Introduction
à la critique d’arguments
La structure des arguments éthiques
L’éthique est un domaine où les désaccords et les discussions
passionnées abondent. Les raisons de cet état de choses sont
nombreuses et complexes et ce vaste sujet excède les objectifs limi-
tés de mon enquête. Cependant, certaines sources de désaccord
et de critique sont inhérentes à la structure même des arguments
éthiques. Elles alimentent la plus grande partie des débats éthi-
ques et c’est sur elles que portera l’essentiel de mon analyse. J’en
ai retenu six. Je vais les passer en revue et présenter, par la même
occasion, six grandes stratégies argumentatives correspondantes
qui formeront la matière des chapitres suivants.
Allons-y d’abord de trois considérations élémentaires :
1. Un argument est un raisonnement destiné à convaincre.
2. Une argumentation est un ensemble d’arguments.
3. Une argumentation éthique est une manière d’exprimer
une conviction à propos d’un enjeu moral.
Argumenter n’est pas la seule manière d’exprimer une convic-
tion morale, ni toujours la plus signicative. Les gestes quotidiens,
l’art, nos réactions émotionnelles peuvent le faire tout autant, car
nos convictions morales ont d’autres dimensions que la dimen-
sion rationnelle, notammentles dimensions naturelle, aective et
comportementale. Mais, comme le dit Robert Hinde dans l’épi-
graphe placée au début de ce livre, même si nos convictions mora-
les n’ont pas une origine rationnelle, elles devraient généralement
pouvoir être traduites dans un langage rationnel et c’est ce que
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Petit guide d’argumentation éthique
nous tentons de faire, avec plus ou moins de succès, lorsque nous
produisons des argumentations éthiques.
Les arguments éthiques peuvent prendre une multitude de
formes, mais il existe une structure de base qui a été mise au jour
par Aristote. Elle ressemble au raisonnement suivant3 :
1. Tu avais promis de venir m’aider et tu n’as pas tenu ta
promesse.
2. Ne pas tenir ses promesses est mal.
3. Donc tu as mal agi.
Un tel argument comprend deux prémisses dont la combinai-
son permet d’inférer une conclusion. La première prémisse décrit
certains faits particuliers : une conduite humaine et les circonstan-
ces qui l’entourent. La deuxième prémisse énonce un critère géné-
ral d’évaluation des conduites humaines. Ce critère peut être un
principe, une règle, une valeur ou une vertu. Cet exemple porte
sur la règle de tenir ses promesses. On peut imaginer d’autres cas
où le critère serait le principe du respect de la dignité humaine ou
la valeur de la paix ou la vertu d’intégrité. Réduit à sa plus simple
expression, un argument éthique consiste donc à appliquer un cri-
tère général à une conduite particulière pour en inférer une conclusion
sur son caractère moral ou immoral.
Certains arguments éthiques portent explicitement sur les
questions de responsabilité : telle personne est-elle oui ou non res-
ponsable de tel méfait ? Mais, même lorsque ce n’est pas le cas,
la conclusion de l’argument de base, le « tu as mal agi » ou « tu as
bien agi », charrie généralement, à tout le moins implicitement, un
jugement de responsabilité à l’égard de l’auteur de l’action qui se
voit ainsi adresser un blâme ou un éloge pour sa conduite.
Essayons maintenant de voir comment la mécanique de cet
argument de base peut s’enrayer et susciter la contestation.
3. Le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.) est le père de la logique.
Je m’inspire principalement ici de l’ouvrage de Douglas Walton, Ethical
Argumentation, Lanham, Maryland, Lexington Books, 2003.
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Introduction à la critique d’arguments
1. La cohérence
Puisqu’un argument est un raisonnement, il est évident qu’un
premier point sensible est celui de la cohérence logique. L’exigence
de cohérence intervient à plusieurs niveaux : dans le contenu des
prémisses (description des faits, dénition des critères), dans les
liens entre les prémisses (adéquation entre le critère général et le
cas particulier), dans le lien d’inférence entre les prémisses et la
conclusion (les prémisses conduisent-elles à la conclusion ?), dans
la concordance entre divers arguments qui mènent à une même
conclusion, etc.
Exemple : un partisan de la politique de « discrimination posi-
tive » qui soutient qu’il est légitime de recourir à des procédés dis-
criminatoires pour assurer une plus grande égalité entre certains
groupes sociaux fait-il preuve d’incohérence ?
Cette exigence de cohérence appuie la première stratégie argu-
mentative que j’appellerai la mise en contradiction.
2. La diversité des critères
Dans un monde idéal, toute la morale se résumerait à un seul
critère : le bien. Dans la réalité, le bien se décline en une myria-
de de variantes : justice, intégrité, loyauté, impartialité, courage,
compassion, etc. Les droits fondamentaux sont multiples (liberté,
égalité, vie privée, sécurité, droit de vote, etc.) et les vertus abon-
dent(honnêteté, maîtrise de soi, générosité, humilité, patience,
etc.).
Chaque argument éthique fait appel à un critère. Mais com-
ment son auteur peut-il être certain que le critère qu’il emploie
est le bon ? Puisque les critères éthiques sont multiples, il arrive
fréquemment qu’un interlocuteur réponde à un argument avec
lequel il est en désaccord par un contre-argument fondé sur un
critère diérent. Dans le pire des cas, le contre-argument mènera
à une conclusion contraire à l’argument de départ et le désaccord
sera total : la même action sera jugée morale suivant un critère et
immorale suivant un autre. Mais, de façon générale, l’utilisation
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Petit guide d’argumentation éthique
de critères multiples jette sur le problème des éclairages variés et
a surtout pour eet de relancer et de compliquer la discussion4.
La diversité des critères engendre un immense problème en
éthique parce que l’éthique ne dispose pas d’algorithme tout fait
permettant d’intégrer des critères hétérogènes ou de résoudre les
conits entre critères. D’abord, personne n’a encore trouvé le
principe suprême qui permettrait d’établir un ordre hiérarchique
objectivement fondé entre les divers critères5. Ensuite, il n’existe
pas d’étalon de mesure pour exprimer le poids ou l’importance
respective de chaque critère.
Prenons un exemple classique : « J’ai menti à ma compagne au
sujet d’une indélité d’un soir pour éviter de la faire sourir inuti-
lement. Ai-je bien agi ? » Deux critères s’arontent ici, l’honnêteté
et la compassion. Qu’est-ce qui est le plus important dans l’ab-
solu : être honnête ou être compatissant ? Impossible de le dire. Il
faut alors s’en remettre au contexte particulier du cas pour en déci-
der. Et si j’arrive à la conclusion que l’honnêteté importe davan-
tage que la compassion ou vice-versa dans un cas précis, avec quel
étalon de mesure pourrais-je exprimer cette diérence de poids ?
Combien d’unités de valeur morale l’honnêteté vaut-elle dans
ce cas comparativement à la compassion ? Je ne saurais le dire de
façon précise parce qu’il n’existe pas de système de mesure permet-
tant d’exprimer le poids des critères en « unités de valeur morale ».
Ces incertitudes et ces complications engendrées par la diver-
sité des critères nourrissent les désaccords et fournissent également
des outils critiques puissants dans les débats éthiques. La diversité
4. Le problème de la diversité des critères ne touche pas seulement l’éthique. Il
s’étend à toutes les sphères de l’action : politique, administration, décisions
de la vie courante, etc. Mais il est plus aigu dans les aaires morales où
l’incertitude est dicilement tolérable et où la prétention à l’objectivité est
particulièrement forte.
5. Un bon indice de l’impraticabilité de l’idée d’une hiérarchisation des critè-
res éthiques est le fait qu’aucune charte de droits au monde ne présente sa
liste des libertés et droits fondamentaux dans un ordre de priorité. S’il y a
un endroit où un tel ordre serait utile, c’est pourtant bien dans une cour
de justice, c’est-à-dire un cadre où les juges ont l’obligation de trancher les
diérends.
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Introduction à la critique d’arguments
des critères éthiques est à la base de la stratégie que j’appellerai le
changement de terrain.
3. La pertinence des analogies
L’application d’un critère éthique à une conduite pose un
autre important problème d’adaptation. Les critères éthiques sont,
à la base, des généralisations extrêmes : « le meurtre est immoral »,
« la paix est un but souhaitable », « il vaut mieux être courageux
que lâche », etc. Les conduites auxquelles ces critères sont appli-
qués sont, pour leur part, toujours singulières et pétries de traits
particuliers. Il y a donc au cœur de tout raisonnement éthique
un saut du général au particulier qui comporte toujours une part
d’arbitraire et qui est, pour cette raison, une source potentielle de
dicultés et de contestations. Les discussions éthiques conduisent
souvent les intervenants à ajouter aux critères généraux des critères
plus précis pour assurer une meilleure adéquation entre le critère
de départ et la conduite examinée, mais cet exercice est périlleux
et ménage souvent de vilaines surprises à celui qui l’entreprend.
Cette problématique est vaste, mais je vais concentrer mon
analyse sur un de ses aspects les plus intéressants : l’emploi des
analogies en éthique. En eet, une manière naturelle et courante
de traiter les problèmes d’adaptation entre critère général et cas
particulier est de passer en revue divers cas particuliers similaires
an de mettre au jour des points de ressemblance et de diérence
pertinents. On cherche souvent à justier ou à inrmer l’appli-
cation d’un critère à un cas particulier en montrant que le même
critère s’avère adéquat ou inadéquat pour d’autres cas semblables.
C’est le jeu des analogies, qui occupe une grande place dans les
discussions éthiques.
Par exemple, certains partisans du droit à l’euthanasie font
valoir qu’en interdisant l’euthanasie on refuse aux mourants
humains un geste de compassion que l’on accorde volontiers aux
animaux. Cette analogie est-elle pertinente ?
Les analogies entre cas similaires sont donc une autre source
importante de désaccords et de critiques. La stratégie qui découle
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