La stratégie musulmane de la Russie WALTER LAQUEUR L’Islam est « le destin de la Russie ». Telle était la prédiction faite il y a quelques années par Alexeï Malachenko, l’un des principaux (et des plus fiables) experts russes de l’Islam. Il est possible que ce soit exagéré, mais peut-être pas tant que cela. La démographie est, elle aussi, le destin de la Russie. Si sa situation et ses perspectives étaient moins critiques, l’Islam serait une moindre menace. On pourrait dire tout aussi justement que l’infortune et le destin historiques de la Russie sont d’être obsédée par des dangers imaginaires et de négliger les vrais dangers. Staline, rappelons-le, n’avait confiance en personne, et surtout pas dans les anciens bolcheviks, mais il était certain que Hitler n’attaquerait pas l’Union soviétique. C’est un syndrome fascinant, qui, avec la réémergence de la Russie comme acteur important en politique internationale, est redevenu crucial. Or, elle est bel et bien un acteur important. Il n’a fallu que quinze ans à l’Allemagne, après sa défaite lors de la Première Guerre mondiale, pour réapparaître comme grande puissance sur la scène mondiale. Il a fallu à peu près le même laps de temps à la Russie pour émerger de nouveau après l’effondrement de l’Union soviétique. C’est surtout le boom du prix des matières premières, telles que le pétrole et le gaz, que la Russie possède en abondance qui lui a permis de faire sa réapparition. Malgré l’évolution en dents de scie de l’économie internationale, la demande de ces matières premières continuera à être une source de force pour la Russie. En même temps, la nouvelle Russie est confrontée à de grands défis intérieurs et extérieurs qui n’existaient pas (ou du moins pas à ce degré) auparavant. Son avenir dépend de la manière dont elle parviendra à y faire face. Ses relations avec l’Islam, à la fois sur le front intérieur et en politique étrangère, sont l’un des principaux défis auxquels est confrontée la Russie. Il serait certainement excessif de dire que cela a échappé aux dirigeants russes et à l’opinion publique, mais ils n’ont pas pris la pleine mesure du sujet. Les raisons n’ont rien de mystérieux : elles viennent de la croyance profondément enracinée que l’Amérique et l’Occident en général constituent le principal péril pour la Russie, que ce soit dans le passé, dans le présent ou dans l’avenir proche. COMMENTAIRE, N° 130, ÉTÉ 2010 309 WALTER LAQUEUR En fait, la Russie et l’Occident partagent certains intérêts communs au Proche-Orient et au monde musulman en général. Mais prendre conscience de cette vérité va à l’encontre de la nouvelle doctrine élaborée par la Russie ces dernières années, selon laquelle les pays musulmans sont ses alliés naturels dans la confrontation inévitable et perpétuelle avec l’Occident. Ce débat actuel, largement ignoré dans les capitales occidentales, constitue le sujet de cet article, paru en anglais dans Middle East Papers. Middle East Strategy at Harvard, le 1er novembre 2009, sous le titre « Russia’s Muslim Strategy ». W. L. Résistance, littérature, négligence de la Russie avec l’Islam s’est produite il y a de nombreux siècles. Dans certaines parties de la Russie, l’islam est apparu avant le christianisme. De même que l’Europe a subi la pression de l’Empire ottoman pendant des siècles, la Russie a vécu sous la menace des puissances musulmanes à la fois à l’est et au sud. Alors que le danger pesant sur l’Europe décroissait après la défaite des Ottomans devant Vienne en 1689, la date décisive pour Moscou fut 1552, lorsque Ivan IV (le Terrible) occupa Kazan et, peu après, toute la région de la moyenne Volga. Mais le khanat de Crimée, resté puissant, fit des incursions dans le sud de la Russie pendant encore de nombreuses années et, en 1571, occupa et brûla Moscou. Cependant, une fois que les guerres avec l’Empire ottoman eurent perdu de leur importance et que l’empire tsariste se fut établi fermement de la frontière prussienne à Vladivostock, les Russes ne pensèrent plus beaucoup à leurs relations avec les minorités musulmanes à l’intérieur de la Russie et avec les pays musulmans voisins. La conquête du Caucase par la Russie inspira deux générations d’écrivains russes, de Pouchkine et Lermontov à Tolstoï, mais elle semblait n’être qu’une autre guerre coloniale, comparable aux guerres similaires menées par d’autres puissances impériales. Ce fut l’attirance pour un monde étrange et exotique qui les inspira, de manière peut-être comparable en un sens à la fascination de Kipling pour l’Inde. Il y eut parfois des remarques hostiles ou méprisantes, comme la célèbre berceuse de Lermontov sur le méchant Tchétchène avec son kindjal (grand poignard) L 310 A RENCONTRE rampant autour de la maison, manifestement animé de mauvaises intentions. Après avoir traité l’un de ses camarades officiers de gorets (montagnard musulman), Lermontov fut obligé de se battre en duel et y perdit la vie. Mais, dans l’ensemble, il s’agissait là d’exceptions. Griboïedov, l’un des plus grands écrivains (et diplomate) de son temps, fut tué par une foule fanatique à l’ambassade de Russie à Téhéran. Cette nouvelle attristante ne provoqua pas d’islamophobie dans la mesure où l’on considérait qu’il fallait plus ou moins s’attendre à ce comportement dans des pays peu civilisés. L’islam en tant que religion et influence spirituelle ne préoccupa guère l’Église orthodoxe russe. Les philosophes et les théologiens russes du XIXe siècle, tels que Tchaadaïev et les slavophiles Chomyakov et Soloviev, mentionnèrent parfois l’islam dans leurs œuvres, mais ils n’étaient pas très bien informés sur le sujet et la plupart de ce qu’ils écrivirent relevait de la spéculation. L’homme de la rue à Moscou ne rencontrait guère l’Islam, sauf peut-être lorsqu’il croisait son portier ; les Tatars étaient fortement représentés dans cette profession. La résistance à la domination russe se poursuivait localement, mais était réprimée sans beaucoup de difficultés par les autorités centrales. Les exemples incluent la rébellion d’Asie centrale en 1916, lorsque environ le tiers du peuple kirghize passa en Chine ; et la campagne basmatchi, après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, qui dura presque sept ans. Ces événements étaient considérés comme étant d’intérêt local limité – des tensions dans les relations entre puissances coloniales et leurs sujets étant inévitables. La conviction que, quels que fussent ses autres défauts, l’Union soviétique avait réussi LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE à résoudre la question nationale était très répandue parmi les observateurs occidentaux dans les années trente et même après la Seconde Guerre mondiale. Tel était le consensus émergeant des ouvrages d’experts tels que Hans Kohn et Walter Kolarz. Hannah Arendt partageait ce point de vue. Cette impression n’était pas fausse, jusqu’à un certain point. Le pouvoir soviétique avait réussi à rallier une partie de l’élite politique locale et à éduquer une nouvelle intelligentsia qui acceptait l’idéologie communiste officielle. Cette intelligentsia locale avait été intégrée et avait obtenu des positions dominantes dans ses républiques. Certains de ses membres furent même acceptés au centre du pouvoir, comme l’aristocratie caucasienne avait été socialement et politiquement acceptée à SaintPétersbourg et à Moscou à l’époque tsariste. Mais l’inertie générale et la stagnation (zastoï) des années 1970 et 1980 eurent également de fortes répercussions dans les régions musulmanes. Brejnev, qui essayait d’éviter les conflits chaque fois que possible, reprocha plus d’une fois aux peuples d’Asie centrale de ne pas faire leur part du travail et de dépendre de l’assistance, entre autres, économique du centre, alors que celui-ci pouvait difficilement se le permettre, et donc de devenir de plus en plus une charge. Le stress post-soviétique L’effondrement de l’Union soviétique aggrava la situation lorsqu’il apparut que l’amitié entre les peuples (drujba narodov), souvent invoquée, n’était pas, pour le dire aimablement, profondément enracinée. Plusieurs millions de Russes de souche quittèrent les républiques d’Asie centrale où ils ne se sentaient plus désormais ni en sécurité ni désirés. Les principales républiques musulmanes devinrent politiquement indépendantes, mais, à bien d’autres égards, leur dépendance à l’égard de Moscou se poursuivit, voire se renforça. Les nouveaux dirigeants n’étaient pas de grande qualité et l’idéologie, qui avait perdu son éclat, avait été en partie remplacée par l’islam et l’islamisme, répandus par des émissaires d’Arabie saoudite et d’autres pays arabes et musulmans. Ils construisirent des centaines de nouvelles mosquées, lancèrent diverses organisations nationalistes et religieuses et réorganisèrent le hadj, le pèlerinage à La Mecque (bien qu’à un niveau moyen d’environ 20 000 pèlerins par an). Les autorités centrales de Moscou tolérèrent cet afflux d’argent et d’idées venus de l’étranger, en partie parce que leurs principales préoccupations étaient ailleurs, en partie parce qu’elles se sentaient impuissantes. Le KGB semble bien avoir été préoccupé par la diffusion de l’influence wahhabite, notamment dans le nord du Caucase, ainsi que par l’apparition d’autres sectes et mouvements musulmans radicaux, tels que le Hizb al-Tahrir. Selon certaines indications, le KGB (aujourd’hui FSB, pour le renseignement intérieur) suscita des groupes islamistes de son cru pour être mieux informé sur les activités de ces cercles. Le réveil politico-religieux de l’islam (et souvent de l’islam radical) a coïncidé avec la montée d’un état d’esprit nationaliste extrémiste au sein de la population russe. Ce qui s’explique en partie par l’afflux de musulmans dans les principales villes russes. Le grand Moscou hébergerait à présent près de deux millions de musulmans (beaucoup d’entre eux en situation irrégulière) ; c’est certainement la ville d’Europe ayant la plus forte population musulmane. Dans les années 1990, des agressions contre des musulmans dans ces villes ont amené les musulmans à se plaindre de la « diabolisation de l’islam » et, comme en Europe occidentale, de l’islamophobie croissante. En réalité, ces agressions étaient généralement des guerres de territoire, dans ou autour des marchés locaux, mais il est indéniable que la présence même de tant de nouveaux venus étrangers a engendré hostilité et xénophobie. Alors que les services de sécurité russes s’inquiétaient surtout du caractère subversif et séparatiste de l’islam radical, le ministère des Affaires étrangères russe était préoccupé par l’impact politique qu’auraient les sentiments antimusulmans sur les relations de la Russie avec les pays musulmans voisins. Suivant l’initiative du ministre des Affaires étrangères d’alors, Evgueni Primakov, le ministère russe des Affaires étrangères organisa en 1998 une conférence à un niveau élevé, destinée à limiter les dégâts. (Primakov avait commencé sa carrière comme arabisant avant d’atteindre les plus hauts emplois dans l’appareil d’État et le KGB.) La réputation de la Russie dans 311 WALTER LAQUEUR le monde musulman était déjà mauvaise à cause de la guerre en Afghanistan et de la première guerre de Tchétchènie (1994-1996). Pour réparer certains des dommages, le ministère des Affaires étrangères soutint que, si l’islamophobie devait s’accroître en Russie, ce serait un coup fatal porté à la tradition russe de tolérance et d’intégrité. En vérité, les diplomates s’inquiétaient que la Russie puisse être isolée et manquer des occasions politiques dans le monde musulman. Cependant, l’ensemble du monde musulman n’éprouvait pas de sentiments antirusses, malgré l’impact des guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie. L’Organisation de la Conférence islamique (pour ne donner qu’un seul exemple) refusa à maintes reprises d’admettre en son sein Ichkeria, organisation politique des rebelles tchétchènes. Une fois que la Russie se fut retirée d’Afghanistan, elle cessa d’être la cible à la fois de la propagande et de l’action militaire (terroriste) musulmanes. Il y eut des cas individuels de propagande antirusse et même quelques préparatifs, sporadiques et sans conviction, d’action terroriste (par exemple contre des diplomates russes en Irak). Mais, de manière générale, le monde islamique se montra très peu solidaire des musulmans russes et de leurs revendications politiques. De même, les musulmans russes manifestèrent peu d’intérêt pour les affaires de leurs coreligionnaires dans d’autres pays. Un appel à donner de l’argent pour les victimes de la campagne contre Gaza en 2009 rassembla 100 000 roubles, somme peu impressionnante si l’on pense qu’il y a plus de 20 millions de musulmans en Russie. Durant les années 1990, se développa quelque chose ressemblant à une stratégie russe à l’égard de l’Islam. La Russie avait abandonné ses vieilles illusions sur une alliance étroite avec les pays arabes « progressistes », qui avaient eu cours les décennies précédentes. On se souvenait parfaitement que les pays arabes avaient rarement, voire jamais, payé les livraisons massives d’armes russes et que celles-ci n’avaient certainement pas engendré de soutien politique. Mais l’idée que la Russie pourrait jouer le rôle de médiateur entre l’Occident (surtout l’Amérique) et le monde musulman commençait à s’imposer. Ainsi, Moscou n’approuva-t-il pas la première guerre en Irak, pour ne rien dire de la seconde ; il essaya de jouer un rôle de média312 tion dans la guerre civile tadjik (qui aurait de toute manière tourné court après la mort de plus de 100 000 personnes) ; il fit certaines suggestions dans le contexte du programme nucléaire iranien (qui n’aboutirent à rien) ; et, en 2006, il invita la direction du Hamas à Moscou. Ni le Hamas ni le Hezbollah ne figurent pour l’instant sur la liste des organisations terroristes des services de renseignement russes. Il ne fallut pas longtemps au gouvernement russe pour se rendre compte que les tentatives de médiation de ce genre ne produisaient pas de résultats tangibles ou que la Russie n’en retirait aucun bénéfice. Néanmoins, les contacts à un niveau peu élevé se poursuivirent, peut-être pour montrer que la Russie continuait à s’intéresser au Proche-Orient et devait être considérée comme un acteur important. Moscou persista à soutenir que l’on pouvait persuader l’Iran de ne pas utiliser ses installations nucléaires à des fins militaires, même en l’absence de toute preuve factuelle en ce sens. En 2007, le ministre des Affaires étrangères du Hamas, Mahmoud Zahhar, se rendit à nouveau à Moscou, sans aucun résultat tangible. Le seul bénéfice que retira la Russie de sa médiation fut que les pays musulmans s’abstinrent de soutenir ouvertement leurs coreligionnaires de Russie – pour la plus grande déception des islamistes vivant en Russie. Bref, Moscou suivit une stratégie de médiation sans se faire beaucoup d’illusions sur son effet. À maintes occasions, la Russie souligna son respect pour l’islam, les pays musulmans et leurs dirigeants, ainsi que la nécessité d’encourager la réconciliation entre les différentes cultures et civilisations. Il y avait en même temps une méfiance mutuelle et la conviction profondément ancrée que tout rapprochement avec le monde musulman ne pouvait avoir qu’un caractère tactique. Il est tout à fait certain que les pays musulmans n’auraient pas lancé de campagne contre la Russie (de même qu’ils s’abstenaient de le faire contre la Chine et l’Inde), même si la Russie ne s’était pas transformée en « honnête médiateur ». La Russie est une grande puissance nucléaire, tout comme la Chine et l’Inde, et ce sont là des considérations décisives. LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE Le paysage musulman Les problèmes intérieurs de la Russie avec les musulmans ont sans aucun doute une plus grande importance politique que ses relations avec les pays islamiques étrangers. L’attitude de la Russie envers ses minorités musulmanes est pleine de contradictions, ce qui est probablement inévitable. Moscou demande une loyauté absolue à ses citoyens musulmans, mais ne peut pas et ne veut pas satisfaire nombre de leurs revendications, même celles qui émanent des éléments les plus modérés d’entre eux. C’est surtout le cas des républiques musulmanes de la moyenne Volga, telles que le Tatarstan et le Bachkortostan. Elles ont une certaine autonomie, mais en veulent bien davantage. Leurs gouvernants actuels et leur élite politique remontent à la période soviétique : Mourtaza Rakomov et Mintimer Chaïmiev, chefs politiques de ces deux républiques, tous deux septuagénaires, ont commencé leur carrière à l’époque communiste, ont obtenu l’Ordre de Lénine et des distinctions similaires et sont au pouvoir respectivement depuis 1991 et 1993. Ils appartenaient en fait à l’aile orthodoxe du Parti communiste, opposée aux réformes de Gorbatchev. La situation économique de ces deux régions extrêmement industrialisées est meilleure que celle d’autres parties de la fédération de Russie, surtout grâce à l’industrie pétrolière et à ses divers secteurs. Néanmoins (ou pour cette raison), elles ont présenté de plus en plus de revendications politiques et économiques à Moscou. L’idée que le premier vice-Premier ministre (ou Président) de la fédération de Russie devrait être un musulman semble être partie de la région de la Volga. Le séparatisme a ici peu de perspectives : le Tatarstan et le Bachkortostan sont à l’écart des autres régions musulmanes, les Russes de souche sont nombreux dans les deux républiques (presque la moitié au Tatar stan – plus dans les grandes villes, telles que Kazan et Oufa) et il y a eu beaucoup de mariages mixtes. Les Bachkirs sont minoritaires dans leur république et les musulmans ne sont majoritaires que si l’on ajoute le secteur tatare. Cependant, les relations entre les deux groupes ethniques n’ont pas toujours été faciles. L’influence de l’islam moderniste (jadidisme) reste forte et il y a eu, et il conti- nue à y avoir, des critiques, voire du mépris, pour l’islam fondamentaliste. (« Nous ne voulons pas revenir au Moyen Âge ».) L’opposition à Moscou est fondée sur des motifs plus nationalistes que religieux. La seconde grande concentration de musulmans russes se trouve à Moscou. Les estimations sur leur nombre varient considérablement – entre 1,5 et 2 millions – mais, lorsqu’on marche dans les rues de Moscou, on ne peut manquer de remarquer leur présence massive. Ils ont envahi des quartiers entiers de la capitale, tels que Boutovo à l’extrême sud, mais aussi des zones proches des grands marchés officiels et non officiels. Il y a un grand nombre de nouvelles mosquées (dont quatre ou cinq vraiment grandes), les musulmans ont des clubs culturels, des hôpitaux, des écoles, des jardins d’enfants, des boutiques d’alimentation et même un supermarché, nommé Appelsina, qui prétend être au niveau européen. On annonce que d’autres ouvriront bientôt. Il n’y pas encore de grandes librairies et pas de journaux russes musulmans, mais une grande activité sur Internet. (Les œuvres de Sayyed Qutb, Mawdoudi et d’autres penseurs musulmans radicaux ont été traduites et peuvent être obtenues sans difficulté.) Les autorités ont essayé d’expulser les illégaux, qui sont en grand nombre, en fermant certains des principaux marchés. (Ce qui était dirigé non seulement contre les musulmans, mais aussi contre les Chinois, d’autres Asiatiques et « les gens d’origine caucasienne » en général.) D’un autre côté, Loujkov, l’influent maire de Moscou, se donne du mal pour se rendre populaire auprès des résidents musulmans, en allouant des fonds à certaines de leurs institutions religieuses et culturelles (qui restent strictement sous surveillance du FSB). Plus important encore peut-être, Poutine et Medvedev ont fait la même chose, en adressant des vœux à la communauté musulmane à l’occasion de ses fêtes et en allant même rendre visite à l’une ou l’autre des principales mosquées. Ce type de pratiques visant à domestiquer l’Islam eût été impensable il y a dix ans, ou même cinq ans, et reflète l’importance croissante de la présence musulmane dans la capitale. Le nord du Caucase est la troisième concentration musulmane et la plus dangereuse. Les faits essentiels étant bien connus, il est inutile 313 WALTER LAQUEUR de les reprendre en détail. On pense que quelque 160 000 soldats et civils sont morts au cours des deux guerres de Tchétchénie. La Russie a fini par réussir à imposer une solution (pour le moment) et un calme relatif y règne. On est en train de reconstruire Grozny, la capitale en grande partie détruite. La Tché tchénie est devenue une région musulmane en partie autonome où s’applique la charia ; les autorités locales font pression pour légaliser la polygamie. On ne sait pas clairement jusqu’à quel point les nouveaux dirigeants tchétchènes croient en un islam fondamentaliste ; il est plus probable qu’ils sentent le besoin d’une idéologie officielle pouvant servir de force fédératrice, tout en neutralisant les affirmations des rebelles qui accusent les membres de la clique dirigeante pro-Poutine d’être des apostats, hostiles à l’islam. Les rebelles, qui ont subi des revers importants, non seulement haïssent les occupants russes, mais attaquent aussi durement l’Amérique (qui, prétendent-ils, soutient l’oppression russe) et dénoncent les Juifs (source de tout le mal du monde). On ne peut cependant pas prendre au pied de la lettre toutes les déclarations attribuées à l’opposition tchétchène sur Internet ; la désinformation russe semble à l’œuvre. Néanmoins, la politique russe consistant à nommer des satrapes plus ou moins fiables, tels que le jeune Kadyrov, n’offre aucune garantie pour l’avenir. Moscou a tout à fait conscience que ses représentants locaux feront pression en faveur de plus d’indépendance (et d’argent), sont difficiles à contrôler et qu’en définitive, on ne peut pas leur faire confiance. La fin de la guerre de Tchétchénie n’a pas apporté la paix aux autres régions du Caucase du Nord. Au contraire, les attaques menées par des gangs islamistes contre les autorités au Daghestan, en Ingouchie et dans d’autres républiques et régions ont augmenté en 2009, aboutissant au meurtre de chefs de la police et d’autres responsables. En juin 2009, Iounousbek Ievkourov, le Président de l’Ingouchie, a échappé de peu à la mort dans une attaque au cours de laquelle il fut blessé. La situation fut jugée suffisamment grave pour que Medvedev se rende au Daghestan (pour la seconde fois en un an) et en Ingouchie. Il faut se rendre compte qu’aucun Président russe n’avait jamais fait cela auparavant. 314 Aucune solution ne semble se dessiner pour stabiliser la situation du Nord-Caucase, en partie à cause de la poursuite des attaques des djihadistes, mais aussi parce qu’il semble y avoir dans la région une inclination inhérente et traditionnelle aux guerres longues. Et, lorsqu’il n’y a pas d’ennemi extérieur, les Caucasiens semblent aimer se battre les uns contre les autres (1). Il y a quelque quarante nationalités et trente langues rien qu’au Daghestan et la situation n’est pas très différente dans les autres parties de la région. Pendant l’époque soviétique, les conflits furent supprimés. À présent, il est possible que les islamistes croient que, s’ils réussissaient à battre la Russie militairement et à expulser les civils russes, ils pourraient imposer leur propre pax islamica à la région. En dehors de la région de la moyenne Volga et du Caucase, la Russie est confrontée à l’islam radical dans les anciennes républiques musulmanes de l’Union soviétique en Asie centrale et, à un moindre degré, en Azerbaïdjan. La Russie surveille de près l’Asie centrale. Si l’islam radical devait s’emparer du pouvoir politique dans ces républiques, ou ne seraitce que dans une ou deux d’entre elles, ce serait un désastre majeur pour la Russie, qui considère cette vaste région comme partie intégrante de sa « zone d’influence privilégiée ». L’islam radical a essayé d’y prendre pied de diverses manières. L’apogée des activités du Mouvement islamique d’Ouzbekistan (MIOu), qui joignit ses forces à celles des talibans, eut lieu entre 1999 et 2004. Le Hizb alTahrir commença même plus tôt à envoyer ses émissaires. (Il a été interdit en Russie en 2003 et l’est à présent dans la plupart des autres républiques, mais maintient probablement de petites cellules clandestines.) Leurs campagnes ont échoué du fait d’une répression souvent brutale et, ces derniers temps, il y a eu relativement peu d’attaques terroristes. Il y a des raisons de supposer que l’islam radical s’est implanté au moins dans certaines régions, mais il est difficile, voire impossible, à des personnes extérieures de savoir jusqu’à quelle profondeur vont ces racines et quelles forces les djihadistes pourraient mobiliser. (1) Un souvenir personnel : j’ai d’abord visité le Caucase du Nord à quatre reprises entre 1957 et 1966 et je fus l’un des premiers étrangers à être admis dans cette région. Ma plus forte impression au cours de ces visites (en dehors du paysage magnifique – la Suisse sans les touristes) fut la tension existant entre les nationalités, même s’il était rare qu’elle trouve à s’exprimer ouvertement. LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE Outre l’opposition extrémiste aux gouvernements d’Asie centrale, il existe des forces plus modérées, également opposées aux autorités, et il serait faux de ne pas distinguer entre les deux. L’opposition modérée vient de ce que les gouvernements locaux sont autoritaires (il n’y a qu’au Tadjikistan que l’opposition soit représentée au parlement), corrompus et plutôt inefficaces. On pourrait soutenir que l’Asie centrale n’a jamais eu de bon gouvernement, efficace et honnête, et que, comme dans de nombreux autres pays, rien n’y fonctionne sans un minimum de corruption. Il y a cependant des degrés dans la corruption et, en période de crise économique grave, ces républiques pourraient être vulnérables aux mouvements islamistes qui prétendent combiner la pratique orthodoxe de la vraie foi à l’honnêteté et à une plus grande efficacité. Une nouvelle doctrine russe ? Si la Russie a une stratégie globale vis-à-vis de l’islam et du monde musulman, celle-ci est pleine de contradictions et ne peut être comprise qu’à travers la vision qu’ont les Russes de leur place dans le monde aujourd’hui et dans les années à venir. Il y a une contradiction constante entre un sentiment d’inutilité et un sentiment de supériorité, celui d’avoir une mission à remplir. L’inutilité a trouvé sa formulation classique dans les Lettres philosophiques de Tchaadaïev (1836) : nous n’avons eu ni Renaissance ni Lumières, nous n’avons contribué en rien à la culture mondiale, nous n’avons pas ajouté une seule idée, mais nous avons déformé tout ce que nous avons touché. Nous n’appartenons ni à l’Occident ni à l’Orient. Tchaadaïev fut déclaré fou par le tsar, qui lui envoyait son docteur plusieurs fois par semaine. Mais son diagnostic a influencé la manière de penser des Russes jusqu’à nos jours et il est fréquemment cité. Reste le sentiment de supériorité, l’idée de la Russie comme Troisième Rome, possédée par une mission unique au monde. Ce sentiment d’avoir une mission ne fut guère exprimé pendant la fin de la période soviétique ou la décennie qui a suivi, mais, avec la reprise économique, il n’est pas seulement devenu respectable, mais a pratiquement pris le statut d’idéologie officielle. Ses relations avec le monde musulman regorgent de contradictions de ce genre. D’un côté, la Russie est convaincue qu’elle doit s’efforcer de mettre en place une alliance avec les pays islamiques ou du moins avec certains d’entre eux (surtout la Turquie et l’Iran – les pays arabes figurent généralement en dernière position et le Pakistan n’y figure même pas). D’un autre, elle est profondément méfiante : « la Russie [de Poutine] n’a que deux alliés fiables, son infanterie et son artillerie » (la formule est empruntée au tsar Alexandre III). L’effacement et le discrédit du marxismeléninisme ont fait naître le besoin d’une nouvelle doctrine. (Marx n’est guère cité aujourd’hui et Lénine rarement. Staline a fait un grand retour, mais en tant que patriote russe, pas en tant que marxiste.) La nouvelle doctrine russe a de nombreuses facettes et va du relativement modéré à l’obscur, à l’invraisemblable, au bizarre (soudain devenu respectable) et à la folie pathologique. Pour commencer par le dernier : Iouri Petoukhov, mort récemment, était un auteur de science-fiction très lu. Peu avant sa mort, il a formulé ses idées et ses prophéties politiques dans Rousskii Mirovoï Poryadok (L’Ordre mondial russe). Selon lui, tous les étrangers sont des hommes de Neandertal et des dégénérés (le terme apparaît des milliers de fois dans son livre), l’Europe et l’Amérique ont été créées par des Russes et devraient être récupérées, tous les dirigeants russes, dont Lénine et Khrouchtchev (une mauviette qui n’a pas osé se lancer dans une guerre sur l’affaire de Cuba), étaient des traîtres. Seul le grand Staline est une exception. Hitler était un romantique, la Première et la Seconde Guerres mondiales ont été déclenchées par les perfides Américains et Britanniques, Pearl Harbor était une magnifique opération, etc. Les dégénérés américains, en collaboration avec les chacals européens, veulent détruire la Russie et ont provoqué l’explosion nucléaire de Tchernobyl en 1986. Petoukhov exprimait les pensées et les sentiments de nombre de ses compatriotes aux idées simples. Alexander Douguine et Igor Panarine opèrent à un niveau plus élaboré. Peu de gens les prenaient au sérieux il y a une dizaine d’années, mais, plus récemment, ils sont devenus respectables et même influents au Kremlin (à travers, dit-on, Vladislav Sourkov, cerveau politique de Poutine). 315 WALTER LAQUEUR Douguine a commencé son odyssée idéologique dans les rangs de Pamiat, le groupe d’extrême droite antisémite des derniers temps du régime soviétique. Quand il se rendit compte que des idées aussi primitives et dépassées n’avaient pas d’avenir politique, il créa sa propre école. Quant à Panarine, il appartenait au départ aux dissidents libéraux, mais passa ensuite à l’autre extrémité du spectre politique. Il s’est fait connaître en Occident pour avoir prédit que l’Amérique n’existerait plus après 2010. Il y aurait une guerre civile et le pays serait divisé en six États. Douguine semble jouir d’un respect considérable parmi les militaires, les médias et même dans les milieux universitaires, tandis que l’influence de Panarine se fait surtout sentir dans le monde universitaire et à l’académie du ministère des Affaires étrangères. Douguine a essayé pendant de nombreuses années de présenter une nouvelle idéologie synthétique, mélange de certains des éléments occidentaux les moins recommandables (néofascisme italien dans le style de Julius Evola, la nouvelle droite d’Alain de Benoist en France et la géopolitique néo-nazie). Ayant ensuite pris conscience qu’il avait besoin d’éléments spécifiquement russes, il a adopté une version moderne de l’eurasisme, idéologie d’abord élaborée dans les années 1920 au sein des émigrés russes. L’idée eurasienne, sous une forme ou une autre, est très répandue au sein de l’élite politique russe. Un exemple en est Pout voïnov Allakha : Islam i politika Rossii (La Route des guerriers d’Allah : l’Islam et la politique russe), texte de base à l’académie militaire russe et à l’université des services secrets. Ce livre a été rédigé par Jouraviev, Melkov et le général Cherchnev, qui enseignent tous dans ces institutions. Ils considèrent le séparatisme islamique comme une menace majeure pour la survie de la Russie et n’ont aucune sympathie pour les pays qui ont adopté la charia et soutiennent le djihadisme. Mais, s’agissant des stratégies pour affronter ces dangers, le message est ex oriente lux : le monde doit se tourner vers l’est plutôt que vers l’ouest pour l’inspiration et le leadership nécessaires pour trouver la méthode de salut. Puisque la Russie n’est pas à elle seule assez forte pour contrecarrer l’influence américaine et européenne, une alliance de la Russie, la 316 Chine, l’Inde et l’Iran (nommée RIKI) est envisagée. (Les auteurs, qui par ailleurs ne se distinguent pas par leur sens de l’humour, indiquent connaître Rikki-Tikki-Tavi, l’héroïque mangouste du Livre de la jungle de Kipling). Ces pays se sont très bien comportés dans le passé et n’ont pas exploité la décennie de faiblesse de la Russie après l’effondrement de l’Union soviétique. De plus, les pays RIKI sont aussi religieusement proches les uns des autres : l’éthique russe est proche de l’éthique asiatique et n’a rien en commun avec l’éthique protestante capitaliste et usuraire, telle qu’elle a été décrite par Benjamin Franklin et Max Weber. Les auteurs notent aussi que le catholicisme est un bien plus grand danger pour la Russie que l’islam – contredisant ainsi leur précédente affirmation que la principale menace vient de l’islam. Vu sous cet angle, RIKI ne deviendrait pas seulement le principal facteur politique et militaire international, mais aussi le dirigeant moral du monde. Ce sont des projets ambitieux, notamment si l’on considère qu’ils concernent des pays qui ont très peu de choses en commun et se méfient en fait profondément les uns des autres. La Russie et la Chine, la Chine et l’Inde, l’Iran et le reste du monde ne manifestent pas de grand désir de collaborer trop étroitement et sont parmi les pays les plus corrompus au monde. C’est pourtant la vision géopolitique présentée aux recrues des forces militaires et des services de sécurité étatiques. L’aveuglement de la Russie La droite nationaliste, tant modérée qu’extrémiste, s’accorde sur l’idée que les ÉtatsUnis et leurs alliés européens sont de loin les ennemis les plus dangereux de la Russie. Le fait que l’Union soviétique ait perdu la guerre froide et ait fini par s’effondrer semblait confirmer les craintes russes. Cette idée a façonné la stratégie de la Russie jusqu’à maintenant et continuera probablement à le faire dans un avenir proche. Même si les inventions les plus extrêmes sur les intrigues et les crimes des Américains ne sont pas partagées par la majorité de l’establishment russe, l’inquiétude suscitée par l’Amérique a aveuglé une grande partie de l’élite russe sur les autres menaces auxquelles est confronté leur pays. LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE Figure tout d’abord parmi elles le déclin démographique : la diminution de la population russe. Les répercussions politiques de ce désastre sont loin d’être parfaitement claires pour ceux qui définissent la politique russe à la fois à l’égard de la minorité musulmane à l’intérieur et de l’Islam en politique étrangère russe. Par exemple, Malachenko, expert de l’Islam, croit que ni à court terme ni en 2050 il n’y aura de raisons de parler de l’islamisation de la Russie. D’autres observateurs adoptent une vision moins optimiste, en attirant souvent l’attention sur l’origine ethnique des soldats de l’armée russe, qui se recrutent de plus en plus chez les musulmans. Il ne s’agit pas en tout cas d’une simple question de statistiques. Beaucoup de choses dépendent du degré d’intégration des minorités nationales et religieuses de Russie : seront-elles loyales au régime ou les tendances séparatistes se renforceront-elles ? Tout en observant de près les évolutions au sein des communautés musulmanes (et en intervenant lorsque nécessaire), les autorités russes essaient de veiller à ce que leurs musulmans soient satisfaits et de prévenir des dissensions nationales (« l’islamophobie »). Mais elles sont confrontées à la xénophobie croissante, encouragée par la droite russe et l’opinion publique en général (« La Russie aux Russes »). L’Église orthodoxe russe, elle aussi, suit ce qu’elle considère comme une politique officielle d’apaisement à l’égard de l’islam avec une forte appréhension. Elle veut préserver son ancien/nouveau statut de religion d’État et, comme le Kremlin juge vital d’avoir de bonnes relations avec l’Église orthodoxe, il trouve de plus en plus difficile de maintenir un équilibre entre orthodoxes et musulmans. Les appels au dialogue entre les religions ne sont que de la poudre aux yeux ; aucune des deux parties n’est prête à discuter avec l’autre. Le Caucase reste le ventre mou de la Russie et aucune solution n’est en vue. L’essentiel de l’action s’est déplacé de Tchétchénie au Daghestan, en Ingouchie et dans quelques autres régions. Le Daghestan est très pauvre et ne pourrait guère exister de manière indépendante sans l’aide constante de la Russie. Mais ce genre de considérations économiques n’arrêtera pas les combats ; les rebelles peuvent toujours soutenir qu’ils cherchent à unir le nord du Caucase. Il est possible que ce ne soit qu’un vœu pieux, mais c’est un mythe efficace et utile tant que les combats se poursuivent. La politique russe continuera comme auparavant : répression brutale du séparatisme et imposition d’un gouvernement considéré comme fiable par Moscou (et comme collaborationniste par les djihadistes). Sinon, la politique étrangère de la Russie à l’égard de l’Islam et de l’islamisme n’est toujours pas arrêtée et essaie de conserver ouvertes toutes les options. L’Amérique continuant à passer pour la grande menace, les activités anti-américaines des islamistes auraient dû être accueillies sans réserve (et l’ont souvent été), mais, dernièrement, on semble s’être mis à douter de la sagesse de ce genre de politique. Le Kremlin suit peut-être les infortunes de l’Occident en Afghanistan avec une Schadenfreude, mais, si les ÉtatsUnis et l’OTAN devaient s’en retirer, ce pays redeviendrait un problème russe, une base pour les activités djihadistes en Asie centrale. La stratégie du régime est toujours dominée par l’ombre de l’Amérique et la conviction que ce qui aide les États-Unis est nécessairement mauvais pour la Russie. Ce qui paraît étrange si l’Islam devait effectivement être « le destin de la Russie ». Mais il faudra peutêtre beaucoup de temps à la Russie pour se défaire de son obsession à l’égard de l’Occident. WALTER LAQUEUR Traduit de l’anglais par Isabelle Hausser 317 WEIMAR : UN MYTHE INCONSISTANT Qu’on ait pu croire par la suite au mensonge qui déguisa ces « années folles » en âge d’or, c’est une énigme que ne sauraient excuser ni l’ignorance ni le manque de vision historique. Ce mythe inconsistant se nourrit bien plutôt d’un mélange d’envie, d’admiration et de kitsch : envie inspirée par la vitalité et l’admiration pour les productions d’une génération de grands talents, mais aussi nostalgie facile. On assiste à la millième représentation de L’Opéra de quat’sous, on est épaté par les prix atteints dans les ventes par les tableaux des Beckmann, Schwitters et Schad, on s’enthousiasme pour les copies de meubles du Bauhaus et l’on se repaît de films comme Cabaret, montrant un Berlin hystérique, pervers polymorphe, « canaille ». Un peu de décadence, un zeste de risque et une bonne dose d’avant-garde donnent aux habitants de l’État providence d’agréables frissons dans le dos. Cette floraison d’une culture extrêmement minoritaire fait oublier le marécage où elle poussait. Car le monde intellectuel et artistique des années vingt n’était nullement immunisé, lui non plus, contre les états d’excitation de la guerre civile. Des écrivains et des philosophes comme Heidegger, Carl Schmitt ou Ernst Jünger, mais aussi comme Brecht, Horkheimer et Korsch, opposaient à la pusillanimité de la classe politique le pathos de l’énergie résolue – résolue à quoi, cela ne leur importait qu’en second lieu. Et leurs suiveurs aussi, de gauche comme de droite, rivalisaient d’ostentatoire intransigeance. À côté, les tenants d’une politique modérée étaient dépassés. Ils avaient l’air pâles et désemparés. Ils étaient totalement incapables de canaliser les peurs, les ressentiments, les enthousiasmes et l’énergie destructive des masses. Hitler, lui, s’y entendait mieux que personne, et c’est bien pourquoi ils le sous-estimèrent, tous sans exception. Pour finir, il ne resta plus guère à la classe politique qu’à louvoyer entre la panique et la paralysie. Le sentiment de son impuissance poussa la plupart des gens à fuir vers les extrêmes. Protection et sécurité leur paraissaient ne plus pouvoir être assurées que par des organisations comme le Parti communiste, le parti nazi, le Reichsbund ou les SA. Les masses balançaient entre gauche et droite ; ce flottement entre les deux pôles prennait des formes épidémiques. Par crainte de l’isolement, on recherchait le collectif, on se réfugiait dans la communauté raciale ou dans le communisme soviétique. Paradoxalement, cette fuite aboutit pour beaucoup à la solitude totale : à l’exil, aux camps de concentration, aux purges, au goulag ou à l’expulsion. Hans Magnus ENZENSBERGER, Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande, traduit de l’allemand, Gallimard, « Du monde entier », 2010, p. 37-39. 318