La notion d'imitation dans les théories des foules à la fin du xixe
siècle
Imitation et progrès chez Tarde
Magistrat spécialisé en droit pénal, Gabriel Tarde aborde la question des foules par le biais
de la notion de délit
collectif.
Les foules et les sectes criminelles (1893), après le chapitre de sa
Philosophie pénale consacré aux « Crimes des foules » (1890), aborde ce champ de réflexion qui
semble au sociologue avoir été occulté par la « crise d'individualisme » héritée du siècle dernier.
En guise de préambule dans le premier article cité, il écrit
:
« la difficulté n'est pas de trouver des
crimes collectifs, mais des crimes qui ne le soient pas, qui n'impliquent à aucun degré la
complicité du milieu » (Tarde, 1989, p. 141).
De ce cas particulier, celui des groupes criminels, Tarde passe à une étude plus générale des
lois de fonctionnement de la société. Un tel point de départ pourrait laisser augurer d'un
pessimisme radical
;
il n'en est rien en réalité, et c'est plutôt avec un parti pris d'optimisme que
se met en place la théorie de l'imitation comme principe de constitution de la foule et de tout
groupe social. En témoigne la formule suivante, qui ouvre avec un enthousiasme surprenant un
article consacré aux relations entre « le public et la foule » : « Non seulement la foule est
attirante et appelle irrésistiblement son spectateur, mais son nom exerce un prestigieux attrait
sur le lecteur contemporain » (Tarde, 1989, p. 31).
L'époque contemporaine est, aux yeux de Tarde, caractérisée par un dépassement dialec-
tique du règne de l'individualisme, qui ouvre la possibilité d'une société élargie : « [la société
permet] d'affranchir l'individu en suscitant peu à peu du plus profond de son cœur son élan le
plus libre [...] et en faisant éclore partout, non plus les couleurs d'âme voyantes et brutales
d'autrefois, les individualités sauvages, mais des nuances d'âmes profondes et fondues, aussi
caractérisées que civilisées, floraison à la fois de l'individualisme le plus pur, le plus puissant, et
de la sociabilité consommée » (Tarde, 1993, p. xx).
L'intégration de l'individu dans le groupe n'apparaît donc pas ici comme une déperdition,
mais bien comme un gain
:
du fond de son être singulier surgissent en effet des aspects inconnus
de lui-même, mis en lumière par le contact d'autrui. C'est une véritable libération qu'autorise la
vie en société ; chacun s'y trouve défait du carcan de ses besoins individuels, et participe au
mouvement dynamique qui semble être, pour Tarde, la définition même de la vie, toujours
désireuse de « s'émanciper hors d'elle-même, comme si rien ne lui était plus essentiel, comme à
toute réalité peut-être, que de s'affranchir de son essence même » (Tarde, 1993, p. 58). Il n'y a
donc pas de meilleur allié, pour un régime démocratique, qu'une foule conçue en ces termes.
L'origine de ce phénomène doit être recherchée dans l'action particulière exercée par la
« loi de répétition universelle » sur les rapports sociaux : si l'hérédité est la forme d'exercice de
cette loi dans le domaine de la biologie, et le rayonnement ou l'ondulation son application dans
le champ de la physique, la « loi d'imitation » est la déclinaison de son action dans le cadre de la
vie en société. Bien plus, l'imitation est la condition indispensable à la constitution d'une
société
:
la société est née « le jour où un homme quelconque en a copié un autre » (Tarde, 1993,
p.
31). La spécificité de l'époque contemporaine n'est donc pas dans l'action même de la loi
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