Alexander von Zemlinsky
La symphonie lyrique opus18, le chant d’amour fantasmé du mal-
aimé
Introduction
« Alexander von Zemlinsky est celui à qui je dois presque toutes mes
connaissances de la technique et des problèmes compositionnels. J’ai
toujours cru fermement qu’il était un grand compositeur, et je le crois
toujours aussi fermement. Son temps viendra peut-être plus tôt qu’on ne
le pense. Pour moi, une chose, cependant, ne fait pas de doute : je ne
connais aucun compositeur postwagnérien qui a pu satisfaire avec
autant de noblesse aux exigences du théâtre. Ses idées, sa forme, sa
sonorité ainsi que chaque tournure viennent directement de l’action, de
la scène et de la voix du chanteur, avec une netteté et une précision de
la plus haute qualité ». (Schoenberg en 1949)
Et pourtant ce temps n’est toujours pas venu, du moins en France.
Et quand Alexandre Zemlinsky meurt anonymement en 1942 dans les
environs de New York, nul ne s’en émeut vraiment, et n’y prête attention.
Un anonyme rejoint la terre, lui qui n’osait pas regarder les étoiles.
Personne d’important ne semblait être disparu. Un pauvre, un étranger,
un émigré, un pauvre bougre sans plus. Et le monde de la musique
passa pour profits et pertes celui qui fut l’un des plus grands chefs
d’orchestre de son temps, le meilleur professeur de composition
(Schoenberg et d’autres furent ses élèves), un compositeur original et
puissant. Non personne n’était mort ce jour-là. Un entrefilet dans un
journal, le New York Times, et chacun vaqua à ses angoisses ou ses
joies en ces temps de guerre. Certes en Europe son nom était maudit
comme tous ceux de « la musique dégénérée » et sa musique interdite,
mais plus tard elle ne sera même pas jouée après l’anéantissement du
fascisme nazie après 1945. Zemlinsky rejoignait la fosse de l’oubli, avec
cet échec qui lui collait à la peau.
Pourtant à Vienne, à Prague, à Berlin, il avait été durant les années
1900-1930 plus que célèbre. Ses très proches amis Gustav Mahler et
Arnold Schoenberg l’admiraient. Et sans lui Schoenberg n’aurait sans
doute jamais été compositeur, tant lui l’autodidacte doit tout à son maître
Zemlinsky. Dissous dans le souvenir, lui qui voulait tant se cacher de
tous les miroirs du monde, de tous les visages des femmes, tant il se
croyait être d’une horrible laideur.
Plus que cette effarante timidité physique, il y avait chez Zemlinsky une
résignation à l’insignifiance, à l’effacement, un vœu d’oubli, une
fascination de l’effacement.
Il se savait grand compositeur, mais il se croyait à jamais exclu de
l’amour des femmes. Dans son opéra Le Nain (l’anniversaire de l’infante)
c’est lui qui se découvre dans le miroir tendu par la perverse infante
lasse de son jouet vivant, de sa triste figure qui ne l’amuse plus et qui en
meurt. Se sachant irrémédiablement laid, comme son personnage qui
meurt quand son image lui est enfin révélée, Zemlinsky semble mourir
doucement de l’amour impossible, de la beauté maudite donnée aux
autres et à lui refusée.
Zemlinsky semble s’être laissé maudire par « cette disgrâce » et s’être
assommé de travail, de dévouement aux autres (il donnera beaucoup de
créations de ses collègues). Mais depuis le refus dédaigneux d’Alma
Schindler (plus tard Alma Mahler) ses ressorts intérieurs étaient cassés,
et ses élans rouillés. Terrassé par un manque ontologique de confiance
en lui-même en lui-même, Zemlinsky emporte ses passions sur son dos
nu et son deuil éternel de se jeunesse, de cette beauté à lui à jamais
refusé. Comme il ne pouvait se savoir aimer il restera cet étranger qui
passe et se construit sa musique dans sa te. Mais il ne lui cherche
point à s ‘anéantir mais à se reconstruire, à s’accomplir intérieurement et
tisser encore et toujours les éclats de sa musique.
Il est resté en friche des amours et quand par admiration une femme lui
souriait il ne pouvait croire qu’à des hivers qui tremblent et des
perversités disjointes sous les années qui se groupent contre lui.
Alors tout cassé, avec le poison de son intelligence qui corrode son
existence, il ne sait toucher que la chair de la musique dans l’harmonie
finale de notes torturées.
Doublement rejeté par l’histoire de la musique et par sa propre histoire, il
terminera dans la pauvreté et l’indifférence du monde, lui le professeur
sans égard, le compositeur fécond et il faudra attendre la fin des années
1970 pour le réenregistrer et un peu le redécouvrir. Il reste encore fort à
faire, mais la Symphonie Lyrique, son œuvre la plus passionnée peut y
contribuer amplement. Car si elle est le miroir où il se contemple, il en
sort transfiguré, apaisé, reconstruit.
L’homme et sa vie
Alexander von Zemlinsky est né à Vienne le 4 octobre 1871. Sa famille
est représentative du métissage viennois : Son père est un authentique
Viennois issu d'une bonne famille catholique d'origine slovaque mais sa
mère elle vient d'une famille bosniaque issue d'un mariage judéo-
musulman. Par amour pour sa mère, le père de Zemlinsky s'était
converti au judaïsme. Zemlinsky aura donc une étoile jaune dans l’âme.
Il a vécu dans le quartier de Leopoldstadt, à forte population juive et sera
élevé dans la tradition juive séfarade, lui l’homme d’Europe Centrale !
Cette époque à Vienne, est celle du basculement du monde austro-
hongrois, des arts et des vies qui se mettait en marche avec les
prémices de la première guerre mondiale en sourdine au milieu du son
des valses.
Il aura grandi dans cette époque effervescente où le monde nouveau
semblait se créer à Vienne dans la plupart des arts et des sciences
(Sécession, opéra, musique, architecture, psychanalyse et surtout
littérature). Dans ce lieu unique, mais en fait étroit, les plaques
tectoniques du conservatisme et de l’innovation se heurtent et de
nouvelles terres émergent. On se bat, on s’insulte, on intrigue pour être
dominant. Et Zemlinsky le tendre n’est pas fait pour ces combats.
Mais si grand sont ses dons qu’il devient vite enfant prodige et à 13 ans
il est déjà inscrit dans une grande école de musique. Après le
conservatoire de Vienne (études brillantes de piano, de contrepoint et de
composition), il reçoit lui en 1897 le prestigieux prix Beethoven que
Mahler en 1881 s’était vu refusé pour le Chant Plaintif. Il s’agissait de sa
symphonie écrite à 26 ans. Car Zemlinsky n’effrayait pas le grand
Brahms qui estimait ses premières œuvres.
Sa carrière de chef d’orchestre est lancée, pas celle lui permettant de
vivre de sa musique : Carl-Theatrer de Vienne en 1899 à 1903on le
contraint à ne jouer que des opérettes. Il a cette phrase : Tout serait
merveilleux ici-bas s’il n’y avait point d’opérettes. De 1903 à 1907 il
dirige le Théâtre populaire de Vienne, et enfin sur invitation de Mahler en
1907, il devient premier chef d’orchestre de l’opéra de cour de Vienne.
Entre-temps Il dirige bénévolement des ensembles amateurs, et dans un
de ceux-ci, l’ensemble Polyhymnia fondé en 1895, où il fait la
connaissance d’un pitoyable violoncelliste, mais habité d’un feu
intérieur : Arnold Schoenberg. Il le prend comme élève dès 1895 et lui
apprend tout. Schoenberg tombe amoureux de la sœur de Zemlinsky,
Mathilde, et l’épouse en 1901 resserrant encore plus les liens quasiment
filiaux entre Zemlinsky et lui.
Pour Zemlinsky les histoires d’amour tournent plutôt au drame. En
février 1900 il rencontre parmi ses élèves la très belle et très rayonnante
du haut de ses 21 ans, Alma Schindler. Zemlinsky en tombe éperdument
amoureux ( je vous veux avec tous les atomes de mes sentiments !) et
Alma troublée par l’image du père qu’il représente, par le compositeur
virtuose, et par son « charisme érotique » que semblait dégager sa
laideur, semble lui rendre son amour et une amitié passionnée les réunit.
Elle l’extravertie, et lui l’introverti qui détestait les vanités mondaines
qu’elle incarnait. On ne sait jusqu’où est allée leur liaison. On en vient à
parler de fiançailles. A l’automne 1900 tout semblait possible, mais
Mahler apparaît, directeur de l'Opéra, dominateur, et il épouse Alma dès
1902.
Zemlinsky est anéanti par cela. Il est persuadé que c’est que sa laideur
physique qui a fait fuir Alma, il ne s’en remettra jamais, et son identité
sera brisée. D’ailleurs Alma, fort délicate, va le décrire ainsi : un affreux
gnome, un nabot sans menton et sans dents, les yeux protubérants.
Il faut savoir cela pour comprendre son œuvre, la Symphonie lyrique,
véritable catharsis de cette épreuve, et quête de l'identité, de
l’accomplissement à recréer.
Il faut aussi noter sa conversion au protestantisme en 1899 et son
mariage en 1907 avec Ida Guttmann.
La démission forcée de Mahler en 1907 l’accable et il part à Weimar dès
1908, mais revient à l’Opéra populaire de Vienne. Mais l’antisémitisme
délirant et l’étroitesse d’esprit qui montait, lui font fuir sa chère ville
natale. Et c’est la glorieuse et longue époque de Prague au théâtre
allemand, qui déjà avait su consoler et accueillir Mozart et Mahler. De
1911 à 1927 ce sera son âge d’or, aussi bien en tant que chef
d’orchestre où il ose créer les œuvres nouvelles (Erwartung de
Schoenberg, Bartók, Berg, Webern, Janacek, entre autres), diriger
magnifiquement Mozart et Wagner, et composer intensément.
Ses chef-d’œuvre datent de ce temps heureux : Une tragédie florentine
(1917), Le Nain (1922), ses quatuors à cordes 2, 3,4, des cycles de
lieder, et surtout cette Symphonie lyrique op 18.
Puis, isolé, se sentant un peu oublié par Vienne malgré l’hommage
d’Alban Berg, et un peu perdu dans la multitude des courants musicaux
de ces années vingt (dodécaphonisme, néoclassicisme, nouvelle
objectivité, réalisme socialisant…), il commet la grande erreur d’aller
s’installer à Berlin en 1927, sous la terrible férule d’Otto Klemperer à
l’opéra Krolll lieu des nouvelles innovations qu’il ne peut comprendre. Et
puis Klemperer n’est pas un exemple de générosité mais d’ambition
dévorante. Sa femme Ida meurt de maladie en 1929 et moins d’un an
plus tard il se remarie avec une chanteuse Louise Sachsel, déjà aimée
et rencontrée dès 1915 à Prague.
Rabaissé au rang de subalterne, et devient professeur à l’Académie de
musique en 1931. Il voit la montée du nazisme qui lui interdit toute
profession.
Et le 27 septembre 1933 il retourne… à Vienne, sa ville tant aimée, avec
Louise. Mauvais choix, malgré le temps laissé libre à la composition,
mais en 1938 l’annexion de l’Autriche par l’autrichien Hitler est réalisée.
Il a du moins, comme Alma Mahler, le temps de fuir à l’automne 1938, le
10 septembre, aux États-Unis, presque sans bagages. il végète, ne
trouve pas de travail gratifiant ni la moindre reconnaissance ou
commande.
Il est un homme brisé et compose très peu.
Autant oublié que sa musique il sombre dans la pauvreté et après
plusieurs attaques, il meurt le 15 mars 1942 dans son humble maison à
Larchmont, près de New York en 1942, ignoré, anonyme.
« Je ne voudrais pas être enterré en terre étrangère, ici loin de Vienne ».
Ce fut pourtant le cas.
Lui aussi sera basculé par l’histoire et brisé par le bon ton des modes. Il
est l’image de la défaite en musique. Ses idoles Gustav Mahler, Franz
Schreker, Richard Strauss, Arnold Schoenberg, Alban Berg… il les
servait avec amour.
Certains le lui rendaient (Mahler, Schoenberg) la plupart des autres ne
se servaient que de lui qu’en tant que chef d’orchestre, et lui allait sans
mots dans sa nuit en dérive et sans amour, et ses églises de sons
sonnaient vides et tissaient sa solitude. L’autodestruction était une de
ses vertus cardinales. Et puis le couperet de l’histoire s’abat souvent sur
les tièdes, sur les faibles, ou sur ceux qui restent au milieu du gué et
refusent les modes dominantes.
Le compositeur et sa musique
L’ombre des grands comme Brahms ou Richard Strauss, ou des
« frères » en musique comme Mahler ou Schoenberg planent sur sa
musique. Et il mena même une sorte de compagnonnage avec son élève
et disciple Schoenberg, faisant des œuvres parallèles (mise en musique
des poèmes de Richard Dehmel) et des soutiens constants :, conseils
essentiels, corrections, initiation au chromatisme, cours sur l’évolution du
langage musical et les soubassements du monde tonal…).
Mais lui reste tatoué de la marque infamante de « romantique tardif »
alors que la gloire de Mahler explose maintenant et celle de Schoenberg
s’estompe.
Non Zemlinsky n’est pas le maillon faible de cette histoire de la musique
autour des révolutions des années 1920, il en est le témoin, et sa voix
est singulière, originale quand tant d’œuvres d’avant-garde se sont
perdues.
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