Doit-on inclure les patients dans les protocoles

doi: 10.1684/hma.2010.0445
Doit-on inclure les patients
dans les protocoles ?
Should patients be included in clinical trials?
Sandra Malak
Membre de la Commission déthique
de la Société française dhématologie ;
Chef de clinique, Service dhématologie
clinique, Hôpital Saint-Antoine,
184 rue du faubourg Saint-Antoine,
75012 Paris ;
et Département de recherche
en éthique, Université Paris-Sud 11,
63 rue Gabriel-Péri,
94278 Le Kremlin-Bicêtre
Très souvent, lorsque nous rencontrons une personne malade et que
nous nous posons la question de lorientation thérapeutique, linter-
rogation qui nous vient immédiatement en tête est « dans quel proto-
cole vais-je pouvoir linclure ? ». Cette idée première que tout patient
doit être rattaché à un protocole nest pas neutre, elle est le fruit dun
long conditionnement. Nous sommes structurés et construits autour de lopinion que
la recherche clinique, particulièrement dans les centres hospitaliers universitaires,
fonde notre pratique. En hématologie, le pourcentage de patients inclus dans des
protocoles est de lordre de 17 % [1] avec une fréquence particulière dans certaines
pathologies : 30 % des malades pour les lymphomes, myélomes et LLC dans le
cadre des grands groupes coopératifs, et jusquà 70 % pour les leucémies aiguës.
Quels sont les mécanismes qui nous poussent à vouloir, en première intention,
proposer un protocole thérapeutique et cette façon dopérer est-elle et doit-elle
être généralisable ? Pour souligner cette intrication du soin et de la recherche,
Canguilhem affirmait : « soigner cest faire lexpérience, accepter de soigner, cest
de plus en plus aujourdhui, accepter dexpérimenter sous une responsabilité finale
rigoureusement sanctionnée, les médecins ont toujours expérimenté en ce sens
quils ont toujours attendu un enseignement de leurs actions » [2].
Difficultés pour le médecin
Les protocoles thérapeutiques constituent certainement un progrès majeur dans
lhistoire épistémologique de la médecine, mais la recherche clinique rencontre un
certain nombre de limites pratiques et théoriques dont il pourrait être utile dêtre
conscient.
En premier lieu, il convient de se poser la question de ce qui nous motive à inclure
un patient dans un protocole. Notre but est-il de faire avancer la connaissance
médicale ? Doffrir à notre patient le meilleur traitement possible ? Voire potentielle-
ment laccès à une innovation ? Mais dautres arguments plus troubles pourraient
également intervenir de façon plus ou moins consciente dans notre réflexion, tels la
recherche de reconnaissance pour soi ou linstitution, lattrait des incitations finan-
cières [3] ou encore une certaine déresponsabilisation, en tant que prescripteur,
liée au formalisme du protocole. Lensemble est pondéré par la perception que
nous avons de limportance de la recherche clinique formelle et de son intérêt pour
la communauté scientifique. Cet état de fait a pu être résumé ainsi par le Pr Zittoun :
« On en vient à constater que lintérêt que manifestent les cliniciens envers leurs
malades est fonction de leur intégration dans les protocoles du service et les essais
en cours » [4].
En miroir, les obstacles à linclusion des patients dans les protocoles ont été large-
ment étudiés, et les réticences peuvent aussi bien se situer du côté du patient que du
Tribune de réflexion éthique
Hématologie 2010 ; 16 (2) : 175-8
Tirés à part :
S. Malak
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prescripteur. Les médecins vont être notamment sensibles à la
contrainte temporelle que représente le protocole thérapeu-
tique, qui empiétera bien souvent sur le temps dévolu aux
autres activités de soins, et se fera donc potentiellement au
détriment dautres personnes malades. En outre, il peut exis-
ter des difficultés de fonctionnement déquipe, mettant en
cause la capacité à gérer la lourdeur logistique des proto-
coles : manque dhabitude des équipes, manque de person-
nel dédié, manque dexpérience dans la recherche.
La question de la responsabilité nest pas neutre, dans un
contexte de judiciarisation des pratiques, la crainte de telle
ou telle considération ou linterprétation quon peut en faire,
pourra nous amener à prendre la décision que nous jugeons
la plus propre à nous apporter la sécurité médico-légale. La
rigueur et le formalisme du protocole pourraient donc appa-
raître sécurisants, mais il faut bien avoir en tête que ni le
consentement, ni la collégialité, ne peuvent en aucun cas
délester le médecin de sa responsabilité propre. A contrario,
certains médecins particulièrement attachés à leur liberté de
prescription pourraient vivre linclusion dans un protocole
comme une entrave, avec la perte du pouvoir de décision,
la nécessité dadhérer à des procédures rigides avec lobliga-
tion de rendre des comptes à des tiers. Par ailleurs, la place
essentielle de la recherche en général, et en loccurrence
clinique dans lévolution carriérale hospitalière, est certaine-
ment un facteur nous poussant à inclure le plus grand nombre
de patients possible dans des protocoles. Limpression est
grande que bien plus que notre capacité clinique ou de péda-
gogie, cest la capacité que nous aurons à mener, ou tout du
moins à participer, à des publications qui sera le moteur de la
carrière universitaire ou parfois même hospitalière. Dans ce
contexte, le choix dinclure ou non un patient sera souvent
entaché de mobiles propres.
Dans dautres cas, nous pouvons nous trouver dans une situa-
tion où il est difficile dallier à la fois le rôle de thérapeute et
celui dinvestigateur avec un possible conflit entre ces deux
aspects de la pratique médicale. Des exemples illustrant ces
situations sont la possibilité dinclusion dans un protocole
dont la question posée nous semble désuète, linquiétude
que nous pouvons avoir concernant la toxicité dun traite-
ment, la préférence personnelle pour lun des traitements, la
réticence à recruter des patients dans un essai comprenant un
bras sans traitement, la restriction de la capacité dindividua-
lisation du soin, ou encore linflation dexamens sans bénéfice
direct pour la personne malade.
Difficultés pour le malade
Le risque serait que la décision thérapeutique soit plus orien-
tée vers le bénéfice de la recherche que celui de la personne
malade. Dans toute recherche il y a une certaine instrumenta-
lisation du sujet de recherche, qui risque dêtre traité comme
un simple objet, et non pas comme une personne [5]. Une
partie de la solution pourrait se trouver dans la règle
kantienne absolue, selon laquelle lautre doit être toujours
traité « comme une fin en soi, et jamais comme un moyen ».
La déclaration dHelsinki qui édicte les principes éthiques
applicables aux recherches médicales sur des sujets humains
affirme : «Dans la recherche médicale sur les sujets humains,
les intérêts de la science et de la société ne doivent jamais
prévaloir sur le bien-être du sujet » [6].
De plus, linclusion dans un essai nécessite de pouvoir donner
un consentement libre, mais les fortes implications de la rela-
tion thérapeutique et le sentiment de dépendance ressenti par
une personne malade vis-à-vis de son médecin, font quil est
difficile dexercer sa liberté de choix quand soins et recherches
sont aussi étroitement liés. Le consentement est un élément
fondateur de léthique de la recherche clinique. Celle-ci est
apparue indispensable dans les suites de la seconde guerre
mondiale et sest construite en réaction aux atrocités commises
lors dexpérimentations humaines passées. Elle sest imposée
comme une mesure éthique indispensable au respect de la per-
sonne impliquée dans une recherche biomédicale, lui rendant
la parole, de façon à ce quelle puisse exercer son autonomie.
Tous les codes éthiques et les recommandations lédictent
comme principe essentiel à toute démarche expérimentale
impliquant des êtres humains. Le premier principe du Code
de Nuremberg est rédigé dans les termes suivants : « le consen-
tement volontaire de lêtre humain est absolument essentiel ».
Il a même été complété en spécifiant qu« il faut que la volonté
soit pleine et autonome, que la personne soit parfaitement
consciente des implications de sa participation à la recherche.
Le consentement le plus authentique est donc celui qui est
donné en pleine connaissance des objectifs, des méthodes et
des effets possibles de la recherche » [7]. Mais bien souvent,
nous nous retrouvons face à des personnes en situation de
grande fragilité, pour lesquelles « consentir à un acte thérapeu-
tique se fait dans lémotion, la souffrance, le désarroi et
lurgence, sans véritable compréhension de la portée de la
décision » [8]. Peut-on alors parler de consentement ? Et quel-
les sont donc les raisons qui poussent quelquun à participer à
une recherche ? « Parce quil a confiance en ce médecin ou en
la médecine ? Par désir de plaire au médecin ? Par désir de
contribuer à lavancement de la science ? Par goût du
risque ? » [9]. En outre, la recherche clinique constitue la voie
privilégiée daccès à linnovation. Pour une personne qui pré-
sente une pathologie pour laquelle il nexiste pas de traitement
de référence et dont la seule possibilité thérapeutique se trouve
dans laccès à un protocole, peut-on encore parler de liber
de participation, si on ne lui offre pas la possibilité daccès
àlinnovation en dehors de ce protocole ? [10].
Nous nous retrouvons donc certainement, malgré les énoncés
déontologiques, dans une situation dasymétrie ; et bien sou-
vent on se rend compte que dans le cadre de la relation
thérapeutique, le principal nest pas le consentement lui-
même, laccord ou le refus, mais la parole rendue et échan-
gée. Lavantage pour la personne malade pourra pourtant se
retrouver dans la sécurité méthodologique liée au protocole,
sécurité dune étude multicentrique sur les motivations des
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investigateurs, leur consensus et les espoirs attendus, sécurité
vis-à-vis de la toxicité par les mesures de pharmacovigilance
et la veille sanitaire, validation des données, et au moindre
doute, obtention de résultats globaux immédiats. Anecdoti-
quement, il est souvent dit que les patients inclus dans les
protocoles, toute situation égale par ailleurs, auraient un
meilleur pronostic, mais à ce jour cette assertion na pas pu
être vérifiée [11].
Le dialogue sur la participation ou non à une recherche ne
peut se faire sans une information adaptée. Et celle-ci dans
le cadre de la recherche clinique nest pas sans poser pro-
blème. Malgré les explications et les échanges, quand nous
devons donner la feuille dinformation contenant tous les
effets secondaires possibles des traitements de référence et
des traitements expérimentaux, combien de fois observons-
nous un mouvement de recul de la part des patients, lié à
lincompréhension de ces informations qui malgré tout le
soin quon peut y apporter restent dune grande brutalité
pour la personne qui se voit déjà en subir les effets. Cette
façon de faire est souvent en conflit avec les précautions
dannonce que les bonnes pratiques nous dictent et la
possibilité de réaliser une annonce en plusieurs étapes.
Faut-il « toujours dire toute la vérité à tous les malades » [9].
La tentation que peut avoir le médecin de « tout dire » pourrait
se confondre avec le désir de se décharger dun lourd
fardeau, voire de se défausser de toute responsabilité sur
lavenir de ce malade. Le médecin, en informant, doit prendre
garde à ne pas entacher cette information de ses propres
mobiles psychologiques, sociaux ou culturels qui pourraient
parasiter le message, mais il est certain que plus le projet pro-
posé nous semblera adapté, plus nous y adhérons, plus le
raisonnement ayant amené à cette décision nous semble
cohérent et fruit dune délibération sereine, plus le partage
de linformation sera aisé et plus grande sera ladhésion du
patient.
Limites des protocoles
Ces différentes questions ne peuvent se poser que pour les
patients potentiellement incluables dans les protocoles, mais
il nest pas toujours possible de trouver un essai à proposer à
notre patient, soit parce que la pathologie dont il souffre est
peu courante, soit parce quil ny a pas de centre investiga-
teur à proximité du centre de traitement, soit encore, parce
quil ny a pas dessai ouvert à ce moment donné pour cette
pathologie. Mais, même quand un essai clinique est a priori
accessible, linclusion dun patient nest pas toujours possible,
il sera souvent exclu, du fait de comorbidités, de létat
davancement de la maladie, dun âge inadéquat, ou dun
état général trop précaire [12]. En effet, seule une minorité
de personnes les patients les plus en forme et souvent
ayant une maladie à un stade initial de prise en charge
est éligible pour la recherche clinique. Ce sont ceux pour
lesquels un maximum de bénéfice est attendu, et qui ne risquent
donc pas de compromettre le résultat de létude par une évolu-
tivité trop grande de la maladie ou des effets secondaires trop
importants.
En labsence dessai ouvert, constatant ce manque, les méde-
cins pourraient initier un nouvel essai avec un objectif adé-
quat à proposer à notre patient mais, les délais des différentes
démarches, notamment auprès des instances de régulation et
des comités déthique, sont incompatibles avec une évolution
de la maladie à léchelon individuel. Devant une pathologie
tumorale évolutive, il est inconcevable dentreprendre la créa-
tion dun essai clinique qui pourrait bénéficier à notre patient,
la réponse ne sera que différée et collective.
Le concept de protocole nest dailleurs pas univoque.
La situation est éminemment différente en fonction des objec-
tifs poursuivis et de ses concepteurs. Sil sagit dun protocole
de recherche académique multicentrique conçu par les repré-
sentants de la majorité des investigateurs dune discipline
sur tout le territoire national, les enjeux apparaissent plus
clairement pour les malades qui y participent et pour les inves-
tigateurs. Le plus souvent, ils représenteront le référentiel thé-
rapeutique du meilleur traitement. Sil sagit dun protocole
« Essais précoces », il sadresse à des malades en fin de res-
sources thérapeutiques, cest une chance quon peut leur don-
ner avec une nouvelle molécule, mais cest aussi des effets
secondaires majeurs et une qualité de vie altérée, la limite
avec la phase terminale étant étroite. Quant aux protocoles
à visée biologique, ils ninterviennent, le plus fréquemment,
que par les contraintes quils entraînent pour les malades
sans que ceux-ci nen tirent directement bénéfice. À lopposé
de ces essais coopératifs, se situent les protocoles gérés par
lindustrie pharmaceutique dont lintérêt est souvent scienti-
fique mais dont la finalité est aussi commerciale pour le déve-
loppement dun nouveau médicament ou lobtention dAMM.
Lintérêt pour linvestigateur pourra être financier, en plus
dêtre médical, et son champ dintervention est quasiment
nul. Cest dans le cadre de ces protocoles quil est le plus dif-
ficile de déterminer les enjeux, tant parfois le véritable moteur
de la recherche semble nous échapper.
Par ailleurs, la question même de la méthodologie et de la
statistique pourrait être interrogée. La recherche clinique en
général et thérapeutique telle que nous la pratiquons
aujourdhui est certainement une avancée majeure. Levi-
dence based-medicine permet de peser scientifiquement nos
décisions, en saffranchissant dun empirisme pétri de croyan-
ces. Elle apporte une plus grande objectivité dans les prati-
ques [13]. Il sagit-là dune avancée majeure et elle devrait
nous faire passer « de la médecine expérimentale à la méde-
cine scientifique » [14]. Nous incluons dans des protocoles
parce que nous avons lespérance et la croyance que de ce
type détude pourra découler la meilleure prise en charge
possible. Il nest pas rare de voir des échanges au cours des
réunions de concertation pluridisciplinaire se résumer à
des confrontations darticles où les pourcentages sont
avancés telles des vérités définitives devant emporter la
décision et dicter le destin du patient. Létude randomisée
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devient ainsi détentrice de la preuve absolue. Elle accepte la
dimension de lincertitude statistique, mais réfute dans son
essence même la présomption improuvable, alors quun cer-
tain nombre de champs sont aujourdhui encore très difficile-
ment étudiés par des essais randomisés parmi lesquels : les
traitements considérés efficaces par sagesse conventionnelle,
par exemple la chirurgie du cancer, les maladies de trop
faible prévalence comme les maladies orphelines, des traite-
ments dont limpact est perçu comme trop faible ou trop
important [15]Il est essentiel de se rappeler quil sagit
avant tout dune méthode daide à la décision thérapeutique,
et en tant que telle, elle connaît bien évidemment de nombreu-
ses limites, intrinsèques et dapplicabilité.
En conclusion, il est certain que la recherche clinique formelle
est source denseignements rigoureux, et permet une évalua-
tion fiable. Mais le formalisme ne semble pas adapté à toutes
les situations et la recherche ne peut être une fin en soi.
Elle devra répondre à la double exigence du soin et de
la recherche, notre but de thérapeute étant la meilleure prise
en charge possible de notre malade qui doit rester la finalité
première et ne peut se faire sans un examen de nos
motivations.
Conflit dintérêts : aucun.
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