La Chine à la quête du monde MICHEL CICUREL L’Empire du Milieu n’a jamais mieux mérité son nom. La Chine se fraye habilement un chemin au centre de gravité du vaste monde et s’effraye de ses fracas. Elle ne cesse de marier les contraires, comme un cocher qui guiderait à grande vitesse un attelage dont les chevaux tirent à hue et à dia. M. C. dualité acceptée se constate dans l’ordre économique comme dans celui du politique. La Chine, un monde en soi, s’est placée au cœur de ces mécanismes d’interdépendance planétaire qu’on baptise « globalisation ». Elle allie le culte de la stabilité avec celui de l’hypercroissance, l’obsession de la souveraineté avec le choix d’une aliénation mutuelle sans précédent. A-t-on jamais vu un pays-continent, dont 65 % de la population habite encore dans les campagnes, créer une économie dont les échanges extérieurs représentent 53 % du PIB (1) ? Aucune économie avant elle n’a atteint de tels surplus extérieurs, ni accumulé en conséquence de telles réserves de devises. Mais aucune économie non plus n’a autant limité la part du revenu individuel (à peine 36 % du revenu national) par rapport à celle des investissements, publics et privés, ni celle de la consommation au profit de l’épargne, qui dépasse 50 % du revenu disponible. Ses classes les plus aisées sont devenues le premier marché mondial des marques de luxe C ETTE (1) Chiffre actualisé sur le 1er semestre 2010. COMMENTAIRE, N° 131, AUTOMNE 2010 et de l’automobile. Pourtant, l’usine-monde qu’est la Chine repose sur le travail acharné et l’extrême compétitivité des salaires. L’exemple récent de Foxconn, l’usine d’assemblage géante de composants électroniques, a rappelé cette vérité : en pleine région côtière, les salaires mensuels tournent encore autour de 150 dollars par mois, et ne s’arrondissent qu’avec des horaires approchant trois fois nos 35 heures ! Voilà qui doit tempérer les ardeurs de ceux qui voient la Chine changer rapidement de modèle, passant d’une économie tirée par les exportations à une croissance d’abord intérieure. Certes, l’offre de travail amorcera une lente décrue à partir de 2013 – point d’inflexion de la démographie chinoise –, mais l’émigration rurale à venir constituera longtemps encore un réservoir de maind’œuvre. Les dépenses de protection sociale sont en hausse, libérant théoriquement le potentiel de consommation individuelle. Mais la Chine restera longtemps une économie tirée par ses exportations. Elle pourrait même devenir la première économie mondiale tout en conservant des traits propres aux pays en voie de développement. 659 MICHEL CICUREL Ce dualisme se retrouve au plan politique. Deux exemples, tout récents : la Chine a voté le 9 juin 2010 la résolution 1929 du Conseil de sécurité aggravant les sanctions contre l’Iran, et ainsi accédé à une demande pressante des États-Unis. Mais le 11 juin elle recevait en grande pompe et tout sourire Mahmud Ahmadinejad, venu visiter l’Exposition de Shanghai. Elle marque son déplaisir face à la Corée du Nord après le torpillage en mars 2010 d’une corvette sud-coréenne, mais protège tout de même le régime de Pyongyang contre une condamnation explicite à l’ONU. La Chine applique les règles du jeu de la communauté internationale, mais à sa manière, le plus souvent très restrictive, et avec une aversion marquée pour toute novation. Elle aspire éperdument à la stabilité du monde, qu’elle comprend avant tout comme la préservation du statu quo, et ce quel que soit le régime, « États voyous » compris. La hantise d’une crise du capitalisme Pendant longtemps, la disparition des États communistes et les « révolutions orange » ont été sa principale source d’inquiétude. Aujourd’hui, rien ne lui fait plus peur qu’un délabrement du monde capitaliste entraînant le chaos économique mondial. À la hantise du débiteur redoutant une dévalorisation de ses créances américaines s’est ajoutée la crainte du fournisseur de voir dépérir son premier marché extérieur, l’Europe. Le vent de panique qui souffle sur le monde développé inquiète donc aussi la Chine. La crise financière venue des États-Unis a été jusqu’ici assez bien contrôlée grâce au soutien des États et des banques centrales. Mais voilà qu’a commencé le deuxième round : le virus des « PIIGS » est entré dans la salle de réanimation et menace d’une nouvelle pandémie. Pendant de longs mois, les marchés du monde entier sont demeurés résolument sceptiques à l’égard du formidable plan de sauvetage, dépucelage de la BCE compris, fabriqué pour venir sauver l’Europe. Et voilà que, à la surprise générale, le clairon de la cavalerie chinoise s’est fait entendre, avec l’achat successif d’importants actifs grecs, et celui d’emprunts publics espagnols. Aucun de ces gestes ne constituait en soi une mauvaise affaire. D’ailleurs, il faut relativiser : 660 la Chine ne se mobilise pas en faveur de l’euro comme elle vient massivement au secours du dollar en recyclant ses excédents en Treasury Bonds : comment l’aurait-elle fait d’ailleurs quand le marché de la dette européen était infiniment moins profond que celui des Tbonds et autres instruments obligataires américains ? Les deux relations ne sont pas de même nature. L’excès américain de consommation et donc d’importations a besoin de l’excès d’épargne chinoise pour se poursuivre, et réciproquement. C’est le dollar trap qui voit la Chine remettre sans cesse ses surplus au pot de la dette publique américaine. L’Europe, elle, a financé ses déficits commerciaux avec la Chine au moyen de ses propres ventes dans le reste du monde, ou de son épargne privée, excédentaire. Mais le cercle infernal enclenché en 2008 a changé la situation européenne : les politiques publiques de relance, et la garantie donnée à d’éventuelles pertes bancaires, ont créé un risque souverain jugé d’autant plus inquiétant qu’il était diffus. L’Europe s’est trouvée devant un choix entre deux issues : une déflation compétitive qui pénaliserait les ventes chinoises, ou une création de liquidités qui relativiserait le poids des dettes antérieures, au prix d’une certaine dépréciation de l’euro. Sauver l’Europe, pour préserver la Chine Entre ces deux maux, la Chine semble avoir choisi le moindre pour elle, en soutenant la création de liquidités européennes. Avec discrétion, comme il sied aux acteurs financiers de premier plan. Dans le domaine des marchés de l’argent, les mots sont des armes. La Chine proclame que sa politique de diversification des réserves se poursuivra. La CIC (China Investment Corporation, principal fonds souverain chinois) a ainsi déclaré conserver l’allocation de réserves en euros au même montant le 27 mai 2010 (2). Cette annonce a été suivie le 4 juin d’une affirmation de la confiance chinoise en l’euro par Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque centrale chinoise, à la réunion des ministres des Finances du G20 de Pusan. En (2) Annonce faite par Gao Xiqing, président du CIC, à l’OCDE à Paris, Bloomberg News, 27 mai 2010. LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE juillet 2010, l’administration chinoise chargée du contrôle des changes, la State Administration of Foreign Exchange (SAFE), s’est ainsi portée candidate à l’achat de 1 milliard d’euros d’emprunt espagnol – et en a finalement acheté 400 millions (3) : la seule annonce de la décision chinoise avait en effet assuré le succès de l’émission au-delà des espérances. De façon remarquée, les fonds chinois se sont abstenus de participer à la panique des marchés. L’explication journalistique du phénomène est que la Chine ne voudrait pas que la modification brutale de la parité euro/renminbi malmène sa compétitivité. Cette interprétation est trop simple. Le choix politique des autorités chinoises à l’égard de l’euro et des marchés européens procède du cœur même de la stratégie globale de la Chine. La Chine et le monde développé, ÉtatsUnis, Japon et Europe, se tiennent en effet très solidairement par la barbichette. Même si chacun défend évidemment ses intérêts égoïstes, l’égoïsme bien compris du XXIe siècle ne peut être qu’un égoïsme global, c’est-à-dire solidaire. Notre crise violente des trois dernières années est absolument inédite, non pas comme on le croit parce qu’elle est financière, mais parce qu’elle est globale. Les « BRIC » et les « PIIGS », les cigales et les fourmis, sont sur le même bateau, et d’ailleurs la crise de l’euro a secoué à la fois le marché de New York et celui de Shanghai. La France, initiatrice du G20, l’a immédiatement compris. Le G8 devient obsolète, mais la tentation du G2 est une vue de l’esprit : la Chinamerica devient Chimerica lorsqu’elle croit pouvoir se passer du reste du monde, et notamment de l’Europe et des émergents. La Chine, avec ses contradictions, ses fulgurances, ses pesanteurs géographiques et historiques, est une pièce maîtresse, mais indissociable du puzzle global. Non pas la locomotive, mais un gigantesque wagon La Chine post-maoïste ne peut tenir debout qu’avec un taux de croissance très élevé. Pour de multiples raisons. En schématisant : la Côte Est, très peuplée, en voie d’enrichisse(3) « China offers Spain €1 bn confidence vote », ft.com, 12 juillet 2010. ment rapide, est le poumon qui aspire le produit des exportations chinoises et le diffuse sur l’ensemble du pays. L’ensemble du dispositif économique, financier et politique chinois s’effondre lorsque le miracle de la croissance par l’exportation ralentit trop et trop longtemps : les Chinois estiment le plancher du taux de croissance à 8 % l’an. On croit que la Chine est la locomotive de l’économie mondiale. C’est l’inverse qui est vrai. L’année 2009 a constitué une simple parenthèse. Pour la première fois depuis une décennie, la Chine a contribué plus qu’elle n’a retranché à la demande du reste du monde : son solde commercial net a diminué son PIB de 4,8 %, tandis que l’économie intérieure faisait un bond de 13,9 %. Même ainsi, le surplus des comptes courants représentait encore 5,8 % du PIB (contre près de 10 % en 2008), et la chute des exportations chinoises a été moindre que celle des importations de ses grands partenaires (États-Unis et Union européenne) (4). Le maintien d’une croissance forte a nécessité un plan de soutien géant au profit de grands travaux à la mesure du pays. Ce sont plus de 2 000 milliards de dollars, compte tenu d’un recours massif au crédit bancaire, qui ont été injectés dans l’économie chinoise. Le résultat a été atteint, mais avec une ventilation artificielle coûteuse. Elle ne pourrait être répétée de façon aussi massive. Par un miracle comptable, la Chine a réussi à présenter une balance commerciale déficitaire en mars 2010 : ce résultat préparait dans de bonnes conditions la tenue à Pékin du dialogue stratégique et économique sinoaméricain, et a été atteint grâce à une poussée massive des importations d’énergie et de matières premières, au prix gonflé par la demande chinoise elle-même. Mais la machine à exporter s’était remise en route à la fin de l’année 2009. En avril-juin 2010, elle a de nouveau accéléré, avec des hausses de 35 à 45 % par rapport aux mêmes mois de l’année précédente. Or, on sous-estime toujours la part des exportations dans la croissance chinoise parce qu’on surestime la formation brute de capital fixe, présentée de façon flatteuse par la comptabilité nationale chinoise : le taux record d’épargne et d’investissement est atteint en particulier avec des entreprises d’État qui ne (4) World Bank, China Quarterly Update, mars 2010. 661 MICHEL CICUREL servent aucun dividende, et donc n’ont aucun étalon pour mesurer l’efficience de leurs capitaux. Lorsque la demande mondiale cesse de tirer l’économie chinoise, le risque surgit. Ce risque est d’abord financier : les grandes banques chinoises, les toutes premières du monde, portaient encore avant la crise de 2008, selon les estimations, au moins l’équivalent de 25 % du PIB en créances improductives. C’était la rançon inévitable de trente ans de croissance brillante, mais financée hors de toutes les règles du système capitaliste, à commencer par celle du profit. L’énorme bulle de crédit créée par le plan de relance de 2008-2009 a ajouté 30 % du PIB à ce montant, car les banques portent une grande part des emprunts contractés par les gouvernements locaux, notamment dans l’immobilier et les infrastructures (5). Paradoxalement, la fourmi chinoise vit à crédit, celui de ses propres banques. Sans l’exportation massive de la Chine vers le monde développé, le cash-flow des banques chinoises est pulvérisé. Et le système bancaire ne peut accepter une parenthèse de courte durée, comme celle de 2009, que grâce aux réserves considérables (2 450 milliards de dollars, sans compter certains placements offshore) accumulées par la Chine avec les excédents structurels de balance des paiements. Ce sont bien ces derniers qui autorisent à la fois le soutien de la demande intérieure et celui des banques. Les précipices hors du sentier de croissance Le risque financier se double d’un risque social et politique. Il n’y a pas d’État-providence en Chine, et la gestion des capitaux reste embryonnaire. C’est la raison pour laquelle le taux d’épargne est très élevé. La très forte spéculation sur le logement est d’ailleurs le reflet de cette épargne de précaution, qui aboutit à acheter des logements comme on ouvre ailleurs des livrets d’épargne. En particulier, il n’existe pas encore de système universel de retraite dans un pays où le vieillissement sera finalement spectaculaire en (5) L’évaluation qui en résulte pour le risque souverain chinois varie dans des proportions étonnantes : certains argumentent que la croissance forte rentabilisera des investissements apparemment exagérés, d’autres mettant au contraire l’accent sur les dettes locales et sociales non comptabilisées. 662 raison de l’injonction, plus ou moins respectée, de l’enfant unique. La transition vers un système d’assurance retraite et l’extension du système de santé ont commencé, et requerront de très importants financements publics : 120 milliards de dollars de 2009 à 2011 pour la santé, 235 milliards pour le financement des retraites. Ce qui tient encore lieu de Sécurité sociale est la famille et le pénible retour à la campagne en cas de besoin. C’est la Côte Est qui subventionne l’immense continent rural de l’Ouest. Directement, en absorbant l’exode rural qui favorise les progrès de productivité de l’agriculture et donc du niveau de vie des campagnes. Indirectement, en fournissant les moyens au gouvernement central d’aider les régions déshéritées. Même si la Révolution culturelle, d’origine étudiante et urbaine, nous a fourni naguère une exception notable, il reste vrai que le risque politique majeur pour les autorités de Pékin vient de ce déséquilibre Est-Ouest. N’oublions pas que Mao avait échoué dans sa tentative initiale de fomenter la révolution à l’est, mais a levé ensuite une armée paysanne au cours de la Longue Marche pour faire basculer les provinces maritimes, tournées spontanément vers le monde extérieur. Que le taux de croissance économique devienne trop faible et l’exode rural se ralentit forcément, ou pire s’inverse, l’aide aux campagnes se raréfiant alors. Les régions plus riches de l’Est, quant à elles, s’irritent d’être les dindons de la farce alors que le niveau de vie de la population n’est pas élevé. Tout l’équilibre de la Chine, même son unité politique, est gravement menacé. C’est donc tout l’art des gouvernements de Pékin, exceptionnellement talentueux depuis Deng Xiaoping, de tenir le rythme de croissance en limite de surchauffe. Ni trop bas, ni trop haut. Car l’inflation, notamment immobilière, dans les grandes villes est facteur de troubles. La promotion immobilière se nourrit des ventes de terrains par les municipalités, qui y trouvent des revenus (jusqu’à 17 % du PIB en 2009 !). Mais la hausse de plus de 70 % en un an de l’immobilier dans les très grandes villes alimente toutes les conversations, et représente une cassure générationnelle. En 2008, il y avait eu des morts dans un magasin Carrefour lors d’une promotion sur un bidon de cinq litres d’huile de table. On raconte qu’un important industriel fran- LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE çais de la confection avait dû concentrer toute sa production sur ses usines du Maroc parce que les ouvriers chinois, après les vacances de nouvel an, n’étaient pas retournés à l’usine et avaient rejoint leurs villages, le coût de la vie urbaine étant devenu insupportable. Les grèves dans les entreprises chinoises sont d’abord parties de la hausse constatée du coût de la vie, très au-delà des indices officiels. On ne mesure pas suffisamment combien il faut d’habileté pour piloter cette extraordinaire machine à exporter, qui fonctionne à flux tendu, fabrique on line ce que la demande mondiale lui commande, incorpore dans ses exportations une part très élevée de consommations intermédiaires importées, énergie et matières premières, mais aussi produits manufacturés, notamment allemands, et doit assurer une valeur ajoutée chinoise suffisante pour conserver l’équilibre économique et social de l’Empire. La part des réexportations dans les ventes chinoises à l’étranger a atteint 50 % à la fin de l’année 2009 (6). La valeur ajoutée chinoise des exportations demeure faible, et les efforts d’intégration conduits par la Chine, de l’amont (notamment le sous-sol africain) jusqu’à l’aval (la distribution en Occident), se font inévitablement à tout petits pas. Dans le prix d’un IPhone d’Apple, assemblé à Shenzhen par Foxconn, la valeur ajoutée chinoise représente… 4 dollars. Il faudra des décennies pour que le système économique chinois puisse se passer d’un niveau très élevé d’exportations afin de soutenir un rythme de croissance de 10 % l’an, tout simplement vital. Face à cette exceptionnelle puissance exportatrice, l’Occident croit devoir trembler. Il est vrai que, lorsqu’un pays-continent cumule la domination démographique (près d’un quart de la population mondiale), une formidable ardeur au travail (plusieurs fois nos 35 heures par semaine), une force de frappe financière considérable et croissante, ainsi qu’une volonté de maîtrise technologique favorisée par une tradition culturelle millénaire, des universités de très grande qualité et des transferts de technologie soigneusement organisés, on peut comprendre que certains se plaisent à réveiller la peur ancienne du « péril jaune ». Il est bien vrai aussi que la suprématie financière fait toujours basculer les équilibres. L’Angleterre (6) Li & Fung, China Trade Quarterly, n° 17, février 2010, p. 20. dominait par la livre, et les États-Unis ont commencé à supplanter l’Europe lorsqu’ils sont devenus ses créanciers au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il ne serait pas insensé de voir en la Chine, créancière des États-Unis aujourd’hui, peut-être de l’Europe demain, la prochaine superpuissance mondiale. Au contraire, d’autres observateurs pronostiquent pour la Chine le syndrome japonais : ce pays, dont les exportations faisaient aussi trembler le monde, dont les entreprises provoquaient la panique de leurs concurrentes américaines, dont le taux de croissance inspirait les thuriféraires du prétendu « miracle japonais », se retrouve accablé par vingt ans de déflation et une capitalisation boursière divisée par quatre ou cinq. La thèse de ces analystes se nourrit d’une ressemblance avec la Chine d’aujourd’hui : un système bancaire qui finance aveuglément des exportations à bas prix, et non profitables économiquement, soutenues par une monnaie sous-évaluée, source d’appauvrissement continu pour un pays importateur d’énergie et de matières premières. Il était inévitable que le système financier japonais s’écroule, et l’heure de vérité pour le dispositif chinois serait proche, disent les Cassandre. Nous ne partageons pas cette vision apocalyptique de la Chine. Mais encore moins le fantasme opposé d’une puissance dominatrice qui, devenue la créancière du monde développé, le soumettrait à sa botte. Et d’abord parce que la culture ancestrale de la Chine, volontiers isolationniste, d’ailleurs isolée du reste du monde par l’Himalaya au sud, la Sibérie au nord, l’Océan soi-disant Pacifique à l’ouest, n’a jamais été l’impérialisme. La Chine aura été, au contraire, l’objet d’invasions régulières, réussissant toujours à siniser ses agresseurs. Aujourd’hui, ce colosse aux pieds d’argile a encore tant de problèmes internes majeurs à traiter et, pour y parvenir, tellement besoin de l’équilibre du monde extérieur qu’il paraît bien plus soucieux de stabilité que de domination. La côte chinoise, qui fait vivre toute la Chine, vit de la vitalité du reste du monde. La Chine tisse aujourd’hui une zone monétaire où le renminbi, monnaie toujours non convertible, est un instrument de règlement commercial : Hong Kong, Singapour, et certains partenaires vendeurs de matières premières et 663 MICHEL CICUREL acheteurs de produits transformés chinois, s’y prêtent admirablement ; mis à part le charbon, la Chine importe toute son énergie et ses matières premières. L’Afrique (où ont émigré sans doute un million de Chinois au cours de la décennie écoulée) et le Brésil (où les exportations chinoises ont progressé de 125 % au premier trimestre 2010 !) sont ses nouveaux amis ; la Russie ou l’Iran ne peuvent être traités en ennemis. Un grand marchandage entre la Chine et l’Europe Mais, surtout, les États-Unis et l’Europe, les deux complices du vaste royaume de l’électeur-consommateur-débiteur, doivent absolument garder leur appétit de consommer pour offrir les débouchés vitaux à l’ardeur productrice des usines chinoises. Comment la Chine, dont le consommateur, avec un malheureux tiers de 3 600 dollars (6 600 en parité de pouvoir d’achat) de PIB annuel par tête – huit fois moindre que le Japonais ou l’Européen, douze fois moindre que l’Américain –, engloutis dans le logement et l’alimentation en zone urbaine, pourrait-elle devenir un grand marché pour la production intérieure avant plusieurs décennies ? Rexecode évoque les années 2050, si la Chine continue de suivre sa pente en montant au rythme actuel. Au fond, la Chine aujourd’hui vis-à-vis du reste du monde, c’est Ford veillant dès 1914 à la progression des salaires de ses ouvriers pour leur offrir les moyens d’acheter les voitures qu’ils produisaient. La Chine craint donc la récession mondiale comme la peste. Bien involontairement, elle aura eu plus que sa part de responsabilité dans la crise bancaire des trois dernières années en recyclant ses excédents de balance des paiements aux États-Unis, y favorisant à la fois un taux de croissance artificiellement élevé et un surendettement généralisé. L’intention était bien de faire crédit aux acheteurs des produits chinois, comme l’ont fait autrefois les États-Unis avec l’Europe à travers le plan Marshall. L’inquiétude chinoise devant le double risque de désintégration de la monnaie européenne et de brutale déflation imposée par l’Allemagne à la zone euro pour y remédier est de même nature : comment la demande mondiale pourrait-elle résister à une implosion de l’économie européenne, le 664 premier marché du monde ? Comment le régime chinois pourrait-il survivre à une spirale de déflation mondiale ? Comment ce pays se remettrait-il d’une seconde relance artificielle de son économie domestique ? C’est pour cela d’ailleurs que la Chine privilégie ses relations avec le monde émergent et en développement. Non par souci de leadership mondial, mais parce qu’elle se méfie des cigales occidentales, et veut équilibrer ses risques. Équilibrer ses risques, diversifier ses actifs : voilà la meilleure explication de la stratégie poursuivie par la Chine vis-à-vis de l’Europe. La Chine a sûrement renoncé, si tant est qu’elle y ait jamais pensé, au partenariat multipolaire avec une Europe-puissance : tout indique dans la politique européenne le refus d’assumer collectivement la puissance dure, le hard power à l’anglo-saxonne qui supposerait par exemple des budgets et une politique commune de défense plus affirmée. Mais le marché intérieur européen est vital pour les ventes chinoises. Le maintien de l’euro à un niveau décent est crucial : car, le yen japonais n’offrant aucune sécurité à long terme en raison de l’océan de dette publique, il n’existerait aucune alternative au dollar. Le pétrole, l’or, le cuivre, et tous ces métaux rares dont la Chine elle-même regorge ne sont des placements alternatifs que si leur valeur n’est pas uniquement comptée en dollars. Et, qui plus est, la crise européenne offre des opportunités d’investissement : actifs dépréciés, chantiers publics et d’infrastructures dans lesquels la Chine excelle : on la croit encore en Algérie et ses entreprises construisent déjà des autoroutes polonaises sur fonds communautaires. Peut-être même existe-t-il aujourd’hui les bases d’un grand marchandage entre la Chine et l’Europe. Après tout, l’euro comme le renminbi sont des monnaies au poids important, mais à la souveraineté limitée. L’euro est un instrument de règlement des transactions et d’harmonisation sur le plan européen, mais ses promoteurs hésitent à promouvoir son statut de monnaie de réserve : pourtant, pour lever les fonds d’une relance européenne sur le marché obligataire, il faut accéder à des sources extérieures d’épargne. Le renminbi, lui, croule sous les réserves de change. Mais les autorités chinoises connaissent très bien les limites de leur gestion financière, et la non-convertibilité doublée d’une certaine LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE opacité offrent un bouclier protecteur au grand casino financier parapublic chinois. Globalement, les gouvernements européens ont bien mieux que les États-Unis repris le contrôle de leur dette publique. Mais les fonds structurels manquent pour parachever une intégration de l’Europe des 27. Pourquoi ne seraient-ils pas apportés en partie par des capitaux chinois, investis sous une forme privée et ouvrant aussi certains marchés à des entreprises chinoises compétitives ? Toute l’ingénieuse subtilité du modèle chinois est de conduire l’impératif industriel de ce grand pays, comme l’ont fait les puissances occidentales au XIXe siècle, y compris par l’accumulation du capital et l’exploitation de la main-d’œuvre, tout en s’inscrivant dans le décor et les contraintes du XXIe siècle : par exemple, poursuivre une croissance de 10 % l’an sans se heurter à la raréfaction des sources d’énergie fossile ou de matières premières de ce siècle ; contrôler la progression des salaires et des conditions de vie des ouvriers en contact avec le monde des cigales, par les expatriés ou par le Web, imparfaitement censuré ; se propulser dans le commerce mondial tout en se faufilant entre les règles de bonne conduite, monétaires en particulier. Il n’est pas si simple d’être émergent dans une économie mondialisée et connectée, même quand on s’appelle la Chine. Les Chinois mesurent très bien les exigences d’un développement durable : non seulement le respect de l’environnement ou l’économie de ressources naturelles, mais tout autant l’équilibre sociopolitique. Ils estiment nécessaire de faire provisoirement l’impasse sur les principes fondamentaux des démocraties occidentales développées et promotrices de la consommation de masse, en sachant parfaitement que c’est partie remise. D’ailleurs, nous impressionnons la Chine autant qu’elle nous impressionne. Et ce qui fait l’admiration des Chinois est ce qui nous semble le plus naturel : le mode de vie que nous déclinons comme la prose de M. Jourdain. Demandez à un Chinois de vous dire ce qu’est un Français. Voilà les réponses obtenues lors d’une enquête de Newzy : Si c’était un don, ce serait la créativité. Et une atmosphère ? La convivialité. Et un art ? L’art de vivre. Et une œuvre d’art ? La statue de la Liberté. Il y a quelque chose de touchant et douloureux dans cette imagerie, si éloignée de la vision que nous avons de nous-mêmes. Comme est éloigné du Chinois le portrait un peu terrifiant que nous peignons de lui. Si je devais recommander un mode d’emploi de la Chine et des Chinois, pour nos entreprises comme pour notre gouvernement, ce serait de les approcher tout simplement, sans naïveté, mais sans paranoïa, sans flagornerie mais sans agressivité. Ils sont aussi latins que les Japonais sont germaniques. Ce sont des commerçants. Leur expression préférée c’est le win-win, le gagnant-gagnant. Ils comprennent très bien que vous quitterez le magasin quand vous deviendrez perdants, ce qui n’est pas du tout leur objectif. Et si, progressivement, ce gigantesque marché potentiel de 1,5 milliard de consommateurs s’ouvre à nos savoir-faire, nous serions bien déçus de l’avoir laissé à d’autres parce que nous aurions été trop méfiants. Nous pourrions, avec cet immense pays, nous inspirer des Pensées de Pascal. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », disait-il. Mais il recommandait aussi son fameux pari, expliquant qu’il n’y avait rien à perdre et beaucoup à gagner à croire en Dieu. Qu’avons-nous à perdre à croire en la Chine ? Il est certain que la Chine deviendra une très grande puissance dans les prochaines décennies, mais sans doute moins grande que ne le décrit la simple prolongation des courbes, sans que les ÉtatsUnis soient engloutis par cette montée en puissance, ni l’Europe si elle voulait bien éviter les comportements collectifs suicidaires. D’ailleurs, l’Europe n’a pas sombré avec l’émergence des États-Unis depuis un siècle, bien au contraire. C’est un pari raisonnable de croire que la Chine rêve d’un monde équilibré et qu’elle veut se donner le temps de bâtir ses propres équilibres internes pour s’ouvrir progressivement au « western way of life », économique et politique. Les Chinois ne peuvent vouloir la mort du modèle qu’ils ont besoin d’imiter et de saturer de leurs produits. S’agissant de la Chine, nous faisons tous le pari de la croissance. Faisons aussi celui de la croyance ! MICHEL CICUREL 30 juillet 2010 665 LA CONFESSION DE MEINECKE (1862-1954) En 1946 (1), l’historien allemand Meinecke, presque aveugle et nonagénaire, eut la force de dicter une confession émouvante. Revenant sur ses idées anciennes pour s’accuser de ses erreurs, il cherchait du même coup pourquoi sa patrie avait sombré dans la folie et marché les yeux clos vers la plus épouvantable catastrophe de son histoire. Il énumérait les causes funestes, l’excès de population, l’entassement dans les villes, avec ses plaisirs de masse et sa vie standardisée, le développement oppressif du bienêtre, étouffant toute velléité de réflexion personnelle, la spécialisation tuant l’esprit critique… Il concluait : « La rationalisation extrême refoule les éléments humanistes qui, comprimés, explosent en crédulité magique. » Pierre GAXOTTE, Les Autres et moi, Flammarion, 1975, p. 195-196. (1) N.d.l.r. : Dans son livre : Friedrich Meinecke, Die deutsche Katastrophe. 666