Le management d`aujourd`hui

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Dossier. Le travail en chantier
La Revue
de la CFDT
N°103
Le management
d’aujourd’hui
Q
Même si
les ressources
humaines sont
à l’image
de notre société,
se pose la question
de la formation
des managers
et de leurs marges
de manœuvre.
L’individu doit
reprendre sa place
au sein
de la stratégie
des entreprises.
Michel Yahiel,
Ancien président de l’ANDRH
(Association nationale des DRH).
Jean-Paul Bouchet,
Secrétaire général
de la CFDT Cadres.
uelles sont d’après vous les transformations
récentes du management ?
Michel Yahiel. Il n’y a pas de transformation
conjoncturelle du management. Il y a plutôt une évolution de la société. Les ressources humaines dans l’entreprise sont le reflet de ce qui se passe en dehors de
son périmètre. Dans le domaine de la santé au travail,
chaque salarié est aussi un patient. Il en va de même
pour les ressources humaines qui sont composées d’un
ensemble d’individus.
Il est juste de dire que les ressources humaines
aujourd’hui se caractérisent par une individualisation,
une certaine déshumanisation, et que la culture ouvrière,
parfois perçue avec nostalgie, est derrière nous. Nous
sommes désormais dans l’individualisation des relations
au sein de l’entreprise. La façon dont est enseigné aux
cadres le management est suiviste par rapport aux évolutions sociétales.
Jean-Paul Bouchet. Le management est un terme
qui recouvre des réalités très diverses : management au
sens du gouvernement de l’entreprise, de son système
de pilotage, de ses activités, des systèmes de management qu’elle a mis en place (management par objectifs,
lean management, etc.). Il peut s’agir aussi de ses méthodes de management (participatif, décentralisé ou non,
de proximité ou non), des pratiques de ses managers
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Dossier. Le travail en chantier
dans la gestion des ressources, des effectifs, des moyens, des relations
interpersonnelles. Selon le point de vue porté sur le management, la
réponse ne sera bien sûr pas la même.
Depuis quelques mois, le management de proximité est un discours
récurrent. Le besoin de relations interpersonnelles dans le travail ressort,
mais beaucoup reste à faire dans les pratiques. Je suis d’accord pour dire
que l’entreprise est un reflet de la société. Se pose donc le problème de
l’équipement des managers et de la formation initiale et continue. La
contraction des temps, des espaces de parole sur le travail, de l’activité,
des temps de confrontation, de la délibération ne laissent plus de soupapes pour les salariés et les managers en particulier. Leurs marges de
manœuvre et d’action font cruellement défaut. De nombreux discours
convergent aujourd’hui sur cette nécessité de redonner du champ aux
managers de proximité.
Il est difficile de parler de transformation récente en matière de gouvernement d’entreprise. L’ouverture à d’autres parties prenantes n’est pas
d’actualité. Même l’ouverture des conseils d’administration ou
L’entreprise est
conseils de surveillance aux représentants des salariés de l’entreun reflet de la société.
prise est questionnée, certaines entreprises ayant déjà fait le
Se pose le problème
choix de la suppression de cette représentation, sans parler de
de l’équipement des l’absence des sous-traitants et prestataires… Si évolution il y a,
managers et de la formation il s’agit plutôt d’un recul.
initiale et continue.
En matière de modèle de pilotage, force est de constater
La contraction des temps, que le modèle dominant est celui dicté par la valeur ajoutée
des espaces de parole
actionnariale. La conséquence immédiate est une importante et
sur le travail, ne laissent
incessante réduction des coûts, surtout en cette période de crise
plus de soupapes pour les
et de tensions économiques. Les cabinets de conseil en stratégie
salariés et les managers
et
en management continuent de déployer leur offre de services en
en particulier.
matière de lean management, par exemple. Le « juste » originel du
modèle a été progressivement remplacé par le « maigre » puis par le
« moins ». La méthode consistant à faire toujours plus avec moins rencontre inévitablement des limites. Les managers prennent sur eux-mêmes, en
particulier lorsque l’environnement ou le collectif ne leur apporte plus les
ressources nécessaires. Jusqu’au jour où c’est le dépassement de ligne
jaune avec tous les risques dits psycho-sociaux dont on parle aujourd’hui.
De nombreux témoignages nous reviennent dans ce sens.
Peut-on affirmer qu’il y a actuellement une crise de l’organisation du travail ?
M.Y. Les salariés aujourd’hui ont le sentiment que le travail n’est pas
organisé au sens où on l’entendait avant. Cela signifie que les repères de l’organisation ne sont plus clairs. Même si l’organisation était oppressante, elle
était lisible. Pourtant il n’y a jamais eu d’âge d’or de l’organisation du travail.
Ainsi, dans un monde largement « matriciel », la hiérarchie devient plus
ambiguë. Les contraintes apparentes ont disparu mais les contraintes sousjacentes sont sans doute plus perturbatrices, dans un univers qui isole les
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■ Le management d’aujourd’hui
La Revue
de la CFDT
N°103
individus. Cette tendance est à l’image de l’organisation sociale. Il existe
d’importantes différences selon les milieux de travail. Qu’il s’agisse d’une
TPE-PME familiale, d’un centre d’appels ou d’un grand groupe, l’ossature
organisationnelle n’est pas suffisamment commune pour que les salariés
puissent en parler, même pour critiquer le patron, car ils ne savent plus vraiment bien de qui ils dépendent réellement.
J.-P.B. Pour moi, il existe une perte de repères qui conduit les salariés
à dénoncer une désorganisation du travail, mais cela ne veut pas dire pour
autant qu’il y a une crise de l’organisation du travail. Certes, le poids
La dimension
du reporting, la multiplication des outils et instruments de gestion,
humaine devrait
des automates, robots, que nous qualifions de « non humains »,
prendre une place plus
ont considérablement modifié les organisations du travail. La
différence entre travail prescrit et travail réel n’a jamais été forte au sein de la
autant soulignée par les cadres que nous représentons. Ils se stratégie des entreprises.
plaignent d’un travail segmenté sans vision de l’amont et de Nous vivons un problème
l’aval. Et le client s’est invité dans la chaîne d’activité. social au sens du rapport
Pourtant, le travail est aussi fait d’aléas, d’incertitudes, de rela- de force
tions interpersonnelles complexes, de fertilisation croisée de et de l’appréhension par
compétences dans une situation donnée. Autant de choses diffi- les managers
ciles à modéliser, à formaliser et encore moins à automatiser. Il faut de l’intérêt qu’ils ont à
investir ce champ.
redonner place aux « humains » et aux managers du « pouvoir » sur
le travail pour le mettre en scène, surtout dans un contexte où le client
ou l’usager est devenu prescripteur du travail.
Les nouvelles organisations du travail, le diktat des démarches
qualité, comme le management, provoquent un sentiment de
manque de reconnaissance pour les salariés, leur travail, voire
leur personne. Comment remédier à cette situation ?
M.Y. Le meilleur remède à imaginer serait le retour de la croissance ! Il
est vrai que la dimension humaine devrait prendre une place plus forte au
sein de la stratégie des entreprises. Et le cadre redevient un enjeu central.
Pour ma part, je ne crois pas à l’État immanent qui créerait par des normes
juridiques une solution toute faite à des choses qui n’avancent pas toutes
seules. Nous vivons un problème social au sens du rapport de force et de
l’appréhension par les managers de l’intérêt qu’ils ont à investir ce champ.
Le fait que les responsables de France Telecom ou de Renault n’aient pas
« vu venir » ce qui est advenu nous donne une bonne leçon d’humilité. Il
faut dégager une place pour réinsérer du dialogue social au bon niveau,
avec des objectifs contractuels (au niveau territorial par exemple). Avec le
plan seniors ou le plan d’action sur les risques psychosociaux, en tant que
DRH on ne peut qu’être favorable à des actions volontaristes, mais en tant
que praticien on reste dubitatif face à un mécanisme consistant à signer un
accord ou un plan dont l’application et le contenu sont souvent plus faibles. Le fait que l’État pense faire barrage à des phénomènes sociaux par
des normes juridiques me semble inquiétant.
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Dossier. Le travail en chantier
J.-P.B. Pour moi, la vertu du contrat et de la négociation collective n’a du
sens qu’en étant en proximité avec le travail et l’activité. La question de la
reconnaissance est complexe et ne peut se résumer à une question d’organisation du travail ou de démarche qualité, ou même seulement de management. Aujourd’hui s’exprime un besoin de reconnaissance du métier et
de l’identité professionnelle. Le poids de la norme laisse peu de marge de
manœuvre aux salariés. La quête légitime de reconnaissance passe d’abord
par un minimum de dialogue, d’intérêt pour leur travail, leur activité.
L’entretien professionnel peut constituer sous certaines conditions un
moment-clé de cette reconnaissance. La question de l’équilibre entre contributions et rétributions reste fondamentale dans cette quête de gratitude.
Le travail est souvent caractérisé en termes d’emploi, de productivité, par une politique du chiffre. Comment rétablir la question du sens du travail pour que le management ne soit plus qualifié comme étant « déshumanisé » ?
M.Y. Le secteur public pèche par excès de centralisation. Celle-ci dévitalise l’action des cadres intermédiaires qui se trouvent en conséquence
éloignés du terrain. Auparavant il y avait des sas de décompression. Ce
niveau hiérarchique des cadres de proximité doit être réinvesti pour
Ce niveau
que les managers reprennent confiance, retrouvent l’expérience du
hiérarchique des cadres
travail collaboratif, qui est moins anxiogène. Les leviers d’action
de proximité doit être
peuvent venir de moments de crise ou de tensions, car ceux-ci
réinvesti pour que sont propices à un réinvestissement des échelons de terrain.
les managers reprennent L’organisation du travail devrait laisser les profils individuels
confiance, retrouvent s’exprimer. Quel que soit le secteur d’entreprise, le managel’expérience du travail ment dépend de trois aspects : l’histoire, la culture de l’entrecollaboratif, qui est moins
prise ; les hommes qui répondent à des typologies de managers
anxiogène. L’organisation
et des typologies de partenaires sociaux ; le contexte éconodu travail devrait laisser
mique. Il est difficile de démêler la cause et les effets. Il est souvent
les profils individuels
affirmé
que la performance sociale conditionne la performance écos’exprimer.
nomique, mais il est difficile de l’évaluer précisément avec une rigueur
scientifique.
J.-P.B. La politique du chiffre conduit à un reporting permanent qui
peut constituer jusqu’à un tiers du temps de travail des cadres. C’est
énorme face au discours managérial sur la chasse aux gaspis, aux temps
improductifs. Le lean management a conduit à une réduction drastique
des « couches » intermédiaires, des strates hiérarchiques. Les cadres
intermédiaires ou de proximité sont en situation d’injonctions contradictoires permanentes. Ils sont parfois amplificateurs des contraintes,
parfois des réducteurs ou amortisseurs des tensions, si tant est qu’ils
disposent de marges de manœuvre pour ce faire.
Aujourd’hui, il est question de réhabiliter ces managers de proximité.
Pour donner du sens, il faut d’abord du bon sens, de la proximité en
effet, mais pas seulement de la proximité aux personnes, pas seulement
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de l’écoute, mais bien une attention à l’activité, au travail et les moyens
pour eux et pour leur équipe de bien faire ce travail. Il faut retrouver du
temps de délibération, de la confrontation sur le travail suivant le niveau
de chacun. Il est important de redonner une dimension collaborative sur
les conditions d’exercice de la responsabilité. C’est une responsabilité
RH, mais aussi une responsabilité du syndicaliste.
Face aux défis posés par les nouvelles organisations du travail,
comment la formation des managers doit-elle évoluer ?
M.Y. Les formations ressources humaines des grandes écoles et des universités ont bien évolué. Le manager, au sens classique du terme, a pour
fonction d’organiser le management. Aujourd’hui les managers doivent être,
selon moi, des « RH partners ». Les personnes qui ne sont pas nécessairement dans le domaine des ressources humaines opérationnelles, comme les
directeurs d’usine, les directeurs financiers ou marketing doivent avoir un
bagage. Les formations supérieures d’ingénieur système sont bonnes mais
ne forment pas au management d’équipe, aux relations avec les syndicats. L’apprentissage du management devrait devenir partie intégrante
La formation des
de toute formation supérieure.
décideurs, managers,
Dans les programmes scolaires, quand prononce-t-on le ingénieurs, laisse encore
mot « entreprise » ou « syndicat » ? Le système élitiste français peu de place à la partie
privilégie les filières mathématiques comme Maths Sup, RH, aux relations sociales,
Maths Spé et les écoles d’ingénieurs. Il ne permet pas d’ou- à la gestion des conflits.
verture sur l’entreprise et le management, sur la vie sociale. Le futur est à
La compréhension des ressorts managériaux ne se sous-traite la co-construction
pas. L’ANDRH a fait tout un travail pour discuter de la pluri- des compromis durables.
disciplinarité nécessaire des enseignants. Nous avons regroupé Le syndicalisme doit
pouvoir y apporter
des sociologues, des psychologues, des syndicalistes, des DRH,
sa contribution.
des historiens, des spécialistes des systèmes d’information qui
viennent parler de sujets concrets comme le recrutement des salariés
handicapés, l’égalité professionnelle, le dialogue social. Il s’agit de décloisonner pour une fertilisation croisée.
J.-P.B. La formation des décideurs, managers, ingénieurs, laisse encore
peu de place à la partie RH, aux relations sociales, à la gestion des conflits.
Certes, la formation initiale ne peut pas tout en direction de publics manquant parfois cruellement de points de repères de situations professionnelles, mais elle doit mieux faire. Comment par exemple ignorer la prise en
compte des défis sociétaux d’un développement plus durable ?
La formation continue est tout aussi interpellée sur ces questions. Les
évangélistes des modèles de management ne laissent guère plus de place à ces
questions fondamentales pour notre avenir et donc pour les décideurs de
demain. Le futur est à la co-construction des compromis durables. Le chantier est colossal et le syndicalisme doit pouvoir y apporter sa contribution.
Propos recueillis par Fabienne Doutaut et Henri Forest.
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