Un construit économique ? Produits de consommation et

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Sociologie du travail 57 (2015) 230–249
Un construit économique ? Produits de consommation
et différentiation de genre. Le cas des gels douche
An Economic Construct? Consumer Products and Gender Differentiation.
The Case of Shower Gels
Isabelle Jonveaux
Universität Graz, Heinrichstrasse 78/b, 8010 Graz, Autriche
Disponible sur Internet le 15 avril 2015
Résumé
Alors que la construction sociale des différences sexuelles entre hommes et femmes est remise en question
dans la société, le champ économique accentue cette distinction en proposant toujours plus de produits différenciés selon l’identité sexuelle du groupe de consommateurs ciblé. Cette différenciation selon le genre est
particulièrement sensible dans le cas de produits qui demeurent identiques dans leur principe actif mais dont
seuls des aspects extérieurs, comme l’odeur ou surtout l’emballage, varient — dont le gel douche constitue
un cas d’école. Une enquête menée auprès de quarante personnes a permis de mettre en évidence des acquis
sociaux dans les codes marketing de distinction de genre sur le marché du gel douche, comme les odeurs
et les couleurs qui seraient associées à chaque sexe, mais aussi un écart entre les goûts réellement exprimés
et les cibles du marketing. Cette différenciation des produits sur le marché crée pour les consommateurs
une contrainte de genre, à laquelle ils pourront se soumettre, la considérant comme un renforcement de leur
identité sexuelle, ou résister, n’y voyant qu’une ruse marketing pour des produits au fond identiques. Cet
article vise donc à explorer la façon dont se construit, sur un marché, la différenciation des produits selon le
sexe des consommateurs visés, et la réception de cette segmentation par les consommateurs eux-mêmes.
© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Économie ; Genre ; Consommation ; Gel douche ; Différenciation ; Emballage
Abstract
At a time when the social construction of sexual differences between men and women is under challenge
in society, in the economic sphere this distinction is being reinforced, with ever more products differentiated
in terms of the sexual identity of the target consumer group. This gender differentiation is particularly
Adresse e-mail : [email protected]
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.03.006
0038-0296/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
I. Jonveaux / Sociologie du travail 57 (2015) 230–249
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significant in the case of products that are identical in their active ingredient and vary only in their external
aspects, such as smell or packaging, shower gels being a textbook case. A survey conducted with forty people
highlighted social factors in the marketing codes of gender distinction on the shower gel market, such as the
smells and colours to be associated with each sex, but also a gap between the tastes actually expressed and
the marketing targets. For consumers, this product differentiation creates a gender constraint, which they
can either accept, seeing it as a reinforcement of their sexual identity, or resist as simply a marketing ruse for
products that are ultimately the same. This article therefore seeks to explore the way in which differentiation
on the basis of the sex of consumers is constructed on a market, and how this market segmentation is received
by the consumers themselves.
© 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Keywords: Economics; Gender; Consumption; Shower Gel; Differentiation; Packaging
En décembre 2012, la ministre française des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem,
annonçait vouloir lutter contre les stéréotypes de genre dès l’école maternelle, notamment en
dépassant les associations classiques d’activités ou d’attributs à chacun des sexes, par exemple
le rose pour les filles et le bleu pour les garçons. Les pouvoirs publics de ce début du xxie siècle
s’engagent dans une redéfinition des caractéristiques sociales associées à chaque sexe. Mais ce
mouvement est loin d’être uniforme et, dans les kiosques, se côtoient des livres sur la crise de
la masculinité et de nouveaux magazines féminins (Löwy, 2006, p. 35). Pendant ce temps, sur le
marché, les distinctions selon le sexe semblent trouver un terrain particulièrement favorable qui
encourage leur expansion.
Certains produits, comme certains sous-vêtements, portent en eux cette distinction dans leur
incapacité à correspondre à des besoins de l’autre sexe. D’autres en revanche, comme le gel
douche, sont porteurs d’une distinction de genre dont le fondement et la nécessité font question.
S’agit-il alors d’un construit économique reposant uniquement sur des mécanismes de marché,
sans répondre à un besoin initial des consommateurs, ou peut-on réellement justifier de besoins
différenciés selon l’identité sexuelle — et, si tel est le cas, sur quels éléments ces besoins portentils ? En la matière, le gel douche est un excellent exemple de produit qui a récemment fait
l’objet d’une différenciation par le genre alors qu’a priori son contenu et ses usages ne laissent
pas supposer de besoins différents selon le sexe des utilisateurs. C’est pour cette raison qu’il
constituera ici l’exemple principal à partir duquel on va étudier la construction sur le marché de
la différenciation de genre et les éventuels besoins auxquels ce processus peut répondre chez les
consommateurs.
Après avoir exposé rapidement le rôle du processus de différenciation sur le marché ainsi que
les différents types de distinction des produits par le sexe des consommateurs ciblés, on s’arrêtera
sur le cas du gel douche pour étudier la manière dont se construit la différenciation de genre.
Une enquête menée en Autriche auprès de 40 personnes, ainsi qu’un questionnaire diffusé auprès
de 35 autres personnes, viendront compléter cette approche en abordant la perception de cette
différenciation par les consommateurs potentiels1 . Enfin, on passera du produit à son emballage
pour montrer que c’est essentiellement sur celui-ci que repose cette différenciation, et ce que cela
induit.
1 Cette recherche a été réalisée à l’université de Graz en Autriche et financée par le Fonds Autrichien de la Recherche
(FWF), n◦ V304-G15. L’Encadré 1 présente le protocole d’enquête et la méthodologie de l’étude.
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1. La différenciation de genre dans les dynamiques de marché
1.1. La différenciation au cœur de l’économie de marché
La stratégie de différenciation est un principe classique en économie pour s’assurer une place
sur un marché déjà existant ou en ouvrir un nouveau. Elle opère parallèlement à une autre stratégie, dite de l’identification, qui vise elle aussi à ménager une place sur le marché pour un nouveau
produit en l’inscrivant dans une lignée ou dans une gamme comme gage de qualité. Ainsi j’avais
montré, dans un précédent article, comment des entreprises laïques en Belgique cherchent à identifier leur bière à celle des moines pour leur garantir la réputation de qualité accordée aux bières
monastiques (Jonveaux, 2011a). Alors que ces entreprises chargent leurs produits de signifiants
religieux, les brasseries trappistes, qui appartiennent réellement aux moines, tentent à leur tour
de se différencier sur le marché en renonçant à ces signes sur leurs emballages. Les labels interviennent alors pour renforcer l’identification à un même groupe de produits (une même origine)
et se différencier des autres. Poussé à l’extrême, ce processus de différenciation peut viser la
« singularité », qui aboutit à ce que Lucien Karpik nomme « l’économie des différences », terme
désignant « toutes les formes de marché dont les objets d’échange sont des singularités, c’est-àdire des biens et des services partiellement incommensurables » (Karpik, 2000, p. 370). L’on tend
alors à faire du produit un objet unique. L’artisanat et l’art se prêtent particulièrement bien à ce
type de singularisation.
Processus de différenciation et d’identification sont donc deux dynamiques intrinsèques au
marché, comme l’a montré Edward Chamberlin.
« Cet ajustement, Chamberlin le souligne, est fondé sur un double mouvement. Mouvement
qui conduit à singulariser un bien (de manière à ce qu’il se distingue des autres biens et
vienne satisfaire une demande que les autres biens ne peuvent satisfaire). Mouvement qui
conduit à rendre comparable ce bien à d’autres biens existants, de manière à construire des
marchés nouveaux par élargissement et renouvellement des marchés existants » (Callon
et al., 2000, pp. 220-221).
Le marché est donc constitué de deux dynamiques a priori contraires, mais complémentaires.
La différenciation s’effectue selon « certaines caractéristiques du produit lui-même, telles que
des particularités garanties par des brevets exclusifs, des marques de fabrique, des emballages ou
récipients spéciaux, ou une originalité de qualité, de modèle, de couleur ou de style » (Chamberlin,
1953, p. 61). Et lorsque les conditions d’identification et de différenciation sont réunies, qui
permettent autant à un produit de se trouver en concurrence avec d’autres que de s’en distinguer
et donc de créer un micro-monopole, on entre dans ce qu’E. Chamberlin nomme une situation de
« concurrence monopolistique », qui est celle que visent les offreurs.
1.2. Typologie des différenciations de genre et ouverture de marchés différenciés
Pour ouvrir de nouveaux marchés dans le cadre d’un même groupe de produits, divers types de
différenciation sont possibles. Celle qui retient ici notre attention repose sur une distinction selon
le sexe des personnes auxquelles le produit prétend s’adresser. Pour la construire, les producteurs
partent de la considération d’une utilité différente du produit en fonction du sexe du consommateur, qui crée potentiellement deux sous-marchés correspondant aux deux sous-ensembles de
consommateurs, le premier constitué par les femmes, l’autre par les hommes. Une distinction
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Encadré 1 : le protocole d’enquête
L’enquête s’est composée de trois parties réalisées en deux étapes. Des tests de
reconnaissance olfactive en aveugle (sans l’emballage d’origine) ont d’abord
été réalisés sur un échantillon de 40 personnes — 20 hommes et 20 femmes,
âgés de 18 à 66 ans, pour une moyenne d’âge de 35 ans — entre le 11 décembre
2012 et le 3 février 2014. Ce test présentait 10 gels douche et se composait de
deux questions. Pour la première, les enquêtés devaient uniquement dire si le
produit leur plaisait a priori. Pour la deuxième phase, l’ordre des échantillons
était changé et présenté aux participants qui, les yeux fermés (pour ne pas
voir la couleur du produit), devaient alors déterminer s’il s’agissait pour eux
d’un produit à destination des femmes, des hommes ou des deux sexes indifféremment (neutre). Les enquêtés n’étaient souvent pas en mesure de faire
le lien entre la première et la deuxième questions et d’associer leur réponse
à la première question avec le produit qui se présentait alors à eux. Ce test
était suivi d’un court entretien semi-directif, posant différentes questions pour
savoir si l’enquêté achète lui-même un gel douche correspondant à son sexe,
pourquoi, s’il pourrait acheter/utiliser un gel douche destiné à l’autre sexe,
etc. Le test s’est déroulé principalement à l’Université de Graz (Autriche), en
portant une attention à l’équilibre de sexe et d’âge dans l’échantillon. Les participants étaient essentiellement des étudiants, employés et professeurs de
la faculté ou des extérieurs amenés par les enquêtés (il leur était demandé à
l’issue du test d’envoyer si possible d’autres personnes).
Une enquête complémentaire par questionnaire, reprenant les questions
posées en entretien lors de la première enquête, a été réalisée en mai
2014 auprès de 35 personnes de 17 à 46 ans. Le questionnaire était composé de
sept questions. Les réponses n’ont pas permis de mettre en évidence des différences significatives selon la catégorie socio-professionnelle, ni selon l’origine
géographique. Les deux étapes de l’enquête ont inclus des Français et des
Autrichiens.
interne peut encore être apportée selon l’orientation sexuelle de chacun de ces sous-groupes, qui
est alors érigée en déterminant marketing, par exemple pour les hommes homosexuels (Wieser,
2001). Le type de différenciation sexuelle auquel nous nous intéressons ici est un cas très précis, et c’est pourquoi il nous faut tout d’abord proposer une typologie des degrés possibles de
segmentation des marchés selon l’identité sexuelle des groupes cibles.
Le premier type est celui qui repose sur une différence physiologique des sexes et répond à
un besoin différent d’ordre biologique ou morphologique. Par exemple, les soutiens-gorge ou
certains produits d’hygiène féminine ne peuvent que difficilement répondre à un besoin masculin.
Ils reposent sur une utilité intrinsèquement liée à l’identité sexuelle considérée d’un point de
vue physiologique. En cela, ils ne découlent pas d’un processus de différenciation économique,
puisque le produit lui-même est d’emblée différent, associé aux besoins particuliers d’un groupe
sexué de consommateurs. Il s’agit donc de marchés différents. Nous les appellerons des produits
physiologiquement sexués.
Le second niveau de différenciation est celui fondé sur un besoin socialement construit de
manière différente selon le sexe, autrement dit sur des besoins de genre. Il s’agit alors du genre
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comme construit social et non plus uniquement du sexe biologique. Les vêtements en sont
un excellent exemple. Ils croisent un aspect morphologique dans leur coupe, plus ou moins
adaptée aux formes féminines ou masculines, et un besoin de genre socialement construit.
« Le fait d’avoir des testicules et de la barbe ou des seins et des ovaires ne saurait en rien
fournir l’explication de ce que certains humains portent des cravates et d’autres des jupes »
(Guionnet et Neveu, 2005, p. 5). Sur les marchés textiles européens, la jupe est en effet un article
essentiellement offert en vue d’une demande féminine. La différenciation ne découle pas d’un
processus économique mais de besoins socialement construits ex ante (avant l’expression du
besoin) qui entraînent d’emblée des marchés différenciés. Nous les appellerons des produits
genrés.
Enfin, le troisième niveau, qui est une bifurcation du deuxième type, est celui des produits qui
portent une différenciation de genre pour des contenus qui restent globalement identiques et qui
ne semblent pas à première vue correspondre à des besoins différents. Dans ce cas, la construction sociale de la différenciation ne préexiste pas au produit : elle s’élabore progressivement, à
partir de produits génériques déjà existants. C’est ce troisième niveau que l’on va étudier ici pour
comprendre les ressorts de cette distinction de genre. Nous les appellerons produits économiquement genrés et tâcherons de vérifier à travers des exemples concrets en quoi cette différenciation
peut effectivement reposer sur un construit économique.
Les distinctions de genre sont donc portées à différents niveaux sur le marché, selon qu’elles
reposent sur des caractéristiques biologiques ou sociales, qu’elles apparaissent dans un second
temps ou préexistent au produit. Dans le cas des produits économiquement genrés, la question
est aussi de savoir si la différenciation de genre repose sur des besoins socialement exprimés ou si le marché construit le besoin du consommateur potentiel. Claude Fischler et Estelle
Masson ont mis en lumière un rapport sexué différencié à l’alimentation (Fischler et Masson,
2008, p. 81). Stéphane Ravache (2003) est arrivé aux mêmes conclusions, identifiant en milieu
rural des produits plutôt masculins — comme la viande rouge — ou plutôt féminins — comme
la viande blanche. Si les besoins exprimés s’avéraient effectivement différents, cela signifierait que la différenciation par le genre vient répondre à un besoin des consommateurs sans
devoir le construire d’un point de vue économique. Depuis les travaux fondateurs de Pierre
Bourdieu (1979) sur le jugement esthétique social, les sciences sociales s’attachent à analyser les
déterminants sociaux du goût qui ouvrent sur des besoins exprimés de manière différente sur le
marché.
La différenciation de genre selon le troisième niveau est un moyen supplémentaire d’ouvrir de
nouveaux marchés en les segmentant, qui s’ajoute à d’autres types de différenciation classiques
déjà éprouvés. Franck Cochoy explique ainsi que :
« Pour diversifier leurs productions et pour trouver de nouveaux créneaux, les entreprises
eurent l’idée de “segmenter” leur marché en fonction des caractéristiques sociographiques
des populations, c’est-à-dire d’inventer une pluralité de clients dans la texture jadis homogène du marché : par exemple, le producteur de café Arbuckle Brothers s’appuya sur le
constat accidentel d’une différence de goût entre les clientèles riche et pauvre pour proposer
deux marchés différents » (Cochoy, 2002, p. 359).
Le principe est le même pour la segmentation de genre qui s’appuie sur la construction de
différences de goût entre hommes et femmes. L’idée d’un goût différent pour le café selon l’identité
sexuelle est actuellement reprise par la marque Affrocoffee qui propose en 2013, dans une publicité
pour des cafés froids à emporter, un type « Sweet for the ladies » et un autre, « Strong for the men ».
Ces caractérisations reprennent les distinctions de genre des femmes douces et des hommes forts
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observées par les anthropologues dans les sociétés traditionnelles ou par Pierre Bourdieu dans
la société traditionnelle kabyle (Bourdieu, 1990). Convaincre les clients, hommes et femmes, de
différences de goûts ou de besoins existant entre les sexes permet de dédoubler les produits et de
gagner potentiellement de nouvelles parts de marché par rapport aux marques concurrentes grâce
à une offre visant à répondre le mieux possible aux besoins des consommateurs.
L’application de cette distinction de genre aux produits d’hygiène est assez récente et coïncide
avec l’entrée de l’hygiène dans le champ de la cosmétique — j’entends par là l’évolution de
l’attention à la propreté vers le champ du soin, du plaisir, du bien-être (Vigarello, 1985). Il ne
s’agit plus seulement d’efficacité, mais de réponse à des besoins secondaires. Le savon, produit
phare de l’hygiène jusque dans les années 1990, ne présente pas spécifiquement de différenciation
de genre. Des marques telles que Monsavon, Mont-Saint-Michel, Le Chat ou Cadum n’avaient
pas de marketing de genre différencié. Ce tournant correspond à l’avènement de la cosmétique
pour hommes dont la croissance du marché en France passe de 30 % en 2001 à 50 % en 2002
(Dano et al., 2003). Plus spécifiquement, le secteur des gels douche pour hommes progresse de
5,5 % de 2011 à 20122 .
La différenciation de genre pour les produits d’hygiène s’inscrit dans la suite d’autres
types de distinction déjà existants : selon l’âge, avec des produits pour bébé, enfants ou
jeunes (marques Cadum ou Mixa), selon le type de peau (peaux sensibles, sèches, etc.), selon
l’impact sur l’environnement (produits écologiques, naturels), mais aussi selon le contexte
d’utilisation (détente, sport, revivifiant, etc.). Plus récemment, apparaissent dans le champ de
l’hygiène des produits répondant à des normes religieuses, avec notamment des dentifrices présentés comme halal. Ces niveaux de différenciation peuvent aussi se combiner successivement
selon la logique des arbres de probabilités, avec par exemple des gels douche pour hommes à
peau noire ou métisse (marque Diouda).
1.3. Du mythe des androgynes au marché
La différenciation économique de genre concerne actuellement plusieurs types d’articles parmi
lesquels nous relevons des produits d’hygiène (shampoing, gel douche, crèmes de soin, etc.),
des produits alimentaires (café, yaourts3 ), mais aussi d’autres objets de consommation comme
l’atteste, à l’automne 2013, le lancement par le fabricant d’électroménager Philips d’un fer à
repasser pour hommes qui « arbore une ligne racée et virile »4 . Inversement, ce même fabricant a,
depuis les années 1940, élaboré des rasoirs électriques pour femmes de plus en plus spécifiques
par rapport au modèle masculin (van Oost, 2003). La différenciation se fonde sur l’idée d’une
utilisation différente de l’objet, mais aussi sur l’affirmation que « les femmes n’apprécient pas
l’association avec la technologie » (van Oost, 2003, p. 202). Le rapport aux objets techniques
serait en effet lui aussi genré (Chabaud-Rychter et Gardey, 2002). Récemment, une enquête a
aussi mis en lumière le prix plus élevé d’un certain nombre de produits destinés aux femmes par
rapport à ceux destinés aux hommes, surtout dans le domaine de l’hygiène et de la cosmétique.
Par exemple, dix rasoirs jetables pour hommes coûtent 1,72 D tandis que le modèle quasiment
2
http://www.lsa-conso.fr/les-gels-douche-aux-petits-soins,127995 [page consultée le 23/02/2015].
Danone a lancé en 2010 un yaourt riche en calcium et en vitamine D pour femmes ménopausées.
4 http://www.newscenter.philips.com/fr fr/standard/about/news/press/lifestyle/20100603 ferhomme.wpd#.
Uo8rWPPkT5o [page consultée le 22/11/2013].
3
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identique pour femmes coûte 1,80 D pour cinq rasoirs5 . Le but de ces différenciations serait
— hormis l’élargissement du marché — de proposer des produits mieux adaptés aux caractéristiques particulières des consommateurs, et donc d’affiner la réponse à la demande selon des
identités propres. Que chaque consommateur fasse un usage différent du produit chez lui ne suffit
pas ; il faut encore que le produit soit adapté à cet usage a priori différent.
Toute segmentation sur le marché s’opère à partir d’un référentiel qui serait en quelque sorte le
produit pur, originel, un générique à partir duquel on peut dériver selon d’autres caractéristiques
plus spécifiques. Aurait-on à l’origine un produit unisexe que l’on pourrait diviser en produits
féminins et masculins tout comme les androgynes du Banquet de Platon ? Dans la plupart des
cas, le yaourt par exemple, la différenciation de genre s’effectue à partir d’un référentiel présenté
comme neutre. Mais ce dernier se révèle avoir une connotation masculine si le produit né de la segmentation est destiné aux femmes sans pendant masculin. Le cas de la tentative d’ouvrir un marché
d’ordinateurs mieux adaptés aux femmes suggère que l’ordinateur initial, antérieur à la segmentation, présentait des caractéristiques perçues comme masculines. Toutefois, la faible répercussion
de cette tentative montre que les produits déjà existants sont suffisamment neutres pour pouvoir
s’appliquer à tous les consommateurs, sans distinction de sexe. La segmentation repose parfois
sur une catégorisation de genre a posteriori, comme le montre l’expérience du surligneur Stabilo
pour femmes début 2014. Pour justifier la féminisation du produit en proposant pour ce feutre
« une silhouette élancée et fluide, des courbes adoucies, un toucher velours, une palette fluo »,
l’agence de presse de l’entreprise explique que Stabilo Boss était « un surligneur d’hommes dans
un monde d’hommes »6 . Le nouveau surligneur se justifie donc par la catégorisation a posteriori
de l’ancien modèle comme masculin — mais cela ne semble pas avoir réellement fonctionné, par
ailleurs cette annonce a déclenché les foudres des associations de consommateurs7 .
2. Construire la différenciation de genre : l’exemple du gel douche
La différenciation des produits pour la segmentation des marchés est donc un mécanisme
classique en vue de leur élargissement ; mais répond-elle à des besoins réellement exprimés ou
ressentis par les consommateurs, ou uniquement à des exigences économiques qui se chargent de
faire naître le besoin ?
2.1. La ramification du marché du gel douche
Le cas du gel douche est particulièrement éclairant pour étudier la construction de la différenciation de genre et discerner si elle correspond à des besoins exprimés par les consommateurs
alors que les produits sont a priori identiques. En France, l’évolution du marché du gel douche est
portée par une importante dynamique liée à la différenciation de genre. Le secteur des produits
destinés aux hommes a connu une hausse de 3 points de 2011 à 2012, atteignant 13,4 % des parts
de marché en valeur monétaire, tandis que les produits recensés dans la catégorie « femme, beauté,
5 « Ces produits du quotidien que les femmes paient plus cher », http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20141103.
OBS3905/ces-produits-du-quotidien-que-les-femmes-paient-plus-cher.html [page consultée le 04/11/2014].
6 http://www.lexpress.fr/actualite/societe/le-surligneur-pour-femmes-de-stabilo-qui-fait-tache 1499115.html [page consultée le 11/03/2014].
7 http://www.huffingtonpost.fr/2014/03/11/stabilo-surligneur-femmes-sexisme n 4942716.html [page consultée le
10/03/2015].
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plaisir » diminuaient de 7,8 points et ne représentaient plus que 7,1 % des parts du marché8 . Par
ailleurs, le secteur dermatologique, en plein essor, a augmenté de 12,7 points (il représente désormais 20,4 % de parts de marché en valeur), quand le secteur des produits dits naturels, qui pèse
23,3 %, perd 1,6 points. Pour ce qui est de la différenciation de genre, ces chiffres ne sont toutefois
pas très précis.
Plus que d’une segmentation, il s’agit ici d’une ramification du marché à partir de caractéristiques référentielles. Au premier abord, le marché ne propose pas de produits d’un côté féminins
et de l’autre masculins, car seuls les gels douche pour hommes sont signalés explicitement comme
étant pour hommes, « for men » — la mention étant pratiquement toujours en anglais. Cela signifie
que le marché se ramifie à partir d’un produit de référence qui est le gel douche pour femmes,
pour lequel il n’est pas besoin de signaler la caractérisation de genre supposée aller de soi. Il
faut cependant citer quelques exceptions comme le gel douche Adidas, originellement marque
de sport, qui met en exergue les caractéristiques féminines de ses produits pour femmes, sans
doute parce que les produits pour hommes les ont précédés. Inversement, la marque Axe s’est
construite dès son origine comme marque uniquement pour hommes, se différenciant donc non
plus au niveau de la gamme, mais au niveau de la marque elle-même. Mais de manière générale, la
référence de départ est ici à connotation féminine puisque la différenciation se fait par l’apparition
de produits dits « pour hommes ».
La distinction de genre des gels douche prend place dans un contexte plus vaste d’évolution
des caractéristiques primaires du produit. À l’origine simple article d’hygiène quotidienne, il
devient bien plus, en réponse aux évolutions de la propreté hygiénique vers la propreté source de
plaisir. De même, « la salle de bains, naguère austère, uniquement lieu d’hygiène, commence à
devenir lieu de détente et de plaisir accueillant des équipements sensualistes (douche multi-jets,
baignoire à remous), des accessoires esthétiques et un lot de produits cosmétiques » (Lipovetsky,
2006, p. 203). Quand le plaisir entre en jeu, l’efficacité du produit contre la saleté ne demeure
plus le seul déterminant de ce choix au moment de l’achat, mais une multitude d’autres paramètres apparaissent, comme l’odeur — et ce qu’elle implique comme effet sur « l’expérience
de douche » —, l’esthétique de l’emballage ou la caractérisation du moment lui-même comme
plaisir, détente ou revitalisation. En effet, « le consommateur ne consomme pas les produits mais
consomme, au contraire, le sens de ces produits, leur image. Que l’objet remplisse certaines fonctions est tenu pour acquis par le consommateur : c’est l’image qui fait la différence » (Cova et
Cova, 2004, p. 201). Il ne s’agit plus seulement de redevenir propre, mais de faire une expérience
multi-sensorielle agissant sur le corps et l’esprit, comme le suggère la publicité Palmolive vantant une « douche de bien-être pour le corps et l’esprit », avec l’image d’une femme en position
de méditation orientale. « C’est donc bien la notion d’expérience, agrémentée de son adjectif
émotionnel, qui est au cœur de l’hyperconsommation » (Cova et Cova, 2004, p. 199).
Le domaine de l’hygiène est soumis à des évolutions majeures rendues possibles par une
précédente perte des normes moralisatrices. Un indicateur de ces mutations se trouve dans le
monde monastique lui-même. Alors que l’hygiène a une histoire compliquée dans le monde
religieux, du fait de la méfiance envers la volupté contre-ascétique qui pourrait ressortir de soins
personnels et intimes trop poussés, les moniales catholiques produisent aujourd’hui des articles
d’hygiène et de cosmétique, y compris des gels douche, vantant dans leurs catalogues des moments
« de bien-être et de douceur », voire de « plaisir » (Jonveaux, 2011b).
8 Source : Symphony IRI ; origine : fabricants. Les parts de marché sont exprimées ici en valeur, ce qui désigne le poids
d’un produit sur le marché exprimé en valeur monétaire et non en quantité.
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La fonction première du produit est donc quasiment occultée derrière ses fonctions secondaires :
qui se pose aujourd’hui la question de savoir si tel gel douche lave bien, ou mieux que tel autre ?
On peut ainsi distinguer des produits à fonction primaire, comme la lessive, dont la fonction de
détergent est mise en avant, de produits à fonction secondaire, dont le but premier est mis en
retrait par rapport aux autres qualités qu’ils possèdent et qui peuvent créer une différence sur le
marché. Dans ce cas, « on ne vend plus un produit, mais une vision, un “concept”, un style de
vie associé à la marque » (Lipovetsky, 2006, p. 43). La comparaison de deux publicités, l’une
pour la lessive et l’autre pour le gel douche, confirme parfaitement cette approche. Une publicité
autrichienne d’Ariel, par exemple, se contente de ces quelques mots visant uniquement l’efficacité
pour la propreté, « Ausgezeichnete Fleckenentfernungskraft bei 30◦ » (action parfaite contre les
taches à 30◦ ), tandis que la publicité de Palmolive précédemment citée ne parle en aucun cas
d’hygiène ni de combat contre la saleté. La communication autour du dentifrice, que ce soit sur
l’emballage ou dans la publicité, demeure quant à elle centrée sur l’efficacité primaire du produit,
ce qui expliquerait que la distinction de genre ne l’ait pas encore atteint.
Le gel douche nous conduit à la situation de choix étudiée par Kelvin Lancaster (1975) entre
la voiture Chevrolet rouge et la Chevrolet grise. Comme le souligne F. Cochoy, les produits sont
différents par les utilités individuelles qu’ils procurent. Pour un amateur de rouge, la voiture rouge,
« toutes choses égales par ailleurs », a une utilité supérieure à la voiture grise même si, d’un point
de vue extérieur ou selon l’économie classique, il peut faire exactement la même chose avec les
deux voitures.
« Avec Lancaster, l’économie affronte pour la première fois le problème des “mêmes différents”, de l’éclatement d’un produit donné en unités distinctes les unes des autres. [...] On
découvre désormais les “qualités qualitatives” du produit hétérogène cher à Lancaster — de
ce produit que l’on peut désormais définir comme une combinaison particulière de caractéristiques multiples, non commensurables entre elles, sinon par le truchement de l’utilité
individuelle qu’elles procurent » (Cochoy, 2002, p. 184).
L’utilité du gel douche ne se résume pas à son efficacité contre la saleté : il possède une multitude
d’autres caractéristiques susceptibles d’être déclinées à l’infini sur le marché pour créer des
produits toujours différents malgré un principe actif semblable. Sa grille ample de caractéristiques
est censée correspondre à des utilités individuelles, c’est-à-dire aux traits personnels de chaque
consommateur. La présentation de la nouvelle gamme de gels douche Adidas pour femmes va
jusqu’à la nécessité d’un gel douche adapté à l’humeur et aux besoins de chaque jour : « Cinq
gels douche, un pour chaque humeur et chaque jour ». Un seul gel douche dans sa salle de bain ne
suffit plus tant ses caractéristiques sont finement adaptées aux besoins personnels et changeants
du consommateur. Le site internet de Palmolive va encore plus loin et propose un test pour se voir
conseiller le gel douche qui corresponde le mieux à ses besoins et à sa personnalité. Après avoir
choisi parmi plusieurs possibilités son « ambiance », puis sa « sensation » et enfin son « ingrédient
naturel », le visiteur du site est orienté vers le gel douche qui lui correspond le mieux. En effet,
« aujourd’hui on consomme surtout pour exister (identité) et non plus pour vivre (besoins) » (Cova
et Cova, 2004, p. 201). Et c’est dans cette grille déjà ample que vient s’insérer la distinction de
genre que nous allons maintenant étudier.
2.2. Un construit économique ?
Du test effectué auprès de quarante personnes, il ressort tout d’abord qu’en aveugle, les goûts
exprimés pour les produits ne correspondent pas nécessairement au groupe cible du marketing,
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même si l’on note des différences entre les goûts exprimés par les femmes et ceux exprimés par les
hommes. Parmi les cinq gels douche arrivés en tête du classement de préférence, trois se retrouvent
autant dans le groupe des hommes que dans celui des femmes. De plus, l’écart des préférences entre
hommes et femmes est dans la majorité des cas assez peu important. Deux produits se détachent
du lot. Un gel douche masculin, le Fa « Men Kick-off », présente un écart important : seize hommes
disent l’apprécier, contre seulement trois femmes. Serait-ce qu’il correspond véritablement aux
besoins exprimés par les hommes ? Pourtant, il n’est parallèlement reconnu comme masculin que
par huit des vingt hommes de l’enquête. Le deuxième cas intéressant est celui du Fa « Mystic
Moment Sheabutter », explicitement féminin dans son emballage mauve irisé, qui plaît plus aux
hommes (cinq d’entre eux) qu’aux femmes (quatre seulement). Huit des femmes interrogées disent
aimer les gels douche qui se trouvaient être à connotation féminine, et inversement douze des vingt
hommes de l’échantillon disent aimer ceux qui sont destinés aux hommes. Mais parallèlement,
six femmes ont aimé au moins un gel douche pour hommes et neuf hommes au moins un gel
douche pour femmes. La distinction de genre, selon les critères sensibles en aveugle, semble pour
l’instant ne pas correspondre de manière significative aux goûts exprimés par les hommes et les
femmes. De manière générale, la préférence va aux produits peu intenses qui rassemblent des avis
plus partagés. Notons aussi que la proportion d’hommes disant apprécier les gels douche qui se
trouvent être pour hommes diminue avec l’âge. Les plus jeunes semblent donc plus « convertis »
par le marketing genré que les plus de 40 ans.
La deuxième question portait sur la capacité des enquêtés à reconnaître, toujours à l’odeur
et en aveugle, le genre auquel le produit est destiné par l’offreur. Certains produits semblent
plus marqués que d’autres car ils recueillent plus ou moins de réponses justes. Ainsi les gels
douche Palmolive Men « Relaxing » et Balea Men « No limits » sont-ils qualifiés de masculins
respectivement par trente et vingt-trois des quarante personnes interrogées. Le gel douche Balea
« Grapefruit » et le Fa « Mystic Moments Perlenproteine » sont quant à eux reconnus féminins
par vingt-six et vingt-cinq personnes interrogées. Le parfum fruité de pamplemousse du produit
Balea « Grapefruit » est associé directement par les enquêtés à l’identité féminine. En revanche,
le gel douche Fa « Men Kick-off », dont l’emballage noir aux écritures bleu foncé ne laisse pas
de doute sur les consommateurs qu’il vise, n’est reconnu masculin, en aveugle, que par vingt
personnes ayant participé au test. Enfin, le Fa « Mystic Moment Sheabutter », qui est assez proche
de celui précédemment cité de la même gamme « Mystic Moment », n’est reconnu féminin que par
vingt-deux personnes interrogées. Certains produits, par leur parfum, aspect extérieur sensible du
gel douche qui joue un rôle dans sa consommation, apparaissent donc plus facilement associables
à un genre. Toutefois, on note qu’un produit n’est reconnaissable dans sa distinction de genre que
par, en moyenne sur notre échantillon, la moitié des consommateurs potentiels. Parallèlement, les
produits masculins sont reconnus à plus de 50 % dans la catégorie de genre à laquelle les destine
le marketing, ce qui est moins évident concernant les produits féminins à l’emballage neutre et
les produits explicitement neutres qui sont moins facilement identifiables. Cela montre aussi leur
capacité à s’adapter aux préférences des deux sexes puisque, par exemple, le produit d’un hôtel
fait l’objet d’un certain équilibre en étant reconnu par dix enquêtés comme masculin, par douze
autres comme féminin et par les dix-huit derniers comme neutre.
Comment doit-on alors justifier la différenciation de genre ? Est-ce par la manière dont on
reconnaît à qui les produits sont destinés, ou par les préférences qu’expriment chacun des sexes ?
Car si quatre gels douche apparaissent relativement facilement reconnaissables dans le genre
auquel ils sont destinés, ils ne sont pas pour autant plébiscités par les acteurs du test qui appartenaient au public cible. Par exemple, le Balea « Men no Limits » n’est apprécié que par sept hommes
de l’échantillon alors qu’ils sont dix à lui attribuer la cible masculine. En revanche, le gel douche
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I. Jonveaux / Sociologie du travail 57 (2015) 230–249
Balea « Milch und Honig » (lait et miel), dont l’emballage présente des déterminants marketing
féminins mais relativement neutres, est attribué par neuf des hommes à la cible féminine et ils
sont onze à l’apprécier. De manière générale, les hommes sont dix à apprécier les produits qu’ils
disent masculins mais le même nombre à dire qu’un produit est féminin et à l’apprécier aussi. De
leur côté, les femmes sont onze à aimer les produits qu’elles reconnaissent pour femmes et dix à
aimer ceux qu’elles attribuent aux hommes.
Mais ces mêmes personnes achèteraient-elles des produits destinés au genre opposé dans les
conditions normales de consommation ? Lors des entretiens réalisés après le test, plusieurs femmes
ont affirmé acheter des gels douche pour hommes, trouvant ceux pour femmes trop « doux » ou
trop « sucrés ». Inversement, une étudiante de 21 ans a déclaré, lors de la première phase du test,
alors qu’il s’agissait seulement de dire si le gel douche lui plaisait ou non, et sans connaître la suite
des questions : « C’est pour garçon donc non, je ne vais pas me laver avec un truc de garçon ! ».
Ou une autre étudiante, de 31 ans : « Ça me plaît mais c’est pour hommes, donc je ne l’achèterais
pas ». Il semble ici que ce ne soit pas le goût en lui-même qui soit en jeu, mais ce que représente
socialement telle ou telle senteur qui est associée à un genre déterminé. Comme le relevait un
enquêté en entretien, « nous sommes habitués à savoir ce qu’est une senteur pour hommes ou pour
femmes ».
Nous nous trouvons ici dans une situation semblable à celle observée par Angela Sirigu et
Olivier Oullier lors d’un test sur des colas : « Pourquoi les consommateurs plébiscitent-ils le goût
du Pepsi en test en aveugle et lui préfèrent le Coca-Cola lorsque les marques sont visibles ? »9 . La
marque, l’emballage et le positionnement du produit par le producteur occupent dans le choix sur
le marché un rôle prépondérant, et c’est pourquoi il faut maintenant poursuivre nos investigations
en revêtant à nouveau le produit de son emballage.
2.3. Quand l’emballage induit la différenciation de genre
Puisque les caractéristiques du produit dans sa véritable efficacité ne peuvent, comme le voudrait l’économie classique, être toutes éprouvées par le consommateur avant son achat, l’emballage
joue un rôle déterminant dans le choix, en plus de l’odeur pour ceux qui ouvrent le flacon afin
d’en sentir le contenu. La différenciation de genre qui nous intéresse ici semble passer essentiellement par l’emballage, mais avant même cela, le positionnement du produit dans le rayon oriente
le consommateur. Certains vêtements qui pourraient être unisexes (les tee-shirts par exemple)
trouvent leur caractéristique de genre dans le seul fait d’être placés dans des rayons différents.
On ne trouve pas de magasin qui classe les vêtements par famille (pantalons, pulls, etc.) sans
avoir auparavant distingué les rayons en trois catégories : hommes, femmes, enfants. Quand la
taille du magasin le permet, ces rayons se trouvent à des étages différents. De même, les magasins
de produits d’hygiène comme DM ou Schleker dans les pays germaniques proposent d’un côté
des rayons de shampoings, de gels douche et de déodorants, et de l’autre un rayon où tous ces
produits dans leur variation masculine sont réunis. Les premiers rayons sont a priori peu marqués
par le genre, mais l’existence d’un rayon pour hommes leur applique un caractère féminin bien
que s’y trouvent aussi des produits unisexes ou pour enfants. Le positionnement des produits
est donc loin d’être anodin, bien au contraire : « Lorsque les consommateurs se trouvent dans un
magasin, ils ne réagissent pas seulement à un produit ou à un service offert. L’espace de vente ou
9 « Neuromarketing, un jeu d’émotions ? », conférence d’Angela Sirigu et Olivier Oullier, le 28 février 2013 au Musée des
Arts et Métiers, http://www.arts-et-metiers.net/musee/neuromarketing-un-jeu-demotions [page consultée le 23/02/2015].
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l’environnement immédiat qui entoure l’acheteur potentiel n’est jamais neutre » (Laroche et al.,
1993, p. 459).
Le premier élément visuel qui tâche de faire passer un message genré est celui de la couleur.
L’homogénéité d’un rayon de produits d’hygiène pour hommes est en effet frappante. Le noir et
différents autres tons sombres ainsi que des couleurs froides (le bleu, le vert) dominent largement
l’espace visuel. Ces couleurs sont-elles identifiées à la masculinité ? Dans son Histoire des tissus
rayés, Michel Pastoureau (2003) rappelle que le blanc, et éventuellement les rayures comme
substitut du blanc, étaient les couleurs de l’hygiène et que toute couleur sombre en était bannie, et
ce jusqu’au début du xxe siècle. Cela signifie-t-il que les produits d’hygiène pour hommes tentent
de se détacher de l’image associée à l’hygiène pour entrer dans un autre domaine ? Le contraste
des couleurs ne peut être neutre et marque une rupture assez brutale avec les autres produits.
Cela impliquerait aussi que les producteurs de marketing proposent aux hommes une pratique
de l’hygiène qui les détache du mode de consommation traditionnellement induit par les autres
produits, où l’action par exemple est plus valorisée que la détente. C’est donc du côté du mode
d’utilisation du produit induit par l’emballage qu’il faut désormais chercher les déterminants de
la différenciation de genre.
2.4. Quand l’emballage induit une consommation différente
Nous l’avons dit, le choix du gel douche équivaut au modèle construit par K. Lancaster (1975)
illustrant la sélection entre la Chevrolet rouge et la Chevrolet grise. Dans le cas du gel douche,
quelles sont les caractéristiques qui différencient les produits ? Nous avons parlé du parfum
qui joue un rôle important, mais uniquement pour les consommateurs qui sentent les produits
avant de les acheter. Les autres caractéristiques sont celles présentées sur l’emballage qui vise à
différencier le produit par rapport aux autres, notamment dans ce qu’il peut induire comme type de
consommation spécifique. De même que le chauffeur de la Chevrolet de Lancaster s’achète, avec
la voiture rouge, une manière de posséder une voiture et de la conduire, le consommateur de gel
douche est-il susceptible de s’acheter une manière différente de pratiquer l’hygiène quotidienne. Et
ces différentes possibilités sont reconnaissables à l’emballage car, finalement, « seul l’emballage
permet la distinction des produits » (Cochoy, 2002, p. 43).
La lecture des emballages suggère en effet des manières différentes de vivre l’hygiène quotidienne. Ainsi que Wolfgang Ullrich l’avait aussi remarqué :
« Après que les producteurs ont identifié les différents contextes possibles de douche, ils
conçoivent différentes variantes de produits adaptés à ces contextes. Un gel douche pour
la détente s’appelle ainsi quelque chose comme “Beruhigender Abend” [soirée tranquillisante], un autre, qui prépare plus à une soirée dans un lit étranger que sur son canapé, “Energy
Risk” [l’énergie du risque]. Cependant, ce n’est pas seulement le nom mais le design tout
entier qui correspond à la situation évoquée » (Ullrich, 2013, p. 54, notre traduction).
Si le produit est différent, c’est donc qu’il est censé induire un type de consommation différent.
Cela signifie aussi, comme on vient de le voir dans l’exemple donné par W. Ullrich, qu’il n’y a
pas une seule manière de se doucher, mais une multitude. La douche n’est pas un simple moment
d’hygiène corporelle où il s’agit de laver le corps dans sa réalité la plus prosaïque ; l’action revêt
différentes significations selon l’envie du moment, le caractère ou, visiblement, le genre.
Les emballages des gels douche pour hommes et femmes caractérisent en effet différemment
les usages auxquels ils sont destinés. Du côté des hommes, le lien avec l’activité physique, le sport
ou l’énergie est mis en exergue, ce que l’on retrouve plus rarement du côté des produits féminins
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où la sensualité, le soin ou la douceur d’un moment intime sont au cœur des signifiants proposés.
Le gel douche Palmolive « Aromatherapy » annonce sur son emballage :
« Succombez au charme irrésistible de Palmolive Aromatherapy Sensual sous votre douche !
Dans sa formule au parfum intense et vibrant infusent huile essentielle précieuse de Rose du
Maroc et extrait de Ginseng. L’intense sensualité d’un instant de bonheur sous la douche ! ».
La question serait naturellement de savoir si les consommateurs placent réellement leur douche
sous le signe de ce genre d’utilisation suggérée par le marketing. La comparaison entre les produits
pour hommes et ceux pour femmes semble, contrairement à ce que l’on a dit sur l’utilisation des
couleurs, faire ressortir un usage beaucoup plus tourné vers le retour à la propreté pour les hommes
(qui ont transpiré au cours d’une activité physique), tandis que le bien-être et le soin sont au centre
du marketing des produits pour femmes.
3. Emballage et consommation différenciée : renforcer l’identité de genre ou créer une
obligation de genre ?
3.1. La construction des oppositions de genre sur le marché du gel douche
Les emballages et descriptifs des gels douche construisent par eux-mêmes une image différenciée des identités sexuelles, notamment à propos du type d’utilisation que chaque sexe serait
supposé en avoir au moment de la douche. Les produits masculins s’adressent à des hommes
d’action, des hommes forts aux muscles développés (la mention des muscles et de leur détente
est présente sur plusieurs produits), des hommes qui, à en croire le Balea « Men No limits »,
doivent sauver le monde chaque jour, pris dans un tourbillon de vitesse (traits lumineux sur Balea
« No Limits » et sur Palmolive « Relaxing ») et d’action. Lorsque les hommes se douchent et qu’ils
aspirent à un moment de détente, il ne s’agit pas de la chaude atmosphère sensuelle des gels douche
féminins, mais d’un rafraîchissement tonique pour revitaliser les muscles avec des produits à la
couleur bleue glaciale, ou aux extraits de menthe. Lorsque le Fa « Xtra Cool » vante la découverte
de « l’expérience de douche extra rafraîchissante », s’agit-il aussi d’une douche froide ? Du côté
masculin, la subtilité n’est pas de mise et les clichés associés au monde viril sont très présents.
Le gel douche « Ready » de DM en est un excellent exemple. Le flacon gris métal cannelé sur les
bords rappelle la forme d’un pneu et la couleur des bidons d’huile pour automobile. Le nom et
le descriptif renvoient à l’univers des courses automobiles, y compris avec la reproduction des
drapeaux de départ. « On y va ! L’expérience marquante d’un soin pour hommes : Balea Men
ready ! Prêt au départ vers la douche ! ».
Il est par ailleurs intéressant de souligner que les produits pour hommes, orientés vers l’activité
physique et la performance, s’adressent à un consommateur plutôt jeune ou qui veut le rester. Doit-on faire l’hypothèse que les hommes qui ne se reconnaissent pas dans ce tourbillon
d’énergie s’orientent vers des produits plus neutres, ou qu’il s’agit d’une génération qui se trouve
en dehors du marché des gels douche, utilisant du savon par exemple ? La marque PlayBoy vise
explicitement, selon son service de communication, la tranche des 15-34 ans10 . Le gel douche
masculin présente donc un homme pris dans des activités pour lesquelles le produit contribue à
accroître sa performance ou permet, après l’effort, de le soulager. À l’inverse, pour les femmes,
la douche telle qu’elle est représentée dans les descriptifs des produits semble être une activité en
10
http://www.lsa-conso.fr/les-gels-douche-aux-petits-soins,127995 [page consultée le 23/02/2015].
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Fig. 1. Schéma des oppositions entre hommes et femmes selon les emballages de gel douche.
soi, intégrée dans un plus vaste champ de soin et de bien-être. Cela confirme l’observation faite
par Jean-Baptiste Perret dans son analyse des publicités du domaine des soins et de la beauté :
« Lorsque les femmes apparaissent dans un contexte de soin, il s’agit en général de leur seule
activité : les films se focalisent sur “l’être” du personnage, saisi en dehors de toute activité
et dans une attitude d’abandon et de jouissance narcissique. À l’inverse, les personnages
des produits d’hygiène-beauté masculins sont actifs et définis par leurs activités extérieures
(ils sont gardes du corps, plongeurs, entraîneurs sportifs, sauveteurs, pilotes, etc.) » (Perret,
2003, p. 162).
Mais cette insistance sur le soin peut aussi renvoyer à la perception des femmes « comme étant
dotées d’une capacité innée de care (terme sans équivalent précis en français, qui décrit la prise
en charge du bien-être physique et psychologique des autres : enfants, personnes âgées, hommes),
celles qui n’en font pas preuve ayant tendance à être considérées comme déviantes » (Löwy, 2006,
p. 43). Les femmes seraient avant tout chargées de leur propre bien-être, un auto-care auquel les
gels douche peuvent contribuer.
Dans les signifiants utilisés pour caractériser les gels douche pour hommes ou pour femmes,
se retrouvent les catégories classiques de l’anthropologie, qui sont aussi celles qui fondent ce
que P. Bourdieu nomme la domination masculine (Bourdieu, 1990, p. 25). La Fig. 1 présente une
transposition au cas des caractéristiques associées aux gels douche de son « schéma synoptique des
oppositions pertinentes » entre hommes et femmes, basé sur l’opposition entre le sec et l’humide
(Bourdieu, 1980, p. 354).
D’un côté nous avons des femmes douces, sensuelles, en recherche de bien-être et d’harmonie
intérieure dans un moment privilégié d’intimité douillette ; de l’autre côté, on a des hommes
d’action tournés vers l’extérieur et le dépassement de soi, en recherche d’énergie et de rafraîchissement. Ces catégorisations nous renvoient à l’opposition intérieur/extérieur, fermé/ouvert
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du schéma bourdieusien mais aussi, en miroir, à l’opposition froid/chaud, puisque les femmes,
associées au froid, sont en recherche de chaleur, et les hommes, associés au chaud, en recherche
de fraîcheur. Les descriptions des emballages reproduisent donc parfaitement les oppositions de
caractéristiques masculines et féminines que l’on trouve dans les sociétés traditionnelles. Comme
dans les publicités, « les produits masculins montrent tout ce qu’un homme doit savoir faire pour
se montrer conforme à l’idéal du “vrai homme” : explorer le monde, se dépasser physiquement,
décider, contrôler, boire, fumer, séduire » (Perret, 2003, p. 154). On remarque aussi sur plusieurs
produits la mention de l’adjectif « masculin » comme ayant une valeur de caractérisation en soi
que l’on ne retrouve pas sur les produits féminins. Par exemple, le Palmolive « Relaxing » vante sur
son emballage « un parfum masculin qui fait du bien », qu’il sera sans doute difficile de définir, et
Nivea de son côté, pour le gel douche « Muscle relax », vante un « flacon masculin ergonomique ».
P. Bourdieu soulignait justement que « comme le montre le fait qu’il suffit de dire d’un homme
pour le louer que “c’est un homme”, l’homme est un être impliquant un devoir-être, qui s’impose
sur le mode du cela va de soi, sans discussion » (Bourdieu, 1990, p. 21). Or, les gels douche
cherchent à accentuer l’identification au genre masculin comme si elle n’allait pas de soi, tout en
reproduisant la domination masculine.
3.2. Le renforcement de l’identité de genre (gender-enhancement)
L’emballage semble donc supposer — pour un même produit — une utilisation différente en
faisant appel à des identifiants de genre stéréotypés et accentués. Il apparaît alors que, plus
qu’une utilisation réellement différente au moment de la douche, le produit joue un rôle de
renforcement du genre (gender enhancement), concept que l’on peut construire sur le modèle
du « multisensory enhancement » (renforcement multisensoriel) mis en évidence par Wolfgang
Ulrich concernant aussi les gels douche : « La mise en scène d’un tel gel douche dans le magasin
est importante pour ce qu’elle peut provoquer d’imagination dans le sillage d’un “multisensory
enhancement”, et de confirmation des désirs » (Ullrich, 2013, p. 56, notre traduction). Cela signifie
que le produit contribue à renforcer l’identité de genre. Il s’agit d’un type de consommation qui
permet d’intensifier l’appartenance à un groupe :
« Le consommateur est supposé percevoir ces qualités (d’où l’importance de l’information)
et l’hypothèse est faite que la façon dont il les apprécie, les évalue et les classe dépend de
ses préférences propres. Celles-ci peuvent être considérées comme strictement individuelles
(comme dans le modèle néoclassique standard) ou (comme dans la version sociologisante
extrême) liées à l’appartenance à un groupe ou à une classe sociale qui cherchent à se
distinguer ou à se forger une identité en se positionnant par rapport aux préférences d’autres
groupes » (Callon et al., 2000, p. 223).
Le groupe d’appartenance est ici celui de l’identité sexuelle de référence.
Les gels douche Fa « Sport Double Power » pour hommes d’un côté et pour femmes de l’autre
fournissent un excellent exemple pour démontrer le rôle de renforcement de l’identité de genre. Le
texte présent sur les étiquettes des produits ne varie guère, si ce n’est par une inscription en petits
caractères : « Sporty fresh » pour le produit féminin et « Power boost » pour le produit masculin.
Les ingrédients sont quasiment les mêmes. Sous quel rapport ces deux produits diffèrent-ils donc ?
Celui pour femmes — ou suggéré comme tel puisque la mention explicite du sexe en est absente —
présente un flacon rose opaque avec une étiquette dont le texte est exactement le même que celui
du produit pour hommes, mais imprimé dans la couleur du flacon. Dans le bas, un petit personnage
aux formes féminines est dessiné en train de courir, indiquant qu’il s’agit d’un produit pour des
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femmes qui sont également sportives. Le gel douche pour hommes présente quant à lui un flacon
transparent à capsule noire, qui laisse voir un produit vert très clair, presque jaune. L’étiquette
reprend ces couleurs jaune et noire. Contrairement au produit suggéré pour femmes, celui pour
hommes, en plus du personnage masculin qui court, présente la mention « Men » en dessous de la
marque. La comparaison de ces deux produits indique que le marché de référence est celui pour
femmes, puisqu’il n’est pas besoin de mentionner le genre sur les produits destinés aux femmes.
Les deux produits sont donc globalement les mêmes et seuls les codes de couleur permettent
de les différencier. L’un se trouve dans les rayons pour hommes, l’autre dans les rayons pour
femmes. L’identité de ces deux produits montre qu’il ne s’agit ici que de renforcer l’identité de
genre au cours d’une activité qui est celle du sport — et de la détente qui s’ensuit. Puisque le
produit est en soi le même, cela signifie que le but de l’industrie de l’hygiène est uniquement
de faire un produit ostensiblement destiné aux femmes d’un côté et ostensiblement destiné aux
hommes de l’autre, pour renforcer ou participer à l’identité de genre dans l’intention de subdiviser
le marché. Mais cette insistance sur les caractéristiques masculines des produits signifie aussi que
les offreurs tentent d’attirer leurs clients dans ce champ encore nouveau qu’est la cosmétique
masculine en leur montrant que ces produits peuvent aussi être adaptés aux hommes dans toute
leur masculinité. Finalement, cet exemple montre parfaitement qu’« emballer un produit, c’est
aussi permettre, pour un contenu a priori identique, l’instauration d’une pluralité de prix et de
qualité » (Cochoy, 2002, p. 45). Et cela confirme parallèlement l’importance de l’emballage déjà
évoquée, qui fait dire à W. Ullrich que « les produits sont mis en scène avec tellement de faste que
l’emballage devient souvent la chose principale » (Ullrich, 2013, p. 31, notre traduction).
3.3. Résistance et soumission à la contrainte de genre
Toutefois, s’agit-t-il d’un renforcement de l’identité de genre, ou de la création d’une contrainte
de genre ? Qu’est-ce qui fait que les femmes se sentent mal à l’aise à regarder de trop près dans
un magasin les produits pour hommes, ou à les présenter à la caisse, de même que le sont les
hommes pour les produits connotés fémininement, si ce n’est la création d’une obligation sociale
de consommer les produits destinés à son sexe d’appartenance ? Plusieurs enquêtés ont déclaré
ne pas se sentir à l’aise à l’idée de passer en caisse avec un gel douche destiné à l’autre sexe,
même si, comme le soulignait une jeune femme de 21 ans, ils pourraient aussi l’acheter pour
quelqu’un d’autre. Un enquêté de 26 ans justifiait ainsi son option pour un gel douche masculin :
« C’est pour ne pas me sentir bête à la caisse. On se sent mieux dans le rayon pour hommes que
dans celui pour femmes, c’est la principale raison ». Il se joue donc une contrainte sociale dans
le choix du produit lorsque celui-ci peut être visible. Un doctorant autrichien de 31 ans a déclaré,
lors de la première phase du test, à propos d’un gel douche pour femme : « Ça sent féminin, ça
sent bon, mais je ne l’utiliserais pas. Ça me gênerait quand même d’avoir dans ma salle de bain un
gel douche pour femmes. Si j’en avais un, mes amis se poseraient des questions ». La possession
d’un gel douche féminin dans sa salle de bain risquerait de mettre sa masculinité en péril devant
ses visiteurs. Cet argument s’est retrouvé plusieurs fois au cours du test, comme avec cet autre
doctorant autrichien, de 29 ans, qui déclare aimer utiliser les gels douche Yves Rocher de sa mère,
mais ne pourrait acheter un produit rose Adidas (présenté au cours de la discussion), à cause de la
couleur et parce que, explique-t-il : « si j’ai des visiteurs chez moi et qu’ils voient un gel douche
pour femmes dans ma salle de bain alors que je vis seul, ils vont se demander pourquoi j’utilise
des produits féminins ». De même, deux femmes ont déclaré aimer le produit présenté mais ne
pas s’imager l’acheter, considérant qu’il est destiné à l’autre sexe.
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Il est intéressant de noter que ces réactions sont intervenues avant même que les enquêtés
ne sachent que le test portait essentiellement sur la question du genre. On peut donc mettre en
lumière des réflexes de genre qui prévalent par rapport au goût personnel. Le marketing construit
une image des produits devant correspondre à chaque sexe, créant une contrainte qui l’emporte
sur le goût personnel des consommateurs. La même situation s’est reproduite quatre fois avec des
hommes. L’un d’eux a déclaré, lors de la deuxième phase du test : « J’ai dit que je l’aimais, alors
j’aurais les boules de dire maintenant que c’est pour femmes ! ». Un autre a affirmé aimer utiliser
les gels douche pour femmes mais le faire rarement car cela déplaît à son épouse. L’existence
de produits différenciés selon le genre ne fait donc pas que répondre à de supposés besoins
différents, mais crée aussi un sentiment d’obligation d’acheter dans la catégorie correspondant à
son sexe pour ne pas risquer d’altérer son identité sexuelle — que ce soit au moment de l’achat
ou, plus tard, de sa consommation. Ainsi, bien que produit essentiellement intime, le choix du
gel douche est aussi socialement fondé sur l’image que le client veut donner de lui-même lors
de son passage à la caisse, ou à ses pairs susceptibles d’entrer dans sa salle de bain (conjoint,
amis).
Le marketing différencié, plus que le produit lui-même, crée une obligation de genre qui
suppose que le consommateur se sente obligé d’acheter des produits correspondant à son identité
sexuelle alors même qu’il est conscient de ce processus économique. Un enquêté déclare ainsi :
« Il est quand même important dans l’achat d’un gel douche de voir si c’est pour hommes
ou pas, de ne pas prendre le mauvais. Avant j’utilisais du savon, ça m’était égal car il n’y
a pas de distinction. Mais comme ça existe pour le gel douche, c’est dans la tête, on veut
prendre ce qui est pour hommes. Pour ne pas avoir l’air efféminé, ne pas sentir comme une
femme. Mais c’est juste parce que c’est construit comme ça » (homme, 32 ans, autrichien).
Un assistant d’université, âgé de 36 ans, affirme quant à lui acheter depuis quelques mois des
gels douche pour hommes. Auparavant, il en prenait des neutres, mais c’est devenu pour lui
important car, dit-il, « les femmes et les hommes doivent sentir différemment ». D’abord résistant
au marketing genré, il s’est laissé convaincre pour se soumettre désormais à cet impératif. Dans
ce cas, le marketing atteint donc son but de conviction.
L’obstacle principal semble être plutôt celui de l’achat que celui de l’utilisation. Ainsi, un étudiant en informatique de 20 ans répond-il au questionnaire soumis à d’autres enquêtés sans phase
de test aveugle (voir l’Encadré 1) que ce n’est pas important pour lui d’utiliser un gel douche
masculin en tant qu’homme : « tant que ça lave... ». Toutefois, à la question de savoir s’il pourrait acheter un produit destiné au sexe opposé, il répond négativement. Le niveau d’engagement
personnel pour le produit n’est donc pas le même selon qu’on ne fait que l’utiliser ou que l’on
fait la démarche de l’acheter. La soumission à cette contrainte opère même si les consommateurs
sont conscients qu’il s’agit d’un processus de marketing. Un autre étudiant, de 18 ans, déclare
ne pas trouver la distinction de genre importante et ajoute même : « Je trouve bizarre de vouloir
différencier les hommes et les femmes sur les produits d’hygiène ». Mais dans le même questionnaire il répond plus bas qu’il pourrait utiliser des gels douche du genre opposé, mais pas en
acheter.
Parallèlement, s’observent des résistances à cette contrainte socio-économique de genre créée
par le marketing. Les consommateurs semblent être majoritairement conscients des stratégies
marketing sur lesquelles reposent ces distinctions. Dans le questionnaire, un étudiant de 19 ans
déclare : « On a tous la même peau ; pour moi, la mention homme ou femme sur un cosmétique
est un argument marketing ». Et il dit en effet pouvoir acheter et utiliser des produits destinés aux
deux sexes. Lorsqu’on leur demande s’ils considèrent important pour un homme d’utiliser un gel
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douche pour hommes et inversement, 9 hommes sur 12 et 11 femmes sur 23 répondent que non11 .
En revanche, c’est important pour 3 femmes de l’échantillon, tandis qu’aucun des hommes ne
donne cette réponse.
Plusieurs enquêtés ont dit acheter des gels douche proposés pour le sexe opposé. Les femmes
ont justifié leur choix par le fait que les produits considérés comme féminins sont trop doux,
trop sucrés. Dans le test par reconnaissance olfactive, cinq femmes affirmaient utiliser aussi ou
uniquement des produits pour hommes, mais seuls deux hommes ont dit utiliser des gels douche
pour femmes. Un autre affirmait qu’il est plus facile aux femmes de consommer les produits pour
hommes que l’inverse. L’enquête par questionnaire a quant à elle montré qu’aucun homme ne dit
utiliser parfois des gels douche pour femmes, alors que 5 des 23 femmes peuvent aussi utiliser
des gels douche pour hommes. Il semble donc ressortir, malgré l’origine générique située du côté
féminin, un androcentrisme des produits ou de leur consommation qui tend à placer le produit
pour hommes comme plus ou moins universel. Il y aurait dans la société une tendance à considérer
le « masculin-neutre » comme universel (Clair, 2012, p. 9). Tout se passe comme si les femmes
perdaient moins de leur identité sexuée en utilisant des produits masculins que les hommes s’ils
utilisent des produits féminins. Tout comme dans le monde professionnel, la « mobilité de sexe »
(Combes et al., 2002) ne se joue pas de la même façon pour les hommes et pour les femmes.
4. Conclusion : un construit économique ?
Plusieurs constats ressortent de cette étude sur la différenciation de genre pour un produit dont
l’efficacité est exactement la même une fois mis de côté les aspects extérieurs (odeur, emballage,
couleur). On observe ainsi une tendance au renforcement de l’identité de genre, cherchée ou
subie, dans la mesure où émerge une injonction, générée par le marketing et la segmentation
du marché, à acheter le produit correspondant à son identité sexuelle. Mais parallèlement, cette
segmentation du marché selon le genre apparaît, pour une part des consommateurs, comme un
simple élargissement de l’offre puisque certains enquêtés disent acheter un gel douche destiné à
l’autre sexe car ils en préfèrent l’odeur.
Cette différenciation de genre est-elle alors un construit économique ? D’une part, il faut
relever que la différenciation concerne essentiellement la part perceptible du produit (l’odeur) qui
demeure souvent identique dans son principe actif. Elle agit surtout sur ce que nous pourrions
appeler des excipients ostentatoires, odeurs et emballages qui, sans rôle dans l’efficacité du produit,
sont cependant primordiaux dans les déterminants de choix des consommateurs. Le test effectué
montre d’autre part que certains produits sont facilement reconnaissables en aveugle, comme si
le déterminant de genre de certaines odeurs était un acquis social, quand d’autres laissent plus de
doutes. En outre, la reconnaissance du groupe sexuel ciblé par le marketing ne correspond pas
nécessairement aux goûts exprimés eux aussi en aveugle. En ce sens, la différenciation de genre
serait essentiellement un construit économique mais parallèlement, en segmentant le marché,
l’économie contribuerait à renforcer les différenciations sociales de genre.
Faut-il en conclure que de produit économiquement genré, le gel douche devient un produit
simplement genré qui repose sur des besoins de genre socialement construits ? En ce sens, la
différenciation initialement économique du gel douche devient sociale lorsque les consommateurs
11 La question posée était : « Considérez-vous comme important d’utiliser un gel douche pour hommes quand on est un
homme ou un gel douche pour femmes quand on est une femme ? ». Les réponses possibles étaient : « important », « pas
vraiment important », « pas du tout important ».
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éprouvent le même impératif que celui qui dissuade un homme européen d’acheter une jupe. Le
marketing et les processus économiques contribuent donc à élaborer des référentiels de genre qui
opèrent ensuite comme impératif social de genre alors qu’ils étaient, à l’origine, des construits
économiques.
L’exemple de la distinction de genre pour le gel douche révèle aussi différents degrés dans
la manière dont le consommateur s’approprie les effets du produit. En dehors de l’efficacité
primaire passée sous silence, l’effet du gel douche ne se situe pas au premier degré dans ce que
vante l’annonceur, mais bien dans ce qu’apporte, dans l’imaginaire présumé du consommateur,
à son identité le fait de posséder ou de consommer ce produit. On doute que le gel douche Axe
« lendemain difficile » ait réellement un effet « anti-gueule de bois », ou le gel « illimited female
attention » un effet de séduction irrésistible immédiat, comme l’indiquent de petits pictogrammes.
L’important est bien plus pour le consommateur de renforcer son identité de bon vivant ou de
séducteur en possédant un tel gel douche qui lui correspondrait en ce sens.
Déclaration d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêts en relation avec cet article.
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