La stratégie musulmane de la Russie

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La stratégie musulmane
de la Russie
WALTER LAQUEUR
L’Islam est « le destin de la Russie ».
Telle était la prédiction faite il y a quelques années par Alexeï Malachenko, l’un des
principaux (et des plus fiables) experts russes de l’Islam. Il est possible que ce soit
exagéré, mais peut-être pas tant que cela.
La démographie est, elle aussi, le destin de la Russie. Si sa situation et ses perspectives étaient moins critiques, l’Islam serait une moindre menace.
On pourrait dire tout aussi justement que l’infortune et le destin historiques de la
Russie sont d’être obsédée par des dangers imaginaires et de négliger les vrais dangers.
Staline, rappelons-le, n’avait confiance en personne, et surtout pas dans les anciens
bolcheviks, mais il était certain que Hitler n’attaquerait pas l’Union soviétique. C’est
un syndrome fascinant, qui, avec la réémergence de la Russie comme acteur important en politique internationale, est redevenu crucial.
Or, elle est bel et bien un acteur important. Il n’a fallu que quinze ans à l’Allemagne,
après sa défaite lors de la Première Guerre mondiale, pour réapparaître comme grande
puissance sur la scène mondiale. Il a fallu à peu près le même laps de temps à la
Russie pour émerger de nouveau après l’effondrement de l’Union soviétique. C’est
surtout le boom du prix des matières premières, telles que le pétrole et le gaz, que la
Russie possède en abondance qui lui a permis de faire sa réapparition. Malgré l’évolution en dents de scie de l’économie internationale, la demande de ces matières
premières continuera à être une source de force pour la Russie. En même temps, la
nouvelle Russie est confrontée à de grands défis intérieurs et extérieurs qui n’existaient
pas (ou du moins pas à ce degré) auparavant. Son avenir dépend de la manière dont
elle parviendra à y faire face.
Ses relations avec l’Islam, à la fois sur le front intérieur et en politique étrangère,
sont l’un des principaux défis auxquels est confrontée la Russie. Il serait certainement
excessif de dire que cela a échappé aux dirigeants russes et à l’opinion publique, mais
ils n’ont pas pris la pleine mesure du sujet. Les raisons n’ont rien de mystérieux : elles
viennent de la croyance profondément enracinée que l’Amérique et l’Occident en
général constituent le principal péril pour la Russie, que ce soit dans le passé, dans le
présent ou dans l’avenir proche.
COMMENTAIRE, N° 130, ÉTÉ 2010
309
WALTER LAQUEUR
En fait, la Russie et l’Occident partagent certains intérêts communs au Proche-Orient
et au monde musulman en général. Mais prendre conscience de cette vérité va à l’encontre de la nouvelle doctrine élaborée par la Russie ces dernières années, selon laquelle
les pays musulmans sont ses alliés naturels dans la confrontation inévitable et perpétuelle avec l’Occident. Ce débat actuel, largement ignoré dans les capitales occidentales, constitue le sujet de cet article, paru en anglais dans Middle East Papers. Middle
East Strategy at Harvard, le 1er novembre 2009, sous le titre « Russia’s Muslim Strategy ».
W. L.
Résistance, littérature, négligence
de la Russie avec l’Islam
s’est produite il y a de nombreux siècles.
Dans certaines parties de la Russie,
l’islam est apparu avant le christianisme. De
même que l’Europe a subi la pression de
l’Empire ottoman pendant des siècles, la
Russie a vécu sous la menace des puissances
musulmanes à la fois à l’est et au sud. Alors
que le danger pesant sur l’Europe décroissait
après la défaite des Ottomans devant Vienne
en 1689, la date décisive pour Moscou fut
1552, lorsque Ivan IV (le Terrible) occupa
Kazan et, peu après, toute la région de la
moyenne Volga. Mais le khanat de Crimée,
resté puissant, fit des incursions dans le sud
de la Russie pendant encore de nombreuses
années et, en 1571, occupa et brûla Moscou.
Cependant, une fois que les guerres avec
l’Empire ottoman eurent perdu de leur importance et que l’empire tsariste se fut établi
fermement de la frontière prussienne à Vladivostock, les Russes ne pensèrent plus beaucoup
à leurs relations avec les minorités musulmanes
à l’intérieur de la Russie et avec les pays musulmans voisins. La conquête du Caucase par la
Russie inspira deux générations d’écrivains
russes, de Pouchkine et Lermontov à Tolstoï,
mais elle semblait n’être qu’une autre guerre
coloniale, comparable aux guerres similaires
menées par d’autres puissances impériales. Ce
fut l’attirance pour un monde étrange et
exotique qui les inspira, de manière peut-être
comparable en un sens à la fascination de
Kipling pour l’Inde. Il y eut parfois des
remarques hostiles ou méprisantes, comme la
célèbre berceuse de Lermontov sur le méchant
Tchétchène avec son kindjal (grand poignard)
L
310
A RENCONTRE
rampant autour de la maison, manifestement
animé de mauvaises intentions. Après avoir
traité l’un de ses camarades officiers de gorets
(montagnard musulman), Lermontov fut obligé
de se battre en duel et y perdit la vie. Mais,
dans l’ensemble, il s’agissait là d’exceptions.
Griboïedov, l’un des plus grands écrivains (et
diplomate) de son temps, fut tué par une foule
fanatique à l’ambassade de Russie à Téhéran.
Cette nouvelle attristante ne provoqua pas d’islamophobie dans la mesure où l’on considérait
qu’il fallait plus ou moins s’attendre à ce
comportement dans des pays peu civilisés.
L’islam en tant que religion et influence
spirituelle ne préoccupa guère l’Église orthodoxe russe. Les philosophes et les théologiens
russes du XIXe siècle, tels que Tchaadaïev et
les slavophiles Chomyakov et Soloviev,
mentionnèrent parfois l’islam dans leurs
œuvres, mais ils n’étaient pas très bien informés sur le sujet et la plupart de ce qu’ils écrivirent relevait de la spéculation. L’homme de
la rue à Moscou ne rencontrait guère l’Islam,
sauf peut-être lorsqu’il croisait son portier ;
les Tatars étaient fortement représentés dans
cette profession.
La résistance à la domination russe se poursuivait localement, mais était réprimée sans
beaucoup de difficultés par les autorités
centrales. Les exemples incluent la rébellion
d’Asie centrale en 1916, lorsque environ le
tiers du peuple kirghize passa en Chine ; et la
campagne basmatchi, après l’arrivée au
pouvoir des bolcheviks, qui dura presque sept
ans. Ces événements étaient considérés
comme étant d’intérêt local limité – des
tensions dans les relations entre puissances
coloniales et leurs sujets étant inévitables.
La conviction que, quels que fussent ses
autres défauts, l’Union soviétique avait réussi
LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE
à résoudre la question nationale était très
répandue parmi les observateurs occidentaux
dans les années trente et même après la
Seconde Guerre mondiale. Tel était le consensus émergeant des ouvrages d’experts tels que
Hans Kohn et Walter Kolarz. Hannah Arendt
partageait ce point de vue. Cette impression
n’était pas fausse, jusqu’à un certain point. Le
pouvoir soviétique avait réussi à rallier une
partie de l’élite politique locale et à éduquer
une nouvelle intelligentsia qui acceptait
l’idéologie communiste officielle. Cette intelligentsia locale avait été intégrée et avait
obtenu des positions dominantes dans ses
républiques. Certains de ses membres furent
même acceptés au centre du pouvoir, comme
l’aristocratie caucasienne avait été socialement et politiquement acceptée à SaintPétersbourg et à Moscou à l’époque tsariste.
Mais l’inertie générale et la stagnation
(zastoï) des années 1970 et 1980 eurent également de fortes répercussions dans les régions
musulmanes. Brejnev, qui essayait d’éviter les
conflits chaque fois que possible, reprocha
plus d’une fois aux peuples d’Asie centrale de
ne pas faire leur part du travail et de dépendre de l’assistance, entre autres, économique
du centre, alors que celui-ci pouvait difficilement se le permettre, et donc de devenir de
plus en plus une charge.
Le stress post-soviétique
L’effondrement de l’Union soviétique
aggrava la situation lorsqu’il apparut que
l’amitié entre les peuples (drujba narodov),
souvent invoquée, n’était pas, pour le dire
aimablement,
profondément
enracinée.
Plusieurs millions de Russes de souche quittèrent les républiques d’Asie centrale où ils
ne se sentaient plus désormais ni en sécurité
ni désirés.
Les principales républiques musulmanes
devinrent politiquement indépendantes, mais,
à bien d’autres égards, leur dépendance à
l’égard de Moscou se poursuivit, voire se
renforça. Les nouveaux dirigeants n’étaient
pas de grande qualité et l’idéologie, qui avait
perdu son éclat, avait été en partie remplacée
par l’islam et l’islamisme, répandus par des
émissaires d’Arabie saoudite et d’autres pays
arabes et musulmans. Ils construisirent des
centaines de nouvelles mosquées, lancèrent
diverses organisations nationalistes et religieuses et réorganisèrent le hadj, le pèlerinage
à La Mecque (bien qu’à un niveau moyen
d’environ 20 000 pèlerins par an).
Les autorités centrales de Moscou tolérèrent
cet afflux d’argent et d’idées venus de l’étranger, en partie parce que leurs principales préoccupations étaient ailleurs, en partie parce
qu’elles se sentaient impuissantes. Le KGB
semble bien avoir été préoccupé par la diffusion de l’influence wahhabite, notamment dans
le nord du Caucase, ainsi que par l’apparition
d’autres sectes et mouvements musulmans radicaux, tels que le Hizb al-Tahrir. Selon certaines
indications, le KGB (aujourd’hui FSB, pour le
renseignement intérieur) suscita des groupes
islamistes de son cru pour être mieux informé
sur les activités de ces cercles.
Le réveil politico-religieux de l’islam (et
souvent de l’islam radical) a coïncidé avec la
montée d’un état d’esprit nationaliste extrémiste au sein de la population russe. Ce qui
s’explique en partie par l’afflux de musulmans
dans les principales villes russes. Le grand
Moscou hébergerait à présent près de deux
millions de musulmans (beaucoup d’entre eux
en situation irrégulière) ; c’est certainement la
ville d’Europe ayant la plus forte population
musulmane. Dans les années 1990, des agressions contre des musulmans dans ces villes ont
amené les musulmans à se plaindre de la
« diabolisation de l’islam » et, comme en
Europe occidentale, de l’islamophobie croissante. En réalité, ces agressions étaient généralement des guerres de territoire, dans ou
autour des marchés locaux, mais il est indéniable que la présence même de tant de
nouveaux venus étrangers a engendré hostilité
et xénophobie.
Alors que les services de sécurité russes s’inquiétaient surtout du caractère subversif et
séparatiste de l’islam radical, le ministère des
Affaires étrangères russe était préoccupé par
l’impact politique qu’auraient les sentiments
antimusulmans sur les relations de la Russie
avec les pays musulmans voisins. Suivant l’initiative du ministre des Affaires étrangères
d’alors, Evgueni Primakov, le ministère russe
des Affaires étrangères organisa en 1998 une
conférence à un niveau élevé, destinée à
limiter les dégâts. (Primakov avait commencé
sa carrière comme arabisant avant d’atteindre
les plus hauts emplois dans l’appareil d’État
et le KGB.) La réputation de la Russie dans
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WALTER LAQUEUR
le monde musulman était déjà mauvaise à
cause de la guerre en Afghanistan et de la
première guerre de Tchétchènie (1994-1996).
Pour réparer certains des dommages, le ministère des Affaires étrangères soutint que, si l’islamophobie devait s’accroître en Russie, ce
serait un coup fatal porté à la tradition russe
de tolérance et d’intégrité. En vérité, les
diplomates s’inquiétaient que la Russie puisse
être isolée et manquer des occasions politiques dans le monde musulman.
Cependant, l’ensemble du monde musulman n’éprouvait pas de sentiments antirusses,
malgré l’impact des guerres d’Afghanistan et
de Tchétchénie. L’Organisation de la Conférence islamique (pour ne donner qu’un seul
exemple) refusa à maintes reprises d’admettre en son sein Ichkeria, organisation politique des rebelles tchétchènes. Une fois que
la Russie se fut retirée d’Afghanistan, elle
cessa d’être la cible à la fois de la propagande
et de l’action militaire (terroriste) musulmanes. Il y eut des cas individuels de propagande antirusse et même quelques préparatifs, sporadiques et sans conviction, d’action
terroriste (par exemple contre des diplomates
russes en Irak). Mais, de manière générale, le
monde islamique se montra très peu solidaire
des musulmans russes et de leurs revendications politiques. De même, les musulmans
russes manifestèrent peu d’intérêt pour les
affaires de leurs coreligionnaires dans d’autres
pays. Un appel à donner de l’argent pour les
victimes de la campagne contre Gaza en 2009
rassembla 100 000 roubles, somme peu
impressionnante si l’on pense qu’il y a plus de
20 millions de musulmans en Russie.
Durant les années 1990, se développa
quelque chose ressemblant à une stratégie
russe à l’égard de l’Islam. La Russie avait
abandonné ses vieilles illusions sur une
alliance étroite avec les pays arabes « progressistes », qui avaient eu cours les décennies
précédentes. On se souvenait parfaitement
que les pays arabes avaient rarement, voire
jamais, payé les livraisons massives d’armes
russes et que celles-ci n’avaient certainement
pas engendré de soutien politique. Mais l’idée
que la Russie pourrait jouer le rôle de médiateur entre l’Occident (surtout l’Amérique) et
le monde musulman commençait à s’imposer.
Ainsi, Moscou n’approuva-t-il pas la première
guerre en Irak, pour ne rien dire de la
seconde ; il essaya de jouer un rôle de média312
tion dans la guerre civile tadjik (qui aurait de
toute manière tourné court après la mort de
plus de 100 000 personnes) ; il fit certaines
suggestions dans le contexte du programme
nucléaire iranien (qui n’aboutirent à rien) ; et,
en 2006, il invita la direction du Hamas à
Moscou. Ni le Hamas ni le Hezbollah ne figurent pour l’instant sur la liste des organisations terroristes des services de renseignement
russes.
Il ne fallut pas longtemps au gouvernement
russe pour se rendre compte que les tentatives
de médiation de ce genre ne produisaient pas
de résultats tangibles ou que la Russie n’en
retirait aucun bénéfice. Néanmoins, les
contacts à un niveau peu élevé se poursuivirent, peut-être pour montrer que la Russie
continuait à s’intéresser au Proche-Orient et
devait être considérée comme un acteur
important. Moscou persista à soutenir que
l’on pouvait persuader l’Iran de ne pas utiliser ses installations nucléaires à des fins militaires, même en l’absence de toute preuve
factuelle en ce sens. En 2007, le ministre des
Affaires étrangères du Hamas, Mahmoud
Zahhar, se rendit à nouveau à Moscou, sans
aucun résultat tangible. Le seul bénéfice que
retira la Russie de sa médiation fut que les
pays musulmans s’abstinrent de soutenir
ouvertement leurs coreligionnaires de Russie
– pour la plus grande déception des islamistes
vivant en Russie.
Bref, Moscou suivit une stratégie de médiation sans se faire beaucoup d’illusions sur son
effet. À maintes occasions, la Russie souligna
son respect pour l’islam, les pays musulmans
et leurs dirigeants, ainsi que la nécessité d’encourager la réconciliation entre les différentes
cultures et civilisations. Il y avait en même
temps une méfiance mutuelle et la conviction
profondément ancrée que tout rapprochement avec le monde musulman ne pouvait
avoir qu’un caractère tactique. Il est tout à fait
certain que les pays musulmans n’auraient pas
lancé de campagne contre la Russie (de même
qu’ils s’abstenaient de le faire contre la Chine
et l’Inde), même si la Russie ne s’était pas
transformée en « honnête médiateur ». La
Russie est une grande puissance nucléaire,
tout comme la Chine et l’Inde, et ce sont là
des considérations décisives.
LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE
Le paysage musulman
Les problèmes intérieurs de la Russie avec
les musulmans ont sans aucun doute une plus
grande importance politique que ses relations
avec les pays islamiques étrangers. L’attitude
de la Russie envers ses minorités musulmanes
est pleine de contradictions, ce qui est probablement inévitable. Moscou demande une
loyauté absolue à ses citoyens musulmans,
mais ne peut pas et ne veut pas satisfaire
nombre de leurs revendications, même celles
qui émanent des éléments les plus modérés
d’entre eux.
C’est surtout le cas des républiques musulmanes de la moyenne Volga, telles que le
Tatarstan et le Bachkortostan. Elles ont une
certaine autonomie, mais en veulent bien
davantage. Leurs gouvernants actuels et leur
élite politique remontent à la période soviétique : Mourtaza Rakomov et Mintimer Chaïmiev, chefs politiques de ces deux républiques,
tous deux septuagénaires, ont commencé leur
carrière à l’époque communiste, ont obtenu
l’Ordre de Lénine et des distinctions similaires
et sont au pouvoir respectivement depuis 1991
et 1993. Ils appartenaient en fait à l’aile orthodoxe du Parti communiste, opposée aux
réformes de Gorbatchev.
La situation économique de ces deux
régions extrêmement industrialisées est meilleure que celle d’autres parties de la fédération de Russie, surtout grâce à l’industrie
pétrolière et à ses divers secteurs. Néanmoins
(ou pour cette raison), elles ont présenté de
plus en plus de revendications politiques et
économiques à Moscou. L’idée que le premier
vice-Premier ministre (ou Président) de la
fédération de Russie devrait être un musulman semble être partie de la région de la
Volga. Le séparatisme a ici peu de perspectives : le Tatarstan et le Bachkortostan sont à
l’écart des autres régions musulmanes, les
Russes de souche sont nombreux dans les
deux républiques (presque la moitié au Tatar
stan – plus dans les grandes villes, telles que
Kazan et Oufa) et il y a eu beaucoup de
mariages mixtes. Les Bachkirs sont minoritaires dans leur république et les musulmans
ne sont majoritaires que si l’on ajoute le
secteur tatare. Cependant, les relations entre
les deux groupes ethniques n’ont pas toujours
été faciles. L’influence de l’islam moderniste
(jadidisme) reste forte et il y a eu, et il conti-
nue à y avoir, des critiques, voire du mépris,
pour l’islam fondamentaliste. (« Nous ne
voulons pas revenir au Moyen Âge ».) L’opposition à Moscou est fondée sur des motifs
plus nationalistes que religieux.
La seconde grande concentration de musulmans russes se trouve à Moscou. Les estimations sur leur nombre varient considérablement – entre 1,5 et 2 millions – mais,
lorsqu’on marche dans les rues de Moscou, on
ne peut manquer de remarquer leur présence
massive. Ils ont envahi des quartiers entiers
de la capitale, tels que Boutovo à l’extrême
sud, mais aussi des zones proches des grands
marchés officiels et non officiels. Il y a un
grand nombre de nouvelles mosquées (dont
quatre ou cinq vraiment grandes), les musulmans ont des clubs culturels, des hôpitaux, des
écoles, des jardins d’enfants, des boutiques
d’alimentation et même un supermarché,
nommé Appelsina, qui prétend être au niveau
européen. On annonce que d’autres ouvriront
bientôt. Il n’y pas encore de grandes librairies
et pas de journaux russes musulmans, mais
une grande activité sur Internet. (Les œuvres
de Sayyed Qutb, Mawdoudi et d’autres
penseurs musulmans radicaux ont été
traduites et peuvent être obtenues sans difficulté.) Les autorités ont essayé d’expulser les
illégaux, qui sont en grand nombre, en
fermant certains des principaux marchés. (Ce
qui était dirigé non seulement contre les
musulmans, mais aussi contre les Chinois,
d’autres Asiatiques et « les gens d’origine
caucasienne » en général.)
D’un autre côté, Loujkov, l’influent maire
de Moscou, se donne du mal pour se rendre
populaire auprès des résidents musulmans, en
allouant des fonds à certaines de leurs institutions religieuses et culturelles (qui restent
strictement sous surveillance du FSB). Plus
important encore peut-être, Poutine et
Medvedev ont fait la même chose, en adressant des vœux à la communauté musulmane
à l’occasion de ses fêtes et en allant même
rendre visite à l’une ou l’autre des principales
mosquées. Ce type de pratiques visant à
domestiquer l’Islam eût été impensable il y a
dix ans, ou même cinq ans, et reflète l’importance croissante de la présence musulmane
dans la capitale.
Le nord du Caucase est la troisième concentration musulmane et la plus dangereuse. Les
faits essentiels étant bien connus, il est inutile
313
WALTER LAQUEUR
de les reprendre en détail. On pense que
quelque 160 000 soldats et civils sont morts au
cours des deux guerres de Tchétchénie. La
Russie a fini par réussir à imposer une solution (pour le moment) et un calme relatif y
règne. On est en train de reconstruire Grozny,
la capitale en grande partie détruite. La Tché
tchénie est devenue une région musulmane en
partie autonome où s’applique la charia ; les
autorités locales font pression pour légaliser
la polygamie.
On ne sait pas clairement jusqu’à quel point
les nouveaux dirigeants tchétchènes croient en
un islam fondamentaliste ; il est plus probable
qu’ils sentent le besoin d’une idéologie officielle pouvant servir de force fédératrice, tout
en neutralisant les affirmations des rebelles
qui accusent les membres de la clique dirigeante pro-Poutine d’être des apostats,
hostiles à l’islam. Les rebelles, qui ont subi
des revers importants, non seulement haïssent
les occupants russes, mais attaquent aussi
durement l’Amérique (qui, prétendent-ils,
soutient l’oppression russe) et dénoncent les
Juifs (source de tout le mal du monde). On
ne peut cependant pas prendre au pied de la
lettre toutes les déclarations attribuées à l’opposition tchétchène sur Internet ; la désinformation russe semble à l’œuvre.
Néanmoins, la politique russe consistant à
nommer des satrapes plus ou moins fiables,
tels que le jeune Kadyrov, n’offre aucune
garantie pour l’avenir. Moscou a tout à fait
conscience que ses représentants locaux
feront pression en faveur de plus d’indépendance (et d’argent), sont difficiles à contrôler
et qu’en définitive, on ne peut pas leur faire
confiance.
La fin de la guerre de Tchétchénie n’a pas
apporté la paix aux autres régions du Caucase
du Nord. Au contraire, les attaques menées
par des gangs islamistes contre les autorités
au Daghestan, en Ingouchie et dans d’autres
républiques et régions ont augmenté en 2009,
aboutissant au meurtre de chefs de la police
et d’autres responsables. En juin 2009,
Iounousbek Ievkourov, le Président de l’Ingouchie, a échappé de peu à la mort dans une
attaque au cours de laquelle il fut blessé. La
situation fut jugée suffisamment grave pour
que Medvedev se rende au Daghestan (pour
la seconde fois en un an) et en Ingouchie. Il
faut se rendre compte qu’aucun Président
russe n’avait jamais fait cela auparavant.
314
Aucune solution ne semble se dessiner pour
stabiliser la situation du Nord-Caucase, en
partie à cause de la poursuite des attaques des
djihadistes, mais aussi parce qu’il semble y
avoir dans la région une inclination inhérente
et traditionnelle aux guerres longues. Et,
lorsqu’il n’y a pas d’ennemi extérieur, les
Caucasiens semblent aimer se battre les uns
contre les autres (1). Il y a quelque quarante
nationalités et trente langues rien qu’au
Daghestan et la situation n’est pas très différente dans les autres parties de la région.
Pendant l’époque soviétique, les conflits
furent supprimés. À présent, il est possible
que les islamistes croient que, s’ils réussissaient à battre la Russie militairement et à
expulser les civils russes, ils pourraient
imposer leur propre pax islamica à la région.
En dehors de la région de la moyenne Volga
et du Caucase, la Russie est confrontée à l’islam
radical dans les anciennes républiques musulmanes de l’Union soviétique en Asie centrale
et, à un moindre degré, en Azerbaïdjan.
La Russie surveille de près l’Asie centrale.
Si l’islam radical devait s’emparer du pouvoir
politique dans ces républiques, ou ne seraitce que dans une ou deux d’entre elles, ce
serait un désastre majeur pour la Russie, qui
considère cette vaste région comme partie
intégrante de sa « zone d’influence privilégiée ». L’islam radical a essayé d’y prendre
pied de diverses manières. L’apogée des activités du Mouvement islamique d’Ouzbekistan
(MIOu), qui joignit ses forces à celles des talibans, eut lieu entre 1999 et 2004. Le Hizb alTahrir commença même plus tôt à envoyer ses
émissaires. (Il a été interdit en Russie en 2003
et l’est à présent dans la plupart des autres
républiques, mais maintient probablement de
petites
cellules
clandestines.)
Leurs
campagnes ont échoué du fait d’une répression souvent brutale et, ces derniers temps, il
y a eu relativement peu d’attaques terroristes.
Il y a des raisons de supposer que l’islam
radical s’est implanté au moins dans certaines
régions, mais il est difficile, voire impossible,
à des personnes extérieures de savoir jusqu’à
quelle profondeur vont ces racines et quelles
forces les djihadistes pourraient mobiliser.
(1) Un souvenir personnel : j’ai d’abord visité le Caucase du Nord
à quatre reprises entre 1957 et 1966 et je fus l’un des premiers
étrangers à être admis dans cette région. Ma plus forte impression
au cours de ces visites (en dehors du paysage magnifique – la Suisse
sans les touristes) fut la tension existant entre les nationalités,
même s’il était rare qu’elle trouve à s’exprimer ouvertement.
LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE
Outre l’opposition extrémiste aux gouvernements d’Asie centrale, il existe des forces
plus modérées, également opposées aux autorités, et il serait faux de ne pas distinguer
entre les deux. L’opposition modérée vient de
ce que les gouvernements locaux sont autoritaires (il n’y a qu’au Tadjikistan que l’opposition soit représentée au parlement), corrompus et plutôt inefficaces. On pourrait soutenir
que l’Asie centrale n’a jamais eu de bon
gouvernement, efficace et honnête, et que,
comme dans de nombreux autres pays, rien
n’y fonctionne sans un minimum de corruption. Il y a cependant des degrés dans la
corruption et, en période de crise économique
grave, ces républiques pourraient être vulnérables aux mouvements islamistes qui prétendent combiner la pratique orthodoxe de la
vraie foi à l’honnêteté et à une plus grande
efficacité.
Une nouvelle doctrine russe ?
Si la Russie a une stratégie globale vis-à-vis
de l’islam et du monde musulman, celle-ci est
pleine de contradictions et ne peut être
comprise qu’à travers la vision qu’ont les Russes
de leur place dans le monde aujourd’hui et dans
les années à venir. Il y a une contradiction
constante entre un sentiment d’inutilité et un
sentiment de supériorité, celui d’avoir une
mission à remplir. L’inutilité a trouvé sa formulation classique dans les Lettres philosophiques
de Tchaadaïev (1836) : nous n’avons eu ni
Renaissance ni Lumières, nous n’avons contribué en rien à la culture mondiale, nous n’avons
pas ajouté une seule idée, mais nous avons
déformé tout ce que nous avons touché. Nous
n’appartenons ni à l’Occident ni à l’Orient.
Tchaadaïev fut déclaré fou par le tsar, qui lui
envoyait son docteur plusieurs fois par semaine.
Mais son diagnostic a influencé la manière de
penser des Russes jusqu’à nos jours et il est
fréquemment cité.
Reste le sentiment de supériorité, l’idée de
la Russie comme Troisième Rome, possédée
par une mission unique au monde. Ce sentiment d’avoir une mission ne fut guère exprimé
pendant la fin de la période soviétique ou la
décennie qui a suivi, mais, avec la reprise
économique, il n’est pas seulement devenu
respectable, mais a pratiquement pris le statut
d’idéologie officielle.
Ses relations avec le monde musulman
regorgent de contradictions de ce genre. D’un
côté, la Russie est convaincue qu’elle doit s’efforcer de mettre en place une alliance avec
les pays islamiques ou du moins avec certains
d’entre eux (surtout la Turquie et l’Iran – les
pays arabes figurent généralement en dernière
position et le Pakistan n’y figure même pas).
D’un autre, elle est profondément méfiante :
« la Russie [de Poutine] n’a que deux alliés
fiables, son infanterie et son artillerie » (la
formule est empruntée au tsar Alexandre III).
L’effacement et le discrédit du marxismeléninisme ont fait naître le besoin d’une
nouvelle doctrine. (Marx n’est guère cité
aujourd’hui et Lénine rarement. Staline a fait
un grand retour, mais en tant que patriote
russe, pas en tant que marxiste.) La nouvelle
doctrine russe a de nombreuses facettes et va
du relativement modéré à l’obscur, à l’invraisemblable, au bizarre (soudain devenu respectable) et à la folie pathologique.
Pour commencer par le dernier : Iouri
Petoukhov, mort récemment, était un auteur
de science-fiction très lu. Peu avant sa mort,
il a formulé ses idées et ses prophéties politiques dans Rousskii Mirovoï Poryadok
(L’Ordre mondial russe). Selon lui, tous les
étrangers sont des hommes de Neandertal et
des dégénérés (le terme apparaît des milliers
de fois dans son livre), l’Europe et l’Amérique
ont été créées par des Russes et devraient être
récupérées, tous les dirigeants russes, dont
Lénine et Khrouchtchev (une mauviette qui
n’a pas osé se lancer dans une guerre sur l’affaire de Cuba), étaient des traîtres. Seul le
grand Staline est une exception. Hitler était
un romantique, la Première et la Seconde
Guerres mondiales ont été déclenchées par
les perfides Américains et Britanniques, Pearl
Harbor était une magnifique opération, etc.
Les dégénérés américains, en collaboration
avec les chacals européens, veulent détruire la
Russie et ont provoqué l’explosion nucléaire
de Tchernobyl en 1986.
Petoukhov exprimait les pensées et les sentiments de nombre de ses compatriotes aux idées
simples. Alexander Douguine et Igor Panarine
opèrent à un niveau plus élaboré. Peu de gens
les prenaient au sérieux il y a une dizaine d’années, mais, plus récemment, ils sont devenus
respectables et même influents au Kremlin (à
travers, dit-on, Vladislav Sourkov, cerveau politique de Poutine).
315
WALTER LAQUEUR
Douguine a commencé son odyssée idéologique dans les rangs de Pamiat, le groupe
d’extrême droite antisémite des derniers
temps du régime soviétique. Quand il se
rendit compte que des idées aussi primitives
et dépassées n’avaient pas d’avenir politique,
il créa sa propre école. Quant à Panarine, il
appartenait au départ aux dissidents libéraux,
mais passa ensuite à l’autre extrémité du
spectre politique. Il s’est fait connaître en
Occident pour avoir prédit que l’Amérique
n’existerait plus après 2010. Il y aurait une
guerre civile et le pays serait divisé en six
États.
Douguine semble jouir d’un respect considérable parmi les militaires, les médias et
même dans les milieux universitaires, tandis
que l’influence de Panarine se fait surtout
sentir dans le monde universitaire et à l’académie du ministère des Affaires étrangères.
Douguine a essayé pendant de nombreuses
années de présenter une nouvelle idéologie
synthétique, mélange de certains des éléments
occidentaux les moins recommandables (néofascisme italien dans le style de Julius Evola,
la nouvelle droite d’Alain de Benoist en
France et la géopolitique néo-nazie). Ayant
ensuite pris conscience qu’il avait besoin
d’éléments spécifiquement russes, il a adopté
une version moderne de l’eurasisme, idéologie d’abord élaborée dans les années 1920 au
sein des émigrés russes.
L’idée eurasienne, sous une forme ou une
autre, est très répandue au sein de l’élite politique russe. Un exemple en est Pout voïnov
Allakha : Islam i politika Rossii (La Route des
guerriers d’Allah : l’Islam et la politique russe),
texte de base à l’académie militaire russe et à
l’université des services secrets. Ce livre a été
rédigé par Jouraviev, Melkov et le général
Cherchnev, qui enseignent tous dans ces institutions. Ils considèrent le séparatisme islamique comme une menace majeure pour la
survie de la Russie et n’ont aucune sympathie
pour les pays qui ont adopté la charia et
soutiennent le djihadisme. Mais, s’agissant des
stratégies pour affronter ces dangers, le
message est ex oriente lux : le monde doit se
tourner vers l’est plutôt que vers l’ouest pour
l’inspiration et le leadership nécessaires pour
trouver la méthode de salut.
Puisque la Russie n’est pas à elle seule assez
forte pour contrecarrer l’influence américaine
et européenne, une alliance de la Russie, la
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Chine, l’Inde et l’Iran (nommée RIKI) est
envisagée. (Les auteurs, qui par ailleurs ne se
distinguent pas par leur sens de l’humour,
indiquent connaître Rikki-Tikki-Tavi, l’héroïque mangouste du Livre de la jungle de
Kipling). Ces pays se sont très bien comportés dans le passé et n’ont pas exploité la
décennie de faiblesse de la Russie après l’effondrement de l’Union soviétique. De plus,
les pays RIKI sont aussi religieusement
proches les uns des autres : l’éthique russe est
proche de l’éthique asiatique et n’a rien en
commun avec l’éthique protestante capitaliste
et usuraire, telle qu’elle a été décrite par
Benjamin Franklin et Max Weber. Les auteurs
notent aussi que le catholicisme est un bien
plus grand danger pour la Russie que l’islam
– contredisant ainsi leur précédente affirmation que la principale menace vient de l’islam.
Vu sous cet angle, RIKI ne deviendrait pas
seulement le principal facteur politique et
militaire international, mais aussi le dirigeant
moral du monde. Ce sont des projets ambitieux, notamment si l’on considère qu’ils
concernent des pays qui ont très peu de
choses en commun et se méfient en fait
profondément les uns des autres. La Russie
et la Chine, la Chine et l’Inde, l’Iran et le reste
du monde ne manifestent pas de grand désir
de collaborer trop étroitement et sont parmi
les pays les plus corrompus au monde. C’est
pourtant la vision géopolitique présentée aux
recrues des forces militaires et des services de
sécurité étatiques.
L’aveuglement de la Russie
La droite nationaliste, tant modérée qu’extrémiste, s’accorde sur l’idée que les ÉtatsUnis et leurs alliés européens sont de loin les
ennemis les plus dangereux de la Russie. Le
fait que l’Union soviétique ait perdu la guerre
froide et ait fini par s’effondrer semblait
confirmer les craintes russes. Cette idée a
façonné la stratégie de la Russie jusqu’à maintenant et continuera probablement à le faire
dans un avenir proche. Même si les inventions
les plus extrêmes sur les intrigues et les crimes
des Américains ne sont pas partagées par la
majorité de l’establishment russe, l’inquiétude
suscitée par l’Amérique a aveuglé une grande
partie de l’élite russe sur les autres menaces
auxquelles est confronté leur pays.
LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE
Figure tout d’abord parmi elles le déclin
démographique : la diminution de la population russe. Les répercussions politiques de ce
désastre sont loin d’être parfaitement claires
pour ceux qui définissent la politique russe à
la fois à l’égard de la minorité musulmane à
l’intérieur et de l’Islam en politique étrangère
russe. Par exemple, Malachenko, expert de
l’Islam, croit que ni à court terme ni en 2050
il n’y aura de raisons de parler de l’islamisation de la Russie. D’autres observateurs adoptent une vision moins optimiste, en attirant
souvent l’attention sur l’origine ethnique des
soldats de l’armée russe, qui se recrutent de
plus en plus chez les musulmans. Il ne s’agit
pas en tout cas d’une simple question de
statistiques. Beaucoup de choses dépendent
du degré d’intégration des minorités nationales et religieuses de Russie : seront-elles
loyales au régime ou les tendances séparatistes se renforceront-elles ?
Tout en observant de près les évolutions au
sein des communautés musulmanes (et en
intervenant lorsque nécessaire), les autorités
russes essaient de veiller à ce que leurs musulmans soient satisfaits et de prévenir des
dissensions nationales (« l’islamophobie »).
Mais elles sont confrontées à la xénophobie
croissante, encouragée par la droite russe et
l’opinion publique en général (« La Russie
aux Russes »). L’Église orthodoxe russe, elle
aussi, suit ce qu’elle considère comme une
politique officielle d’apaisement à l’égard de
l’islam avec une forte appréhension. Elle veut
préserver son ancien/nouveau statut de religion d’État et, comme le Kremlin juge vital
d’avoir de bonnes relations avec l’Église
orthodoxe, il trouve de plus en plus difficile
de maintenir un équilibre entre orthodoxes et
musulmans. Les appels au dialogue entre les
religions ne sont que de la poudre aux yeux ;
aucune des deux parties n’est prête à discuter
avec l’autre.
Le Caucase reste le ventre mou de la Russie
et aucune solution n’est en vue. L’essentiel de
l’action s’est déplacé de Tchétchénie au
Daghestan, en Ingouchie et dans quelques
autres régions. Le Daghestan est très pauvre
et ne pourrait guère exister de manière indépendante sans l’aide constante de la Russie.
Mais ce genre de considérations économiques
n’arrêtera pas les combats ; les rebelles
peuvent toujours soutenir qu’ils cherchent à
unir le nord du Caucase. Il est possible que
ce ne soit qu’un vœu pieux, mais c’est un
mythe efficace et utile tant que les combats se
poursuivent. La politique russe continuera
comme auparavant : répression brutale du
séparatisme et imposition d’un gouvernement
considéré comme fiable par Moscou (et
comme collaborationniste par les djihadistes).
Sinon, la politique étrangère de la Russie à
l’égard de l’Islam et de l’islamisme n’est
toujours pas arrêtée et essaie de conserver
ouvertes toutes les options. L’Amérique continuant à passer pour la grande menace, les
activités anti-américaines des islamistes
auraient dû être accueillies sans réserve (et
l’ont souvent été), mais, dernièrement, on
semble s’être mis à douter de la sagesse de ce
genre de politique. Le Kremlin suit peut-être
les infortunes de l’Occident en Afghanistan
avec une Schadenfreude, mais, si les ÉtatsUnis et l’OTAN devaient s’en retirer, ce pays
redeviendrait un problème russe, une base
pour les activités djihadistes en Asie centrale.
La stratégie du régime est toujours dominée
par l’ombre de l’Amérique et la conviction
que ce qui aide les États-Unis est nécessairement mauvais pour la Russie. Ce qui paraît
étrange si l’Islam devait effectivement être
« le destin de la Russie ». Mais il faudra peutêtre beaucoup de temps à la Russie pour se
défaire de son obsession à l’égard de l’Occident.
WALTER LAQUEUR
Traduit de l’anglais par Isabelle Hausser
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WEIMAR : UN MYTHE INCONSISTANT
Qu’on ait pu croire par la suite au mensonge qui déguisa ces « années folles » en
âge d’or, c’est une énigme que ne sauraient excuser ni l’ignorance ni le manque de
vision historique. Ce mythe inconsistant se nourrit bien plutôt d’un mélange d’envie,
d’admiration et de kitsch : envie inspirée par la vitalité et l’admiration pour les productions d’une génération de grands talents, mais aussi nostalgie facile. On assiste à la
millième représentation de L’Opéra de quat’sous, on est épaté par les prix atteints
dans les ventes par les tableaux des Beckmann, Schwitters et Schad, on s’enthousiasme pour les copies de meubles du Bauhaus et l’on se repaît de films comme
Cabaret, montrant un Berlin hystérique, pervers polymorphe, « canaille ». Un peu de
décadence, un zeste de risque et une bonne dose d’avant-garde donnent aux habitants de l’État providence d’agréables frissons dans le dos.
Cette floraison d’une culture extrêmement minoritaire fait oublier le marécage où
elle poussait. Car le monde intellectuel et artistique des années vingt n’était nullement
immunisé, lui non plus, contre les états d’excitation de la guerre civile. Des écrivains
et des philosophes comme Heidegger, Carl Schmitt ou Ernst Jünger, mais aussi comme
Brecht, Horkheimer et Korsch, opposaient à la pusillanimité de la classe politique le
pathos de l’énergie résolue – résolue à quoi, cela ne leur importait qu’en second lieu.
Et leurs suiveurs aussi, de gauche comme de droite, rivalisaient d’ostentatoire intransigeance.
À côté, les tenants d’une politique modérée étaient dépassés. Ils avaient l’air pâles
et désemparés. Ils étaient totalement incapables de canaliser les peurs, les ressentiments, les enthousiasmes et l’énergie destructive des masses. Hitler, lui, s’y entendait
mieux que personne, et c’est bien pourquoi ils le sous-estimèrent, tous sans exception.
Pour finir, il ne resta plus guère à la classe politique qu’à louvoyer entre la panique
et la paralysie.
Le sentiment de son impuissance poussa la plupart des gens à fuir vers les extrêmes.
Protection et sécurité leur paraissaient ne plus pouvoir être assurées que par des organisations comme le Parti communiste, le parti nazi, le Reichsbund ou les SA. Les
masses balançaient entre gauche et droite ; ce flottement entre les deux pôles prennait des formes épidémiques. Par crainte de l’isolement, on recherchait le collectif,
on se réfugiait dans la communauté raciale ou dans le communisme soviétique. Paradoxalement, cette fuite aboutit pour beaucoup à la solitude totale : à l’exil, aux camps
de concentration, aux purges, au goulag ou à l’expulsion.
Hans Magnus ENZENSBERGER, Hammerstein ou l’intransigeance.
Une histoire allemande, traduit de l’allemand,
Gallimard, « Du monde entier », 2010, p. 37-39.
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