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Jean-Pierre Chevènement: "L’Europe des nations est la seule
qui peut renouer avec les peuples"
Date : 9 novembre 2016
Jean-Pierre Chevènement ♦
Entretien accordé au quotidien suisse Le Temps, lundi 7 novembre 2016.
Le Temps: Votre intervention, à Genève, sera consacrée à «La Russie et l’Europe». Vos
sentiments pro-russes sont connus et suscitent la controverse, compte tenu des agissements
de Moscou en Syrie et en Ukraine. Cela ne vous perturbe pas?
Jean-Pierre Chevènement: L’Europe doit impérativement sortir de cette atmosphère
russophobe qui imprègne les relations avec Moscou. Cessons de regarder l’avenir avec les
lunettes du passé: la Russie n’est pas l’URSS. Dois-je rappeler que le parti de Vladimir Poutine
vient de remporter les élections législatives avec plus de 55% des voix et que cette majorité
n’est pas contestée? On ne peut plus continuer à caricaturer notre grand voisin européen de
l’Est et à entretenir avec lui une pomme de discorde durable. La Russie demeure une
puissance. Et l’Europe ne s’en sortira pas si elle reste prostrée dans cette attitude biaisée à
son égard. Va-t-on longtemps continuer d’ignorer le sentiment majoritaire de la population
russe? Peut-on rester sans réaction devant la constitution d’une nouvelle bipolarité entre les
États-Unis et la Chine, ce fameux G2? Mon attachement à la Russie résulte de ma conviction
que l’Europe doit absolument s’organiser comme un pôle indépendant, pour répondre à la
nouvelle donne stratégique du XXIe siècle. Arrêtons de voir partout l’espionnite russe. Agissons
pour préserver nos intérêts face au condominium sino-américain. On ne doit pas être aveugle et
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ignorer l’arrangement entre les multinationales et le pouvoir chinois depuis plus de trois
décennies. Trouver des coopérations avec la Russie est le seul moyen pour l’Europe d’exister
encore au XXIe siècle.
Cette Europe unie, vous l’avez longtemps combattue. Alors?
L’Europe doit tirer le bilan de ses échecs si elle veut continuer de peser. Or la méthode
communautaire est aujourd’hui en échec. Incapable de dépasser l’économicisme pour
développer une identité stratégique, elle nous handicape dans la compétition mondiale. Je crois
en l’Europe des nations, de l’Atlantique à la Russie pour paraphraser le général de Gaulle. Elle
est la seule qui peut renouer avec les peuples, car seule la nation offre un sentiment
d’appartenance assez fort pour permettre l’acceptation du fait majoritaire et, donc, le
fonctionnement de la démocratie. Je suis de ce point de vue très admiratif de la Suisse, ce pays
que je connais assez bien, y compris sur le plan familial. Ma mère était une Garessus. Sa
famille venait de Suisse. Je connais bien les problématiques frontalières. La réalité est que
l’Europe communautaire se déconstruit d’elle-même. Le Brexit en est la dernière illustration.
Cela ne marche pas. Je suis de l’avis de l’ancien ministre français des Affaires étrangères
Hubert Védrine: nous avons besoin d’une grande conférence refondatrice, qui permettrait de
repenser l’Europe au long cours à partir des nations.
Il faut donc tout changer, tout repenser?
Je ne propose pas de sortir des institutions communautaires. Je propose d’en déplacer le
centre de gravité de la Commission vers le Conseil des chefs d’État, lieu de la légitimité
démocratique. Pourquoi? Parce que cette Europe communautaire qui ne marche pas aboutit à
la résurgence tant redoutée des nationalismes, car elle crée des inégalités de développement
génératrices de frustrations. Ne jetons pas le bébé européen. Acceptons juste de tirer les
conséquences des changements survenus dans le monde. Le capitalisme a changé. Le
terrorisme djihadiste nous menace. La destruction des États, au Moyen-Orient, a nourri
l’émergence de Daech et du terrorisme. L’Europe doit en tirer les conséquences.
Vous évoquez la question du terrorisme. Elle pose aussi celle de l’islam radical en Europe. Du
côté français, un an après les attentats parisiens du 13 novembre, la Fondation pour l’islam de
France que vous présidez peut-elle changer la donne?
J’ai été pressenti pour cette tâche. C’est le ministre français de l’Intérieur Bernard Cazeneuve
qui m’a sollicité et nous attendons, pour démarrer nos travaux, de réunir notre premier conseil
d’administration. J’ai posé une condition: éviter tout financement étranger. On ne transformera
pas l’islam de France si l’on continue de s’appuyer sur des capitaux venus d’ailleurs, surtout
du Golfe. Ma priorité sera ensuite de mettre très rapidement sur pied des actions en direction de
la jeunesse. Cette fondation à but purement profane (éducatif, culturel et social) n’a nullement
pour objectif d’interpréter le Coran. Mais elle doit relever le défi de la connaissance de l’islam
en France, en particulier à travers la création d’instituts d’islamologie, favorisant une formation
profane des imams. La création d’une association culturelle exclusivement animée par des
musulmans pourvoira aussi à la construction de mosquées.
La gauche française est-elle mieux équipée que la droite pour affronter ces défis de l’islam,
compte tenu de sa tradition laïque?
Nous devons éviter le «choc des civilisations» et la guerre civile que Daech veut précipiter en
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France et dans le reste de l’Europe. Cette tâche n’est ni de gauche, ni de droite. Bien sûr, la
gauche, face à la globalisation aveugle, a une mission particulière à remplir. On sent que le
modèle de développement actuel, générateur de tant d’inégalités, est aujourd’hui à bout de
souffle. J’en reviens donc à l’Europe des nations, solidement ancrée à un môle franco-
allemand. Il faut redonner un contenu réel au traité de l’Elysée. Nous ne pouvons pas devenir
une banlieue éloignée de l’empire américain alors que Washington regarde de plus en plus
vers le Pacifique. Quand à la laïcité, elle n’est nullement tournée contre les religions. Au
contraire, elle est protectrice pour une religion minoritaire comme l’islam.
Et l’Amérique de Donald Trump, elle vous inquiète?
Je répondrai en puisant dans mes souvenirs. Je fus l’un des premiers, au Parti socialiste
français, à rencontrer Ronald Reagan alors qu’il n’était pas encore candidat à la présidence
des États-Unis. J’étais sorti de l’entretien plutôt rassuré. Je préfère évidemment voir Hillary
Clinton accéder à la présidence. Mais reconnaissons aussi que Trump a l’avantage de ne pas
être interventionniste.
L’interventionnisme américain, celui des deux présidents Bush, père et fils, a fait d’énormes
dommages au Moyen-Orient. C’est la destruction de l’Irak qui a offert les populations sunnites
de l’ouest irakien à Daech. Ne l’oublions pas.
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