Université Libre de Bruxelles
Faculté des Sciences Psychologiques et de l'Education
Questions Approfondies de Psychologie Sociale :
Les mécanismes psychologiques du nationalisme
Assaad E. AZZI
Traduction de l'anglais par Stéphanie Vandervoorde, 1998
De l'original :
Azzi, A. (1998). From competitive interests, perceived injustice, and identity needs to
collective action : Psychological mechanisms in ethnic nationalism.
In C. Dandeker (Ed.),
Violence and nationalism
. New York : Transaction Press.
2
INTRODUCTION
Un aperçu des événements contemporains indique que les conflits entre groupes ethnoculturels
faisant partie d'une
catégorie
sociale
plus vaste, en particulier l'"Etat-nation", deviennent plus
fréquents et intenses. Dans la
plup
art des
pays
en voie de développement, en Europe de l'Est,
ainsi que dans les
pays
occidentaux,
le
regain
du sentiment d'appartenance et
d'identification
à
l'ethnie ainsi que
l'émergence
(ou la
résurgence)
du
nationalisme
ethnique deviennent un défi
considérable
à la
légitimité
des frontières internationales actuelles et sont les signes
annonciateurs de l'hostilité et de la
violence
intergroupes. Quelles sont les sources de ce
nationalisme
? La valorisation d'une identité ethnique distincte est-elle une motivation
suffisante
pour
que des individus organisent, soutiennent l'action
collective
structurée ou y
participent
? Ou bien existe-t-il des motivations rationnelles liées à un intérêt
matériel
personnel qui conduisent des individus à
agir
au nom de leur groupe ethnique ? Le
présent
chapitre vise principalement à démontrer comment les théories et
recherches
psychosociales
contribuent au développement d'une compréhension
globale
du
nationalisme
et des conflits
entre groupes ethniques et ce, en cernant les
pro
cessus et
mécanismes
qui relient les
variables
individuelles
aux
variables
groupales et institutionnelles1.
Ce chapitre se divise en trois sections principales. La première
passe
en revue les théories ainsi
que les
recherches
antérieures et actuelles mettant en
lumière
trois motivations psychologiques
qui sont
supposées
inciter les membres
individuels
d'un groupe à
engager
ou soutenir
l'affrontement
collectif
avec un autre groupe : (1) la
poursuite
rationnelle
des intérêts
compétitifs
du groupe, (2) la perception d'une forme d'injustice dans les
systèmes
de
répartition
des ressources rares et (3) le besoin d'une identité positive et distincte. La
deuxième
partie consiste en une analyse critique de la
manière
dont ces trois motivations se manifestent
dans le
nationalisme
ethnique. La troisième section traite des
mécanismes
qui servent de
médiateurs entre les motivations
individuelles
et l'action
collective
organisée,
soit la forme qui
revêt le plus souvent le
nationalisme
ethnique.
QUELQUES PROBLEMES DE DEFINITION
Le
nationalisme,
qui se
caractérise
par une
revendication
collective
d'"appartenance à la
nation", entraîne la remise en question des
structures
existantes au niveau des relations
intergroupes et provoque le désir soit de se
désengager
d'une relation d'interdépendance avec
d'autres groupes, soit d'y
exercer
une
hégémonie.
D'un
point
de vue psychologique, la
revendication
d'appartenance à la nation implique que "le groupe constitue une entité
sociale"
1,
ce qui,
comme
indiqué dans d'autres chapitres de ce volume2, s'articule
généralement
dans le
cadre d'une certaine
idéologie
qui (a) rend plus ou moins explicites une définition et une
légitimation
subjectives du groupe et de ses frontières, basées sur
l'interdépendance
historique,
territoriale,
linguis
tique,
religieuse
ou
culturelle
entre ses membres, (b) diffuse un
message
de
1
N.d.T.
:
(AZZI).
2
N.d.T.
:
DANDEKER,
Ch.
(King's
College
London),
"Nationalism
and
Violence";
DANDEKER,
Ch.,
"Nationalism,
Nation-States
and
Violence
at the End of the
Twentieth
Century";
JAMES,
H.
(Princeton
University),
"The
Economics
of
Nationalism
and
Violence";
UEDA,
R. (Tufts
University),
"Status
Changes
and
Ethnic
Conflict
in
Twentieth-Century
America";
GOW,
J.
(King's
College
L
ondon),
"Nations
States
and
Sovereignty
:
Meanings
and
Challenges
in
Post-Cold
War
International
Security".
3
distinction endogroupe3 et de
différenciation
intergroupe et (c)
avance
des revendications
territoriales.
Le
processus
psychologique de
différenciation
catégorielle
sous-tend
la définition
sociale
de
groupes
nationaux
et de leurs frontières (Bruner, 1957; Tajfel, 1959, 1981; Turner et al., 1987).
Au cours des
deux
dernières
décennies,
les
recherches
en psychologie ont
révélé
le rôle
essentiel e ce
processus
dans la
représentation
que se font les individus de leurs
environnements
physique
et social. Compte tenu du volume et de la
complexité
considérables
des données qui affectent les sens de l'être humain ainsi que des limitations de sa
mémoire
comme
de sa capacité de traitement de
l'information,
le
processus
de
différenciation
catégorielle
fournit un moyen simplifié de traiter
l'information
en réduisant son format et en la classant
dans le plus
petit
nombre de
catégories
possible. Par
exemple,
malgré
les
différences
physiques
entre des chaises qui font de
chacune
d'elles
un objet distinct, notre concept de chaise ne
s'attache
pas
toujours à ces
différences
mais inclut
plutôt
un
ensemble
de caractéristiques
partagées par les chaises en les distinguant des autres objets. Le
processus
de
catégorisation
d'objets ou de
personnes
entraîne la maximisation des
différences
entre les membres de
catégories
différentes
(la
différenciation)
et la minimisation des
différences
entre les membres
d'une même
catégorie
(l'homogénéisation). Il est
facile
d'imaginer
comment ce
processus
se
concrétiserait dans la construction
sociale
de
catégories
nationales.
Le fait que la
catégorisation
entraîne une
accentuation
des
différences
et des similitudes
suppose
que les identités de groupe sont, du moins en
part
ie,
"construites"
socialement.
Cela
ne
signifie
cependant
pas
que les
représentations
catégorielles
et les groupes
eux-mêmes,
d'ailleurs,
soient le
produit
de
l'imagination
pure, thème sur
lequel
bon nombre
d'anthropologues ont débattu
(p.
ex.
Anderson, 1983;
Leach,
1957). Au contraire, il est
probable que le
processus
de construction
sociale
s'appuie
au
départ
sur les
différences
entre
les
catégories
sociales. Ces
différences
pourraient être
physiques
(p.
ex.
la couleur de la peau,
la taille, les traits du
visage),
institutionnelles (les différentes
institutions
religieuses,
sociales
ou politiques),
linguistiques,
territoriales, etc. Il existe parfois des
différences
socioculturelles
subtiles (dans les coutumes, les normes et les
règles
qui régissent l'interaction et la
communication
sociales quotidiennes). En
l'absence
de
constructions
sociales explicites, ces
différences
peuvent
engendrer
des sentiments d'appartenance à un groupe et des
différences
intergroupes, sans devenir
nécessairement
des éléments de
représentations
cognitives
ou
collectives
élaborées
du groupe. Certains
peuvent
se sentir Basques,
Cinghalais
ou
Slovaques
seulement par le partage et l'adoption des valeurs, des coutumes et des
institutions
de ces
communautés. Cette forme
d'identification
est différente de
celle
engendrée
par les
processus
de construction
sociale
concrétisés dans les
idéologies
nationalistes (Gellner, 1987). Le
nationalisme
implique un
processus
de construction
sociale
qui confère une
signification
psychologique
aux
différ
ences entre les catégories sociales. Ainsi, ces catégories font
progressivement partie d'une "représentation" cognitive
collective
dans
laquelle
le groupe
constitue
alors une "unité"2 perceptive
distincte
des autres unités. Les facteurs qui influent sur
la transition d'une forme
d'identification
à l'autre seront analysés plus loin dans ce chapitre.
Cette définition établie, on
peut
se
demander
si le
nationalisme
entraîne
nécessairement
le
conflit intergroupe. Notre définition opératoire du conflit intergroupe est la suivante : il s'agit
3
N.d.T. : groupe de personnes partageant un sentiment
d'appartenance, une impression d'identité commune (MYERS &
LAMARCHE (1992 : 330)).
4
d'un affrontement
collectif
déclaré,
déclenché
par une ou plusieurs
parties
(c'est-à-dire les
groupes
sociaux
ou leurs
représentants)
dans le but d'assurer la réalisation, la mise en valeur ou
la préservation des intérêts particuliers de groupe. Cette définition implique qu'il faut faire une
distinction entre le conflit et des
concepts
tels que l'ethnocentrisme, le préjugé et le
stéréotype,
concepts
que les psychologues
sociaux
emploient souvent
comme
s'ils étaient
synonymes
du
conflit. Alors que ces
concepts
se
rapportent
à des
états,
des sentiments, des connaissances et
des croyances
intrapsychiques
qui, dans le cadre d'une relation
causale,
peuvent
être impliqués
dans le conflit, le fait d'établir la nécessité de ces processus dans le conflit intergroupe
relève
plutôt
de
recherches
empiriques que d'une question de définition. Il est possible que ces
états
psychologiques soient des sources
importantes
de conflit sans être toutefois nécessaires ou
suffisantes
pour
l'engendrer.
En effet, ils
peuvent
tant en être les conséquences que les
déterminants
(Sherif
et al., 1961, 1988)3.
Comme
il remet en question les
structures
existantes au niveau des relations intergroupes, le
nationalisme
porte
en lui les
germes
du conflit intergroupe. Le
présent
chapitre vise à
expliquer
comment les
mécanismes
psychosociaux - impliqués
généralement
dans le conflit intergroupe -
se manifestent dans la détermination des conflits nationalistes.
CONDITIONS DE DECLENCHEMENT DU CONFLIT INTERGROUPE : INTERETS
REALISTES ET COMPETITIFS
Deux courants se dessinent parmi les diverses disciplines qui étudient les motivations
impliquées dans le conflit intergroupe, en
général;
et dans le conflit ethnique, en particulier.
L'un met en
évidence
la motivation
liée
à la
poursuite
et à la
maximisation
des intérêts
"rationnels" ou réalistes, l'autre
souligne
le rôle des motivations symboliques ancrées dans les
liens affectifs, les besoins émotionnels ou expressifs et
l'identification
et l'attachement au
groupe4.
Après
le survol des
interprétations
psychosociales
de ces courants, nous montrerons
que
ceux-ci
ne
s'excluent
pas
mutuellement.
Intérêts
réalistes
incompatibles
et
conflit
Selon
la théorie des conflits réels
(Sherif,
1966;
Sherif,
Harvey, White, Hood &
Sherif,
1961,
1988;
Sherif
&
Sherif,
1953;
Simmel,
1955; Coser, 1956, 1957; Campbell, 1965; Le
Vine
&
Campbell, 1972), les individus et les groupes sont des acteurs rationnels dont les actions sont
motivées par la
maximisation
de leur
propre
intérêt. A
partir
de ces prémisses, il
ressort
théoriquement que le conflit intergroupe dépend de la
structure
objective
des relations qu'ils
ont entre
eux
: si ces relations sont compétitives, le conflit est alors
inévitable,
c'est par la
création d'une
structure
de relations coopérative que le conflit est évité ou résolu. La
compétition et la coopération sont respectivement définies
comme
l'incompatibilité
et la
compatibilité des objectifs "réalistes" (ou matériels) de groupe. Deux groupes ont des buts
incompatibles
lorsque les objectifs de l'un ne
peuvent
être
atteints
qu'aux
dépens de
ceux
de
l'autre. Dans cette situation à somme nulle, les relations entre les groupes sont compétitives et
conflictuelles.
On parle de buts
supra-ordonnés
ou compatibles quand les objectifs d'un groupe
ne
peuvent
être
atteints
que si
ceux
de l'autre le sont aussi. Par conséquent, ces buts
nécessitent des relations coopératives
pour
leur réalisation.
Selon
la théorie des conflits réels,
les conséquences psychologiques des incompatibilités d'objectifs (qui sont
elles-mêmes
déterminées
objectivement/socialement)
se manifestent par une accentuation (1) de la
perception
qu'une
menace
est
dirigée
contre
l'endogroupe,
(2) des sentiments d'hostilité à
l'égard
de
l'exogroupe
qui est perçu
comme
la source de cette
menace,
(3) de la solidarité au sein
5
de
l'endogroupe,
(4) de la
saillance
4 de l'identité
endogroupale,
ainsi que par un renforcement
(5) de la
perception
des frontières intergroupes, (6) des
stéréotypes
négatifs envers
l'exogroupe
et (7) du comportement ethnocentrique (Le
Vine
& Campbell, 1972).
Les données
expérimentales
qui corroborent les arguments de cette théorie proviennent des
expériences
menées sur le terrain par
Sherif.
Au cours de ces
expériences
(Sherif
et al., 1961,
1988),
Sherif
a réparti en
deux
groupes les
garçons
de onze ans recrutés dans les camps d'été.
Ces groupes ont été isolés l'un de l'autre
pendant
deux
jours (afin d'observer les
processus
relatifs à la formation de groupes). Il a ensuite
présenté
ces groupes l'un à l'autre dans une série
de situations de compétition, de simple contact et de coopération. On
peut
brièvement
résumer les
résultats,
bien que
complexes,
de la
manière
suivante : la compétition (introduite
sous la forme de
jeux
compétitifs)
a
augmenté
la solidarité de
l'endogroupe,
les
stéréotypes
négatifs vis-à-vis de
l'exogroupe
et les
exemples
d'actions hostiles
spontanées
envers les
membres de
l'exogroupe,
ses symboles et ses biens. Le fait de mettre les groupes en contact n'a
réduit ni la tension ni l'hostilité. Ce n'est qu'après une série d'activités comprenant des buts
supra-ordonnés
(coopératifs) que l'hostilité, de
même
que les
stéréotypes
négatifs de
l'ethnocentrisme, ont décru. Diverses
expériences
réalisées
sur le terrain et en laboratoire ont
donné les mêmes
résultats
(Blake, Shepard &
Mouton,
1964; Diab, 1970; Wilson & Miller,
1961; Wilson & Kayatani, 1968).
Les critiques de la théorie des conflits réels ont progressé
grâce
à
l'accumulation
de
résultats
expérimentaux
montrant que certains
symptômes
du conflit - en particulier le comportement
ethnocentrique sous la forme d'un biais pro-endogroupe dans
l'évaluation
des performances et
attributs
de groupe ou dans la
répartition
des ressources -
apparaissent
dans les situations
coopératives ou
lorsqu'aucune
compétition
explicite
n'est
présente.
Selon
certains auteurs, ces
résultats
indiquent que le conflit intergroupe ne nécessite
pas
l'interdépendance
compétitive et
que la
saillance
de la
catégorisation
endogroupe-exogroupe
suffit à faite
apparaître
certains
symptômes
du conflit, à savoir le comportement ethnocentrique (Brewer, 1979; Tajfel &
Turner, 1986; Turner, 1981). Les critiques
soulignent
que les études
réalisées
par
Sherif
confondent le passage de
l'interdépendance
compétitive à
l'interdépendance
coopérative avec
une
modification
dans la
saillance
de la
catégorisation
en groupes (Brewer, 1979; Turner,
1981). Ainsi, le contact compétitif a lieu lors de situations qui marquent très nettement les
frontières intergroupes
(p.
ex.
les groupes sont
répartis
à des endroits différents sur les plaines
de
jeux);
en
revanche,
les situations impliquant des buts
supra-ordonnés
permettent
aux
individus de se confondre
au-delà
des frontières intergroupes (Brewer, 1979; Brown, 1988).
Afin de mettre en
évidence
le rôle de la
catégorisation
en groupes, de
nombreux
chercheurs
citent le
rapport
de
Sherif
dans
lequel
l'ethnocentrisme
apparaît
dans les
expériences
sur le
terrain dès que la présence de
l'endogroupe
est
signalée
(avant l'introduction
explicite
de la
situation compétitive par les expérimentateurs). Cette
explication
de l'ethnocentrisme - à
savoir, résultat de la
catégorisation
saillante
plutôt
que des intérêts
compétitifs
-
suppose
que
la résolution du conflit n'est possible que lorsque les sujets interagissent les uns avec les autres
en qualité d'individus et non
comme
membres de
catégories
différentes (cfr. Brewer & Miller,
1984).
Selon
ce
point
de vue, il est peu probable que la coopération aboutisse à l'atténuation
du conflit, sauf à abolir les frontières intergrou
pes.
Toutefois,
certaines découvertes récentes
ne confirment
pas
cette conclusion. En effet, elles montrent que l'introduction de buts
supra-
ordonnés qui entraînent la dissolution des frontières intergroupes
peut
augmenter
plutôt
que
4
N.d.T. :
quelque chose qui vient à l'esprit, qui est actif dans la
mémoire (AZZI).
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