La Chine à la quête
du monde
MICHEL CICUREL
L’Empire du Milieu n’a jamais mieux mérité son nom. La Chine se fraye habile-
ment un chemin au centre de gravité du vaste monde et s’effraye de ses fracas. Elle
ne cesse de marier les contraires, comme un cocher qui guiderait à grande vitesse un
attelage dont les chevaux tirent à hue et à dia. M. C.
CETTE dualité acceptée se constate dans
l’ordre économique comme dans celui
du politique. La Chine, un monde en
soi, s’est placée au cœur de ces mécanismes
d’interdépendance planétaire qu’on baptise
« globalisation ». Elle allie le culte de la stabi-
lité avec celui de l’hypercroissance, l’obsession
de la souveraineté avec le choix d’une aliéna-
tion mutuelle sans précédent. A-t-on jamais
vu un pays-continent, dont 65 % de la popu-
lation habite encore dans les campagnes, créer
une économie dont les échanges extérieurs
représentent 53 % du PIB (1) ? Aucune
économie avant elle n’a atteint de tels surplus
extérieurs, ni accumulé en conséquence de
telles réserves de devises. Mais aucune écono-
mie non plus n’a autant limité la part du
revenu individuel (à peine 36 % du revenu
national) par rapport à celle des investisse-
ments, publics et privés, ni celle de la consom-
mation au profit de l’épargne, qui dépasse
50 % du revenu disponible.
Ses classes les plus aisées sont devenues le
premier marché mondial des marques de luxe
et de l’automobile. Pourtant, l’usine-monde
qu’est la Chine repose sur le travail acharné
et l’extrême compétitivité des salaires. L’exem-
ple récent de Foxconn, l’usine d’assemblage
géante de composants électroniques, a
rappelé cette vérité : en pleine région côtière,
les salaires mensuels tournent encore autour
de 150 dollars par mois, et ne s’arrondissent
qu’avec des horaires approchant trois fois nos
35 heures ! Voilà qui doit tempérer les ardeurs
de ceux qui voient la Chine changer rapide-
ment de modèle, passant d’une économie
tirée par les exportations à une croissance
d’abord intérieure. Certes, l’offre de travail
amorcera une lente décrue à partir de 2013 –
point d’inflexion de la démographie chinoise
–, mais l’émigration rurale à venir constituera
longtemps encore un réservoir de main-
d’œuvre. Les dépenses de protection sociale
sont en hausse, libérant théoriquement le
potentiel de consommation individuelle. Mais
la Chine restera longtemps une économie
tirée par ses exportations. Elle pourrait même
devenir la première économie mondiale tout
en conservant des traits propres aux pays en
voie de développement.
COMMENTAIRE, N° 131, AUTOMNE 2010 659
(1) Chiffre actualisé sur le 1er semestre 2010.
Ce dualisme se retrouve au plan politique.
Deux exemples, tout récents : la Chine a voté
le 9 juin 2010 la résolution 1929 du Conseil
de sécurité aggravant les sanctions contre
l’Iran, et ainsi accédé à une demande pres-
sante des États-Unis. Mais le 11 juin elle rece-
vait en grande pompe et tout sourire Mahmud
Ahmadinejad, venu visiter l’Exposition de
Shanghai. Elle marque son déplaisir face à la
Corée du Nord après le torpillage en
mars 2010 d’une corvette sud-coréenne, mais
protège tout de même le régime de Pyong-
yang contre une condamnation explicite à
l’ONU. La Chine applique les règles du jeu
de la communauté internationale, mais à sa
manière, le plus souvent très restrictive, et
avec une aversion marquée pour toute nova-
tion. Elle aspire éperdument à la stabilité du
monde, qu’elle comprend avant tout comme
la préservation du statu quo, et ce quel que
soit le régime, « États voyous » compris.
La hantise d’une crise
du capitalisme
Pendant longtemps, la disparition des États
communistes et les « révolutions orange » ont
été sa principale source d’inquiétude.
Aujourd’hui, rien ne lui fait plus peur qu’un
délabrement du monde capitaliste entraînant
le chaos économique mondial. À la hantise du
débiteur redoutant une dévalorisation de ses
créances américaines s’est ajoutée la crainte
du fournisseur de voir dépérir son premier
marché extérieur, l’Europe.
Le vent de panique qui souffle sur le monde
développé inquiète donc aussi la Chine. La
crise financière venue des États-Unis a été
jusqu’ici assez bien contrôlée grâce au soutien
des États et des banques centrales. Mais voilà
qu’a commencé le deuxième round : le virus
des « PIIGS » est entré dans la salle de réani-
mation et menace d’une nouvelle pandémie.
Pendant de longs mois, les marchés du monde
entier sont demeurés résolument sceptiques à
l’égard du formidable plan de sauvetage,
dépucelage de la BCE compris, fabriqué pour
venir sauver l’Europe.
Et voilà que, à la surprise générale, le
clairon de la cavalerie chinoise s’est fait enten-
dre, avec l’achat successif d’importants actifs
grecs, et celui d’emprunts publics espagnols.
Aucun de ces gestes ne constituait en soi une
mauvaise affaire. D’ailleurs, il faut relativiser :
la Chine ne se mobilise pas en faveur de l’euro
comme elle vient massivement au secours du
dollar en recyclant ses excédents en Treasury
Bonds : comment l’aurait-elle fait d’ailleurs
quand le marché de la dette européen était
infiniment moins profond que celui des T-
bonds et autres instruments obligataires
américains ?
Les deux relations ne sont pas de même
nature. L’excès américain de consommation et
donc d’importations a besoin de l’excès
d’épargne chinoise pour se poursuivre, et réci-
proquement. C’est le dollar trap qui voit la
Chine remettre sans cesse ses surplus au pot
de la dette publique américaine. L’Europe,
elle, a financé ses déficits commerciaux avec
la Chine au moyen de ses propres ventes dans
le reste du monde, ou de son épargne privée,
excédentaire.
Mais le cercle infernal enclenché en 2008 a
changé la situation européenne : les politiques
publiques de relance, et la garantie donnée à
d’éventuelles pertes bancaires, ont créé un
risque souverain jugé d’autant plus inquiétant
qu’il était diffus. L’Europe s’est trouvée devant
un choix entre deux issues : une déflation
compétitive qui pénaliserait les ventes
chinoises, ou une création de liquidités qui
relativiserait le poids des dettes antérieures,
au prix d’une certaine dépréciation de l’euro.
Sauver lEurope,
pour pserver la Chine
Entre ces deux maux, la Chine semble avoir
choisi le moindre pour elle, en soutenant la
création de liquidités européennes. Avec
discrétion, comme il sied aux acteurs finan-
ciers de premier plan. Dans le domaine des
marchés de l’argent, les mots sont des armes.
La Chine proclame que sa politique de diver-
sification des réserves se poursuivra. La CIC
(China Investment Corporation, principal
fonds souverain chinois) a ainsi déclaré
conserver l’allocation de réserves en euros au
même montant le 27 mai 2010 (2). Cette
annonce a été suivie le 4 juin d’une affirma-
tion de la confiance chinoise en l’euro par
Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque
centrale chinoise, à la réunion des ministres
des Finances du G20 de Pusan. En
MICHEL CICUREL
660
(2) Annonce faite par Gao Xiqing, président du CIC, à l’OCDE
à Paris, Bloomberg News, 27 mai 2010.
juillet 2010, l’administration chinoise chargée
du contrôle des changes, la State Administra-
tion of Foreign Exchange (SAFE), s’est ainsi
portée candidate à l’achat de 1 milliard
d’euros d’emprunt espagnol – et en a finale-
ment acheté 400 millions (3) : la seule annonce
de la décision chinoise avait en effet assuré le
succès de l’émission au-delà des espérances.
De façon remarquée, les fonds chinois se
sont abstenus de participer à la panique des
marchés. L’explication journalistique du
phénomène est que la Chine ne voudrait pas
que la modification brutale de la pari
euro/renminbi malmène sa compétitivité.
Cette interprétation est trop simple. Le choix
politique des autorités chinoises à l’égard de
l’euro et des marchés européens procède du
cœur même de la stratégie globale de la
Chine.
La Chine et le monde développé, États-
Unis, Japon et Europe, se tiennent en effet
très solidairement par la barbichette. Même si
chacun défend évidemment ses intérêts
égoïstes, l’égoïsme bien compris du XXIesiècle
ne peut être qu’un égoïsme global, c’est-à-dire
solidaire. Notre crise violente des trois
dernières années est absolument inédite, non
pas comme on le croit parce qu’elle est finan-
cière, mais parce qu’elle est globale. Les
« BRIC » et les « PIIGS », les cigales et les
fourmis, sont sur le même bateau, et d’ailleurs
la crise de l’euro a secoué à la fois le marché
de New York et celui de Shanghai. La France,
initiatrice du G20, l’a immédiatement
compris. Le G8 devient obsolète, mais la
tentation du G2 est une vue de l’esprit : la
Chinamerica devient Chimerica lorsqu’elle
croit pouvoir se passer du reste du monde, et
notamment de l’Europe et des émergents. La
Chine, avec ses contradictions, ses fulgu-
rances, ses pesanteurs géographiques et histo-
riques, est une pièce maîtresse, mais indisso-
ciable du puzzle global.
Non pas la locomotive,
mais un gigantesque wagon
La Chine post-maoïste ne peut tenir debout
qu’avec un taux de croissance très élevé. Pour
de multiples raisons. En schématisant : la
Côte Est, très peuplée, en voie d’enrichisse-
ment rapide, est le poumon qui aspire le
produit des exportations chinoises et le diffuse
sur l’ensemble du pays. L’ensemble du dispo-
sitif économique, financier et politique chinois
s’effondre lorsque le miracle de la croissance
par l’exportation ralentit trop et trop long-
temps : les Chinois estiment le plancher du
taux de croissance à 8 % l’an.
On croit que la Chine est la locomotive de
l’économie mondiale. C’est l’inverse qui est
vrai. L’année 2009 a constitué une simple
parenthèse. Pour la première fois depuis une
décennie, la Chine a contribué plus qu’elle n’a
retranché à la demande du reste du monde :
son solde commercial net a diminué son PIB
de 4,8 %, tandis que l’économie intérieure
faisait un bond de 13,9 %. Même ainsi, le
surplus des comptes courants représentait
encore 5,8 % du PIB (contre près de 10 % en
2008), et la chute des exportations chinoises
a été moindre que celle des importations de
ses grands partenaires (États-Unis et Union
européenne) (4). Le maintien d’une croissance
forte a nécessité un plan de soutien géant au
profit de grands travaux à la mesure du pays.
Ce sont plus de 2 000 milliards de dollars,
compte tenu d’un recours massif au crédit
bancaire, qui ont été injectés dans l’économie
chinoise. Le résultat a été atteint, mais avec
une ventilation artificielle coûteuse. Elle ne
pourrait être répétée de façon aussi massive.
Par un miracle comptable, la Chine a réussi
à présenter une balance commerciale défici-
taire en mars 2010 : ce résultat préparait dans
de bonnes conditions la tenue à Pékin du
dialogue stratégique et économique sino-
américain, et a été atteint grâce à une poussée
massive des importations d’énergie et de
matières premières, au prix gonflé par la
demande chinoise elle-même. Mais la
machine à exporter s’était remise en route à
la fin de l’année 2009. En avril-juin 2010, elle
a de nouveau accéléré, avec des hausses de 35
à 45 % par rapport aux mêmes mois de
l’année précédente.
Or, on sous-estime toujours la part des
exportations dans la croissance chinoise parce
qu’on surestime la formation brute de capital
fixe, présentée de façon flatteuse par la comp-
tabilité nationale chinoise : le taux record
d’épargne et d’investissement est atteint en
particulier avec des entreprises d’État qui ne
LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE
661
(3) « China offers Spain 1 bn confidence vote », ft.com,
12 juillet 2010. (4) World Bank, China Quarterly Update, mars 2010.
servent aucun dividende, et donc n’ont aucun
étalon pour mesurer l’efficience de leurs capi-
taux.
Lorsque la demande mondiale cesse de tirer
l’économie chinoise, le risque surgit. Ce risque
est d’abord financier : les grandes banques
chinoises, les toutes premières du monde,
portaient encore avant la crise de 2008, selon
les estimations, au moins l’équivalent de 25 %
du PIB en créances improductives. C’était la
rançon inévitable de trente ans de croissance
brillante, mais financée hors de toutes les
règles du système capitaliste, à commencer
par celle du profit. L’énorme bulle de crédit
créée par le plan de relance de 2008-2009 a
ajouté 30 % du PIB à ce montant, car les
banques portent une grande part des
emprunts contractés par les gouvernements
locaux, notamment dans l’immobilier et les
infrastructures (5). Paradoxalement, la fourmi
chinoise vit à crédit, celui de ses propres
banques. Sans l’exportation massive de la
Chine vers le monde développé, le cash-flow
des banques chinoises est pulvérisé. Et le
système bancaire ne peut accepter une paren-
thèse de courte durée, comme celle de 2009,
que grâce aux réserves considérables
(2 450 milliards de dollars, sans compter
certains placements offshore) accumulées par
la Chine avec les excédents structurels de
balance des paiements. Ce sont bien ces
derniers qui autorisent à la fois le soutien de
la demande intérieure et celui des banques.
Les précipices hors du sentier
de croissance
Le risque financier se double d’un risque
social et politique. Il n’y a pas d’État-provi-
dence en Chine, et la gestion des capitaux
reste embryonnaire. C’est la raison pour
laquelle le taux d’épargne est très élevé. La
très forte spéculation sur le logement est d’ail-
leurs le reflet de cette épargne de précaution,
qui aboutit à acheter des logements comme
on ouvre ailleurs des livrets d’épargne. En
particulier, il n’existe pas encore de système
universel de retraite dans un pays où le vieil-
lissement sera finalement spectaculaire en
raison de l’injonction, plus ou moins respec-
tée, de l’enfant unique. La transition vers un
système d’assurance retraite et l’extension du
système de santé ont commencé, et requer-
ront de très importants financements publics :
120 milliards de dollars de 2009 à 2011 pour
la santé, 235 milliards pour le financement des
retraites. Ce qui tient encore lieu de Sécurité
sociale est la famille et le pénible retour à la
campagne en cas de besoin. C’est la Côte Est
qui subventionne l’immense continent rural
de l’Ouest. Directement, en absorbant l’exode
rural qui favorise les progrès de productivité
de l’agriculture et donc du niveau de vie des
campagnes. Indirectement, en fournissant les
moyens au gouvernement central d’aider les
régions déshéritées.
Même si la Révolution culturelle, d’origine
étudiante et urbaine, nous a fourni naguère
une exception notable, il reste vrai que le
risque politique majeur pour les autorités de
Pékin vient de ce déséquilibre Est-Ouest.
N’oublions pas que Mao avait échoué dans sa
tentative initiale de fomenter la révolution à
l’est, mais a levé ensuite une armée paysanne
au cours de la Longue Marche pour faire
basculer les provinces maritimes, tournées
spontanément vers le monde extérieur. Que
le taux de croissance économique devienne
trop faible et l’exode rural se ralentit forcé-
ment, ou pire s’inverse, l’aide aux campagnes
se raréfiant alors. Les régions plus riches de
l’Est, quant à elles, s’irritent d’être les dindons
de la farce alors que le niveau de vie de la
population n’est pas élevé. Tout l’équilibre de
la Chine, même son unité politique, est grave-
ment menacé.
C’est donc tout l’art des gouvernements de
Pékin, exceptionnellement talentueux depuis
Deng Xiaoping, de tenir le rythme de crois-
sance en limite de surchauffe. Ni trop bas, ni
trop haut. Car l’inflation, notamment immo-
bilière, dans les grandes villes est facteur de
troubles. La promotion immobilière se nourrit
des ventes de terrains par les municipalités,
qui y trouvent des revenus (jusqu’à 17 % du
PIB en 2009 !). Mais la hausse de plus de
70 % en un an de l’immobilier dans les très
grandes villes alimente toutes les conversa-
tions, et représente une cassure génération-
nelle. En 2008, il y avait eu des morts dans
un magasin Carrefour lors d’une promotion
sur un bidon de cinq litres d’huile de table.
On raconte qu’un important industriel fran-
MICHEL CICUREL
662
(5) L’évaluation qui en résulte pour le risque souverain chinois
varie dans des proportions étonnantes : certains argumentent que
la croissance forte rentabilisera des investissements apparemment
exagérés, d’autres mettant au contraire l’accent sur les dettes
locales et sociales non comptabilisées.
çais de la confection avait dû concentrer toute
sa production sur ses usines du Maroc parce
que les ouvriers chinois, après les vacances de
nouvel an, n’étaient pas retournés à l’usine et
avaient rejoint leurs villages, le coût de la vie
urbaine étant devenu insupportable. Les
grèves dans les entreprises chinoises sont
d’abord parties de la hausse constatée du coût
de la vie, très au-delà des indices officiels.
On ne mesure pas suffisamment combien il
faut d’habileté pour piloter cette extraordi-
naire machine à exporter, qui fonctionne à
flux tendu, fabrique on line ce que la demande
mondiale lui commande, incorpore dans ses
exportations une part très élevée de consom-
mations intermédiaires importées, énergie et
matières premières, mais aussi produits manu-
facturés, notamment allemands, et doit
assurer une valeur ajoutée chinoise suffisante
pour conserver l’équilibre économique et
social de l’Empire. La part des réexportations
dans les ventes chinoises à l’étranger a atteint
50 % à la fin de l’année 2009 (6). La valeur
ajoutée chinoise des exportations demeure
faible, et les efforts d’intégration conduits par
la Chine, de l’amont (notamment le sous-sol
africain) jusqu’à l’aval (la distribution en Occi-
dent), se font inévitablement à tout petits pas.
Dans le prix d’un IPhone d’Apple, assemblé
à Shenzhen par Foxconn, la valeur ajoutée
chinoise représente… 4 dollars.
Il faudra des décennies pour que le système
économique chinois puisse se passer d’un
niveau très élevé d’exportations afin de soute-
nir un rythme de croissance de 10 % l’an, tout
simplement vital. Face à cette exceptionnelle
puissance exportatrice, l’Occident croit devoir
trembler. Il est vrai que, lorsqu’un pays-conti-
nent cumule la domination démographique
(près d’un quart de la population mondiale),
une formidable ardeur au travail (plusieurs
fois nos 35 heures par semaine), une force de
frappe financière considérable et croissante,
ainsi qu’une volonté de maîtrise technolo-
gique favorisée par une tradition culturelle
millénaire, des universités de très grande
qualité et des transferts de technologie
soigneusement organisés, on peut comprendre
que certains se plaisent à réveiller la peur
ancienne du « péril jaune ». Il est bien vrai
aussi que la suprématie financière fait
toujours basculer les équilibres. L’Angleterre
dominait par la livre, et les États-Unis ont
commencé à supplanter l’Europe lorsqu’ils
sont devenus ses créanciers au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale. Il ne serait pas
insensé de voir en la Chine, créancière des
États-Unis aujourd’hui, peut-être de l’Europe
demain, la prochaine superpuissance
mondiale.
Au contraire, d’autres observateurs pronos-
tiquent pour la Chine le syndrome japonais :
ce pays, dont les exportations faisaient aussi
trembler le monde, dont les entreprises provo-
quaient la panique de leurs concurrentes
américaines, dont le taux de croissance inspi-
rait les thuriféraires du prétendu « miracle
japonais », se retrouve accablé par vingt ans
de déflation et une capitalisation boursière
divisée par quatre ou cinq. La thèse de ces
analystes se nourrit d’une ressemblance avec
la Chine d’aujourd’hui : un système bancaire
qui finance aveuglément des exportations à
bas prix, et non profitables économiquement,
soutenues par une monnaie sous-évaluée,
source d’appauvrissement continu pour un
pays importateur d’énergie et de matières
premières. Il était inévitable que le système
financier japonais s’écroule, et l’heure de
vérité pour le dispositif chinois serait proche,
disent les Cassandre.
Nous ne partageons pas cette vision apoca-
lyptique de la Chine. Mais encore moins le
fantasme opposé d’une puissance dominatrice
qui, devenue la créancière du monde déve-
loppé, le soumettrait à sa botte. Et d’abord
parce que la culture ancestrale de la Chine,
volontiers isolationniste, d’ailleurs isolée du
reste du monde par l’Himalaya au sud, la
Sibérie au nord, l’Océan soi-disant Pacifique
à l’ouest, n’a jamais été l’impérialisme. La
Chine aura été, au contraire, l’objet d’inva-
sions régulières, réussissant toujours à siniser
ses agresseurs. Aujourd’hui, ce colosse aux
pieds d’argile a encore tant de problèmes
internes majeurs à traiter et, pour y parvenir,
tellement besoin de l’équilibre du monde
extérieur qu’il paraît bien plus soucieux de
stabilité que de domination.
La côte chinoise, qui fait vivre toute la
Chine, vit de la vitalité du reste du monde. La
Chine tisse aujourd’hui une zone monétaire
où le renminbi, monnaie toujours non conver-
tible, est un instrument de règlement commer-
cial : Hong Kong, Singapour, et certains
partenaires vendeurs de matières premières et
LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE
663
(6) Li & Fung, China Trade Quarterly, n° 17, février 2010, p. 20.
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