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que le développement d'un art de vivre grâce à l'exercice des différentes facultés
d'une individualité toujours singulière, comme chez Spinoza par exemple1. En ce sens
l'éthique implique une attitude radicalement active, une progression vers l'autonomie
du jugement, c'est-à-dire quelque chose comme une formation à la liberté, qui puisse
permettre à l'action de se diriger autrement qu'en fonction de préjugés ou d'impératifs
simplement reçus comme tels. C'est ici qu'interviennent les arts, au sens large
d'exercices du jugement comme au sens strict. Plusieurs penseurs, comme Hume ou
Schiller, accordent en effet aux arts une puissance bien supérieure à celle qu'on tend à
leur supposer aujourd'hui, et notamment une puissance morale2. Le beau n'est alors
pas vu comme ce qui satisfait les goûts immédiats mais comme ce qui plaît au
jugement éduqué, et même ce qui élève l'âme (comme nous le verrons plus loin).
Dans cette perspective, les arts sont considérés comme pouvant avoir une action
sur les ressorts qui permettent à l'homme d'agir au lieu de simplement réagir. Ils
deviennent un moyen de développer le jugement et de raffiner la sensibilité, en
rendant par là l'homme plus libre et donc davantage capable de discernement et
d'action réfléchie. L'idée de l'exercice des facultés sensibles et d'une formation du
jugement est alors impliquée dans celle de l'esthétique, de sorte que l'éthique et
l'esthétique ne sont plus vues comme des domaines d'études distincts ou comme des
sphères de la vie séparées, mais comme différentes facettes de la culture de l'homme
par lui-même, de sa formation à la liberté et de son élévation morale. Schiller
présentait même sa conception de l'éducation esthétique de l'homme, d'ordre
éminemment moral, en disant qu'une telle éducation était indispensable à
« l'édification d'une vraie liberté politique »3. En cela sa conception de la liberté se
rapprochait de celle de Spinoza, parmi d'autres, en ce qu'elle était vue comme
impliquant le développement des facultés de l'homme (et non comme une faculté
entièrement acquise dès le départ), ou de la conception de l'autonomie des Lumières,
qui est également le développement d'une liberté de juger au sens le plus large du
terme.
Il existe tout un courant, depuis la modernité jusqu'aujourd'hui (même si ce n'est
pas le courant dominant), pour lequel l'éthique et l'esthétique sont conçues comme
étant les moyens d'une telle formation de l'homme, par laquelle il puisse développer,
véritablement, une capacité de juger, de goûter, de ressentir et d'agir qui lui soient
propres, c'est-à-dire par laquelle il puisse devenir libre.
Avant de présenter brièvement quelques auteurs de ce courant, pour montrer
plus concrètement quels sont les types de rapports entre l'éthique et l'esthétique qui
retiendront mon attention dans ce mémoire, je propose d'envisager d'abord quelques
raisons pouvant expliquer pourquoi, aujourd'hui, il n'est plus souvent accordé à la
1Voir Spinoza, B., Éthique, Paris : Garnier-Flammarion, 1965.
2A ce sujet, voir l'essai de Hume, D., « De la délicatesse de goût et de passion », in Essais moraux,
politiques et littéraires et autres essais, Paris: PUF, 2001, et Schiller, F., Lettres sur l'éducation
esthétique de l'homme, Paris : Aubier, 1943.
3Schiller, F., op. cit., p. 71.