N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 80 L’HÉRITAGE COLONIAL LE COLONIALISME, “UN ANNEAU DANSLENEZDELA RÉPUBLIQUE”* Le colonialisme a partie liée avec l’idéologie de la IIIe République naissante : il permet de contrebalancer le “revanchisme” de droite et d’affermir la République encore fragile avec un projet porteur d’unité nationale. Associée au progrès, à l’égalité – certes différée en ce qui concerne les colonisés – et à la grandeur de la nation, la “mission civilisatrice de la France” a laissé des traces importantes dans les représentations politiques républicaines. Aussi la déconstruction de l’idéologie coloniale est-elle essentielle pour comprendre l’attitude de la société d’aujourd’hui à l’égard de l’immigration en provenance de pays anciennement colonisés. Une question taraude aujourd’hui la plupart des historiens qui s’attachent au passé colonial français : pourquoi est-il impossible, dans ce pays, de revenir lucidement sur cette histoire ? Pourquoi cette impossibilité de penser les articulations entre immigration et colonisation ? Malgré des travaux historiographiques plus nombreux ces cinq dernières années, insistant sur le lien spécifique entre colonisation et immigration(1), des expositions peu nombreuses mais largement diffusées(2) et quelques maigres documentaires TV sur le thème, l’écrasant silence qui recouvre l’histoire coloniale se prolonge, étouffant toute possibilité de socialiser en profondeur une mémoire coloniale assumée. Par exemple, de toute évidence, le passé colonial pose encore problème aux programmateurs de nos grandes chaînes de télévision françaises. Aucun grand film synthétique sur le colonialisme, comme de Nuremberg à Nuremberg sur l’Allemagne nazie, aucun film mythique comme Nuit et brouillard. Tout au plus peut-on citer le bon, comme la série La mémoire oubliée d’Eric Deroo et Alain de Sédouy, Africapub ou divers documents sur les guerres d’Algérie et d’Indochine (car seules les guerres semblent transcender le colonial au point d’émerger dans l’univers des médias), et le moins bon, comme Africablues, diffusé à plusieurs reprises sur FR3, puis France 3, qui dans le genre n’a rien à envier par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard** 1)- En ce qui concerne les cinq dernières années, on peut citer : Le credo de l’homme blanc (1995), L’Autre et Nous (1995), De l’indigène à l’immigré (1998), L’Autre (1996), “Imaginaire colonial, figures de l’immigré” (H&M, 1997), Post-Colonial Cultures in France (1997), L’ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine (1998), Images de l’Autre (1998), République et colonies (1999), “Fictions de l’étranger” (Quasimodo, 2000)… * L’expression est d’Aragon, dans le poème Il pleut, il pleut sur l’Exposition coloniale, 1931. ** Nicolas Bancel est historien, maître de conférences à l’université Paris Sud-Orsay (Upres 1609, CRSS) ; Pascal Blanchard est historien, chercheur associé au Cersoi (Aix-en-Provence), directeur de l’agence historique Les Bâtisseurs de mémoire. Ils ont fondé et codirigent depuis dix ans l’Achac, en tant que vice-président et président, avec Sandrine Lemaire et Emmanuelle Collignon, et ont publié ensemble plusieurs ouvrages sur l’imaginaire colonial, dont Images et colonies (1993), L’Autre et Nous (1995), Images d’Empire (1997) et De l’indigène à l’immigré (1998). LES RACINES RÉPUBLICAINES DE L’IDÉOLOGIE COLONIALE 4)- Gérard Noiriel, Les racines républicaines de Vichy, Fayard, Paris, 1999. Nous ne paraphrasons pas le titre d’un récent ouvrage de Gérard Noiriel(4) par simple goût du clin d’œil. Dans son esquisse des lignes de continuités politiques maillant l’entre-deux-guerres à la période de Vichy – considérée encore comme une expérience anachronique par la plupart des historiens –, l’ouvrage de Gérard Noiriel ouvre des perspectives tout à fait singulières. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on veut faire dire au terme de République. On peut prendre le mot soit comme un équivalent d’appareil d’État (et c’est apparemment ce que fait Noiriel), soit comme une position politique qui, au cours du XXe siècle, après de nombreuses confrontations avec d’autres systèmes de pensée (monarchie, fascisme, communisme, etc.), finit par s’impo- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 81 3)- Voir Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, De l’indigène à l’immigré, Gallimard, coll. “Découvertes”, Paris, 1998. aux films de propagande de l’Agence des colonies des années cinquante. Enfin, comment ne pas rendre hommage ici à deux films “historiques” : Afrique 50, de René Vautier, qui reste un document exceptionnel et, dans un autre registre, Coup de torchon, de Bertrand Tavernier, certainement l’une des meilleures fictions sur le passé colonial français. Or, la déconstruction de cette période est essentielle pour appréhender les prolongements actuels de cette histoire, dans le domaine notamment des mentalités – comment s’est construit notre rapport à l’Autre, le colonisé, puis à son successeur, l’immigré(3) – et dans celui, déterminant également, des rapports intercommunautaires. Le présent article témoigne peut-être, pour nous, d’une interrogation d’autant plus essentielle qu’elle nous renvoie à une difficulté très réelle à faire socialement résonner la question de l’histoire coloniale. Manifestement, alors qu’aujourd’hui les connaissances existent, que l’impact de la colonisation sur la France contemporaine est à présent démontré, ces connaissances ne rencontrent pas d’échos significatifs. Nous sommes confrontés, d’une certaine manière, à notre propre impuissance. Il faut donc nous interroger sur le pourquoi de ce silence, sur les raisons de résistances d’ordre politique, mais aussi social et idéologique. Notre hypothèse est que la colonisation remet en question un référent identitaire national et politique quasi universel en France : la République et ses valeurs. Il semble en effet que la colonisation – mais aussi les politiques d’immigration qui lui sont directement liées – bouleverse le socle idéologique sur lequel repose l’idée de République. Cette idée républicaine doit être prise non dans son acception étroitement politique, mais bien plutôt dans sa consonance sociale et culturelle, comme l’un des ferments idéologiques essentiels sur lequel va se bâtir l’État-nation dans la première partie du XXe siècle. L’HÉRITAGE COLONIAL 2)- On nous permettra de citer notre travail à titre d’exemple : l’exposition Images et colonies, présentée à Paris et dans plusieurs villes françaises, européennes et africaines depuis 1993, et surtout le programme pédagogique (mallette et exposition) diffusé à plus de 120 exemplaires et qui continue aujourd’hui à être largement exploité en Europe, dans les Dom-Tom et dans une quinzaine de pays africains. (Voir aussi la chronique “Livres”, p. 155-157). N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 82 L’HÉRITAGE COLONIAL ser dans l’imaginaire politique et social après avoir façonné les institutions politiques modernes. Les controverses opposant Olivier Baruch et Gérard Noiriel, dont le journal Le Monde s’est fait la caisse de résonance, traduisent bien ces positions irréconciliables : d’un côté une tentative de montrer que certains faits politiques et juridiques – particulièrement les lois sur les étrangers – recèlent les germes de la dérive ségrégationniste de Vichy (et à cet égard, il nous semble que Noiriel sous-utilise notablement une législation coloniale offrant pourtant une matière particulièrement riche en ce domaine) ; de l’autre, l’impossibilité d’admettre que la République – pourrait-on dire par essence – a pu être à l’origine d’un régime autoritaire et ouvertement raciste. Nous préférons la seconde définition, car elle permet de mieux comprendre que la La colonisation a été intégrée République, autant qu’une réalité politicopar les républicains à travers un dispositif institutionnelle, est aussi une idéologie, de mobilisation idéologique à usage et peut-être plus qu’une idéologie, une interne. Politiquement fragiles, transcendance laïque. menacés par un possible retour Il ne s’agit pas ici de retracer l’histoire politique du début des années 1880, de la monarchie, ils introduisent par ailleurs bien connue. Pour faire des réformes de mobilisation populaire court, on peut rappeler que les princicréatrices d’unité nationale. paux artisans de la conquête coloniale sont alors les républicains opportunistes emmenés par Jules Ferry. On discerne dans le gouvernement de ce dernier quelques-uns des grands noms de la colonisation, comme Léon Gambetta ou Paul Bert. La phrase célèbre que prononça Jules Ferry à l’Assemblée nationale, exhortant à la conquête coloniale, n’est à cet égard pas anecdotique : “Nous avons […] le devoir de civiliser les races inférieures. […] Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, descendre du premier rang au troisième et au 5)- Jules Ferry, Discours à la quatrième [...].”(5) Chambre des députés, 1885. À LA RECHERCHE D’UNITÉ NATIONALE Ce discours est symptomatique de l’engagement politique des républicains opportunistes sur le terrain colonial, dans une atmosphère de méfiance très générale, notamment de la droite conservatrice et ultra, mais aussi de l’extrême gauche(6). On ne s’est jamais réellement interrogé sur les raisons profondes de cet engagement républicain 8)- Jacques Defrance, L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes 1770-1914, coll. “Cultures corporelles”, Presses universitaires de Rennes, 1987. UN TRIPTYQUE RÉPUBLICAIN COLONIAL Ainsi, on aurait tort de penser que l’engagement colonial des républicains est une sorte d’accident, ou une simple libéralité stratégique faite à des milieux d’affaires coloniaux encore assez peu N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 83 7)- Et sur la modification des programmes scolaires, avec notamment l’introduction de la gymnastique obligatoire dès l’École primaire – dont les objectifs disciplinaires et de mobilisation nationale trouveront leur aboutissement dans les bataillons scolaires – qui doivent permettre d’éduquer les parents par l’intermédiaire de leurs enfants. Voir à ce sujet Arnaud Pierre, Le militaire, l’écolier, le gymnaste : naissance de l’éducation physique en France (1869-1889), Presses universitaires de Lyon, 1991. pour l’expansion coloniale. Il apparaît évident – et c’est un facteur qui n’est pas contestable, avancé comme un argument par les républicains eux-mêmes au cours des années 1880 –, que la concurrence avec les autres puissances européennes est un moteur suffisant. L’anglophobie est à cet égard puissamment ancrée et la fascination haineuse pour la puissance impériale britannique est un catalyseur pour la projection, en Afrique notamment, des rivalités continentales. La course à la grandeur, la volonté d’oublier la défaite de 1870 face à la Prusse, l’obsession de retrouver un rang de grande nation, comme le désir de préparer la Revanche sont aussi des raisons évidentes de cet engagement outre-mer. Mais ce qu’on ne saurait ignorer également, c’est que la colonisation a été intégrée par les républicains à travers un dispositif de mobilisation idéologique à usage interne. Les républicains opportunistes, politiquement fragiles, menacés en permanence par un possible retour de la monarchie, introduisent ou poursuivent des réformes de mobilisation populaire créatrices d’unité nationale et susceptibles d’asseoir socialement leur pouvoir. Il s’agit, bien entendu, de la loi sur l’école obligatoire en 1882(7), de la généralisation de la conscription, de même que de l’encouragement par les républicains des tentatives alors les plus marquantes pour créer une unité nationale autour de leur projet, notamment à travers le soutien à la Ligue de l’enseignement ou au réseau très dense, très organisé et actif des sociétés patriotiques de gymnastique(8). Le projet républicain tente de répondre alors à la question de la création d’une communauté nationale en gestation, communauté encore à l’état d’ébauche car non seulement menacée par les divisions politiques, mais aussi par les fractures régionales – les identités locales sont encore très vivaces –, l’hétérogénéité linguistique – et l’on sait que l’un des combats essentiels de l’école sera de combattre par tous les moyens la pluralité des langues –, mais aussi par des institutions a priori hostiles, l’Église et l’armée. Le pouvoir républicain est donc, dans ce contexte, un pouvoir obsédé par sa propre fragilité, et toute la stratégie idéologique de la République est de récupérer pour son propre compte l’idée de nation, d’unité nationale, de créer les valeurs politiques transcendantes à même de mobiliser autour du pouvoir la plus large partie de la société. L’HÉRITAGE COLONIAL 6)- Sur ces questions, on lira Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Seuil, coll. “Points”, Paris, 1995, et la première partie de la thèse de Pascal Blanchard, Nationalisme et colonialisme, université Paris-I, 3 tomes, 1994. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 84 L’HÉRITAGE COLONIAL influents et politiquement émergents, ou encore une concession à une armée désireuse de redorer un blason terni par la défaite de Sedan – car il semble bien que les cadres de l’armée, à l’image de la droite conservatrice à laquelle les officiers issus de l’aristocratie appartiennent presque tous, sont avant tout obsédés par la perte de l’Alsace-Lorraine et la revanche contre l’Allemagne. L’intérêt des républicains pour l’expansion coloniale a donc d’autres motifs. Et on ne voit pas pourquoi on dissocierait les orientations politicoidéologiques de la IIIe République naissante – que nous venons d’esquisser – d’avec les premiers traits d’une idéologie coloniale façonnée à l’origine par ces mêmes républicains dans les balbutiements du régime. Au contraire, tout indique que le projet colonial s’intègre parfaitement dans le système idéologique émergent de la IIIe République. D’abord parce que la colonisation est posée, dès l’origine, comme un grand projet collectif (même si au début des années 1880, il n’est pas encore mobilisateur) à même de réunir l’ensemble des groupes sociaux et des partis politiques. Ensuite parce que le projet colonial est associé aux valeurs essentielles des républicains : le progrès (le positivisme comtien est la philosophie la mieux partagée dans le camp républicain), l’égalité, la grandeur de la nation. C’est autour de ces trois thèmes essentiels de l’idéologie républicaine que se forme l’idéologie coloniale à la fin du XIXe siècle. Avant même la grande poussée expansionniste des années 1880, l’équivalence de la colonisation et du progrès est posée. Ce progrès est de plusieurs ordres. Tout d’abord le progrès scientifique, qui marque le mouvement républicain en profondeur, c’està-dire la croyance en l’essor illimité de la rationalité technique Illustration pour l’Exposition coloniale de Marseille, Grand Palais de l’exportation, 1922. © Achac. LA GRANDEUR DE LA NATION PASSE PAR L’EXPANSION COLONIALE 9)- Voir à ce sujet Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau, Images et Colonies, AchacBDIC, Paris, 1993 et, sur les discours de l’anthropologie, Gilles Boëtsch, “Anthropologie et ‘indigènes’ : mesurer la diversité, montrer l’altérité”, in Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch et Hubert Gerbeau, L’Autre et Nous, Achac-Syros, 1995 et C. Blanckaert, A. Ducros et J.-J. Hublin (dir.), “Histoire de l’anthropologie : hommes, idées, moments”, Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, nouvelle série, tome I, n° 3-4, 1989. 10)- De la colonisation chez les peuples modernes, 1874. Or, l’imaginaire colonial qui est en train de s’imposer à la société française montre les sociétés colonisées, particulièrement en Afrique noire, comme des sociétés de la misère, de la famine, de l’anarchie et des coutumes “barbares”. Image renversée de l’idéal républicain, les sociétés “indigènes” (malgré les hiérarchies explicites ou implicites entre les différentes sociétés colonisées) sont les réceptacles privilégiés du missionarisme laïc véhiculé par l’universalisme républicain. On voit ainsi que, dans la construction idéologique républicaine, l’idée coloniale s’enchâsse naturellement, comme le prolongement outre-mer d’une conquête qui, dans un premier temps, a concerné la métropole. Pour s’en convaincre, il suffit de relire Paul Leroy-Beaulieu en 1874 : “La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa distanciation dans l’espace et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses idées et à ses lois.”(10) On peut dire à cet égard que la conquête coloniale poursuit et étend la colonisation de la métropole entreprise par les républicains, d’abord lors de la Révolution française puis au début de la IIIe République. La grandeur de la nation est le second thème par lequel l’idéologie coloniale s’intègre dans le dispositif républicain. Dans la concurrence qui oppose les républicains à la droite conservatrice, N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 85 L’HÉRITAGE COLONIAL face à toutes les formes d’obscurantismes. Sur ce sujet, les manuels scolaires fournissent des exemples parfois ahurissants de la foi dans le progrès scientifique. Cette foi se manifeste bien évidemment dans la laïcité qui aboutira à la séparation de l’Église et de l’État en 1905. Elle peut se manifester avec d’autant moins de précautions dans le cadre de l’exLe progrès, l’égalité, pansion coloniale et de la conquête de sociétés qui apparaissent alors – la grandeur de la nation. C’est autour de ces trois thèmes essentiels toutes les représentations vont dans ce sens, de même que la presque totade l’idéologie républicaine lité des discours scientifiques (9) – que se forme l’idéologie coloniale comme aveuglées d’obscurantisme. à la fin du XIXe siècle. Au-delà du scientisme, le progrès selon l’idéologie républicaine se cristallise dans les avancées de l’économie – la satisfaction des besoins –, de même que dans l’établissement d’institutions “modernes”, qui sont le gage de la stabilité sociale. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 86 la question du patriotisme est centrale. On a affaire à une dualité profonde et idéologique entre un nationalisme continental revendiqué par la droite nationale – de la ligue de la Patrie française à la ligue des Patriotes en passant par la jeune Action française – et un nationalisme colonial naissant. Les perspectives offertes par la monopolisation du thème colonial en ce domaine sont prometteuses (puisque les républicains ne peuvent rivaliser avec la droite sur le terrain de la germanophobie) : la colonisation est immédiatement perçue à la fois comme une extension de la nation française mais aussi comme la condition de sa puissance face aux compétiteurs européens. De ce fait, l’idéologie coloniale en formation intègre à l’origine l’idée que les colonies sont ou seront une extension de la France républicaine. L’identification entre nation, État républicain et empire colonial est donc essentielle dans le processus de formation de l’idéologie coloniale. L’HÉRITAGE COLONIAL L’ÉGALITÉ DIFFÉRÉE Dans le prolongement de cette conception républicaine de la colonisation, l’égalité s’impose comme une valeur essentielle de l’idéologie coloniale républicaine. Une égalité certes différée – puisqu’elle demande avant sa réalisation le progrès des peuples colonisés, l’accès à une hypothétique “maturité” –, mais qui trouve une théorisation politique immédiate dans la doctrine de l’assimilation et dont l’école des chefs de Saint-Louis-du-Sénégal, dès la fin du XIXe siècle, puis, de manière emblématique, l’école William-Ponty de Dakar, fournissent les concrétisations expérimentales. La remise à plus tard de l’égalité coloniale a de beaux jours devant elle et on peut dire que l’avenir a de l’avenir. De manière très significative, la scolarisation est théorisée, à l’image de sa fonction en métropole, comme le moyen principal de la “civilisation” des peuples “inférieurs”. Très certainement, l’expérience de l’extension de la scolarisation en France peut donner des espoirs très sincères quant à la viabilité de la scolarisation des petits “indigènes”. On voit donc qu’à l’origine, le projet colonial et l’idéologie qui l’accompagne – comme le catéchisme laïc et doctrinaire diffusé outre-mer – sont indissociables de l’idéologie républicaine. Un catéchisme républicain masquant l’exploitation coloniale et dénoncé très tôt comme tel par certains intellectuels africains, antillais, maghrébins ou indochinois, à l’image de Léopold Sédar Senghor : “Le bon nègre est mort ; les paternalistes doivent en faire leur deuil […]. Trois siècles de traite, un siècle d’occupation n’ont pu nous avilir, tous les catéchismes enseignés […] n’ont pu nous faire La fillette au président de la République : “Vous êtes le père de notre peuple”, Le Cri de Paris, 1922. © Achac. 11)- “Défense de l’Afrique noire”, in Esprit, juillet 1945. UN CIMENT POUR L’UNITÉ NATIONALE La ferveur coloniale de la plupart des républicains – qui vont les amener à créer le premier ministère des Colonies, à financer les conquêtes décisives des années 1880-1890, mais aussi à soutenir les premiers efforts d’une propagande coloniale d’origine privée ou publique – montre clairement que la colonisation peut devenir, à l’égal des autres thèmes de mobilisation sociopolitique de la République (l’École, l’union des classes sociales, la patrie), un thème d’exhortation à l’union sociale et politique. La colonisation est ainsi un moyen de tenter de transcender les clivages sociaux. En effet, les républicains, traumatisés par le souvenir de la Commune – dont ils ont fait, dans leur discours politique ou dans les manuels scolaires, une vivante image de l’anarchie destructrice et sanguinaire –, sont également obsédés par la perspective d’une révolution sociale. Très certainement, cette obsession de l’union, de la communauté nationale, de la pacification des rapports de classe et des tensions politiques les amènent-ils à valoriser expressément l’Empire en formation. Et l’histoire va leur donner raison. L’Empire, de moins en moins contesté après l’achèvement de la conquête du Maroc, va faire consensus durant l’entre-deux-guerres. La généalogie républicaine de l’idéologie coloniale moderne va déboucher sur une conséquence que les républicains opportunistes n’avaient certainement pas prévue : la pérennisation d’un double discours colonial. Il existe en effet une différence de nature entre la métro- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 87 L’HÉRITAGE COLONIAL croire en notre infériorité.”(11) Bien loin d’être en contradiction avec les valeurs essentielles portées par les républicains, l’idéologie coloniale s’enchâsse au contraire parfaitement dans un projet politique articulé sur l’universalisme des Lumières, un patriotisme intransigeant et la croyance aux progrès de l’égalité, comme l’illustre ce dessin du Cri de Paris, datant de 1922, avec le texte qui l’accompagne, récité par une fillette au Président de la République : “Vous êtes le père de notre peuple.” N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 88 L’HÉRITAGE COLONIAL pole et les colonies : dans le premier cas, les réformes républicaines, mêmes si elles ne débouchent pas sur une modification radicale des structures sociales (ce n’est d’ailleurs par leur but), permettent une certaine mobilité sociale et, au prix de la destruction des langues et des cultures régionales (de façon non permanente, comme le montrent les exemples récents de la Bretagne et de la Corse), la formation d’un ÉtatLe discours républicain colonial nation dans lequel les Français vont se trahit le désir de voir se réaliser reconnaître. Il existe donc une adéquaen métropole cette paix impériale, tion possible entre discours républicain cette harmonie coloniale, où les conflits et réalisation concrète, en France, de la sociaux et politiques n’existent pas, République. où chacun est à sa place et participe Dans les colonies, il en va évidemà la construction de la société. ment autrement. La permanence de la domination directe de la métropole exige des moyens coercitifs importants et le maintien d’une inégalité de fait (et permanente) entre colons et colonisés. Cela peut paraître une banalité de la rappeler, mais cette précision est indispensable pour bien comprendre que, de manière irréductible, le discours républicain qui a porté la conquête coloniale et légitimé la formation de l’Empire s’oppose à la réalité des rapports inégalitaires nécessaires à la perpétuation de l’hégémonie métropolitaine. L’ÉTAT STRUCTURE SA PROPAGANDE Dès lors, et parce que tous les gouvernements qui vont se succéder des années 1880 jusqu’aux décolonisations seront des gouvernements républicains (quelle que soit leur couleur politique par ailleurs), la colonisation a été intégrée dans les discours comme le meilleur exemple des réussites républicaines. De fait, c’est au niveau de la nuance que les différents gouvernements qui se succèdent, de droite et de gauche, se distinguent. Que ce soit le Cartel des gauches au début des années vingt et les opérations militaires dans l’Empire (de la Syrie au Maroc), les réformes souhaitées et abandonnées du Front populaire (à l’image du projet Blum-Viollette), sans même parler de l’après-guerre et de la politique coloniale (ou de départementalisation) mise en œuvre par la gauche ou les gaullistes – ou par François Mitterrand par la suite, du ministère de la France d’outremer à celui de l’Intérieur – et ce jusqu’à la guerre d’Algérie. Seuls, peut-être, les Accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie viennent contredire ce panorama relativement uniforme. Vichy, quant à lui, ne fait pas exception, bien au contraire. Le régime du maréchal légitime et s’approprie l’entreprise coloniale de N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 89 12)- Nous renvoyons sur ce point à la prochaine soutenance de thèse de Sandrine Lemaire (à l’Institut européen de Florence en décembre 2000), qui souligne avec précision le mécanisme de l’Agence dans la diffusion de la pensée coloniale au cœur de l’édifice républicain. De toute évidence, l’Agence est tout autant au service de l’idée coloniale qu’au service de l’élaboration d’une citoyenneté coloniale en métropole. la République en l’intégrant au cœur de la pensée du régime. À l’occasion de la semaine coloniale de 1941, l’amiral Platon (en charge des colonies) rappelle dans un long discours cette continuité et l’implication de la France outre-mer : “Partout nos soldats, nos marins, nos instituteurs, nos administrateurs, nos colons ont fait régner l’ordre, diffuser l’enseignement, distribuer la justice, dompter la nature, fait reculer la famine et le fléau des épidémies. Nous avons marqué de notre empreinte, parce que nous les avons aimés, les peuples qui s’étaient confiés à nous.” La propagande coloniale, étroitement contrôlée par l’État dès les années vingt, va ainsi déployer tous ses efforts en ce sens, vantant les lumières apportées aux “indigènes” grâce à l’accomplissement de la “mission civilisatrice” de la France. La mise en place effective d’une propagande d’État structurée, à travers la création de l’Agence des colonies, est l’exemple le plus tangible de la volonté de la République de promouvoir de façon active et pérenne l’idéologie coloniale en métropole(12). Depuis le début du XXe siècle, on assiste alors à un double processus. D’une part, c’est une évidence, on constate un décalage de plus en plus net entre la pratique et un discours colonial qui peut librement s’étaler : il ne souffre guère de contradiction en métropole après la Première Guerre mondiale, et toute contestation est systématiquement réprimée et étouffée dans les colonies. Cette impunité du discours lui confère un caractère circulaire, une sorte d’arrogance conformiste rendue possible par le consensus colonial, c’est-à-dire par le désir social d’entendre ce discours. L’affiche et le ticket d’entrée réalisés par Bellenger pour l’Exposition de 1931 sont à cet égard tout à fait explicites de cette arrogance coloniale. Pour le dire plus simplement, la colonisation est devenue un motif de légitime fierté dans l’entre-deuxguerres (à l’image de l’Exposition coloniale de 1931 ou des commémorations du centenaire de la conquête de l’Algérie en 1930). Fierté cocardière certes, mais fierté humaniste et républicaine aussi. Il n’y a guère de doute possible : la France accomplit le bien aux colonies. L’Exposition coloniale est, à cet égard, l’exemple le plus probant de la fierté de la République envers son “œuvre” coloniale. Pendant six mois, à Vincennes, c’est chaque jour auprès de dizaines de milliers de Français une longue litanie sur la mission civiAffiche P. Bellenger, édition Robert Lang. © Achac. L’HÉRITAGE COLONIAL UNE SOURCE DE FIERTÉ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 90 L’HÉRITAGE COLONIAL lisatrice de la République aux quatre coins du monde. Sans la moindre ambiguïté, la République et ses idéaux sont associés point par point à la geste coloniale. Ces certitudes rendront les décolonisations particulièrement traumatisantes et incompréhensibles pour la majorité des contemporains. LES COLONIES, UNE MÉTAPHORE DE LA RÉPUBLIQUE ? 13)- Sur la volonté de mise en scène par l’image pour la période d’après-guerre, on consultera l’ouvrage collectif Images d’Empire, La Documentation françaiseLa Martinière, 1997. 14)- Le rejet, par exemple, de cette uniformisation territoriale de l’Empire à la France est un terrain d’opposition fertile pour les leaders nationalistes au Maghreb, à l’image de Messali Hadj, qui avantguerre écrit dans El Ouma : “L’Afrique du Nord n’est rattachée à la France par aucun sentiment, si ce n’est par la haine que cent ans de colonisation ont créé dans nos cœurs. Au nom de la République française, 60 millions d’êtres humains subissent la plus ignoble servitude… Le colonialisme français cessera peut-être d’exister chez nous, sans laisser d’autres traces que le souvenir d’un cauchemar.” (27 septembre 1939). Le second processus est celui d’une exemplarisation de la colonisation. La colonisation devient une référence pour démontrer les avancées concrètes de l’idéologie républicaine coloniale. La propagande coloniale ne cesse ainsi de vanter les progrès économiques et techniques (infrastructures, modernisation de l’agriculture, industries, etc., à tel point que l’Empire a pu apparaître à beaucoup comme un véritable eldorado), mais aussi sociaux (scolarisation en constante hausse, hygiène et santé publique, protection sociale), et institutionnels, matérialisant de façon constante la réalisation progressive de l’égalité. Le consensus colonial a ainsi opéré une déréalisation presque complète du fait colonial. Mais surtout cette idéologie républicaine coloniale agit comme un miroir sur la situation désirée pour la métropole elle-même. Une situation sociale apaisée : dans les discours coloniaux et dans la propagande, il n’est jamais question de conflit. Les “indigènes”, manifestement heureux d’être placés en de si bonnes mains, collaborent avec enthousiasme à “l’œuvre civilisatrice”(13). Politiquement, les “indigènes” ne posent pas non plus de problèmes spécifiques, exceptée une forte minorité qui récuse de façon très claire et très lucide le faux-semblant républicain, comme l’exprime très tôt (en 1903) une couverture de L’Assiette au beurre(14) (ci-contre). Ils militent, pour la plupart, dans des partis métropolitains exportés dans l’espace colonial. De plus, étant donné leur “immaturité”, ils sont de toute façon exclus des responsabilités et confinés dans un deuxième collège électoral politiquement inoffensif. Couverture de L’Assiette au beurre, n° 110, 1903. © Achac. 15)- Cf. le discours du Premier ministre, le 19 octobre 2000, sur TF1, sur la notion de “communauté nationale”. Ce rôle de la colonisation dans l’idéologie républicaine nous amène à penser que l’impossibilité actuelle de socialiser la mémoire de la période coloniale et, bien entendu, de saisir les liens entre cette période et la nôtre, témoigne de la difficulté à analyser comment l’idéologie coloniale a contribué à former la pensée républicaine. Or, les idées républicaines n’appartiennent pas seulement aux républicains estampillés comme tels. Ces valeurs ont été très intimement incorporées par une large majorité de Français, à travers l’École notamment, comme des valeurs transcendant les clivages politiques. Elles font aujourd’hui partie d’un patrimoine culturel commun, référent identitaire fondamental(15), consciemment ou inconsciemment assumé. C’est là, sans doute, l’une des raisons qui rendent extrêmement difficiles un retour critique sur la colonisation et ses effets contemporains. De ce fait, nous restons désespérément aveugles aux enjeux contemporains de l’histoire coloniale : les articulations colonisationimmigration, le racisme spécifique dans ce pays envers les populations autrefois colonisées, la relation paternaliste de la France à l’égard de l’Afrique depuis quarante ans, ou la non-intégration de fait et la ghettoïsation active de certaines populations dans nos banlieues, sont des exemples probants – et suffisants – pour que nous prenions conscience de ce passé mal assumé. Déconstruire les fondements républicains de l’idéologie coloniale doit rendre possible l’analyse des continuums entre colonisation et France contemporaine. À cet égard, l’article paru dans Libération le 18 juin 2000 (la date est le fruit du hasard !) au titre explicite : “Un musée pour la France coloniale”, ne montre que l’une des facettes du problème : le blocage par l’administration, les politiques et les médias, quand il est question de la création d’un lieu de mémoire sur le passé colonial de la France. Et ce blocage (en tout cas cette absence de prise de conscience) est d’autant plus fort que la mémoire coloniale remet N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 91 PEUT-ON DÉCOLONISER LA RÉPUBLIQUE ? L’HÉRITAGE COLONIAL Ainsi, les colonies sont posées en exemple. Le discours républicain colonial trahit le désir de voir se réaliser en métropole cette paix impériale, cette harmonie coloniale, où les conflits sociaux et politiques – véritable hantise des républicains – n’existent pas, où chacun est à sa place et participe à la construction de la société républicaine en marche. Les colonies deviennent durant l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années cinquante une métaphore de la République en voie d’accomplissement. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 92 L’HÉRITAGE COLONIAL en cause, à la différence de Vichy, l’histoire et l’idéologie de la République. Éric Conan et Henry Rousso, dans un livre qui a fait date(16), introduisaient leur propos par ses lignes : “Les souvenirs de l’Occupation obsèdent la conscience nationale. Le constat est devenu banal… La présence de ce passé est trace d’un deuil inachevé. Elle est aussi un signal d’alerte relatif à l’avenir de l’identité française et à la force de ses valeurs universalistes.” Sans établir une comparaison systématique entre ces deux pages sombres de notre histoire, il nous semble évident qu’en termes de mémoire (ou d’absence de mémoire), le parallèle est significatif. En termes historiographiques, avec vingt ans d’écart – de la Libération aux indépendances –, la démarche semble se mettre en place de la même manière. En effet, nous n’en sommes plus aujourd’hui à constater qu’immigration, colonisation et racisme sont liés : c’est un fait largement reconnu. Par contre, de façon très claire, la socialisation de la mémoire coloniale (au même titre que la mémoire des années sombres de Vichy) constituera un enjeu politique majeur pour les dix années à venir. Quelles sont les perspectives, dans ce contexte, pour les chercheurs ? Sans doute sont-elles doubles : l’une, positive, laisse entrevoir que le travail sur la colonisation ne fait que commencer et qu’il sera, dans les années à venir, de plus en plus riche en apports pluridisciplinaires(17) et en nouveaux talents. L’autre, plus délicate, semble indiquer que l’on ne peut éviter la politisation d’un tel débat au cœur d’une République qui a toujours eu du mal à regarder sa ✪ propre histoire en face. Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, “De l’indigène à l’immigré, images, messages et réalités” Pierre-André Taguieff, “Universalisme et racisme évolutionniste : le dilemme républicain” Gilles Manceron, “L’état de veille de l’imaginaire colonial” Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré, n° 1207, mai-juin 1997 Falcucci, 1942. © Achac. 16)- Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, 1994. 17)- Comment ne pas citer le numéro spécial de la revue Quasimodo : “Fiction de l’étranger” (Printemps 2000), qui ouvre dans ce domaine des perspectives nouvelles ou celui, plus classique mais qui inspire les mêmes sentiments, de la revue Africultures : “Tirailleurs en images” (février 2000). A PUBLIÉ