Une question taraude aujourd’hui la plupart des historiens qui s’at-
tachent au passé colonial français : pourquoi est-il impossible, dans ce
pays, de revenir lucidement sur cette histoire ? Pourquoi cette impos-
sibilité de penser les articulations entre immigration et colonisation ?
Malgré des travaux historiographiques plus nombreux ces cinq dernières
années, insistant sur le lien spécifique entre colonisation et immigra-
tion(1), des expositions peu nombreuses mais largement diffusées(2) et
quelques maigres documentaires TV sur le thème, l’écrasant silence qui
recouvre l’histoire coloniale se prolonge, étouffant toute possibilité de
socialiser en profondeur une mémoire coloniale assumée. Par exemple,
de toute évidence, le passé colonial pose encore problème aux pro-
grammateurs de nos grandes chaînes de télévision françaises. Aucun
grand film synthétique sur le colonialisme, comme de Nuremberg à
Nuremberg sur l’Allemagne nazie, aucun film mythique comme Nuit
et brouillard. Tout au plus peut-on citer le bon, comme la série La
mémoire oubliée d’Eric Deroo et Alain de Sédouy, Africapub ou divers
documents sur les guerres d’Algérie et d’Indochine (car seules les
guerres semblent transcender le colonial au point d’émerger dans l’uni-
vers des médias), et le moins bon, comme Africablues, diffusé à plu-
sieurs reprises sur FR3, puis France 3, qui dans le genre n’a rien à envier
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L’HÉRITAGE COLONIAL
LE COLONIALISME, “UN ANNEAU
DANS LE NEZ DE LA RÉPUBLIQUE”*
par
Nicolas Bancel
et Pascal
Blanchard**
Le colonialisme a partie liée avec l’idéologie de la III
e
République
naissante : il permet de contrebalancer le “revanchisme” de
droite et d’affermir la République encore fragile avec un projet
porteur d’unité nationale. Associée au progrès, à l’égalité certes
différée en ce qui concerne les colonisés – et à la grandeur de la
nation, la “mission civilisatrice de la France” a laissé des traces
importantes dans les représentations politiques républicaines.
Aussi la déconstruction de l’idéologie coloniale est-elle essentielle
pour comprendre l’attitude de la société d’aujourd’hui à l’égard
de l’immigration en provenance de pays anciennement colonisés.
* L’expression est d’Aragon, dans le poème Il pleut, il pleut sur l’Exposition coloniale, 1931.
** Nicolas Bancel est historien, maître de conférences à l’université Paris Sud-Orsay (Upres 1609, CRSS) ; Pascal Blanchard
est historien, chercheur associé au Cersoi (Aix-en-Provence), directeur de l’agence historique Les Bâtisseurs de mémoire.
Ils ont fondé et codirigent depuis dix ans l’Achac, en tant que vice-président et président, avec Sandrine Lemaire
et Emmanuelle Collignon, et ont publié ensemble plusieurs ouvrages sur l’imaginaire colonial, dont Images et colonies (1993),
L’Autre et Nous (1995), Images d’Empire (1997) et De l’indigène à l’immigré (1998).
1)- En ce qui concerne
les cinq dernières années,
on peut citer : Le credo
de l’homme blanc (1995),
L’Autre et Nous (1995),
De l’indigène à l’immigré
(1998), L’Autre (1996),
“Imaginaire colonial, figures
de l’immigré” (H&M, 1997),
Post-Colonial Cultures
in France (1997), L’ordre
colonial et sa légitimation
en France métropolitaine
(1998), Images de l’Autre
(1998), République
et colonies (1999), Fictions
de l’étranger(Quasimodo,
2000)…
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L’HÉRITAGE COLONIAL
aux films de propagande de l’Agence des colonies des années cinquante.
Enfin, comment ne pas rendre hommage ici à deux films “historiques” :
Afrique 50, de René Vautier, qui reste un document exceptionnel et,
dans un autre registre, Coup de torchon, de Bertrand Tavernier, cer-
tainement l’une des meilleures fictions sur le passé colonial français.
Or, la déconstruction de cette période est essentielle pour appré-
hender les prolongements actuels de cette histoire, dans le domaine
notamment des mentalités – comment s’est construit notre rapport à
l’Autre, le colonisé, puis à son successeur, l’immigré(3) – et dans celui,
déterminant également, des rapports intercommunautaires. Le présent
article témoigne peut-être, pour nous, d’une interrogation d’autant plus
essentielle qu’elle nous renvoie à une difficulté très réelle à faire socia-
lement résonner la question de l’histoire coloniale. Manifestement, alors
qu’aujourd’hui les connaissances existent, que l’impact de la colonisa-
tion sur la France contemporaine est à présent démontré, ces connais-
sances ne rencontrent pas d’échos significatifs. Nous sommes confron-
tés, d’une certaine manière, à notre propre impuissance. Il faut donc
nous interroger sur le pourquoi de ce silence, sur les raisons de résis-
tances d’ordre politique, mais aussi social et idéologique.
Notre hypothèse est que la colonisation remet en question un réfé-
rent identitaire national et politique quasi universel en France : la
République et ses valeurs. Il semble en effet que la colonisation – mais
aussi les politiques d’immigration qui lui sont directement liées – bou-
leverse le socle idéologique sur lequel repose l’idée de République.
Cette idée républicaine doit être prise non dans son acception étroi-
tement politique, mais bien plutôt dans sa consonance sociale et cul-
turelle, comme l’un des ferments idéologiques essentiels sur lequel
va se bâtir l’État-nation dans la première partie du XXesiècle.
LES RACINES RÉPUBLICAINES
DE LIDÉOLOGIE COLONIALE
Nous ne paraphrasons pas le titre d’un récent ouvrage de Gérard
Noiriel(4) par simple goût du clin d’œil. Dans son esquisse des lignes
de continuités politiques maillant l’entre-deux-guerres à la période de
Vichy – considérée encore comme une expérience anachronique par
la plupart des historiens –, l’ouvrage de Gérard Noiriel ouvre des pers-
pectives tout à fait singulières. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on
veut faire dire au terme de République. On peut prendre le mot soit
comme un équivalent d’appareil d’État (et c’est apparemment ce que
fait Noiriel), soit comme une position politique qui, au cours du
XXesiècle, après de nombreuses confrontations avec d’autres systèmes
de pensée (monarchie, fascisme, communisme, etc.), finit par s’impo-
2)- On nous permettra de citer
notre travail à titre d’exemple :
l’exposition Images et
colonies, présentée à Paris
et dans plusieurs villes
françaises, européennes
et africaines depuis 1993,
et surtout le programme
pédagogique (mallette
et exposition) diffusé à plus
de 120 exemplaires et qui
continue aujourd’hui à être
largement exploité en Europe,
dans les Dom-Tom et dans une
quinzaine de pays africains.
(Voir aussi la chronique
“Livres”, p. 155-157).
3)- Voir Pascal Blanchard et
Nicolas Bancel, De l’indigène
à l’immigré, Gallimard, coll.
“Découvertes”, Paris, 1998.
4)- Gérard Noiriel,
Les racines républicaines
de Vichy, Fayard, Paris, 1999.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
ser dans l’imaginaire politique et social après avoir façonné les insti-
tutions politiques modernes. Les controverses opposant Olivier Baruch
et Gérard Noiriel, dont le journal Le Monde s’est fait la caisse de réso-
nance, traduisent bien ces positions irréconciliables : d’un côté une
tentative de montrer que certains faits politiques et juridiques – par-
ticulièrement les lois sur les étrangers – recèlent les germes de la dérive
ségrégationniste de Vichy (et à cet égard, il nous semble que Noiriel
sous-utilise notablement une législation coloniale offrant pourtant une
matière particulièrement riche en ce domaine) ; de l’autre, l’impossi-
bilité d’admettre que la République – pourrait-on dire par essence –
a pu être à l’origine d’un régime autoritaire et ouvertement raciste. Nous
préférons la seconde définition, car elle
permet de mieux comprendre que la
République, autant qu’une réalité politico-
institutionnelle, est aussi une idéologie,
et peut-être plus qu’une idéologie, une
transcendance laïque.
Il ne s’agit pas ici de retracer l’his-
toire politique du début des années 1880,
par ailleurs bien connue. Pour faire
court, on peut rappeler que les princi-
paux artisans de la conquête coloniale
sont alors les républicains opportunistes emmenés par Jules Ferry.
On discerne dans le gouvernement de ce dernier quelques-uns des
grands noms de la colonisation, comme Léon Gambetta ou Paul Bert.
La phrase célèbre que prononça Jules Ferry à l’Assemblée nationale,
exhortant à la conquête coloniale, n’est à cet égard pas anecdotique :
“Nous avons […] le devoir de civiliser les races inférieures. […]
Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se
tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regar-
dant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers
l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation,
croyez-le bien, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous
ne pouvez le croire, descendre du premier rang au troisième et au
quatrième [...].”(5)
À LA RECHERCHE DUNITÉ NATIONALE
Ce discours est symptomatique de l’engagement politique des répu-
blicains opportunistes sur le terrain colonial, dans une atmosphère
de méfiance très générale, notamment de la droite conservatrice et
ultra, mais aussi de l’extrême gauche(6). On ne s’est jamais réellement
interrogé sur les raisons profondes de cet engagement républicain
5)- Jules Ferry, Discours à la
Chambre des députés, 1885.
La colonisation a été intégrée
par les républicains à travers un dispositif
de mobilisation idéologique à usage
interne. Politiquement fragiles,
menacés par un possible retour
de la monarchie, ils introduisent
des réformes de mobilisation populaire
créatrices d’unité nationale.
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pour l’expansion coloniale. Il apparaît évident – et c’est un facteur
qui n’est pas contestable, avancé comme un argument par les répu-
blicains eux-mêmes au cours des années 1880 –, que la concurrence
avec les autres puissances européennes est un moteur suffisant.
Langlophobie est à cet égard puissamment ancrée et la fascination
haineuse pour la puissance impériale britannique est un catalyseur
pour la projection, en Afrique notamment, des rivalités continentales.
La course à la grandeur, la volonté d’oublier la défaite de 1870 face
à la Prusse, l’obsession de retrouver un rang de grande nation,
comme le désir de préparer la Revanche sont aussi des raisons évi-
dentes de cet engagement outre-mer.
Mais ce qu’on ne saurait ignorer également, c’est que la coloni-
sation a été intégrée par les républicains à travers un dispositif de
mobilisation idéologique à usage interne. Les républicains opportu-
nistes, politiquement fragiles, menacés en permanence par un pos-
sible retour de la monarchie, introduisent ou poursuivent des réformes
de mobilisation populaire créatrices d’unité nationale et susceptibles
d’asseoir socialement leur pouvoir. Il s’agit, bien entendu, de la loi
sur l’école obligatoire en 1882(7), de la généralisation de la conscrip-
tion, de même que de l’encouragement par les républicains des ten-
tatives alors les plus marquantes pour créer une unité nationale autour
de leur projet, notamment à travers le soutien à la Ligue de l’ensei-
gnement ou au réseau très dense, très organisé et actif des sociétés
patriotiques de gymnastique(8).
Le projet républicain tente de répondre alors à la question de la
création d’une communauté nationale en gestation, communauté
encore à l’état d’ébauche car non seulement menacée par les divi-
sions politiques, mais aussi par les fractures régionales – les identi-
tés locales sont encore très vivaces –, l’hétérogénéité linguistique –
et l’on sait que l’un des combats essentiels de l’école sera de com-
battre par tous les moyens la pluralité des langues –, mais aussi par
des institutions a priori hostiles, l’Église et l’armée. Le pouvoir répu-
blicain est donc, dans ce contexte, un pouvoir obsédé par sa propre
fragilité, et toute la stratégie idéologique de la République est de
récupérer pour son propre compte l’idée de nation, d’unité nationale,
de créer les valeurs politiques transcendantes à même de mobiliser
autour du pouvoir la plus large partie de la société.
UN TRIPTYQUE RÉPUBLICAIN COLONIAL
Ainsi, on aurait tort de penser que l’engagement colonial des
républicains est une sorte d’accident, ou une simple libéralité stra-
tégique faite à des milieux d’affaires coloniaux encore assez peu
6)- Sur ces questions, on lira
Raoul Girardet, L’idée
coloniale en France, Seuil,
coll. “Points”, Paris, 1995,
et la première partie
de la thèse de Pascal
Blanchard, Nationalisme
et colonialisme, université
Paris-I, 3 tomes, 1994.
7)- Et sur la modification des
programmes scolaires, avec
notamment l’introduction
de la gymnastique obligatoire
dès l’École primaire – dont
les objectifs disciplinaires
et de mobilisation
nationale trouveront
leur aboutissement dans
les bataillons scolaires –
qui doivent permettre
d’éduquer les parents
par l’intermédiaire de
leurs enfants. Voir à ce sujet
Arnaud Pierre, Le militaire,
l’écolier, le gymnaste :
naissance de l’éducation
physique en France
(1869-1889), Presses
universitaires de Lyon, 1991.
8)- Jacques Defrance,
L’excellence corporelle.
La formation des activités
physiques et sportives
modernes 1770-1914,
coll. “Cultures corporelles”,
Presses universitaires
de Rennes, 1987.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
influents et politiquement émergents, ou encore une concession
à une armée désireuse de redorer un blason terni par la défaite de
Sedan – car il semble bien que les cadres de l’armée, à l’image de
la droite conservatrice à laquelle les officiers issus de l’aristocra-
tie appartiennent presque tous, sont avant tout obsédés par la perte
de l’Alsace-Lorraine et la revanche contre l’Allemagne. L’intérêt
des républicains pour l’expansion coloniale a donc d’autres motifs.
Et on ne voit pas pourquoi on dissocierait les orientations politico-
idéologiques de la IIIeRépublique naissante – que nous venons d’es-
quisser – d’avec les premiers traits d’une idéologie coloniale
façonnée à l’origine par ces mêmes républicains dans les balbu-
tiements du régime. Au contraire, tout indique que le projet colo-
nial s’intègre parfaitement dans le système idéologique émergent
de la IIIeRépublique. D’abord parce que la colonisation est posée,
dès l’origine, comme un grand projet collectif (même si au début
des années 1880, il n’est pas encore mobilisateur) à même de réunir
l’ensemble des groupes sociaux et des partis politiques. Ensuite
parce que le projet colonial est associé aux valeurs essentielles des
républicains : le progrès (le positivisme comtien est la philosophie
la mieux partagée dans le camp républicain), l’égalité, la grandeur
de la nation. C’est autour de ces trois thèmes essentiels de l’idéo-
logie républicaine que se forme l’idéologie coloniale à la fin du
XIXesiècle.
Avant même la grande poussée expansionniste des années
1880, l’équivalence de la colonisation et du progrès est posée. Ce
progrès est de plusieurs ordres. Tout d’abord le progrès scienti-
fique, qui marque le mouvement républicain en profondeur, c’est-
à-dire la croyance en l’essor illimité de la rationalité technique
Illustration pour l’Exposition
coloniale de Marseille, Grand
Palais de l’exportation, 1922.
© Achac.
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