La Chine à la quête du monde

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La Chine à la quête
du monde
MICHEL CICUREL
L’Empire du Milieu n’a jamais mieux mérité son nom. La Chine se fraye habilement un chemin au centre de gravité du vaste monde et s’effraye de ses fracas. Elle
ne cesse de marier les contraires, comme un cocher qui guiderait à grande vitesse un
attelage dont les chevaux tirent à hue et à dia.
M. C.
dualité acceptée se constate dans
l’ordre économique comme dans celui
du politique. La Chine, un monde en
soi, s’est placée au cœur de ces mécanismes
d’interdépendance planétaire qu’on baptise
« globalisation ». Elle allie le culte de la stabilité avec celui de l’hypercroissance, l’obsession
de la souveraineté avec le choix d’une aliénation mutuelle sans précédent. A-t-on jamais
vu un pays-continent, dont 65 % de la population habite encore dans les campagnes, créer
une économie dont les échanges extérieurs
représentent 53 % du PIB (1) ? Aucune
économie avant elle n’a atteint de tels surplus
extérieurs, ni accumulé en conséquence de
telles réserves de devises. Mais aucune économie non plus n’a autant limité la part du
revenu individuel (à peine 36 % du revenu
national) par rapport à celle des investissements, publics et privés, ni celle de la consommation au profit de l’épargne, qui dépasse
50 % du revenu disponible.
Ses classes les plus aisées sont devenues le
premier marché mondial des marques de luxe
C
ETTE
(1) Chiffre actualisé sur le 1er semestre 2010.
COMMENTAIRE, N° 131, AUTOMNE 2010
et de l’automobile. Pourtant, l’usine-monde
qu’est la Chine repose sur le travail acharné
et l’extrême compétitivité des salaires. L’exemple récent de Foxconn, l’usine d’assemblage
géante de composants électroniques, a
rappelé cette vérité : en pleine région côtière,
les salaires mensuels tournent encore autour
de 150 dollars par mois, et ne s’arrondissent
qu’avec des horaires approchant trois fois nos
35 heures ! Voilà qui doit tempérer les ardeurs
de ceux qui voient la Chine changer rapidement de modèle, passant d’une économie
tirée par les exportations à une croissance
d’abord intérieure. Certes, l’offre de travail
amorcera une lente décrue à partir de 2013 –
point d’inflexion de la démographie chinoise
–, mais l’émigration rurale à venir constituera
longtemps encore un réservoir de maind’œuvre. Les dépenses de protection sociale
sont en hausse, libérant théoriquement le
potentiel de consommation individuelle. Mais
la Chine restera longtemps une économie
tirée par ses exportations. Elle pourrait même
devenir la première économie mondiale tout
en conservant des traits propres aux pays en
voie de développement.
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MICHEL CICUREL
Ce dualisme se retrouve au plan politique.
Deux exemples, tout récents : la Chine a voté
le 9 juin 2010 la résolution 1929 du Conseil
de sécurité aggravant les sanctions contre
l’Iran, et ainsi accédé à une demande pressante des États-Unis. Mais le 11 juin elle recevait en grande pompe et tout sourire Mahmud
Ahmadinejad, venu visiter l’Exposition de
Shanghai. Elle marque son déplaisir face à la
Corée du Nord après le torpillage en
mars 2010 d’une corvette sud-coréenne, mais
protège tout de même le régime de Pyongyang contre une condamnation explicite à
l’ONU. La Chine applique les règles du jeu
de la communauté internationale, mais à sa
manière, le plus souvent très restrictive, et
avec une aversion marquée pour toute novation. Elle aspire éperdument à la stabilité du
monde, qu’elle comprend avant tout comme
la préservation du statu quo, et ce quel que
soit le régime, « États voyous » compris.
La hantise d’une crise
du capitalisme
Pendant longtemps, la disparition des États
communistes et les « révolutions orange » ont
été sa principale source d’inquiétude.
Aujourd’hui, rien ne lui fait plus peur qu’un
délabrement du monde capitaliste entraînant
le chaos économique mondial. À la hantise du
débiteur redoutant une dévalorisation de ses
créances américaines s’est ajoutée la crainte
du fournisseur de voir dépérir son premier
marché extérieur, l’Europe.
Le vent de panique qui souffle sur le monde
développé inquiète donc aussi la Chine. La
crise financière venue des États-Unis a été
jusqu’ici assez bien contrôlée grâce au soutien
des États et des banques centrales. Mais voilà
qu’a commencé le deuxième round : le virus
des « PIIGS » est entré dans la salle de réanimation et menace d’une nouvelle pandémie.
Pendant de longs mois, les marchés du monde
entier sont demeurés résolument sceptiques à
l’égard du formidable plan de sauvetage,
dépucelage de la BCE compris, fabriqué pour
venir sauver l’Europe.
Et voilà que, à la surprise générale, le
clairon de la cavalerie chinoise s’est fait entendre, avec l’achat successif d’importants actifs
grecs, et celui d’emprunts publics espagnols.
Aucun de ces gestes ne constituait en soi une
mauvaise affaire. D’ailleurs, il faut relativiser :
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la Chine ne se mobilise pas en faveur de l’euro
comme elle vient massivement au secours du
dollar en recyclant ses excédents en Treasury
Bonds : comment l’aurait-elle fait d’ailleurs
quand le marché de la dette européen était
infiniment moins profond que celui des Tbonds et autres instruments obligataires
américains ?
Les deux relations ne sont pas de même
nature. L’excès américain de consommation et
donc d’importations a besoin de l’excès
d’épargne chinoise pour se poursuivre, et réciproquement. C’est le dollar trap qui voit la
Chine remettre sans cesse ses surplus au pot
de la dette publique américaine. L’Europe,
elle, a financé ses déficits commerciaux avec
la Chine au moyen de ses propres ventes dans
le reste du monde, ou de son épargne privée,
excédentaire.
Mais le cercle infernal enclenché en 2008 a
changé la situation européenne : les politiques
publiques de relance, et la garantie donnée à
d’éventuelles pertes bancaires, ont créé un
risque souverain jugé d’autant plus inquiétant
qu’il était diffus. L’Europe s’est trouvée devant
un choix entre deux issues : une déflation
compétitive qui pénaliserait les ventes
chinoises, ou une création de liquidités qui
relativiserait le poids des dettes antérieures,
au prix d’une certaine dépréciation de l’euro.
Sauver l’Europe,
pour préserver la Chine
Entre ces deux maux, la Chine semble avoir
choisi le moindre pour elle, en soutenant la
création de liquidités européennes. Avec
discrétion, comme il sied aux acteurs financiers de premier plan. Dans le domaine des
marchés de l’argent, les mots sont des armes.
La Chine proclame que sa politique de diversification des réserves se poursuivra. La CIC
(China Investment Corporation, principal
fonds souverain chinois) a ainsi déclaré
conserver l’allocation de réserves en euros au
même montant le 27 mai 2010 (2). Cette
annonce a été suivie le 4 juin d’une affirmation de la confiance chinoise en l’euro par
Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque
centrale chinoise, à la réunion des ministres
des Finances du G20 de Pusan. En
(2) Annonce faite par Gao Xiqing, président du CIC, à l’OCDE
à Paris, Bloomberg News, 27 mai 2010.
LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE
juillet 2010, l’administration chinoise chargée
du contrôle des changes, la State Administration of Foreign Exchange (SAFE), s’est ainsi
portée candidate à l’achat de 1 milliard
d’euros d’emprunt espagnol – et en a finalement acheté 400 millions (3) : la seule annonce
de la décision chinoise avait en effet assuré le
succès de l’émission au-delà des espérances.
De façon remarquée, les fonds chinois se
sont abstenus de participer à la panique des
marchés. L’explication journalistique du
phénomène est que la Chine ne voudrait pas
que la modification brutale de la parité
euro/renminbi malmène sa compétitivité.
Cette interprétation est trop simple. Le choix
politique des autorités chinoises à l’égard de
l’euro et des marchés européens procède du
cœur même de la stratégie globale de la
Chine.
La Chine et le monde développé, ÉtatsUnis, Japon et Europe, se tiennent en effet
très solidairement par la barbichette. Même si
chacun défend évidemment ses intérêts
égoïstes, l’égoïsme bien compris du XXIe siècle
ne peut être qu’un égoïsme global, c’est-à-dire
solidaire. Notre crise violente des trois
dernières années est absolument inédite, non
pas comme on le croit parce qu’elle est financière, mais parce qu’elle est globale. Les
« BRIC » et les « PIIGS », les cigales et les
fourmis, sont sur le même bateau, et d’ailleurs
la crise de l’euro a secoué à la fois le marché
de New York et celui de Shanghai. La France,
initiatrice du G20, l’a immédiatement
compris. Le G8 devient obsolète, mais la
tentation du G2 est une vue de l’esprit : la
Chinamerica devient Chimerica lorsqu’elle
croit pouvoir se passer du reste du monde, et
notamment de l’Europe et des émergents. La
Chine, avec ses contradictions, ses fulgurances, ses pesanteurs géographiques et historiques, est une pièce maîtresse, mais indissociable du puzzle global.
Non pas la locomotive,
mais un gigantesque wagon
La Chine post-maoïste ne peut tenir debout
qu’avec un taux de croissance très élevé. Pour
de multiples raisons. En schématisant : la
Côte Est, très peuplée, en voie d’enrichisse(3) « China offers Spain €1 bn confidence vote », ft.com,
12 juillet 2010.
ment rapide, est le poumon qui aspire le
produit des exportations chinoises et le diffuse
sur l’ensemble du pays. L’ensemble du dispositif économique, financier et politique chinois
s’effondre lorsque le miracle de la croissance
par l’exportation ralentit trop et trop longtemps : les Chinois estiment le plancher du
taux de croissance à 8 % l’an.
On croit que la Chine est la locomotive de
l’économie mondiale. C’est l’inverse qui est
vrai. L’année 2009 a constitué une simple
parenthèse. Pour la première fois depuis une
décennie, la Chine a contribué plus qu’elle n’a
retranché à la demande du reste du monde :
son solde commercial net a diminué son PIB
de 4,8 %, tandis que l’économie intérieure
faisait un bond de 13,9 %. Même ainsi, le
surplus des comptes courants représentait
encore 5,8 % du PIB (contre près de 10 % en
2008), et la chute des exportations chinoises
a été moindre que celle des importations de
ses grands partenaires (États-Unis et Union
européenne) (4). Le maintien d’une croissance
forte a nécessité un plan de soutien géant au
profit de grands travaux à la mesure du pays.
Ce sont plus de 2 000 milliards de dollars,
compte tenu d’un recours massif au crédit
bancaire, qui ont été injectés dans l’économie
chinoise. Le résultat a été atteint, mais avec
une ventilation artificielle coûteuse. Elle ne
pourrait être répétée de façon aussi massive.
Par un miracle comptable, la Chine a réussi
à présenter une balance commerciale déficitaire en mars 2010 : ce résultat préparait dans
de bonnes conditions la tenue à Pékin du
dialogue stratégique et économique sinoaméricain, et a été atteint grâce à une poussée
massive des importations d’énergie et de
matières premières, au prix gonflé par la
demande chinoise elle-même. Mais la
machine à exporter s’était remise en route à
la fin de l’année 2009. En avril-juin 2010, elle
a de nouveau accéléré, avec des hausses de 35
à 45 % par rapport aux mêmes mois de
l’année précédente.
Or, on sous-estime toujours la part des
exportations dans la croissance chinoise parce
qu’on surestime la formation brute de capital
fixe, présentée de façon flatteuse par la comptabilité nationale chinoise : le taux record
d’épargne et d’investissement est atteint en
particulier avec des entreprises d’État qui ne
(4) World Bank, China Quarterly Update, mars 2010.
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MICHEL CICUREL
servent aucun dividende, et donc n’ont aucun
étalon pour mesurer l’efficience de leurs capitaux.
Lorsque la demande mondiale cesse de tirer
l’économie chinoise, le risque surgit. Ce risque
est d’abord financier : les grandes banques
chinoises, les toutes premières du monde,
portaient encore avant la crise de 2008, selon
les estimations, au moins l’équivalent de 25 %
du PIB en créances improductives. C’était la
rançon inévitable de trente ans de croissance
brillante, mais financée hors de toutes les
règles du système capitaliste, à commencer
par celle du profit. L’énorme bulle de crédit
créée par le plan de relance de 2008-2009 a
ajouté 30 % du PIB à ce montant, car les
banques portent une grande part des
emprunts contractés par les gouvernements
locaux, notamment dans l’immobilier et les
infrastructures (5). Paradoxalement, la fourmi
chinoise vit à crédit, celui de ses propres
banques. Sans l’exportation massive de la
Chine vers le monde développé, le cash-flow
des banques chinoises est pulvérisé. Et le
système bancaire ne peut accepter une parenthèse de courte durée, comme celle de 2009,
que grâce aux réserves considérables
(2 450 milliards de dollars, sans compter
certains placements offshore) accumulées par
la Chine avec les excédents structurels de
balance des paiements. Ce sont bien ces
derniers qui autorisent à la fois le soutien de
la demande intérieure et celui des banques.
Les précipices hors du sentier
de croissance
Le risque financier se double d’un risque
social et politique. Il n’y a pas d’État-providence en Chine, et la gestion des capitaux
reste embryonnaire. C’est la raison pour
laquelle le taux d’épargne est très élevé. La
très forte spéculation sur le logement est d’ailleurs le reflet de cette épargne de précaution,
qui aboutit à acheter des logements comme
on ouvre ailleurs des livrets d’épargne. En
particulier, il n’existe pas encore de système
universel de retraite dans un pays où le vieillissement sera finalement spectaculaire en
(5) L’évaluation qui en résulte pour le risque souverain chinois
varie dans des proportions étonnantes : certains argumentent que
la croissance forte rentabilisera des investissements apparemment
exagérés, d’autres mettant au contraire l’accent sur les dettes
locales et sociales non comptabilisées.
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raison de l’injonction, plus ou moins respectée, de l’enfant unique. La transition vers un
système d’assurance retraite et l’extension du
système de santé ont commencé, et requerront de très importants financements publics :
120 milliards de dollars de 2009 à 2011 pour
la santé, 235 milliards pour le financement des
retraites. Ce qui tient encore lieu de Sécurité
sociale est la famille et le pénible retour à la
campagne en cas de besoin. C’est la Côte Est
qui subventionne l’immense continent rural
de l’Ouest. Directement, en absorbant l’exode
rural qui favorise les progrès de productivité
de l’agriculture et donc du niveau de vie des
campagnes. Indirectement, en fournissant les
moyens au gouvernement central d’aider les
régions déshéritées.
Même si la Révolution culturelle, d’origine
étudiante et urbaine, nous a fourni naguère
une exception notable, il reste vrai que le
risque politique majeur pour les autorités de
Pékin vient de ce déséquilibre Est-Ouest.
N’oublions pas que Mao avait échoué dans sa
tentative initiale de fomenter la révolution à
l’est, mais a levé ensuite une armée paysanne
au cours de la Longue Marche pour faire
basculer les provinces maritimes, tournées
spontanément vers le monde extérieur. Que
le taux de croissance économique devienne
trop faible et l’exode rural se ralentit forcément, ou pire s’inverse, l’aide aux campagnes
se raréfiant alors. Les régions plus riches de
l’Est, quant à elles, s’irritent d’être les dindons
de la farce alors que le niveau de vie de la
population n’est pas élevé. Tout l’équilibre de
la Chine, même son unité politique, est gravement menacé.
C’est donc tout l’art des gouvernements de
Pékin, exceptionnellement talentueux depuis
Deng Xiaoping, de tenir le rythme de croissance en limite de surchauffe. Ni trop bas, ni
trop haut. Car l’inflation, notamment immobilière, dans les grandes villes est facteur de
troubles. La promotion immobilière se nourrit
des ventes de terrains par les municipalités,
qui y trouvent des revenus (jusqu’à 17 % du
PIB en 2009 !). Mais la hausse de plus de
70 % en un an de l’immobilier dans les très
grandes villes alimente toutes les conversations, et représente une cassure générationnelle. En 2008, il y avait eu des morts dans
un magasin Carrefour lors d’une promotion
sur un bidon de cinq litres d’huile de table.
On raconte qu’un important industriel fran-
LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE
çais de la confection avait dû concentrer toute
sa production sur ses usines du Maroc parce
que les ouvriers chinois, après les vacances de
nouvel an, n’étaient pas retournés à l’usine et
avaient rejoint leurs villages, le coût de la vie
urbaine étant devenu insupportable. Les
grèves dans les entreprises chinoises sont
d’abord parties de la hausse constatée du coût
de la vie, très au-delà des indices officiels.
On ne mesure pas suffisamment combien il
faut d’habileté pour piloter cette extraordinaire machine à exporter, qui fonctionne à
flux tendu, fabrique on line ce que la demande
mondiale lui commande, incorpore dans ses
exportations une part très élevée de consommations intermédiaires importées, énergie et
matières premières, mais aussi produits manufacturés, notamment allemands, et doit
assurer une valeur ajoutée chinoise suffisante
pour conserver l’équilibre économique et
social de l’Empire. La part des réexportations
dans les ventes chinoises à l’étranger a atteint
50 % à la fin de l’année 2009 (6). La valeur
ajoutée chinoise des exportations demeure
faible, et les efforts d’intégration conduits par
la Chine, de l’amont (notamment le sous-sol
africain) jusqu’à l’aval (la distribution en Occident), se font inévitablement à tout petits pas.
Dans le prix d’un IPhone d’Apple, assemblé
à Shenzhen par Foxconn, la valeur ajoutée
chinoise représente… 4 dollars.
Il faudra des décennies pour que le système
économique chinois puisse se passer d’un
niveau très élevé d’exportations afin de soutenir un rythme de croissance de 10 % l’an, tout
simplement vital. Face à cette exceptionnelle
puissance exportatrice, l’Occident croit devoir
trembler. Il est vrai que, lorsqu’un pays-continent cumule la domination démographique
(près d’un quart de la population mondiale),
une formidable ardeur au travail (plusieurs
fois nos 35 heures par semaine), une force de
frappe financière considérable et croissante,
ainsi qu’une volonté de maîtrise technologique favorisée par une tradition culturelle
millénaire, des universités de très grande
qualité et des transferts de technologie
soigneusement organisés, on peut comprendre
que certains se plaisent à réveiller la peur
ancienne du « péril jaune ». Il est bien vrai
aussi que la suprématie financière fait
toujours basculer les équilibres. L’Angleterre
(6) Li & Fung, China Trade Quarterly, n° 17, février 2010, p. 20.
dominait par la livre, et les États-Unis ont
commencé à supplanter l’Europe lorsqu’ils
sont devenus ses créanciers au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale. Il ne serait pas
insensé de voir en la Chine, créancière des
États-Unis aujourd’hui, peut-être de l’Europe
demain,
la
prochaine
superpuissance
mondiale.
Au contraire, d’autres observateurs pronostiquent pour la Chine le syndrome japonais :
ce pays, dont les exportations faisaient aussi
trembler le monde, dont les entreprises provoquaient la panique de leurs concurrentes
américaines, dont le taux de croissance inspirait les thuriféraires du prétendu « miracle
japonais », se retrouve accablé par vingt ans
de déflation et une capitalisation boursière
divisée par quatre ou cinq. La thèse de ces
analystes se nourrit d’une ressemblance avec
la Chine d’aujourd’hui : un système bancaire
qui finance aveuglément des exportations à
bas prix, et non profitables économiquement,
soutenues par une monnaie sous-évaluée,
source d’appauvrissement continu pour un
pays importateur d’énergie et de matières
premières. Il était inévitable que le système
financier japonais s’écroule, et l’heure de
vérité pour le dispositif chinois serait proche,
disent les Cassandre.
Nous ne partageons pas cette vision apocalyptique de la Chine. Mais encore moins le
fantasme opposé d’une puissance dominatrice
qui, devenue la créancière du monde développé, le soumettrait à sa botte. Et d’abord
parce que la culture ancestrale de la Chine,
volontiers isolationniste, d’ailleurs isolée du
reste du monde par l’Himalaya au sud, la
Sibérie au nord, l’Océan soi-disant Pacifique
à l’ouest, n’a jamais été l’impérialisme. La
Chine aura été, au contraire, l’objet d’invasions régulières, réussissant toujours à siniser
ses agresseurs. Aujourd’hui, ce colosse aux
pieds d’argile a encore tant de problèmes
internes majeurs à traiter et, pour y parvenir,
tellement besoin de l’équilibre du monde
extérieur qu’il paraît bien plus soucieux de
stabilité que de domination.
La côte chinoise, qui fait vivre toute la
Chine, vit de la vitalité du reste du monde. La
Chine tisse aujourd’hui une zone monétaire
où le renminbi, monnaie toujours non convertible, est un instrument de règlement commercial : Hong Kong, Singapour, et certains
partenaires vendeurs de matières premières et
663
MICHEL CICUREL
acheteurs de produits transformés chinois, s’y
prêtent admirablement ; mis à part le
charbon, la Chine importe toute son énergie
et ses matières premières. L’Afrique (où ont
émigré sans doute un million de Chinois au
cours de la décennie écoulée) et le Brésil (où
les exportations chinoises ont progressé de
125 % au premier trimestre 2010 !) sont ses
nouveaux amis ; la Russie ou l’Iran ne peuvent
être traités en ennemis.
Un grand marchandage
entre la Chine et l’Europe
Mais, surtout, les États-Unis et l’Europe, les
deux complices du vaste royaume de l’électeur-consommateur-débiteur, doivent absolument garder leur appétit de consommer pour
offrir les débouchés vitaux à l’ardeur productrice des usines chinoises. Comment la Chine,
dont le consommateur, avec un malheureux
tiers de 3 600 dollars (6 600 en parité de
pouvoir d’achat) de PIB annuel par tête – huit
fois moindre que le Japonais ou l’Européen,
douze fois moindre que l’Américain –, engloutis dans le logement et l’alimentation en zone
urbaine, pourrait-elle devenir un grand
marché pour la production intérieure avant
plusieurs décennies ? Rexecode évoque les
années 2050, si la Chine continue de suivre sa
pente en montant au rythme actuel. Au fond,
la Chine aujourd’hui vis-à-vis du reste du
monde, c’est Ford veillant dès 1914 à la
progression des salaires de ses ouvriers pour
leur offrir les moyens d’acheter les voitures
qu’ils produisaient.
La Chine craint donc la récession mondiale
comme la peste. Bien involontairement, elle
aura eu plus que sa part de responsabilité
dans la crise bancaire des trois dernières
années en recyclant ses excédents de balance
des paiements aux États-Unis, y favorisant à
la fois un taux de croissance artificiellement
élevé et un surendettement généralisé. L’intention était bien de faire crédit aux acheteurs
des produits chinois, comme l’ont fait autrefois les États-Unis avec l’Europe à travers le
plan Marshall. L’inquiétude chinoise devant le
double risque de désintégration de la monnaie
européenne et de brutale déflation imposée
par l’Allemagne à la zone euro pour y remédier est de même nature : comment la
demande mondiale pourrait-elle résister à une
implosion de l’économie européenne, le
664
premier marché du monde ? Comment le
régime chinois pourrait-il survivre à une
spirale de déflation mondiale ? Comment ce
pays se remettrait-il d’une seconde relance
artificielle de son économie domestique ?
C’est pour cela d’ailleurs que la Chine privilégie ses relations avec le monde émergent et
en développement. Non par souci de leadership mondial, mais parce qu’elle se méfie des
cigales occidentales, et veut équilibrer ses
risques.
Équilibrer ses risques, diversifier ses actifs :
voilà la meilleure explication de la stratégie
poursuivie par la Chine vis-à-vis de l’Europe.
La Chine a sûrement renoncé, si tant est
qu’elle y ait jamais pensé, au partenariat
multipolaire avec une Europe-puissance : tout
indique dans la politique européenne le refus
d’assumer collectivement la puissance dure, le
hard power à l’anglo-saxonne qui supposerait
par exemple des budgets et une politique
commune de défense plus affirmée. Mais le
marché intérieur européen est vital pour les
ventes chinoises. Le maintien de l’euro à un
niveau décent est crucial : car, le yen japonais
n’offrant aucune sécurité à long terme en
raison de l’océan de dette publique, il n’existerait aucune alternative au dollar. Le pétrole,
l’or, le cuivre, et tous ces métaux rares dont
la Chine elle-même regorge ne sont des placements alternatifs que si leur valeur n’est pas
uniquement comptée en dollars. Et, qui plus
est, la crise européenne offre des opportunités d’investissement : actifs dépréciés, chantiers publics et d’infrastructures dans lesquels
la Chine excelle : on la croit encore en Algérie
et ses entreprises construisent déjà des autoroutes polonaises sur fonds communautaires.
Peut-être même existe-t-il aujourd’hui les
bases d’un grand marchandage entre la Chine
et l’Europe. Après tout, l’euro comme le
renminbi sont des monnaies au poids important, mais à la souveraineté limitée. L’euro est
un instrument de règlement des transactions
et d’harmonisation sur le plan européen, mais
ses promoteurs hésitent à promouvoir son
statut de monnaie de réserve : pourtant, pour
lever les fonds d’une relance européenne sur
le marché obligataire, il faut accéder à des
sources extérieures d’épargne. Le renminbi,
lui, croule sous les réserves de change. Mais
les autorités chinoises connaissent très bien
les limites de leur gestion financière, et la
non-convertibilité doublée d’une certaine
LA CHINE À LA QUÊTE DU MONDE
opacité offrent un bouclier protecteur au
grand casino financier parapublic chinois.
Globalement, les gouvernements européens
ont bien mieux que les États-Unis repris le
contrôle de leur dette publique. Mais les
fonds structurels manquent pour parachever
une intégration de l’Europe des 27. Pourquoi
ne seraient-ils pas apportés en partie par des
capitaux chinois, investis sous une forme
privée et ouvrant aussi certains marchés à des
entreprises chinoises compétitives ?
Toute l’ingénieuse subtilité du modèle
chinois est de conduire l’impératif industriel
de ce grand pays, comme l’ont fait les puissances occidentales au XIXe siècle, y compris
par l’accumulation du capital et l’exploitation
de la main-d’œuvre, tout en s’inscrivant dans
le décor et les contraintes du XXIe siècle : par
exemple, poursuivre une croissance de 10 %
l’an sans se heurter à la raréfaction des
sources d’énergie fossile ou de matières
premières de ce siècle ; contrôler la progression des salaires et des conditions de vie des
ouvriers en contact avec le monde des cigales,
par les expatriés ou par le Web, imparfaitement censuré ; se propulser dans le commerce
mondial tout en se faufilant entre les règles
de bonne conduite, monétaires en particulier.
Il n’est pas si simple d’être émergent dans une
économie mondialisée et connectée, même
quand on s’appelle la Chine.
Les Chinois mesurent très bien les
exigences d’un développement durable : non
seulement le respect de l’environnement ou
l’économie de ressources naturelles, mais tout
autant l’équilibre sociopolitique. Ils estiment
nécessaire de faire provisoirement l’impasse
sur les principes fondamentaux des démocraties occidentales développées et promotrices
de la consommation de masse, en sachant
parfaitement que c’est partie remise. D’ailleurs, nous impressionnons la Chine autant
qu’elle nous impressionne. Et ce qui fait l’admiration des Chinois est ce qui nous semble
le plus naturel : le mode de vie que nous déclinons comme la prose de M. Jourdain. Demandez à un Chinois de vous dire ce qu’est un
Français. Voilà les réponses obtenues lors
d’une enquête de Newzy : Si c’était un don, ce
serait la créativité. Et une atmosphère ? La
convivialité. Et un art ? L’art de vivre. Et une
œuvre d’art ? La statue de la Liberté. Il y a
quelque chose de touchant et douloureux
dans cette imagerie, si éloignée de la vision
que nous avons de nous-mêmes. Comme est
éloigné du Chinois le portrait un peu terrifiant que nous peignons de lui.
Si je devais recommander un mode d’emploi de la Chine et des Chinois, pour nos
entreprises comme pour notre gouvernement,
ce serait de les approcher tout simplement,
sans naïveté, mais sans paranoïa, sans flagornerie mais sans agressivité. Ils sont aussi latins
que les Japonais sont germaniques. Ce sont
des commerçants. Leur expression préférée
c’est le win-win, le gagnant-gagnant. Ils
comprennent très bien que vous quitterez le
magasin quand vous deviendrez perdants, ce
qui n’est pas du tout leur objectif. Et si,
progressivement, ce gigantesque marché
potentiel de 1,5 milliard de consommateurs
s’ouvre à nos savoir-faire, nous serions bien
déçus de l’avoir laissé à d’autres parce que
nous aurions été trop méfiants. Nous pourrions, avec cet immense pays, nous inspirer
des Pensées de Pascal. « Le silence éternel de
ces espaces infinis m’effraie », disait-il. Mais il
recommandait aussi son fameux pari, expliquant qu’il n’y avait rien à perdre et beaucoup
à gagner à croire en Dieu. Qu’avons-nous à
perdre à croire en la Chine ? Il est certain que
la Chine deviendra une très grande puissance
dans les prochaines décennies, mais sans
doute moins grande que ne le décrit la simple
prolongation des courbes, sans que les ÉtatsUnis soient engloutis par cette montée en
puissance, ni l’Europe si elle voulait bien
éviter les comportements collectifs suicidaires.
D’ailleurs, l’Europe n’a pas sombré avec
l’émergence des États-Unis depuis un siècle,
bien au contraire.
C’est un pari raisonnable de croire que la
Chine rêve d’un monde équilibré et qu’elle
veut se donner le temps de bâtir ses propres
équilibres internes pour s’ouvrir progressivement au « western way of life », économique et
politique. Les Chinois ne peuvent vouloir la
mort du modèle qu’ils ont besoin d’imiter et
de saturer de leurs produits. S’agissant de la
Chine, nous faisons tous le pari de la croissance. Faisons aussi celui de la croyance !
MICHEL CICUREL
30 juillet 2010
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LA CONFESSION DE MEINECKE (1862-1954)
En 1946 (1), l’historien allemand Meinecke, presque aveugle et nonagénaire, eut la
force de dicter une confession émouvante. Revenant sur ses idées anciennes pour s’accuser de ses erreurs, il cherchait du même coup pourquoi sa patrie avait sombré dans
la folie et marché les yeux clos vers la plus épouvantable catastrophe de son histoire.
Il énumérait les causes funestes, l’excès de population, l’entassement dans les villes,
avec ses plaisirs de masse et sa vie standardisée, le développement oppressif du bienêtre, étouffant toute velléité de réflexion personnelle, la spécialisation tuant l’esprit
critique… Il concluait : « La rationalisation extrême refoule les éléments humanistes
qui, comprimés, explosent en crédulité magique. »
Pierre GAXOTTE, Les Autres et moi, Flammarion, 1975, p. 195-196.
(1) N.d.l.r. : Dans son livre : Friedrich Meinecke, Die deutsche Katastrophe.
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