme devant alors apprendre à les reconnaître et à réfléchir à
leur sujet), une formation de ses capacités pour elles-mêmes n'est en revanche pas
considérée comme un enjeu fondamental. J'envisagerai d'abord l'une des raisons qui
me semblent pouvoir expliquer le fait que nous n'accordions souvent qu'une
importance secondaire au développement de l'individu pour lui-même. Cette raison
est que nous tendons à ne pas considérer que la liberté soit le fruit d'une formation
poussée des capacités de l'homme, ce pourquoi l'éthique et l'esthétique ne sont pas
vues comme pouvant constituer un enjeu majeur de cette formation. Cela me conduira
à la présentation d'auteurs pour lesquels ce type de formation est conçu comme
essentiel, autant pour l'individu lui-même que pour la société. Brossons donc une
esquisse de deux de ces conceptions, choisies parmi d'autres en raison de leur
fréquence et de leur radicalité, pour voir plus concrètement en quoi elles tendent à
nous empêcher de concevoir la liberté comme impliquant une formation.
Selon la première, l'homme d'aujourd'hui se voit comme l'homme objectif,
incarnation de la nature humaine débarrassée des idéologies, faisant choix de soi
librement, c'est-à-dire décidant des valeurs qui lui importent, de ce qu'il fera de ses
temps libres, choisissant les produits culturels qui lui conviennent parmi ceux des
multiples cultures qui s'offrent à son libre désir. Dans cette perspective, nous pensons
que maintenant que bon nombre d'entre nous ne sont plus dirigés depuis l'extérieur
par les puissances religieuses ou, plus largement, idéologiques (lesquelles
prétendaient savoir mieux que nous ce que nous devions privilégier, faire, aimer,
penser), chacun est libre de se développer selon sa personnalité propre et a le choix de
ce qu'il fera de sa vie, dans les limites de ce que permet la loi. Cette conception est
souvent liée à celle selon laquelle l'ordre social actuel trouve son fondement dans les
besoins réels de l'homme. En effet, nous pensons souvent que nos sociétés n'obligent
plus désormais à une certaine conception de l'homme ou du bien et qu'elle est donc
neutre, du point de vue idéologique, s'occupant uniquement de régler l'économie
autour des besoins de l'homme (et laissant chacun choisir les façons de satisfaire les
besoins de sa nature plus privée tels que l'amitié ou la reconnaissance).
Selon cette conception, l'idée que la formation éthique et esthétique de l'homme
est un moyen de développer sa liberté peut difficilement paraître très convaincante :
l'homme est déjà un être relativement achevé. Il peut être tourné de ce qu'il serait
devenu en évoluant librement, lorsqu'il est empêché de se développer selon ses désirs
(en raison de croyances l'empêchant de juger des choses par lui-même ou de
différents autres types de conditionnements). Mais sinon on pensera souvent, dans
cette perspective, que la liberté est une sorte de caractéristique plus ou moins
spontanée de la nature humaine, dont l'exercice peut être contrarié, mais qui dans des
circonstances normales permet à chacun de développer un caractère qui lui est propre,
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