Samedi 25 novembre – 19 h
Salon de l’œil-de-bœuf
Joseph Bologne de Saint-George
gravure de W. Ward d’après Mather Brown,
Londres, British Library
JOSEPH BOLOGNE DE SAINT-GEORGE (1745-1799)
Quatuor opus XIV n° 1
LUIGI BOCCHERINI (1743-1805)
Quatuor opus XXXIII n° 4
WOLFGANG AMADEUS MOZART (1756-1791)
Grande Sestetto Concertante
d’après la Symphonie Concertante pour violon et alto K. 364
Quatuor Atlantis
Patrick Bismuth, Hélène Houzel, violons
Jacques Maillard, alto
David Simpson, violoncelle
et
Bernard Gaudfroy, alto
Dominique Dujardin, violoncelle
Pendant longtemps, la musique de chambre française appliqua le modèle
de la sonate « avec accompagnement d’instrument », surtout dans les mor-
ceaux intégrant un clavier. Nombre de pièces à deux ou trois parties pou-
vaient ainsi se suffire d’une seule d’entre elles pour être exécutées en
concert. Presque toujours, il s’agissait de sonate pour clavecin ou pianoforte
auquel s’ajoutaient d’autres lignes monodiques ad libitum: flûte, hautbois,
violon… et aussi violoncelle ou basson. Lors de son premier voyage à Paris,
Mozart dédia à Madame Victoire, fille de Louis XV, Six sonates pour le cla-
vecin avec accompagnement de violon. On pressent bien, derrière cette
appellation, le peu d’estime accordé aux instruments ajoutés. Le violon
n’est souvent qu’un luxe ornemental dont le piano peut faire l’économie:
l’instrument à archet double certaines mélodies saillantes ou complète par
endroits l’accompagnement.
Il ne fallut pas attendre le XIXesiècle pour voir remis en cause ce principe
d’écriture. Dès les années 1770, au moment où apparaît la symphonie
concertante, la musique de chambre voit poindre en France les prémices
d’une esthétique nouvelle et revendiquée. Johann Christian Stumpf publie
chez la Chevardière Six quatuors concertants d’un nouveau genre, dont
l’écriture prône avant tout l’aspect discursif de la musique d’ensemble et
cherche à mettre chacun des protagonistes en valeur. Rameau, en fait, fut
l’un des premiers à s’illustrer dans ce type de composition: il édite, en
1741, cinq Pièces de clavecin en concerts exécutables au clavier seul ou
accompagné d’un violon (ou d’une flûte) et d’une viole (ou d’un second
violon). Dans un Avis aux Concertans, Rameau insiste sur l’équilibre sou-
haité entre les parties, même si le clavecin joue le rôle d’instrument princi-
pal 241 : « Il faut non seulement que les trois instruments se confondent entre
eux, mais encore que les concertants s’entendent les uns avec les autres et
que, surtout, le violon et la viole se prêtent au clavecin en distinguant ce qui
n’est qu’accompagnement, de ce qui fait partie du sujet… » 242.
À partir de 1770, les trios, quatuors ou quintettes de musique de chambre
sont volontiers baptisés « concertants » – ou encore « dialogués » (quand ce
n’est pas les deux à la fois 243 !) – et beaucoup renoncent à une virtuosité
excessive pour ne mettre aucun exécutant en péril, distribuant avec équité
les interventions mélodiques. Encore faut-il préciser que chaque instrument
se voit traité selon ses propres possibilités techniques et expressives, et que
le quatuor concertant doit éviter de faire entendre à l’identique un thème,
une gamme ou un arpège aux quatre pupitres successivement. De la sorte,
QUATUORS ET SEXTUORS À CORDES - 25 NOVEMBRE 135
241. « Ces Pièces exécutées sur le Clavecin ne laissent rien à désirer; on n’y soupçonne pas même
qu’elles soient susceptibles d’aucun autre agrément » (Jean-Philippe Rameau, Cinq Pièces de
Clavecin en concerts, préface, Paris, 1741).
242. Ibid.
243. Comme les Trois duos dialogués et concertans pour deux violoncelles de Pierre François
Olivier Aubert (œuvre XII, Paris, Janet [s.d.]).
« les instruments conversent sans répéter les mêmes traits, et cela évite le
désagrément de la comparaison » 244.
Des formations instrumentales connurent une vogue considérable parce
qu’elles correspondaient parfaitement à cette esthétique. Ainsi en fut-il du
quintette à cordes avec deux altos ou deux violoncelles qui favorisait les
échanges entre premier violon et premier alto ou violoncelle. Cambini et
Boccherini, Onslow plus tard, dotèrent ce répertoire d’un nombre
conséquent d’œuvres: pour le premier, cent quatorze quintettes avec deux
violoncelles, pour le second cent treize, auxquels il faut ajouter les vingt-
quatre quintettes avec deux altos. Onslow, enfin, laisse trente-six quintettes
exécutables avec, au choix, deux altos ou deux violoncelles. Toutefois la
formation favorite à la fin de l’Ancien Régime reste le quatuor à cordes,
illustré par Gossec, Baudron, Bréval, Cambini, Chartrain, Davaux,
Boccherini, Saint-George, Vachon, Dalayrac… pour ne citer que les plus
prolifiques. Leurs œuvres se distinguent du quatuor haydnien, fondé sur un
intense travail thématique, par sa texture dialoguée, son style de soliste
(conféré alternativement à chaque instrument, sans véritable contrepoint) et
sa structure en deux mouvements (parfois en trois). La quantité imposante
de ces livraisons – chacune comprenant de trois à six compositions – s’ex-
plique par l’écriture concertante elle-même: il s’agit d’œuvres faciles à
aborder, que l’on exécute pour son plaisir en cercle restreint. Elles ne
requièrent pas un travail laborieux de déchiffrage, favorisent une lecture
aisée, et permettent de passer rapidement d’une pièce à l’autre. En ce sens,
il est essentiel de noter la différence de sens que revêt l’adjectif « concer-
tant » appliqué au quatuor et à la symphonie: dans le premier cas, il est
synonyme de « conversation » sans présager forcément de difficultés tech-
niques saillantes, alors que dans le second cas, il suppose une virtuosité sans
faille des exécutants.
Dans le cadre de la musique de chambre, l’écriture dialoguée va à l’en-
contre du style « brillant », pensé, lui, à destination du concert public, quand
bien même ce dernier n’a pas encore pour ce répertoire l’envergure dont
Baillot le gratifiera après 1814 245. Parallèlement au développement de
l’écriture concertante dans la symphonie du même nom, la musique de
chambre connut l’influence grandissante de la virtuosité instrumentale.
MOZART - 1778, LE VOYAGE À PARIS136
244. Correspondance des Amateurs Musiciens, 4 mars 1804: « Annonces analitiques [sic]: Trois
duos concertans, dialogués pour deux violons, dédiés à Kreutzer […] composés par Fauvel
l’aîné […]. »
245. On sait toutefois que des concerts de musique de chambre à grande audience avaient lieu dans
les dépendances de la Cour dès les premières heures de l’Empire. Dans ses Mémoires, Mlle
Avrillion raconte : « Là [au cours des concerts de musique de chambre que se faisait donner
Joséphine à la Malmaison], luttaient de talent sur leurs divers instruments, Duport avec sa
basse, Naderman sur sa harpe, Tulou avec sa flûte, Duvernoy avec son cor; Baillot y faisait par-
ler l’âme de son violon, et Paër, au piano, accompagnait les chanteurs; on exécutait des qua-
tuors, des quintetti, puis l’on chantait. Ces concerts avaient lieu dans la petite galerie et nous
Mais – et cela n’est pas sans créer une certaine confusion – ce n’est donc
pas dans le cadre des pièces sous-titrées « concertantes » que cette virtuosi-
té s’épancha, mais dans celui des œuvres « brillantes ». Le phénomène se
traduisit par l’emprise de certains instruments qui voulurent exceller seuls,
et reléguèrent dans l’ombre les parties considérées comme accompagna-
trices. Le violon passa maître dans cet art, et tout, jusqu’à la disposition
visuelle des exécutants, en marqua la domination dans le quatuor brillant:
Baillot n’hésitera pas à jouer debout alors que le second violon, l’alto et le
violoncelle resteront assis… De nombreuses pièces, parues durant la
période révolutionnaire, revendiquèrent ouvertement cette esthétique. Ainsi
les très originales Variations pour violon solo, avec accompagnement
d’alto éditées par Nebauer chez Duhan en 1803 246.
L’ascendant du style brillant sur le style concertant se fit très vite sentir,
bien qu’on tentât parfois de mêler les deux écritures. Loin d’être irréali-
sable, cela nécessitait la présence d’instrumentistes tous virtuoses et donnait
à l’exécution le caractère d’un concert exceptionnel. Une dimension à
laquelle la musique de chambre ne prétendait pas encore. Alexis de Garaudé
s’essaya entre autre à la composition de Six duos concertants et d’une exé-
cution brillante pour deux violons 247, mais à une époque déjà avancée,
l’édition paraissant après 1820. Beaucoup d’œuvres faisaient plutôt le choix
d’un style et tentaient de s’y tenir, de plus en plus au détriment de l’écriture
concertante. Dès 1804, la Correspondance des Amateurs Musiciens doit
admettre que « le quatuor concertant ne jouit plus aujourd’hui que d’un
reste de faveur; il est abandonné au bon vieux goût d’un petit nombre
d’amateurs, qui demeurent avec l’antique persuasion que la musique de ce
genre, si aimable dans la chambre, exige une entente parfaite de la part des
exécutans, qu’il faut pour la bien dire, l’avoir dite plusieurs fois ensemble,
et se faire un sacrifice mutuel de toutes prétentions, qui ne tendraient qu’à
faire briller l’exécution au lieu de l’ouvrage. Pendant que les amateurs de
cette classe restent seuls fidèles au genre de composition dont nous par-
lions, il s’en est formé d’autres qui, dédaignant cette espèce d’égalité néces-
saire dans le jeu du quatuor concertant, ambitieux de briller seuls, et à
moins de frais sans doute, ont amené la mode d’arriver avec un quatuor dont
le premier violon tient de la sonate ou du concerto. Les autres parties n’étant
que de simples accompagnements, les premiers venus peuvent à peu près
les remplir; et, bien ou mal accompagné, le champion scie la corde, abat des
QUATUORS ET SEXTUORS À CORDES - 25 NOVEMBRE 137
nous rendions dans la grande, qui lui est contiguë, pour jouir de ces délicieuses harmonies.
L’Impératrice me demandait toujours si j’avais assisté au concert et si j’avais bien entendu la
musique; certes, je n’avais garde d’y manquer. » (Marie-Jeanne Avrillion, Mémoires de
Mademoiselle Avrillion, Première femme de chambre de l’impératrice, sur la vie privée de
Joséphine, sa famille, sa cour, Paris, Mercure de France, 1969, p. 196).
246. Voir l’annonce publicitaire dans le Courrier des Spectacles du 2 octobre 1803.
247. Alexis de Garaudé, Six duos concertans et d’une exécution brillante pour deux violons, œuvre
28e, 2eet 3elivres de duos, Paris, l’Auteur, ca 1825.
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