Synthèse Psychol NeuroPsychiatr Vieil 2006 ; 4 (2) : 127-34 Les faux souvenirs : à la frontière du normal et du pathologique False memories: an interface between normal memory and pathology Résumé. L’un des aspects les plus inattendus de notre mémoire est l’existence de faux souvenirs. Ce phénomène désigne le rappel ou la reconnaissance d’événements qui n’ont jamais eu lieu. Depuis quelques années, l’étude des faux souvenirs est devenue un domaine de recherche particulièrement actif de la psychologie et de la neuropsychologie. Laboratoire cognition et L’objectif de cette revue est de parcourir les différentes études menées sur les faux souvecomportement associé nirs, en s’intéressant plus spécifiquement à l’influence de l’âge et de la maladie d’Alzheimer au CNRS, Université René sur leur production. Nous discutons ensuite les mécanismes d’apparition des faux souveDescartes, Paris 5 <[email protected]> nirs chez les sujets sains et les patients cérébrolésés en passant en revue les hypothèses liées à l’organisation de la mémoire sémantique et aux fonctions exécutives. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. ANNE GUYARD PASCALE PIOLINO Tirés à part : P. Piolino Mots clés : mémoire épisodique, faux souvenir, fausse reconnaissance, vieillissement, maladie d’Alzheimer Abstract. One of the most unexpected aspects of our memory is the existence of false memories. This phenomenon concerns the recall or recognition of events that never took place. Since a few years, the study of false memories became a field of research particularly active in psychology and neuropsychology. The objective of this review is to examine the various studies undertaken on false memories, while being interested more specifically by the influence of age and Alzheimer’s disease on their production. We discuss then the mechanisms of production of false memories reviewing the assumptions related to the organization of semantic memory and to executive functions. Key words: episodic memory, false memory, false recognition, aging, Alzheimer’s disease L a mémoire épisodique est définie comme la mémoire des événements personnellement vécus, situés dans leur contexte spatiotemporel et social d’acquisition [1]. Contrairement aux autres systèmes de mémoire à long terme (e.g. mémoire sémantique ou mémoire procédurale) qui restent orientés vers le présent, la mémoire épisodique permet de voyager mentalement dans le temps, c’està-dire de revivre les expériences passées et de se projeter vers l’avenir. L’un des aspects les plus inattendus de cette forme de mémoire est l’existence de faux souvenirs, soit le rappel ou la reconnaissance d’événements qui n’ont jamais eu lieu. Ce phénomène soulève la question particulièrement délicate et passionnante de la frontière du normal et du pathologique dans la distorsion des souvenirs. Les dysfonctionnements de la mémoire épisodique présents chez les patients cérébrolésés impliquent non Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006 seulement des déficits d’encodage, de récupération ou des oublis, mais également la création de faux souvenirs. Ceux-ci peuvent se manifester par des fabulations ou bien des intrusions et des fausses reconnaissances dans les épreuves classiques de mémoire épisodique comme le test de Grober et Buschke. Si les recherches en neuropsychologie se sont surtout centrées sur l’étude des symptômes négatifs qui accompagnent les désordres mnésiques liés aux pathologies cérébrales (déficit de rappel ou de reconnaissance d’une information étudiée), un intérêt croissant se porte depuis ces dernières années sur l’étude des symptômes positifs (faux rappel ou fausse reconnaissance). Pourtant, il existe aussi des faux souvenirs chez le sujet sain, certains pouvant entraîner des faux témoignages par exemple. De plus, tout souvenir contient une part de déformations puisque par essence il est une reconstruction plus ou moins approximative de la réalité à 127 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. A. Guyard, P. Piolino partir de ce que nous connaissons de nous même et de souvenirs de détails vécus, et c’est un phénomène normal [2]. Les faux souvenirs ne sont donc pas l’apanage des patients souffrant de troubles de mémoire. Étudier ces distorsions mnésiques s’avère être d’un intérêt multiple, puisqu’elles permettent de donner des informations sur le fonctionnement normal de la mémoire et sa fragilité, ainsi que de caractériser les désordres mnésiques liés aux pathologies cérébrales. La plupart des études de laboratoire menées en neuropsychologie des faux souvenirs se sont appuyées sur le paradigme novateur du « DRM » du nom des auteurs Deese, Roediger et McDermott. Favorisant l’émergence de fausses reconnaissances chez les sujets sains comme chez les sujets atteints de déficits mnésiques, cette procédure permet de mieux cerner les effets des lésions cérébrales sur la création de faux souvenirs, notamment dans le cadre de la maladie d’Alzheimer. Après une description succincte des différentes formes de faux souvenirs explorées dans la littérature et des mécanismes mis en jeu lors de leur production, notamment lors des fausses reconnaissances, nous soulignerons plus spécifiquement la manière dont le vieillissement normal et la maladie d’Alzheimer influencent ces faux souvenirs. Souvenirs et faux souvenirs L’essor des études sur les faux souvenirs remonte aux années 1990 avec les débats tumultueux aux ÉtatsUnis concernant la véracité des reviviscences précises de souvenirs traumatiques d’abus sexuels lors de psychothérapies [3]. C’est dans le contexte de ces discussions que le terme de « faux souvenirs » est entré dans l’usage commun des recherches en psychologie sur la nature des processus mnésiques. Ces travaux ont permis aux chercheurs en psychologie de ne plus entrevoir les systèmes mnésiques d’une façon réductrice et largement influencée par l’aspect quantitatif de la performance mnésique du sujet. Motivés par les distorsions mnésiques observées dans la vie quotidienne, de nombreux travaux ont souligné l’intérêt de s’attacher à l’aspect qualitatif de la performance mnésique, afin de faire le lien entre les phénomènes de fausses mémoires chez le sujet sain et les distorsions mnésiques ou illusions de mémoire observées dans les pathologies cérébrales. La mémoire est vraisemblablement la fonction psychologique qui nous est la plus familière, puisqu’elle intervient dans toutes nos activités quotidiennes. Des expériences ou des événements datant de dix ans peuvent être remémorés avec force de détails, si bien que 128 nous avons l’impression de pouvoir les revivre. Cependant, notre mémoire n’est pas infaillible. Notre cerveau n’est pas comparable au disque dur d’un ordinateur, où les détails sont inscrits, stockés, puis récupérés avec une fiabilité absolue. La mémoire est un processus créateur, tout comme la perception visuelle. Les souvenirs peuvent être sujets à la transformation, au mélange, à l’imagination, à l’altération ainsi qu’à l’oubli. Certaines descriptions d’événements que nous n’avons pourtant pas vécus peuvent être acceptées comme des représentations réelles de nos propres expériences [4]. Nos souvenirs sont sensibles aux suggestions des autres, ainsi qu’à leurs questions dirigées. Différents facteurs affectant les phases d’encodage et de récupération sont impliqués dans les distorsions des souvenirs autobiographiques [3, 5]. La mémoire autobiographique est une mémoire sélective qui voit la réalité à travers un prisme, celui de notre modèle d’identité. Ce modèle (le self) détermine ce qui est encodé, stocké ou récupéré au gré des intérêts, des croyances et des désirs présents. Si l’encodage peut être défini comme le processus permettant le traitement et la conversion des caractéristiques d’un événement en traces mnésiques, il s’agit déjà d’un processus subjectif qui guide notre attention sur les éléments à encoder. Notre savoir préexistant peut aussi envahir et corrompre nos nouveaux souvenirs. La plupart des événements quotidiens sont oubliés rapidement dans les jours qui suivent leur encodage, seuls certains événements sont maintenus en mémoire autobiographique et stockés durablement. Cette consolidation est, là aussi, le fruit d’un processus de sélection guidé par notre subjectivité. Lors de la récupération en mémoire, les souvenirs autobiographiques mettent en jeu des processus mnésiques complexes de reconstruction : les souvenirs ne sont pas des copies conformes mais ils évoquent en les modifiant les événements vécus ; ils dépendent des connaissances autobiographiques de base, du modèle d’intégrité et de cohérence du sujet (le self) et impliquent des processus de contrôle attentionel pour trouver un indice, rechercher et vérifier le souvenir. Ce processus rend compte de la déformation des souvenirs puisque le souvenir est reconstruit et interprété chaque fois en fonction du self actuel du sujet. Ainsi, l’événement récupéré est une interprétation propre au sujet. L’expérience du souvenir émerge de la cohérence du self actuel avec le self passé permettant de revivre des détails perceptivo-sensoriels et cognitifs (affect, perceptions, pensées...) de nos expériences passées à partir de connaissances plus générales autobiographiques. L’acte de récupérer des souve- Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006 Les faux souvenirs Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. nirs particuliers participe à la consolidation des souvenirs à long terme. Quand nous répétons une information inexacte qui a infiltré nos restitutions pendant que nous essayons de combler les brèches de souvenirs fragmentaires, nous pouvons sans le vouloir créer des croyances erronées concernant le passé. La répétition de versions légèrement différentes du souvenir l’altère de façon inconsciente, créant un souvenir faussé. Ce dernier reste alors solidement ancré dans notre mémoire. De nombreux exemples de souvenirs déformés démontrent que la restitution relativement fidèle d’informations dépend surtout de notre mémoire de la source, soit de notre capacité à rappeler précisément quand, où et comment un événement est survenu. Cette mémoire fait donc appel au contexte de l’encodage. Le terme source fait référence à un certain nombre de caractéristiques qui, ensemble, spécifient les conditions dans lesquelles la mémorisation de l’information s’effectue, comme le contexte spatial, temporel et social de l’événement. Le contrôle de la source (source monitoring) est essentiel pour distinguer ce que nous avons réellement vécu de ce que nous avons pu imaginer. La mémoire de la source contribue ainsi à notre capacité à exercer un contrôle sur nos souvenirs. Elle s’avère néanmoins être particulièrement sensible aux phénomènes de faux souvenirs. Les travaux en neuropsychologie ont également examiné les illusions de mémoire en centrant leur intérêt sur trois phénomènes de distorsions affectant le processus de reconstitution mnésique chez les patients : les fabulations, les intrusions, ainsi que les fausses reconnaissances. Les fabulations font l’objet de multiples définitions. Décrites dans des contextes divers et variés, leurs particularités et leurs mécanismes restent encore très discutés. D’une manière générale, la fabulation peut s’entrevoir comme « un mensonge honnête » [6]. Cette production narrative est une affirmation verbale incohérente avec l’histoire du sujet, son passé et sa situation actuelle [7]. Par exemple, lorsqu’on l’interroge sur son emploi du temps, le sujet répond en fonction de routines bien établies, de ses habitudes, sans que celles-ci correspondent forcément au moment présent. Il arrive également que les préoccupations ou les motivations d’un sujet influencent le contenu de leur fabulation. Cette falsification de la mémoire est un symptôme fréquemment observé chez les patients amnésiques, mais elle a tout d’abord été décrite chez les patients atteints du syndrome de Korsakoff. Les fabulations peuvent également être observées chez les patients Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006 présentant une tumeur cérébrale, une rupture d’anévrisme de l’artère communicante antérieure, une cingulectomie, un traumatisme crânien, une schizophrénie [8] ou dans la maladie d’Alzheimer [9]. Les patients atteints de la maladie d’Alzheimer sont sensibles à la création de fabulation lorsqu’on leur demande de retrouver un souvenir autobiographique ou d’élaborer un projet personnel. La fabulation est produite de façon inconsciente et donc à différencier du mensonge. Le menteur, conscient de ses dires, a pour finalité de tromper l’autre, alors que le fabulateur est dupé lui-même. Deux formes de fabulation sont actuellement décrites dans la littérature. On distingue les fabulations provoquées des fabulations spontanées [10]. Les premières expriment la tendance du patient à enrichir ses souvenirs en réponse à une question posée. Elles peuvent émerger par exemple lors de la passation de tests mnésiques. Les deuxièmes, quant à elles, se présentent comme des épisodes réels ou imaginés, déplacés dans le temps, ou au contenu parfois incongru. Ces dernières sont souvent résistantes et simples à détecter de par la contradiction, la bizarrerie et l’improbabilité des réponses fournies par le sujet. Les auteurs restent cependant encore très imprécis sur la différenciation des mécanismes entre ces deux types de fabulation. Plusieurs hypothèses ont été proposées pour expliquer l’origine de ces phénomènes mnésiques. Elles soulignent le rôle du dysfonctionnement des fonctions exécutives, des processus de contrôle en mémoire, du niveau de conscience et de la temporalité ou des déficits multiples [8]. Néanmoins, toutes s’accordent sur le fait que la production de fabulation survient souvent après des lésions des régions frontales ventromédianes. Cette vision localisationiste nous permet alors de mieux appréhender le fait que, contrairement à d’autres formes de faux souvenirs telles que les intrusions ou les fausses reconnaissances, les sujets âgés sains sont moins enclins à la création de fabulations. Étudier les faux souvenirs en laboratoire Les travaux neuropsychologiques ayant exploré la création de faux souvenirs en situation de laboratoire se sont principalement attachés à l’étude des intrusions et des fausses reconnaissances. Les intrusions peuvent être définies par la production d’items non étudiés dans des tâches de rappel libre ou indicé. Dans une procédure de mémoire épisodique verbale similaire à celle du test de Gröber et Buschke, Desgranges et al. 129 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. A. Guyard, P. Piolino [11] ont mis en évidence que la phase de rappel libre engendre moins d’intrusions que la phase de rappel indicé chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Cette étude suggère donc que les intrusions produites sont de nature différente en fonction de la condition du rappel. Des corrélations étroites ont été mises en évidence entre intrusions en rappel libre et hypométabolisme au niveau du cortex préfrontal droit et de la formation hippocampique gauche. La production d’intrusion en rappel indicé, quant à elle, est liée aux dysfonctionnements du cortex entorhinal gauche. Les fausses reconnaissances apparaissent quand les sujets pensent, de façon incorrecte, avoir encodé préalablement un mot nouveau ou un nouvel événement. Ces dernières renvoient donc à la reconnaissance d’items non étudiés. Plusieurs paradigmes expérimentaux nous permettent d’observer ces différentes distorsions mnésiques, mais le plus utilisé reste la procédure DRM. Ce paradigme original développé par Deese [12], revu et modifié par Roediger et McDermott [13], a permis de montrer que l’on peut prévoir l’occurrence de faux souvenirs lors d’une épreuve de rappel libre et d’une épreuve de reconnaissance. Dans cette expérience, les sujets sains sont soumis à l’apprentissage de listes de mots sémantiquement associés (par exemple pour une des listes : lit, repos, éveillé, fatigue, rêve, sommeiller, réveil, couverture, somnoler, couché, ronflement, sieste) tous liés à un seul mot (l’item critique : dormir) qui n’est jamais présenté. L’item critique peut donc être défini comme un mot très fortement associé au thème sémantique de la liste, mais qui n’en fait pas partie. Les auteurs découvrent ainsi que certaines listes amènent souvent les sujets à citer l’item critique lors de la tâche de rappel libre immédiat et à créer de nombreuses fausses reconnaissances sur ces items en tâche de reconnaissance. La tâche de reconnaissance est également accompagnée du paradigme R / K (« Je me souviens » ou « remember » / « Je sais » ou « know »). Née d’une proposition de Tulving [14] et développée ultérieurement par Gardiner et al. [15, 16], cette procédure permet d’appréhender l’expérience phénoménologique des sujets lors de fausses reconnaissances. Par une approche de nature introspective, ces auteurs demandent directement aux sujets de donner une indication qualitative sur la nature des opérations mentales effectuées au moment de la reconnaissance de l’item. Ainsi, les sujets classent les items reconnus en réponse « Je me souviens », lorsque la reconnaissance est accompagnée du souvenir conscient de la représentation élaborée au moment de l’encodage (par exemple une image mentale ou une 130 association d’idée) ; et en réponse « Je sais » lorsque la reconnaissance est effectuée sur la base d’un sentiment de familiarité, en dehors de tout accès conscient à l’information relative au contexte d’apprentissage. Tulving [14] associe la notion « Je me souviens » à celle de conscience autonoétique, qui renvoie à la capacité d’un sujet de se souvenir d’un événement passé en voyageant mentalement dans le temps, afin de revivre cet événement particulier. La conscience autonoétique est donc étroitement liée au système de mémoire épisodique. À l’opposé, la notion « Je sais » est associée à l’état de conscience noétique qui reflète une conscience abstraite et décontextualisée du passé, et qui est liée au système de mémoire sémantique. Les résultats obtenus par Roediger et McDermott [13] montrent que les faux souvenirs, c’est-à-dire la restitution d’items critiques, sont associés à des jugements « Je me souviens ». Pour ces auteurs, ces faux souvenirs sont donc basés sur un sentiment de certitude et de reviviscence erroné du contexte d’apprentissage, soit une erreur de mémoire de la source. Les fausses reconnaissances s’expliquent principalement par deux théories. Selon l’hypothèse de « la réponse associative implicite » d’Underwood [17], il y aurait une propagation de l’activation entre les items appartenant à une même catégorie sémantique. Les faux souvenirs résulteraient ainsi d’une confusion de la source d’apprentissage entre l’information générée personnellement par le sujet, qui réalise une association avec l’item critique, et l’information externe réelle. La théorie de « la confusion de la trace » de Reyna et Brainerd [18] propose quant à elle, que l’encodage d’un mot nécessite de mémoriser son idée générale (gist information) et sa spécificité (verbatim information). L’apprentissage d’une liste de mots engendrerait la création de faux souvenirs dès lors qu’il y a perte de la spécificité des mots au profit de la prépondérance de l’idée générale. Depuis quelques années, nous assistons à un regain d’intérêt de la neuropsychologie cognitive pour l’émergence de faux souvenirs chez les sujets âgés et dans la maladie d’Alzheimer. De nombreuses études inspirées du paradigme DRM s’interrogent actuellement sur l’étiologie et sur les différents mécanismes sous-jacents aux phénomènes de fausse mémoire. Notre objectif est donc de dresser un bilan des différentes études menées sur les faux souvenirs ces dernières années, en précisant plus spécifiquement les influences du vieillissement normal et de la maladie d’Alzheimer sur la création de faux souvenirs, tels que les fausses reconnaissances. Nous essaierons également Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006 Les faux souvenirs de déterminer les mécanismes mis en jeu lors de ces productions et d’observer les effets de la maladie d’Alzheimer sur ces distorsions mnésiques, comparativement à d’autres pathologies neurologiques comme le syndrome amnésique. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Faux souvenirs, vieillissement et maladie d’Alzheimer Le vieillissement peut être défini comme le déclin lié à l’âge de la performance dans plusieurs épreuves censées mesurer le fonctionnement cognitif. Dans cette perspective développementale, un grand nombre d’études se sont intéressées aux capacités mnésiques du sujet vieillissant et à la fragilité de sa mémoire. Plusieurs travaux ont confirmé que les sujets âgés ont des capacités de mémoire épisodique amoindries et sont plus enclins aux distorsions mnésiques que des adultes jeunes [19]. Les études basées sur le paradigme DRM montrent en effet que les sujets âgés sont plus susceptibles de produire des intrusions et des fausses reconnaissances sur les items critiques que ne le sont les sujets jeunes [20, 21]. Ces distorsions témoigneraient d’une mémoire de la source déficitaire par rapport à celle des sujets jeunes, puisque les sujets âgés auraient des difficultés à se rappeler des détails de l’apprentissage, comme par exemple la modalité de présentation d’un mot. L’atteinte de la mémoire épisodique est importante chez les patients atteints d’une maladie d’Alzheimer dès les premiers stades de la maladie, ce qui laisse supposer qu’ils sont particulièrement sensibles au phénomène des faux souvenirs. Dans cette perspective de recherche, Balota et al. [20] ont utilisé le paradigme DRM et observé les performances de sujets jeunes, de sujets âgés sains, de sujets sains très âgés, de sujets atteints d’une maladie d’Alzheimer débutante et de sujets atteints d’une maladie d’Alzheimer à un stade un peu plus sévère. Les résultats indiquent que le nombre de rappels et de reconnaissances corrects diminue de façon significative avec l’avancée en âge des participants et en fonction du degré de sévérité de la démence. Parallèlement, les intrusions et surtout les fausses reconnaissances d’items critiques augmentent en fonction de l’âge. En revanche, les intrusions d’items critiques ne semblent pas être influencées par le degré de gravité de la démence et, de façon surprenante, les fausses reconnaissances pour les items critiques diminuent nettement chez les patients atteints d’une maladie d’Alzheimer. Bien qu’inattendu, ce dernier résultat a été retrouvé dans plusieurs études [22, 23]. Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006 Toutefois, Budson et al. [23] ont obtenu des résultats différents en utilisant une procédure d’apprentissage avec plusieurs essais (5 essais). L’analyse des performances révèlait que, comparativement aux adultes âgés sains, les patients Alzheimer créaient moins de fausses reconnaissances sur les items critiques après une seule présentation des listes mais, après essais répétés, ils devenaient plus sensibles à la création de ces fausses reconnaissances que ne l’étaient les sujets âgés sains. Cette condition de passation semble encourager les sujets sains, contrairement aux patients, à faire appel à leur mémoire de la source, diminuant ainsi la production de faux souvenirs. En effet, la répétition des listes permet d’accroître la séparation entre les mots sémantiquement liés du fait d’un meilleur apprentissage des caractéristiques distinctives de chacun à mesure de la répétition des phases d’études et de test. Cette distinction plus nette entre les mots aiderait les sujets sains à différencier plus aisément les mots étudiés des items critiques. En revanche, chez les patients Alzheimer, comme le soulignent Schacter et al. [24] pour les patients amnésiques atteints d’un syndrome de Korsakoff, la phase d’étude des listes par essais multiples crée une représentation robuste de l’idée générale qui permet d’augmenter le nombre de reconnaissances correctes mais produit un accroissement des fausses reconnaissances d’items critiques. Il est à noter que dans des procédures expérimentales similaires au paradigme DRM, des résultats du même ordre ont également été obtenus chez les patients amnésiques [25, 26] avec de nouveaux types de matériel comme des listes de mots semblables à un niveau perceptif [27] (par exemple : fade, fame, face et fake...) ou des séries d’objets abstraits [28]. Mécanismes de création des faux souvenirs Les principales données de cette revue de littérature sur le paradigme DRM révèlent la présence de faux souvenirs chez tous les sujets qu’il s’agisse de sujets jeunes, de sujets âgés, et de patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Ces résultats peuvent s’expliquer au regard des théories actuellement proposées pour expliquer la création de faux souvenirs avec le paradigme DRM. La hausse des fausses reconnaissances critiques chez les sujets âgés ou leur baisse chez les patients Alzheimer semblent pouvoir s’expliquer par la théorie de la confusion de la trace [18]. Celle-ci suggère que l’encodage et la reconnaissance d’un mot 131 A. Guyard, P. Piolino Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Points clés • Les faux souvenirs désignent le rappel ou la reconnaissance d’événements qui n’ont jamais eu lieu. • Les faux souvenirs existent chez les sujets de tous âges, mais ils sont plus fréquents chez les sujets âgés. • Les faux souvenirs sont présents chez les patients cérébrolésés sous la forme de fabulations, d’intrusions et de fausses reconnaissances. • La création de faux souvenirs est la conséquence de dysfonctionnements mnésiques et attentionnels. • En situation de laboratoire, le paradigme DRM permet d’évaluer l’apparition de faux souvenirs. nécessiterait de mémoriser son idée générale (gist information) et sa spécificité (verbatim information), alors que les fausses reconnaissances d’items critiques dépendraient uniquement du souvenir de l’idée générale [18]. Pendant la phase d’encodage, les sujets âgés se basent surtout sur l’information générale donnée par la liste de mots sémantiquement associés, engendrant un taux important de fausses reconnaissances critiques puisqu’ils établissent et retiennent une trace bien intégrée des caractéristiques partagées entre les différents items de la liste [5]. L’augmentation des faux souvenirs dans le vieillissement normal résulterait d’un accroissement de confusion de la source d’apprentissage entre l’information générée personnellement par le sujet, qui réalise une association avec l’item critique, et l’information externe réellement encodée. En revanche, les patients Alzheimer présentent un défaut d’accès à ces deux types d’informations [23]. Leur difficulté pour reconnaître le thème sémantique de la liste laisse supposer qu’ils ne forment pas la représentation mnésique de l’item critique durant la phase d’encodage et par conséquent retiennent moins bien ce thème. Quand vient l’épreuve de rappel libre ou de reconnaissance, ces patients sont donc moins sensibles à la création de faux souvenirs que ne le sont les sujets jeunes et surtout les sujets âgés sains. Leurs déficits de mémoire sémantique les empêchent d’accéder à cette information générale et ils deviennent donc moins sensibles à ce type de faux souvenirs [23]. Selon une autre hypothèse, la création de ces faux souvenirs dépendrait du type d’encodage qui privilégie l’idée générale des mots de la liste au détriment de leur spécificité. Chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, nous avons vu qu’il est possible d’observer une augmentation des faux souvenirs pour les items critiques en favorisant un encodage plus pro- 132 fond. Les essais répétés des listes durant la phase d’apprentissage leur permettent de se créer une représentation de la thématique générale des listes, expliquant une propension aux faux souvenirs plus importante [23]. Des interprétations similaires ont également été retenues pour expliquer les performances obtenues par les patients amnésiques [25]. Tous ces résultats peuvent donc être discutés en termes de changements mnésiques et attentionnels, liés au vieillissement normal et pathologique [20, 23, 27, 28]. La plupart des auteurs considèrent que la dégradation de la mémoire épisodique chez les sujets âgés sains et chez les patients Alzheimer serait associée à des difficultés pour inhiber les représentations mnésiques activées, avec pour conséquence une amplification des taux de faux souvenirs. Ces dysfonctionnements exécutifs ne permettraient pas aux sujets âgés sains, mais surtout aux patients Alzheimer, de supprimer l’influence de l’idée sémantique générale d’une liste développée après plusieurs apprentissages des mots. Leurs mécanismes d’inhibition n’étant pas totalement préservés, la suppression des items à rejeter durant la phase de reconnaissance ne pourrait pas être correctement effectuée, entraînant un affaiblissement du nombre de réponses correctes et un accroissement des fausses reconnaissances. Ces résultats restent à étayer puisque, dans une étude menée sur le vieillissement normal, Lövdén [29] semble contredire cette hypothèse. Cet auteur a évalué 146 sujets âgés de 20 à 80 ans avec le paradigme DRM, mais également avec deux autres tâches suscitant des intrusions sémantiquement liées et des tâches complémentaires testant respectivement la mémoire épisodique, la vitesse de traitement et les capacités d’inhibition. Les résultats confirment et étendent les résultats des travaux antérieurs mettant en évidence un accroissement des intrusions et des fausses reconnaissances chez les personnes âgées. Toutefois, les données suggèrent que l’augmentation des faux souvenirs dans le vieillissement normal serait directement liée aux déficits de mémoire épisodique et non à une diminution des capacités d’inhibition. Ces recherches demandent donc à être répliquées afin qu’une de ces deux hypothèses soit confirmée. Peu de travaux utilisant le DRM dans des pathologies sous-corticales ou frontales ont été effectués, alors que ces travaux pourraient être d’un intérêt capital dans la compréhension des phénomènes de faux souvenirs et de leurs mécanismes [30]. Bien que dans ces pathologies neurologiques les troubles mnésiques ne soient pas au premier plan, ces études permettraient de mieux cerner la création de faux souve- Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Les faux souvenirs nirs et leurs mécanismes, ainsi que les liens qui unissent les processus mnésiques et exécutifs lors de fausses reconnaissances. Chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, le nombre des intrusions critiques et des fausses reconnaissances sur les items critiques dépendrait aussi de l’état de leur mémoire sémantique [27]. Les perturbations de la mémoire sémantique, couplées à des difficultés pour contrôler et inhiber les représentations mnésiques activées, expliqueraient les patrons de résultats observés dans différentes études et le phénomène des faux souvenirs dans la maladie d’Alzheimer. Cette hypothèse reste encore très largement discutée et fait actuellement l’objet d’une étude au sein de notre laboratoire. Conclusion Les faux souvenirs sont à la frontière du normal et du pathologique. Les conceptions anciennes présupposaient que les souvenirs sont des traces indélébiles et infaillibles, stockés dans notre mémoire d’où ils peuvent ressurgir semblables à ce qu’ils étaient au moment de leur encodage. En fait, nos souvenirs sont en permanence sollicités par la création et par l’imagination. Ils sont pour la plupart entièrement reconstruits à la manière d’un puzzle. Souvent déformés par le temps, nos souvenirs contiennent peu d’éléments originaux, bien qu’ils continuent de former une histoire cohérente dont il est difficile de séparer les vrais éléments des faux. La psychologie et la neuropsychologie des faux souvenirs confirment que la récupération de nos souvenirs en mémoire n’est pas à l’abri de distorsions. Beaucoup d’auteurs ont donc examiné les liens entre la mémorisation d’items et la création de faux souvenirs. Grâce à des paradigmes comme le DRM, il est aujourd’hui possible de préciser l’influence de l’âge et des pathologies cérébrales sur la création de faux souvenirs. Après l’apprentissage d’une liste de mots sémantiquement liés, les sujets jeunes sont moins affectés par la production d’intrusions ou de fausses reconnaissances que ne le sont les sujets plus âgés. Contrairement à l’avancée en âge, la progression de la maladie d’Alzheimer n’engendre pas l’accroissement d’intrusions ou de fausses reconnaissances avec le paradigme. Les sujets âgés sains produisent donc plus d’intrusions et de fausses reconnaissances, après une seule présentation de la liste, que ne le font les patients atteints de la maladie d’Alzheimer [20]. Cependant, la nature de cette relation n’est pas claire et les mécanismes d’apparition des faux souvenirs restent encore très largement inexplorés. Comme la théorie de la confusion de la trace [18] ou la réponse associative implicite [17], plusieurs hypothèses explicatives ont vu le jour, mais elles méritent d’être complétées par d’autres données. À l’instar du phénomène de fabulation, la création d’intrusions et de fausses reconnaissances présente des liens étroits avec le contrôle de la source de l’information. Toutefois, l’hypothèse la plus probable reste que la création de tels faux souvenirs provient de facteurs multiples associant le fonctionnement mnésique épisodique et sémantique, ainsi que le fonctionnement exécutif. Références 1. Tulving E. Episodic memory : from mind to brain. Annu Rev Psychol 2002 ; 53 : 1-25. 2. Piolino P, Desgranges B, Eustache F. La mémoire autobiographique : théorie et pratique. Marseille : Solal, 2000. 3. Brédart S, Van Der Linden M. Avant-propos. In : Brédart S, Van Der Linden M, eds. Souvenirs récupérés, souvenirs oubliés et faux souvenirs. Marseille : Solal, 2004 : 9-10. 4. Burt C, Kemp S, Conway M. Memory for true and false autobiographical event descriptions. Memory 2004 ; 12 : 545-52. 5. Conway MA, Fthenaki A. Disruption and loss of autobiographical memory. In : Cermak L, ed. Memory and its disorders. Amsterdam : Elsevier, 2000 : 281-312. 6. Moscovitch M. Confabulation. In : Schacter DL, ed. Memory distorsion. Cambridge : Harvard University Press, 1995 : 226-51. 7. Dalla Barba G. Confabulation : knowledge and recollective experience. Cogn Neuropsychol 1993 ; 10 : 1-20. Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006 8. Laroi F, Marczewski P, Van Der Linden M. Confabulations et hallucinations. In : Brédart S, Van Der Linden M, eds. Souvenirs récupérés, souvenirs oubliés et faux souvenirs. Marseille : Solal, 2004 : 179-207. 9. Dalla Barba G, Nedjam Z, Dubois B. Confabulation, executive functions, and source memory in Alzheimer’s disease. Cogn Neuropsychol 1999 ; 16 : 385-98. 10. Kopelman MD. Two types of confabulation. J Neurol Neurosurg Psychiatry 1987 ; 50 : 1482-7. 11. Desgranges B, Baron JC, Giffard B, Chételat G, Lalevée C, Viader F, et al. The neural basis of intrusions in free recall and cued recall : a Pet study in Alzheimer’s disease. Neuroimage 2002 ; 17 : 1658-64. 12. Deese J. On the prediction of occurrence of particular verbal intrusions in immediate recall. J Exp Psychol 1959 ; 58 : 17-22. 13. Roediger III HL, McDermott KB. Creating false memories : remembering words not presented in lists. J Exp Psychol Learn Mem Cogn 1995 ; 21 : 803-14. 133 A. Guyard, P. Piolino 14. Tulving E. Memory and consciousness. Can Psychol 1985 ; 26 : 1-12. 15. Gardiner JM. Functional aspects of recollective experience. Mem Cognit 1988 ; 16 : 309-13. 16. Gardiner JM, Java RI. Recognition memory and awareness : an experimental approach. Eur J Cogn Psychol 1993 ; 5 : 337-46. 17. Underwood BJ. False recognition produced by implicit verbal responses. J Exp Psychol 1965 ; 70 : 122-9. 18. Reyna VF, Brainerd CJ. Fuzzy trace theory : an interim synthesis. Learn Individ Differ 1995 ; 7 : 1-75. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. 19. Schacter DL, Koutstaal W, Norman KA. False memory and ageing. Trends Cogn Sci 1997 ; 1 : 229-36. 20. Balota DA, Cortese JM, Duchek JM, Adams D, Roediger III HL, McDermott KB, et al. Veridical and false memories in healthy older adults and in dementia of the Alzheimer’s type. Cogn Neuropsychol 1999 ; 16 : 361-84. 21. Tun PA, Wingfield A, Rosen MJ, Blanchard L. Response latencies for false memories : gist-based processes in normal ageing. Psychol Aging 1998 ; 13 : 230-41. 22. Watson JM, Balota DA, Sergent-Marshall SD. Semantic, phonological, and hybrid veridical and false memories in healthy older adults and in individuals with dementia of the Alzheimer type. Neuropsychology 2001 ; 15 : 254-67. 134 23. Budson AE, Daffner KR, Desikan R, Schacter DL. When false recognition is unopposed by true recognition : gist-based memory distorsion in Alzheimer’s disease. Neuropsychology 2000 ; 14 : 277-87. 24. Schacter DL, Verfaellie M, Anes MD, Racine C. When true recognition suppresses false recognition : evidence from amnesic patients. J Cogn Neurosci 1998 ; 10 : 668-79. 25. Schacter DL, Verfaellie M, Pradere D. The neuropsychology of memory illusions : false recall and recognition in amnesic patients. J Mem Lang 1996 ; 35 : 319-34. 26. Schacter DL, Verfaellie M, Anes MD. Illusory memories in amnesic patients : conceptual and perceptual false recognition. Neuropsychology 1997 ; 11 : 331-42. 27. Budson AE, Desikan R, Schacter DL. Perceptual false recognition in Alzheimer’s disease. Neuropsychology 2001 ; 15 : 230-43. 28. Koutstaal W, Schacter DL, Verfaellie M, Brenner C, Jackson EM. Perceptually based false recognition of novel objects in amnesia : effects of category size and similarity to category prototypes. Cogn Neuropsychol 1999 ; 16 : 317-41. 29. Lövdén M. The episodic memory and inhibition accounts of age-related increases in false memories : a consistency check. J Mem Lang 2003 ; 49 : 268-83. 30. Nedjam Z, Dalla Barba G, Pillon B. Confabulation in a patient with fronto-temporal dementia and a patient with Alzheimer’s disease. Cortex 2002 ; 36 : 561-77. Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 2, juin 2006