Le paysage musulman
Les problèmes intérieurs de la Russie avec
les musulmans ont sans aucun doute une plus
grande importance politique que ses relations
avec les pays islamiques étrangers. L’attitude
de la Russie envers ses minorités musulmanes
est pleine de contradictions, ce qui est proba-
blement inévitable. Moscou demande une
loyauté absolue à ses citoyens musulmans,
mais ne peut pas et ne veut pas satisfaire
nombre de leurs revendications, même celles
qui émanent des éléments les plus modérés
d’entre eux.
C’est surtout le cas des républiques musul-
manes de la moyenne Volga, telles que le
Tatarstan et le Bachkortostan. Elles ont une
certaine autonomie, mais en veulent bien
davantage. Leurs gouvernants actuels et leur
élite politique remontent à la période sovié-
tique : Mourtaza Rakomov et Mintimer Chaï-
miev, chefs politiques de ces deux républiques,
tous deux septuagénaires, ont commencé leur
carrière à l’époque communiste, ont obtenu
l’Ordre de Lénine et des distinctions similaires
et sont au pouvoir respectivement depuis 1991
et 1993. Ils appartenaient en fait à l’aile ortho-
doxe du Parti communiste, opposée aux
réformes de Gorbatchev.
La situation économique de ces deux
régions extrêmement industrialisées est meil-
leure que celle d’autres parties de la fédéra-
tion de Russie, surtout grâce à l’industrie
pétrolière et à ses divers secteurs. Néanmoins
(ou pour cette raison), elles ont présenté de
plus en plus de revendications politiques et
économiques à Moscou. L’idée que le premier
vice-Premier ministre (ou Président) de la
fédération de Russie devrait être un musul-
man semble être partie de la région de la
Volga. Le séparatisme a ici peu de perspec-
tives : le Tatarstan et le Bachkortostan sont à
l’écart des autres régions musulmanes, les
Russes de souche sont nombreux dans les
deux républiques (presque la moitié au Tatar
stan – plus dans les grandes villes, telles que
Kazan et Oufa) et il y a eu beaucoup de
mariages mixtes. Les Bachkirs sont minori-
taires dans leur république et les musulmans
ne sont majoritaires que si l’on ajoute le
secteur tatare. Cependant, les relations entre
les deux groupes ethniques n’ont pas toujours
été faciles. L’influence de l’islam moderniste
(jadidisme) reste forte et il y a eu, et il conti-
nue à y avoir, des critiques, voire du mépris,
pour l’islam fondamentaliste. (« Nous ne
voulons pas revenir au Moyen Âge ».) L’op-
position à Moscou est fondée sur des motifs
plus nationalistes que religieux.
La seconde grande concentration de musul-
mans russes se trouve à Moscou. Les estima-
tions sur leur nombre varient considérable-
ment – entre 1,5 et 2 millions – mais,
lorsqu’on marche dans les rues de Moscou, on
ne peut manquer de remarquer leur présence
massive. Ils ont envahi des quartiers entiers
de la capitale, tels que Boutovo à l’extrême
sud, mais aussi des zones proches des grands
marchés officiels et non officiels. Il y a un
grand nombre de nouvelles mosquées (dont
quatre ou cinq vraiment grandes), les musul-
mans ont des clubs culturels, des hôpitaux, des
écoles, des jardins d’enfants, des boutiques
d’alimentation et même un supermarché,
nommé Appelsina, qui prétend être au niveau
européen. On annonce que d’autres ouvriront
bientôt. Il n’y pas encore de grandes librairies
et pas de journaux russes musulmans, mais
une grande activité sur Internet. (Les œuvres
de Sayyed Qutb, Mawdoudi et d’autres
penseurs musulmans radicaux ont été
traduites et peuvent être obtenues sans diffi-
culté.) Les autorités ont essayé d’expulser les
illégaux, qui sont en grand nombre, en
fermant certains des principaux marchés. (Ce
qui était dirigé non seulement contre les
musulmans, mais aussi contre les Chinois,
d’autres Asiatiques et « les gens d’origine
caucasienne » en général.)
D’un autre côté, Loujkov, l’influent maire
de Moscou, se donne du mal pour se rendre
populaire auprès des résidents musulmans, en
allouant des fonds à certaines de leurs insti-
tutions religieuses et culturelles (qui restent
strictement sous surveillance du FSB). Plus
important encore peut-être, Poutine et
Medvedev ont fait la même chose, en adres-
sant des vœux à la communauté musulmane
à l’occasion de ses fêtes et en allant même
rendre visite à l’une ou l’autre des principales
mosquées. Ce type de pratiques visant à
domestiquer l’Islam eût été impensable il y a
dix ans, ou même cinq ans, et reflète l’impor-
tance croissante de la présence musulmane
dans la capitale.
Le nord du Caucase est la troisième concen-
tration musulmane et la plus dangereuse. Les
faits essentiels étant bien connus, il est inutile
LA STRATÉGIE MUSULMANE DE LA RUSSIE
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