Sarah Kofman et le devenir-femme des
philosophes
GENCOD : 9782705683061
PASSAGE CHOISI
«Sérieux» ? Sarah Kofman !
Plus personne, dit-on, n'est réputé s'intéresser sérieusement à l'oeuvre de Sarah Kofman.
Surtout pas à sa pensée ! Plus personne ne passe vraiment de temps à la lire, tant et si bien,
d'ailleurs, que plusieurs ouvrages de cette oeuvre colossale ne sont même plus disponibles
en librairie.
L'oeuvre de Sarah Kofman n'appartient plus au domaine contemporain - mais de qui
aura-t-elle été la contemporaine ? D'aucuns diront qu'elle aurait justement été bien trop
«contemporaine» d'une certaine époque de la philosophie française : miméticienne de tous
les «grands» philosophes dont elle partageait les années, les lieux de pensée et de travail. On
inféoderait alors cette oeuvre aux maîtres qui l'auraient inspirée, qui auraient guidé son
propre travail, de sorte aussi que le rapport qu'entretiennent ses ouvrages avec ceux-ci ne
serait rien d'autre que le rapport de la copie au modèle.
Les nombreuses notes de bas de page, d'ailleurs, où elle affirme les suivre de «très près»
témoigneraient à la décharge de cette réputation (dont il faut reconnaître que nous l'avons
nous-même forgée de toutes pièces, nous contentant d'interpréter follement le silence qui
nous fournit aussi l'occasion d'écrire) que Sarah Kofman n'aurait rien écrit qui lui soit
vraiment propre. Ces reconnaissances de dettes renforcent l'apparence mimétique de son
oeuvre.
Cette situation serait celle d'une oeuvre dont le nombre considérable de volumes ne dirait
rien de plus, ou rien de fondamental. Rien de proprement marquant n'y serait inscrit qui lui
appartiendrait vraiment. Cette oeuvre qui n'inscrirait rien dans l'histoire autoriserait que nous
concevions qu'elle n'est l'oeuvre de personne, ne méritant alors nullement que l'on sauve
son nom, sinon à la manière d'une citation. Dire «Kofman», ce serait citer tous les auteurs
qu'elle mime (Derrida, Lyotard, Lacoue-Labarthe, Deleuze, mais aussi Nietzsche,
Freud...).«Kofman» ? Une sorte d'hypertexte qui inviterait à nous retourner vers les grands
originaux.
Cette situation ambivalente de Sarah Kofman, qui revendiquait les dimensions ironique et
jubilatoire de son travail, changerait de sens si nous la mettions en miroir de celle, si
particulière, d'un autre ironiste qui, quant à lui, n'a rien écrit et que nous ne pouvons situer,
quand il faut en dire quelque chose, que par le biais de quelques détails biographiques et,
plus substantiellement, au milieu de ses illustres contemporains.
Rappelons-nous cette page où Kofman citait (tronquant provisoirement le passage) les
Leçons sur l'histoire de la philosophie de Hegel pour ouvrir son «propre» Socrate(s).
Socrate(s) : un texte ardu dont il semble difficile de dire quoi que ce soit qui ne soit
immédiatement une traîtrise, une manière de ne pas entendre. Dans cet ouvrage, Sarah
Kofman porte l'infidélité à sa dernière limite en renforçant, plus que jamais, l'hypertextua-lité
de son écriture. Roman de roman, roman à clefs où toute clef est aussi un verrou. Un esprit
tenté par la systématicité - et après tout, ne le sommes-nous pas ? - ne saurait y entrer, ou
n'y entrerait qu'en s'en exceptant. On ne saurait parfaitement le lire, le lire totalement, en
faisant l'économie de l'ivresse, non parce que le propos serait l'expression de l'ivresse, mais
parce que cette lecture, «mine de rien», devrait être à l'image du texte et de son objet : une
exception, un néant d'écriture, une économie du redoublement où chaque mot avancé
ressemblerait à une échéance supplémentaire - reconduirait tous les héritages, toutes les
créances, toutes les oppositions. Socrate, donc, dont on ne pourrait affirmer que :
«La naissance de Socrate se situe dans la quatrième année de la 77 olympiade (469 av. J.-C);
son père Sophronicos était sculpteur, sa mère Phénarète était sage-femme [...]. Socrate était
mort ol. 95,1 (399-400 av. J.-C.) étant âgé de 69 ans; une olympiade après la fin de la guerre
du Péloponnèse, 29 ans après la mort de Périclès et 44 ans avant la naissance d'Alexandre.»
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