Inauguration de l'espace dédié aux tirailleurs africains morts pour la France le 16 novembre 2013 Vous avez souhaité consacrer cet espace à tous les Africains morts pour la France, depuis la création du premier régiment de tirailleurs. Vous le consacrez au souvenir de ceux dont la sépulture est loin de leur terre natale, de celle où le deuil s'est fait sans corps. Vous le consacrez à tous ceux qui, encore vivants, figurent au nombre de nos anciens combattants en France ou dans les nations d’Afrique. Vous le consacrez enfin à la mémoire commune des peuples africains et du peuple français qui partagèrent une histoire souvent douloureuse et mouvementée, mais qui ne cesse de nous unir, cinquante ans après l'indépendance. Je ne peux que saluer cette initiative alors que nous nous apprêtons à célébrer le Centenaire de la guerre de 1914. C'est plus d'un demi-siècle avant la Grande guerre, sous le Second Empire, que le corps d'infanterie indigène des tirailleurs sénégalais fut créé. Napoléon III, le 21 juillet 1857, signa à Plombières le décret instituant le corps à la demande du gouverneur général de l'Afrique de l'Ouest, Faidherbe. La IIIème République reprendra le flambeau avec la formation, le 7 mai 1900, du 1er régiment de tirailleurs sénégalais. Cette même année, les troupes de marine deviennent troupes coloniales, et intègrent l'armée de terre. Nous pouvons rappeler que c’est à peine cinq ans après l’armistice, en mai 1923, que le 24ème régiment de tirailleurs sénégalais fut établi à Perpignan. L'historien Jean-François Mouragues nous le donne à voir dans son ouvrage Soldats de la République, les Tirailleurs sénégalais dans la tourmente : « Malhabiles avec leurs brodequins cloutés auxquels ils ne sont pas habitués, ils traversent toutes les semaines, Nouba en tête, la ville de Perpignan qui se réveille au son des clairons et de la grosse caisse régimentaire. Le coupe-coupe qui pend à leur ceinture marque les esprits des tout-petits. Cet outil qui a été adopté en 1898, et qui sert avant tout comme sabre d'abattis, sera utilisé lors de la Première Guerre comme arme blanche, contribuant à renvoyer une image d'extrême bravoure côté français ». De fait, la République témoignait dès l'entre-deux-guerre aux Africains combattant sous ses drapeaux une profonde reconnaissance, et des monuments furent érigés pour célébrer l’héroïsme de l’Armée noire, comme l’on disait alors. Quelques années plus tard, cet héroïsme fut encore éprouvé, lorsque les troupes du 24ème régiment, après avoir foulé le sol catalan, furent portées à la défense de la Ligne Maginot et du front ardennais. Le sang de ces hommes coula encore, dans une terre d’exil qui n’était pas toujours une terre d’adoption. Il faut rappeler que le sacrifice des tirailleurs africains fut en quelque sorte double, puisqu’ils se vouèrent à la défense de la République, à une époque où la qualité de citoyen leur était généralement refusée. C’était le temps de l’Empire colonial et du Code de l’Indigénat. C’était le temps de la mobilisation forcée, le temps des mutineries, des exactions comme le massacre de Thiaroye, le 1er décembre 1944, que le Président de la République a reconnu solennellement devant l’Assemblée nationale du Sénégal, il y a un an. Certes, nombre de figures honorèrent les valeurs universelles qui sont aujourd’hui les nôtres. Rendons ici hommage à l’action d’un Blaise Diagne, premier élu africain de la chambre des députés de la IIIème République : il permit aux habitants des quatre communes du Sénégal, les comptoirs d’implantation historique de la France, d’accéder à la citoyenneté, du fait de leur engagement pendant la Grande Guerre. Toutefois, comment envisager sereinement ce legs difficile ? Quelle doit être la posture des générations présentes face à cet héritage paradoxal, à l’image des relations complexes entre la France et l’Afrique ? La devise du 24ème régiment de tirailleurs peut sonner comme une maxime de sagesse, et nous apporter un début de réponse. Cette devise, traduite du latin, était : « Marchons toujours, nous ne mourons pas ». « Nous ne mourons pas » : cela nous invite tout d’abord au recueillement et au souvenir. Nous devons conserver le sens de cette histoire dont les guerres ont accouché, impliquant des tirailleurs jusqu'aux indépendances. Les batailles d’Ypres et de Verdun, où des tirailleurs se sont illustrés, doivent être connues des jeunes générations, en France, mais aussi en Afrique. Rappelons en effet qu'en 1914-1918, ce sont 161 250 tirailleurs qui ont été recrutés, et 134 000 qui sont intervenus de la Somme aux Dardanelles. Près de 30 000 d'entre eux tomberont au feu. Souvenons-nous également des quelques 24 000 tirailleurs morts en 1940-1944, et de tous ces Africains qui, de la bataille de Bir Hakeim au débarquement de Provence, ont contribué à la Libération. Souvenons-nous que la France libre « s’est levée à Brazzaville », pour citer le Général de Gaulle. « Nous ne mourons pas » : cela invite à faire œuvre d’histoire et donne à voir la saignée de la guerre. Le Président de la République, dans son récent discours sur la commémoration du centenaire de la Grande Guerre, a rappelé que sur le futur mémorial de Notre-Dame-de-Lorette, seront inscrits les noms des 600 000 soldats tombés dans le Nord-Pas-de-Calais, dont nombre de tirailleurs, sans distinction de nationalité. Troupes coloniales et métropolitaines, égales face au feu, sont égales devant l’histoire et la reconnaissance. Un hommage leur sera rendu le 11 novembre 2014. « Nous ne mourons pas » : cela évoque, en somme, le devoir de mémoire qui ne doit pas être une obligation institutionnelle, une morale sanctuarisée et figée, au contraire, le devoir de mémoire est une évocation permanente et vivante au dépassement de soi et à l'esprit de Nation. Les épreuves du passé doivent fournir l'inspiration, à l’heure où nous devons faire face à une crise profonde et protéiforme. Crise en Europe d’abord, où malgré la paix, les vicissitudes économiques, l’incertitude des valeurs sont à la source de bien des inquiétudes. Crise en Afrique également, où malgré les espoirs suscités par l’émergence, les défis du développement restent encore à relever. Bien plus, les troubles et l’instabilité et en particulier les affres du terrorisme nous interpellent et nous obligent. De même que les tirailleurs vinrent à notre secours en août 1914 et en mai 1940, la France par l'action de son armée, consciente de la dette passée, se porte à l’aide du Mali pour le rétablissement de sa souveraineté, la lutte contre le terrorisme et l'affirmation des principes démocratiques. En somme, à l'échelle du temps qui passe, des liens imprévisibles de solidarité et de reconnaissance pour le sang versé ont été unis par l'Histoire et continuent de forger nos idéaux. Le Maréchal Foch l’illustrait en une sentence : « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ». Notre mémoire et notre dette nous les exprimons aujourd’hui au Mali même si notre époque est une période édifiante pour les Européens qui sont accoutumés à la paix, et pour qui la guerre n'est qu'un concept lointain. Sachons donc nous montrer dignes de l’héritage de ces Tirailleurs, de ces Poilus, de ces combattants de toutes les Nations qui sublimèrent de leur engagement, de leur courage, de leur sacrifice, les pages si sombres de conflits sans concession pour le soldat du front, celui de la mitraille, celui de l'horreur, de la mort et des douleurs. Sachons surtout, peuples de tous les continents qui ont souffert, nous montrer solidaires en souvenir de ces guerres qui sont toujours injustes pour le combattant qui souffre. Gardons conscience des ravages de celles-ci, pour maintenir vibrant l'hommage de Léopold Sédar Senghor dans son poème « Aux Tirailleurs sénégalais morts pour la France » : Ecoutez-nous, morts étendus dans l'eau au profond des plaines du Nord et de l'Est. Recevez ce sol rouge, sous le soleil d'été, ce sol rougi du sang des blanches hosties Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais Morts pour la République ! Sachons donc faire d’un passé de violences le gage d’un avenir apaisé. La mémoire Africaine des tirailleurs est aussi un message éminemment universel puisque cette mémoire a œuvré à la liberté du monde. Elle nous engage aussi à combattre, sans complaisance et sans faiblesse, les expressions terroristes qui ruinent la liberté des peuples. Ils sont là ces impératifs moraux que nous devons rappeler à chaque occasion comme c'est le cas, aujourd'hui, devant cette plaque commémorative qui doit collectivement nous élever.