Quelle pathologie psychiatrique pour l`empereur romain Caligula ?

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L’Information psychiatrique 2009 ; 85 : 83-92
PATHOGRAPHIE
Quelle pathologie psychiatrique
pour l’empereur romain Caligula ?
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017.
Alexandre Baratta1, Olivier Halleguen2
RÉSUMÉ
Le jeune empereur romain Caligula a marqué son gouvernement par une politique réputée déséquilibrée et sanguinaire.
Ce personnage n’a pas cessé d’interroger historiens, psychologues et médecins sur une possible maladie mentale ayant pu
affecter son jugement. De multiples hypothèses ont ainsi été élaborées, allant de la psychopathie à la schizophrénie. Quels
sont les arguments avancés par chacun ? Quelle lecture sémiologique pouvons-nous faire des sources antiques ? Il s’agira
dans tous les cas de confronter les nombreux arguments sémiologiques entre eux afin de se rapprocher le plus possible du
tableau clinique originel.
Mots clés : lecture sémiologique, maladie mentale, personnalité perverse
ABSTRACT
What psychiatric disease did the Roman Emperor Caligula suffer from? The young Roman emperor Caligula ran his
government with politics reputed to be unstable and blood-thirsty. This character and the possible mental illness that
may have affected his judgement continue to intrigue historians, psychologists and doctors. Multiple hypotheses have
therefore been developed, ranging from psychopathy to schizophrenia. What are each of the advanced arguments?
What semiological understanding can we draw from the antique sources? In all cases, the many semiological
arguments will need to be compared with one another in order to relate as much as possible with the original clinical
picture.
Key words: semiological understanding, mental illness, perverse personality
RESUMEN
¿Cual es la patología psiquiátrica del emperador Calígula ? El joven emperador romano Calígula tuvo la reputación
de gobernar con una política desequilibrada y sanguinaria. Este personaje siempre ha intrigado a historiadores,
psicólogos y médicos sobre una posible enfermedad mental que pudo afectar su capacidad de juicio. Se han elaborado
múltiples hipótesis que van de la psicopatía a la esquizofrenia. ¿ Cuales son los argumentos para cada una de estas
posibilidades ? ¿Que lectura semiológica podemos hacer de los datos históricos ? En cualquier caso se tratará de
confrontar los numerosos argumentos semiológicos entre ellos para intentar acercarnos lo más posible del cuadro
clínico original.
doi: 10.1684/ipe.2009.0433
Palabras clave : lectura semiológica, enfermedad mental, personalidad perversa.
1
Secteur de psychiatrie adulte G06 ; établissement public santé Alsace-Nord (Epsan) 141, avenue de Strasbourg, 67170 Brumath
<[email protected]>
2
Secteur de psychiatrie adulte G02, établissement public de santé Alsace Nord (Epsan) 141, avenue de Strasbourg, 67170 Brumath
Tirés à part : A. Baratta
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 85, N° 1 - JANVIER 2009
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A. Baratta, O. Halleguen
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Introduction
Le Haut Empire romain débute par la succession d’empereurs issus d’une lignée commune, les julio-claudiens.
Cette période est marquée par des règnes réputés auprès
du grand public comme sombres et cruels. Dans l’imaginaire collectif, les noms de Néron et de Caligula sont associés à un gouvernement sanguinaire et arbitraire. Cette
époque fait place à l’âge d’or de Trajan et des Antonins,
perçu comme la victoire de la vertu sur le vice des julioclaudiens.
Caligula a inspiré une abondante production artistique.
Il apparaît fréquemment sous les traits d’un homme cruel,
déséquilibré voire fou. De nombreuses études se sont intéressées à sa personnalité. Il s’agissait de tenter d’expliquer
l’accomplissement d’actes considérés comme irrationnels.
De multiples hypothèses ont été développées. Successivement schizophrène, psychopathe, maniaco-dépressif, voire
hyperthyroïdien, Caligula a reçu de nombreux diagnostics.
Ces hypothèses diagnostiques sont basées sur la lecture
sémiologique des sources. Les troubles comportementaux
de Caligula sont traduits en termes de signes psychiatriques.
Il s’agit d’une étape fondamentale, qui permet dans un
second temps la confrontation des sources entre elles.
Ce travail est indispensable du fait du parti pris des différents auteurs. La confrontation des arguments séméiologiques permet alors de se rapprocher le plus possible du
tableau clinique originel. Armé de ses différents arguments,
il devient possible de formuler une série d’hypothèses univoques.
Hypothèses diagnostiques
Troubles de la personnalité
• Personnalité perverse
Les descriptions historiques les plus marquantes pour le
lecteur moderne se situent au niveau des débordements
sexuels de Caligula. Ce dernier est décrit comme pratiquant
l’inceste avec ses sœurs [15, 63], participant à des orgies
[34, 62] imposant des rapports sexuels sous contrainte aux
épouses de ses rivaux [64]. De tels actes sont aisément identifiables comme des symptômes pervers, s’agissant d’une
déviation de la pulsion sexuelle. Dans ce cas précis il s’agirait de déviations relatives au but (rapports sexuels imposés,
sadisme) et de déviations relatives à l’objet de la pulsion
sexuelle (inceste, exhibitionnisme). Les descriptions laissées par les sources évoquent certaines œuvres du marquis
de Sade, en particulier Les 120 Journées de Sodome :
« Tout était prêt dans le salon des orgies : les femmes y
étaient déjà nues, couchées sur des piles de carreaux à terre,
pêle-mêle avec les jeunes gitons sortis de table à ce dessein
un peu après le dessert. Nos amis s’y rendirent en chancelant, deux vieilles les déshabillèrent, et ils tombèrent au
milieu du troupeau comme des loups qui assaillent une ber-
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gerie. L’évêque, dont les passions étaient cruellement irritées par les obstacles qu’elles avaient rencontrés à leur saillie, s’empara du cul sublime d’Antinoüs pendant
qu’Hercule l’enfilait et, vaincu par cette dernière sensation
et par le service important et si désiré qu’Antinoüs lui rendit
sans doute, il dégorgea à la fin des flots de semence si précipités et si âcres qu’il s’évanouit dans l’extase. Les fumées
de Bacchus vinrent achever d’enchaîner des sens qu’engourdissait l’excès de luxure [51]… »
Mais il est important de distinguer des symptômes pervers d’une véritable personnalité perverse. De tels aménagements pervers peuvent émailler l’évolution de toute personnalité pathologique, qu’elle soit histrionique, phobique
ou paranoïaque. Comme le souligne Freymann, « … un certain nombre de manifestations perverses radicales […] peuvent fonctionner comme un symptôme névrotique et s’avérer en être l’écorce. Cela veut dire que, même si les gens ont
fait les choses les plus horribles du monde, le diagnostic de
perversion n’est pas pour autant le signe d’une structure
perverse » [29].
La question de la définition de la personnalité perverse
est plus délicate, aucun critère officiel n’existant à ce jour
dans les classifications internationales. Ainsi que le rappel
Freymann, « ne serait-ce pas un comble d’attendre de la
perversion qu’elle respecte une limite définissable ou définitive ? La perversion n’est-elle pas une sorte de pathologie
des limites ?». Ce qui caractérise avant tout le pervers est
une tendance à la transgression de la loi. Cette transgression
procure la jouissance, le pervers tentant de faire prévaloir sa
loi tout autre forme de loi. De tels actes sont toujours
accomplis en l’absence de culpabilité. Dor explique bien
la relation établie entre la jouissance et la loi chez le pervers : « C’est dans la provocation incessante de la loi que le
pervers s’assure (ou se réassure) que la loi existe réellement,
qu’il peut la rencontrer et chercher à y éprouver l’économie
de sa jouissance [19]. » Ainsi, le pervers n’ignore pas la loi,
mais la transgresse en toute connaissance de cause. Le plaisir du pervers ne peut se satisfaire que par la transgression,
dirigée contre un ensemble de règles émanant d’une autorité
institutionnelle ou morale [1].
Un tel rapport à la loi existe-t-il chez Caligula ? Aucune
source ne mentionne de tels incidents chez Caligula pour la
loi institutionnelle. Mais le problème ne peut se poser en ces
termes dans ce cas, Caligula étant en position d’imposer la
loi ou d’être la loi. Dans ce cas la loi n’est pas transgressée
mais instrumentalisée, le jeune empereur tirant des arguments de cette dernière pour justifier ses actes.
En effet, Caligula est le premier princeps à accumuler les
différents pouvoirs si rapidement. Cette consécration fragilise la tradition républicaine, le jeune empereur détenant le
droit de veto sur toute décision sénatoriale. Aucun magistrat
ne pouvant s’opposer à ses décisions, Caligula utilise l’édifice légal pré existant pour assouvir ses pulsions [45]. Par ce
pouvoir légal, Caligula parvient néanmoins à transgresser
les traditions républicaines et institutionnelles. Cette
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recherche de la transgression peut expliquer l’acharnement
de Caligula contre les sénateurs, qui sont ses principales
victimes. En tant que représentants de l’autorité, ils sont
manipulés [13] ou exécutés de façon arbitraire [12, 74]. À
défaut de lois pénales, les rapports qu’entretien l’empereur
avec le sénat semblent offrir à Caligula l’occasion de transgresser un minimum de lois morales ainsi que les traditions
antiques.
La personnalité perverse se caractérise par une tendance
au mensonge et à la manipulation. Cette mauvaise foi prend
le plus souvent le masque de la sincérité dans le dessein d’en
tirer profit. La manipulation provoque en soit la jouissance
du pervers. L’autre est instrumentalisé dans le seul but d’en
tirer un profit particulier. Une telle duplicité semble présente
chez Caligula. Plusieurs sources décrivent le prince comme
ayant recours au mensonge et à la manipulation [25, 37].
Les relations personnelles de Caligula sont exploitées dans
un but utilitaire ; devenues inutiles elles sont éliminées physiquement. Tel est le sort que connaît son ami Macron, acteur
clef de l’accès au pouvoir de Caligula. Devenu inutile à l’empereur, il est exécuté peu de temps après la prise de fonction
du nouveau princeps [38].
Les actions du pervers sont accompagnées d’un déni de
la réalité. Le sujet pervers se conduit comme si ses actes
n’avaient jamais été exécutés. Ce qui explique l’absence
de culpabilité chez ce dernier. Le déni est retrouvé dans
les textes de Dion Cassius lorsque Caligula justifie le vol
des richesses de la Gaule par une expédition militaire en
Germanie [14].
La personnalité perverse est surtout connue par sa jouissance dans la souffrance de l’autre. Il ne s’agit pas d’un
défaut d’empathie puisque le pervers parvient à interpréter
et à évaluer la douleur de sa victime. La jouissance ne peut
être ressentie que par l’humiliation et la soumission de l’autre. La quasi-totalité des sources nous décrit un Caligula
sadique. Celui-ci est présenté comme prenant du plaisir à
torturer physiquement ses victimes [61], et provoquant des
accidents mortels dans la foule rassemblée [16]. Le jeune
empereur humilie les aristocrates lorsqu’il critique les performances sexuelles de leurs épouses en public [55]. Il est
pertinent de rappeler à ce propos le scénario que semble
élaborer Caligula lorsqu’il invite de façon répétée les épouses des sénateurs à le suivre pour se livrer à des relations
sexuelles en pleine séance publique. L’élaboration et la
répétition de tels scénarios s’observent couramment dans
les personnalités perverses, et sont un point commun aux
tueurs en série. La soumission des représentants de l’autorité atteint son comble lorsque Caligula menace de mort
gratuitement les consuls en fonction sur le ton de la plaisanterie [62]. Certains des comportements de Caligula estimés
incohérents pourraient relever d’un tel registre. En effet, ce
dernier convoque des magistrats romains à une heure tardive de la nuit. Ceux-ci se rendent auprès de l’empereur,
inquiets de connaître les motifs d’une telle urgence.
Caligula se livre alors à une simple démonstration de
danse devant les premiers personnages de l’état apeurés [9].
Enfin, une exacerbation narcissique peut compléter un
tableau de personnalité perverse. Le sujet peut alors être
absorbé par des fantaisies de succès illimité, de splendeur,
ou de beauté. Un besoin excessif d’être admiré accompagne
le tableau clinique. Un tel narcissisme démesuré est décrit
par Philon d’Alexandrie [40]. Flavius Josèphe décrit un
Caligula sensible aux flatteries [26] tandis que Suétone
relate la mise à mort d’un sénateur qui avait attiré l’attention
de la foule sur lui au détriment de Caligula [64].
Au total, les sources nous dévoilent un Caligula présentant de nombreux symptômes pervers. S’agit-il d’aménagements pervers se surajoutant à un autre trouble de la personnalité, ou d’une authentique personnalité perverse ?
La trajectoire que Caligula emprunte le mène vers son propre anéantissement. L’escalade de ses excès et transgressions ne pouvait que mener à l’élaboration de complots et
à son élimination physique. Cette trajectoire n’est pas sans
rappeler celle de Mishima Yukio, l’auteur de Confessions
d’un masque. Pratiquant une sexualité hétéro et homosexuelle, le premier orgasme de Mishima a été ressenti
lors de la découverte du tableau Saint-Sébastien, représenté
à demi nu transpercé de flèches [33]. Son parcours l’a mené
jusqu’à un rituel d’éventration en public, à l’occasion d’une
tentative de coup d’état. L’évolution dynamique des troubles de Caligula est un argument en faveur d’une structure
perverse plutôt qu’à des aménagements pervers.
• Psychopathie
Selon Lucas, les troubles du comportement de Caligula
seraient expliqués par un trouble de la personnalité de type
psychopathique [32]. Cette hypothèse, développée en 1967
présente la faiblesse de se baser sur une seule source :
Suétone.
Avant de tenter de répondre à la question d’une éventuelle psychopathie chez Caligula, il est important d’en
donner une définition la plus univoque possible. Lucas
insiste bien sur la définition incertaine de ce trouble. En
effet la psychopathie a disparu des classifications psychiatriques internationales. Elle correspondrait à 2 troubles de la
personnalité : la personnalité antisociale et la personnalité
borderline.
La personnalité antisociale est caractérisée par une
approche purement descriptive de comportements violents
avec déficience du comportement social du sujet. Ce trouble
est dominé par une incapacité à se conformer à la loi et aux
codes sociaux. Or Caligula apparaît être adapté à son
milieu. Son intégration auprès de la cour de Tibère semble
s’être déroulée sans anomalie. Après son accession au pouvoir, il ne transgresse pas la loi mais l’utilise à son avantage
pour réaliser les excès dont il est accusé [45]. La personnalité antisociale est également caractérisée par une impulsivité et une incapacité à planifier. Certains éléments pourraient évoquer de tels troubles comme une expédition
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A. Baratta, O. Halleguen
militaire décidée dans l’urgence [68, 75]. Cependant d’autres sources évoquent un Caligula calculateur, méditant ses
méfaits afin d’en tirer les meilleurs bénéfices [14]. Par ailleurs, des découvertes archéologiques sont en faveur de
projets politiques et architecturaux sérieux engagés par
Caligula et menés à terme soit par lui-même, soit par ses
successeurs.
Les sentences de mort prononcées à l’encontre des patriciens le plus souvent peuvent paraître impulsives [36]. Mais
elles pourraient aussi s’appréhender dans le registre de la
manœuvre politique. La lecture politique peut leur rendre
un certain sens. Il s’agirait de condamnations calculées dans
le but d’éviter tout mouvement de fronde. En effet, rappelons que Caligula a été victime de 3 complots successifs
dont le dernier lui fut fatal.
Des passages à l’acte hétéro ou auto agressifs sont fréquents au cours d’un tel trouble de la personnalité. Aucune
source ne mentionne l’existence de violences directement
contre les personnes chez Caligula.
Une instabilité des relations interpersonnelles est un des
critères diagnostics de la personnalité antisociale. Caligula
a connu 4 épouses successives, ce qui peut refléter une telle
instabilité. Mais sa première épouse est morte ; les 2 suivantes ont été répudiées. Celles-ci avaient été enlevées de force
à leur conjoint magistrats, les obligeants au divorce. Ce qui
semble être une instabilité pourrait s’interpréter comme une
lutte de pouvoir entre l’empereur et les anciens représentants de l’autorité républicaine opposés au principat.
Dans la personnalité antisociale, une tendance à tromper
par profits ou par plaisir est décrite, avec recherche de bénéfices immédiats. Une absence de sentiment de culpabilité
complète le tableau. Ces tendances sont bien décrites par
la majorité des sources [12, 23, 44, 67]. Un profil de personnalité antisociale pourrait donc se dessiner. Rappelons
qu’il ne s’agit que de l’énumération d’actes sur une période
limitée dont certains sont redondants en fonction des sources, ce qui ne permet pas un approfondissement psychopathologique dans ce sens.
La personnalité borderline est plus ouverte à la clinique
et ne se limite pas à une simple énumération de troubles
comportementaux pouvant perturber l’ordre social. Ce type
de personnalité est marqué par un trouble de l’identité. Un
vécu abandonnique est constant, avec dépendance anaclitique à autrui. Le sujet fournit des efforts considérables pour
éviter l’abandon. Ce vécu complique les relations interpersonnelles qui sont soit idéalisées à l’extrême, soit totalement désinvesties car dévalorisées. Il est intéressant de rapprocher cette donnée des relations ambiguës qu’entretenait
Caligula avec ses 3 sœurs [63]. Il les considérait initialement comme des maîtresses, mais n’a pas hésité à en exiler
deux sur des soupçons de complot. Ses mariages successifs
de courte durée peuvent également faire partie de ce registre. Épris des compagnes de certains sénateurs, il les
contraint au divorce pour les épouser. Les répudiations surviennent rapidement, sur un mode en apparence impulsif.
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Mais les relations qu’entretient Caligula avec les sénateurs et les chevaliers semblent fondées essentiellement sur
la manipulation et l’escroquerie [14, 39, 37].
Les idées de grandeur chez l’empereur vont à l’encontre
d’une instabilité de l’image de soi, puisque sa mégalomanie
semble constante dans le temps. Une impulsivité complète
souvent la clinique du trouble borderline. Les dépenses
inconsidérées ainsi que l’hyper sexualité attribués à Caligula pourraient se situer dans un tel registre [7, 34, 52,
62]. Mais cette libération des conduites instinctuelles ainsi
que cette prodigalité peuvent aussi s’intégrer dans un état
maniaque, ou être une des manifestations cliniques d’une
personnalité perverse.
Une répétition de comportements auto-mutilatoires est
un critère classique d’une personnalité borderline. Aucune
source ne signale de tels passages à l’acte chez Caligula.
Enfin, des épisodes psychotiques transitoires peuvent compliquer ce trouble de la personnalité. Ces manifestations
délirantes ou dissociatives se manifestent préférentiellement à l’occasion d’une situation anxiogène. Le décès
d’un proche pourrait provoquer une telle complication sur
ce terrain. Sénèque et Suétone décrivent bien la réaction de
Caligula face au décès de sa sœur Drusilla [53, 59]. Cet état
évoque une incurie dans le cadre d’un syndrome dépressif,
voir un épisode psychotique transitoire avec voyage pathologique. Mais il est important de rappeler une possible part
culturelle dans ce comportement pour marquer un deuil.
Au total, de nombreux arguments en faveur d’une personnalité de type borderline sont retrouvés chez Caligula au
travers des sources. L’existence d’un tel trouble ne peut être
éliminée formellement chez le jeune prince, malgré l’absence d’épisodes de violences physiques auto ou hétéro
agressives.
• Personnalité histrionique
Les nombreuses conquêtes féminines décrites chez Caligula [17, 57, 65, 77] peuvent poser la question d’une éventuelle personnalité histrionique. Ce trouble de la personnalité est caractérisé par un comportement de séduction
sexuelle inadapté, ou des attitudes suggestives. Chez le
sujet de sexe masculin, le tableau est celui d’un « don juanisme ». Par ailleurs, cette personnalité pathologique s’accompagne d’un goût pour la mise en scène. Le sujet utilise
son aspect physique pour attirer l’attention sur lui. L’ensemble des sources décrit de telles manifestations chez le
jeune prince : déguisements inadaptés lors de manifestations publiques [42, 70], vêtements surchargés en pierres
précieuses [49], participation aux courses de char et aux
pièces de théâtre aux côtés de cochers et acteurs professionnels [9]. Les grimaces auxquelles se livre l’empereur devant
son miroir pour se donner un aspect menaçant pourraient
constituer une mise en scène de sa propre cruauté [69].
Ce goût pour le théâtralisme fréquent chez le sujet histrionique est complété par le désir permanent d’être apprécié.
L’existence d’un tel symptôme chez Caligula semble bien
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Quelle pathologie psychiatrique pour l’empereur romain Caligula ?
être confirmée par Flavius Josèphe [26]. Par ailleurs, l’une
des complications possibles de ce trouble de la personnalité
est constituée par les syndromes de conversion hystérique.
Des crises clastiques avec passages à l’acte hétéro agressifs
peuvent en être une manifestation. Des pseudo-convulsions
mimant une épilepsie peuvent aussi s’observer. Les passages à l’acte de Caligula ainsi que l’épilepsie décrite par Suétone pourraient s’inscrire dans ce registre. Enfin, le trouble
de personnalité histrionique peut être complété par une tendance à la mythomanie avec recherche de bénéfices secondaires. Cette tendance est reprochée au princeps par plusieurs sources [14, 44].
Néanmoins, le comportement de séduction de l’histrionique s’accompagne rarement d’une véritable désinhibition
sexuelle telle qu’elle est décrite chez Caligula. Classiquement, le désir de l’histrionique doit rester insatisfait. L’obtention du plaisir, voire l’atteinte de l’orgasme, est vécue
avec une certaine répugnance [1]. De plus, ce dernier ne
semble pas souffrir d’une suggestibilité particulière. Si le
sujet histrionique est facilement influencé par autrui, l’empereur n’hésite pas à éliminer physiquement ses adversaires
[22, 47]. Les manipulations politiques dirigées contre les
sénateurs sont exécutées froidement sans le moindre
remords [13]. Par ailleurs, le vécu persécutif décrit chez
Caligula n’est pas un symptôme classiquement décrit au
cours d’un tel trouble de la personnalité [27, 60]. Enfin,
les passages à l’acte de l’histrionique sont le plus souvent
accompagnés de remords, ce qui n’est jamais le cas du Caligula présenté par l’ensemble des sources. Cependant, ces
arguments n’éliminent pas la possibilité d’une hystéroperversion chez Caligula. Ce dernier aurait pu aménager
des symptômes pervers sur une personnalité histrionique.
Trouble bipolaire
Une théorie selon laquelle Caligula aurait souffert d’une
maladie maniaco-dépressive a été développée par Sachs en
1930 [50]. Le trouble bipolaire est une pathologie définie
par la succession d’épisodes maniaques avec ou sans épisodes dépressifs. Les épisodes thymiques sont classiquement
séparés par des intervalles libres de toute symptomatologie.
Il s’agit d’un trouble débutant chez l’adulte jeune. Les accès
maniaques sont caractérisés par une accélération des processus psychiques avec facilité des associations d’idées.
Une telle facilité dans le discours est évoquée chez l’empereur par Flavius Josèphe [28], tandis que Tacite le qualifie
de « vivacité de parole » [76]. Suétone définit le discours de
Caligula comme une parole abondante et facile [71]. Mais
la fuite des idées au cours d’un état maniaque peut s’exprimer par une logorrhée avec jeux de mots et coq-à-l’âne.
Aucune source ne mentionne de tels troubles chez l’empereur. Une accélération motrice complète le tableau avec
hyperactivité désordonnée et insomnie sans fatigue. Une
telle insomnie chez le princeps est signalée par plusieurs
auteurs [46, 54, 69]. Une exaltation de l’humeur avec
euphorie domine souvent le tableau d’un état maniaque,
mais une labilité thymique avec agressivité et irritabilité
peut la remplacer. Une hyperesthésie pourrait expliquer la
susceptibilité de Caligula face au sénateur Domitius [12].
Il s’agirait pour cet épisode d’une hypersyntonie avec
hyperréactivité aux stimuli environnementaux. Lorsque la
situation s’y prête, un ludisme avec une véritable mise en
scène peut s’observer chez un patient en phase maniaque.
Ce théâtralisme diffère de celui de l’histrionisme car il
existe en dehors de tout public. Les déguisements en divinité de Caligula [41], ses tenues vestimentaires extravagantes [70] et son goût prononcé pour la mise en scène lors des
manifestations publiques [9, 72] s’intègrent dans un registre
théâtral maniaque. Ce ludisme expliquerait une convocation des sénateurs au milieu de la nuit pour leur montrer
un pas de danse [9], ou le projet de nommer son cheval
consul [10, 73].
Par ailleurs, la désinhibition notamment sexuelle avec
passage à l’acte est une complication fréquente des états
maniaques. Un tel relâchement des processus instinctuels
avec hypersexualité et hyperphagie est décrit chez Caligula
par les sources [17, 34, 62, 76]. Toujours dans ce registre,
on retrouve une prodigalité sous forme de dépenses inconsidérées chez Suétone, Sénèque et Dion Cassius [7, 52, 66].
Des épisodes délirants peuvent accompagner un état
maniaque ; auquel cas le délire est congruent à l’humeur.
Les thématiques de délire sont généralement mystique
(mission divine), mégalomaniaque voire de filiation. De telles idées de grandeur chez Caligula sont rapportées par la
plupart des auteurs [8, 24, 43, 58, 78]. Les descriptions antiques orientent a priori vers un délire mégalomaniaque et
mystique, car Caligula serait convaincu de sa nature divine.
Un délire de filiation est également évoqué par Dion
Cassius [18].
L’exaltation de l’humeur et la mégalomanie d’un état
maniaque peuvent déboucher sur des projets multiples et
irréalisables. Ces projets sont improvisés au gré de la fuite
des idées du patient. La lecture des sources nous permet de
suspecter de tels projets chez Caligula lorsque celui-ci
entreprend des expéditions militaires improvisées ou des
constructions grandioses [11, 66, 75].
Cependant, aucun auteur ne cite explicitement une exaltation de l’humeur et une euphorie chez Caligula. De plus, le
relâchement des processus instinctuels et les dépenses inconsidérées ne sont pas l’apanage exclusif des états maniaques et
peuvent être l’expression d’une autre pathologie mentale. Par
ailleurs, certaines sources laissent penser que les projets
grandioses de Caligula étaient adaptés et réalisables [48].
Ses campagnes militaires auraient été préparées dans le but
de s’approprier les richesses de la Gaule [14].
Certains prédécesseurs de Caligula ont bénéficié d’une
divinisation après leur mort. Ce culte impérial approuvé par
la population de Rome et des provinces a permis l’expression d’hommages divins en faveur d’Auguste et de Tibère
de leur vivant. La volonté de divinisation de Caligula peut
paraître prématurée dans ce contexte mais adaptée à la
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culture religieuse et politique alors en vigueur. Cette donnée sociale fondamentale apporte un éclairage essentiel sur
un prétendu délire mégalomaniaque affectant Caligula.
En tant que Grand Pontife, l’empereur bénéficiait d’une
possibilité de divinisation de son vivant ou à titre posthume.
Cet usage semble éliminer une pathologie délirante chez
Caligula.
Enfin, le ludisme apparent de Caligula peut être interprété de diverses manières. La convocation de magistrats
romains la nuit peut révéler un plaisir sadique face aux
représentants de l’autorité, alors vidés de leur pouvoir face
à l’empereur. Une hypothétique nomination d’un cheval au
poste de consul peut relever du même registre. Mais cette
information est sujette à controverse. En effet, elle nous est
transmise par Dion Cassius sur le mode de l’affirmative,
alors qu’il ne s’agit à la base que d’une hypothèse évoquée
par Suétone.
Psychose chronique
• Psychose paranoïaque
L’hypothèse d’une psychose paranoïaque affectant
Caligula a été avancée par Daviet en 1994 [5]. Cette hypothèse a été développée sur la seule lecture des écrits de
Suétone. Le délire paranoïaque se développe le plus souvent sur une personnalité paranoïaque pré existante. Cette
dernière est caractérisée par l’association d’une hypertrophie du moi, d’une méfiance, et d’une fausseté du jugement. L’insertion sociale peut être préservée avec un
niveau d’intelligence normale. La lecture des sources
nous laisse des indices en faveur d’une possible méfiance
pathologique. Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe
évoquent un vécu persécutif présent chez l’empereur [27,
35]. Dion Cassius nous présente un Caligula interprétatif
[12]. Enfin, la grande majorité des sources décrit des
d’idées de grandeur chez le jeune prince [8, 24, 43, 58,
78]. Il s’agit d’une volonté de divinisation de son vivant.
Par ailleurs, les sujets atteints de psychose paranoïaque
entretiennent un rapport particulier avec les instances judiciaires. Convaincus d’injustices contre leur personne, le
recours aux procédures est courant afin de lutter contre
les persécuteurs. Un tel rapport à la loi chez Caligula est
évoqué par Philon d’Alexandrie [45].
Le délire paranoïaque est un délire systématisé et cohérent. Il peut être limité en secteur et préserver l’insertion
socioprofessionnelle du malade. Un tel diagnostic chez
Caligula est donc compatible avec ses capacités d’orateur
et l’adaptation à son milieu [28, 71, 76].
Les mécanismes classiques du délire sont des intuitions
et des interprétations. Il apparaît qu’à part exception ces
mécanismes ne sont pas décrits par les sources. Seul Dion
Cassius évoque un épisode interprétatif chez Caligula [12].
Par ailleurs, aucune source ne décrit la présence de thèmes
délirants de spoliation, de jalousie ou de revendication chez
88
le jeune prince. Mais toutes dénoncent une mégalomanie
chez Caligula. Ces idées de grandeur semblent tellement
excessives qu’elles pourraient être qualifiées de délirantes.
En effet, Caligula serait intimement convaincu de sa nature
divine. Les thématiques seraient du registre mégalomaniaque voir mystique.
Cependant de nombreux éléments fournis par les auteurs
vont à l’encontre d’un diagnostic de psychose paranoïaque
chez Caligula. Les débordements instinctuels avec hypersexualité ne sont pas une évolution classique de ce trouble
psychotique. Or ceux-ci sont décrits par une majorité de
sources [17, 34, 62, 76]. Caligula nous est présenté
comme entretenant de nombreuses relations hétérosexuelles avec des femmes mariées, ainsi que des relations homosexuelles.
La méfiance du paranoïaque s’oppose à la mise en scène
à laquelle se livre Caligula lors de ses déguisements en
public ou des courses de char [69, 70]. Le ludisme avec
exercices de danse nocturne auxquels s’adonne un Caligula
enjoué devant un public de magistrats romains effrayés ne
concorde pas avec des traits paranoïaques.
Enfin, l’existence d’un délire mégalomaniaque ou mystique présent chez Caligula est remise en cause par la prise
en compte des données sociales en vigueur. Le princeps
exerce également la fonction de Grand Pontife, chef des
rites religieux. À cet égard, César et Auguste ont bénéficié
d’une divinisation posthume. Mais des honneurs divins de
leur vivant leur ont été proposés ainsi qu’à Tibère : tous
refusèrent. Dans ce contexte, la volonté de divinisation
peut être interprétée comme une hypertrophie du moi mais
non comme un délire.
• Schizophrénie
Esser tente d’expliquer en 1958 les troubles du comportement de Caligula par une schizophrénie [21]. La plupart
des arguments cliniques avancés sont aspécifiques, voir triviaux. Il s’agit de signes physiques (la pâleur de la peau) et
psychiques (les actes de cruauté, l’insomnie, les attitudes
capricieuses envers autrui, un délire mégalomaniaque
avec volonté de divinisation).
La schizophrénie est une psychose chronique débutant
classiquement chez l’adulte jeune. Un début brutal avec
rupture de l’état antérieur marque l’entrée en schizophrénie
chez moins de la moitié des patients. Un début lentement
progressif est la modalité d’entrée la plus fréquente. Par le
jeune âge de Caligula et un début des troubles progressif,
cette hypothèse peut s’envisager.
Les nombreux tableaux cliniques de schizophrénie
décrits vont à l’encontre d’une pathologie unique.
La conception actuellement admise est en faveur d’un spectre syndromique schizophrénique. Mais un élément central
demeure constant : le syndrome dissociatif. La dissociation
correspond à la rupture de l’unité psychique, provoquant un
relâchement des associations permettant le fonctionnement
mental. Cette dissociation est à la base de la désagrégation
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Quelle pathologie psychiatrique pour l’empereur romain Caligula ?
de toutes les modalités de la vie psychique. Elle s’exprime
cliniquement dans le fonctionnement intellectuel, la vie
affective et le comportement. Cette désorganisation de la
pensée avec troubles du langage et de l’idéation se traduit
par une incohérence du discours et une perte des liens logiques dans le raisonnement. Or, la plupart des sources nous
présentent Caligula comme un bon orateur, ayant une excellente capacité de repartie [28, 71, 76]. Il est même perçu par
les auteurs comme rusé, calculateur et habile dans la manipulation d’autrui [13, 14, 25, 39]. Malgré tout, Suétone et
Dion Cassius dénoncent des comportements aberrants et
incohérents chez Caligula. La nomination d’un cheval au
poste de Consul pourrait en effet être la traduction d’une
désorganisation du raisonnement chez Caligula. Mais il
pourrait aussi s’agir d’un ludisme dans le cadre d’une exaltation de l’humeur, ou au contraire d’une volonté d’humilier les magistrats en mettant en évidence la fragilité de la
façade républicaine. Fait intéressant, Suétone est le premier
auteur à évoquer cet incident, à titre d’hypothèse et sur le
mode de la rumeur colportée « on dit même que… ». Presque un siècle plus tard, Dion Cassius reprend cette idée mais
sur le ton de l’affirmation. Cette information est donc
sujette à caution.
En tant que psychose, des délires non systématisés paranoïdes peuvent s’observer. Le schizophrène est alors en
proie à une distorsion délirante de la réalité. Les thématiques
sont variables : mystiques, de grandeur, persécution, filiation… Les mécanismes sont eux aussi variables, avec hallucinations auditives le plus souvent, intuitions et interprétations pathologiques. Le délire est dit paranoïde car flou,
non systématisé et s’étendant en réseau. La mégalomanie de
Caligula pourrait s’inscrire dans un tel registre. Ces idées
délirantes mystiques et de grandeur seraient sous-tendues
par un mécanisme a priori intuitif ou imaginatif [18, 24,
41, 58]. En effet, aucun élément ne laisse supposer l’existence d’hallucinations chez Caligula. Mais ce délire mégalomaniaque et mystique semble bien structuré en secteur, et
sa thématique relativement stable. Il ne correspondrait donc
pas à la définition d’un délire paranoïde mais paranoïaque.
Par ailleurs, l’existence d’un délire même est remise en
cause par la prise en compte du contexte socioculturel et
religieux contemporain au règne de Caligula.
Un repli autistique complète souvent le tableau clinique.
Le sujet schizophrène est caractérisé par un appauvrissement idéo-affectif qui se manifeste par des symptômes
« négatifs » tel qu’aboulie, apathie, ou perte de l’élan
vital. Ce repli est responsable d’une désocialisation et
d’une précarité, faisant de la schizophrénie une maladie
invalidante. Ce qui ne semble pas être le cas de Caligula.
Celui-ci a reçu une éducation patricienne, et présente un
comportement adapté à sa classe sociale. Loin d’un repli
autistique, Caligula semble avoir un goût prononcé pour
la mise en scène [9, 49, 70]. Trop peu d’éléments cliniques
nous sont laissés par les auteurs pour que la schizophrénie
constitue un diagnostic crédible.
Hyperthyroïdie
L’hyperthyroïdie est un syndrome résultant d’un excès
de sécrétion d’hormones thyroïdiennes dans l’organisme.
L’étiologie la plus fréquente est la maladie de Basedow.
Il s’agit d’une pathologie dysimmunitaire atteignant le
sujet jeune. La glande thyroïde est sur-stimulée par des
auto-anticorps se fixant sur les récepteurs de la TSH.
Cliniquement, la maladie de Basedow est caractérisée
par l’association d’un goitre diffus, d’une exophtalmie, et
d’un amaigrissement rapide. Le sujet peut perdre plusieurs
kilogrammes en quelques jours. Cet amaigrissement prédomine au niveau de la masse musculaire, et entraîne un
tableau de pseudo-myopathie. Un tremblement des extrémités est fréquemment associé.
Les signes liés directement à l’excès d’hormones thyroïdiennes sont une hyperthermie constante (37,5 à 38°°C),
une thermophobie et une soif importante. Des diarrhées
motrices sont fréquentes, évoluant par poussées.
La maladie de Basedow est caractérisée en plus par un
cortège de troubles neuropsychiques. Une nervosité
accompagnée d’insomnie est constante. Le tableau peut
évoluer vers une hétéro agressivité importante, voir de véritables bouffées d’excitation psychomotrice. Des formes
s’accompagnant d’épisodes maniaques, ou d’épisodes délirants aigus ne sont pas rares.
Caligula aurait-il pu souffrir de maladie de Basedow ?
C’est la thèse soutenue par Katz en 1972 [31]. La mystérieuse
maladie touchant Caligula en 37 après J.-C. pourrait être la
manifestation d’un début brutal de maladie de Basedow.
Quelques signes neuropsychiques attribués à Caligula pourraient s’inscrire dans une telle pathologie. La libération des
processus instinctuels décrits par les auteurs, ainsi que les
troubles du sommeil pourraient être secondaires à une excitation psychique. Mais une telle excitation neuropsychique
n’a aucune spécificité et peut se rencontrer chez des sujets ne
souffrant d’aucune pathologie mentale ou somatique. Par ailleurs, Sénèque et Suétone nous ont laissé une description
physique de Caligula. Aucune mention de goitre ne nous
est laissée. Or, les atteintes thyroïdiennes compliquées de
goitre sont déjà bien connues par Hippocrate et décrites
dans son Traité des airs, des eaux et des lieux. Si Caligula
avait souffert d’une maladie de Basedow, un tel goitre ne
serait probablement pas passé inaperçu. De plus, Caligula
ne semble pas souffrir d’exophtalmie : « il avait… les yeux
enfoncés… » [69]. Le diagnostic de maladie de Basedow ne
nous semble pas le plus pertinent pour Caligula.
Épilepsie Temporale
Les crises épileptiques mésiales intéressent le système
limbique c’est-à-dire l’hippocampe et l’amygdale. La durée
de ces crises n’excède pas une minute. Elles sont caractérisées par un cortège de signes psychiques expérientiels.
Des états de rêve, des sensations de dejà-vu, ou un dévidement de souvenirs sont fréquents. Ces visions se surimpo-
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A. Baratta, O. Halleguen
sent à la réalité qui est toujours perçue par le patient. Il ne
s’agit donc pas d’hallucinations. Des troubles moteurs peuvent accompagner cette symptomatologie. Il s’agit d’automatismes moteurs affectant la sphère oro-alimentaire le
plus souvent. Quelquefois, la crise peut s’étendre à tout le
cortex et provoquer une convulsion généralisée. Mais il
s’agit d’une complication rarissime. L’étiologie la plus fréquente de ces crises temporo-mésiales est la sclérose hippocampique. Celle-ci est généralement secondaire à des
convulsions fébriles survenues avant l’âge de 5 ans. Une
phase de latence asymptomatique s’étend ensuite jusqu’à
l’adolescence. Les crises mésiales semblent alors se déclencher spontanément vers l’âge de 16 ans.
Des troubles mentaux intercritiques sont fréquemment
associés à cette pathologie épileptique. Les plus fréquents
sont les syndromes dépressifs. La prévalence de la dépression est de 50 % chez les sujets épileptiques, toute forme
clinique confondue [30]. Ces dépressions sont caractérisées
par une fréquence accrue de symptômes psychotiques [79].
Par ailleurs, des psychoses interictales chroniques peuvent
compliquer le tableau clinique [56]. Il s’agit de tableaux de
schizophrénie paranoïde caractérisée par une fluctuation
rapide de l’humeur.
Enfin, la notion de personnalité épileptique temporale a
été développée au début du XXe siècle. Cette personnalité
est caractérisée par une viscosité psycho-affective. Il s’agit
actuellement d’une notion désuète. En effet, le développement de l’EEG, des outils neuropsychologiques, et de la
méthodologie utilisant de grands échantillons de patients
ont permis d’invalider l’existence de cette catégorie nosologique [6].
Selon Benediktson, Caligula aurait souffert d’épilepsie
temporale [2]. Par ailleurs, Dumont interprète les troubles
du comportement de Caligula comme secondaires à une
personnalité épileptique [20].
Ces 2 théories sont basées sur les écrits de Suétone. Or, il
s’agit du seul auteur à mentionner une épilepsie affectant
Caligula. Cette information est sujette à caution. Par ailleurs,
la description laissée par Suétone est en faveur d’une épilepsie généralisée infantile de type idiopathique. L’épilepsie
est en effet présente dès l’enfance et disparaît à l’adolescence. À l’inverse, les crises temporo-mésiales débutent à
l’adolescence après un intervalle libre. Et les crises motrices
généralisées sont une complication rarissime. De plus, les
troubles intercritiques les plus fréquents sont des épisodes
dépressifs et des troubles psychotiques chroniques. Enfin,
la thèse de la personnalité épileptique peut être rejetée d’emblée du fait de son inexistence nosologique.
L’hypothèse d’une épilepsie temporale affectant Caligula ne semble pas pouvoir être retenue.
Syphilis tertiaire
Il peut paraître curieux d’évoquer la syphilis parmi les
hypothèses étiologiques. En effet, la syphilis aurait été
90
transmise d’Amérique en Europe par l’équipage de Christophe Colomb. Cette hypothèse colombienne est admise
depuis le XVIe siècle, du fait d’une coïncidence entre le
retour de Colomb et l’épidémie du « Mal de Naples » survenue en1495. Mais l’agent causal de cette épidémie n’a
jamais été identifié.
De sérieux arguments paléopathologiques montrent que
la maladie était présente en Europe bien avant Colomb. Un
squelette issu d’une sépulture située en Normandie a révélé
de nombreuses lésions osseuses compatibles avec une
syphilis secondaire : lyse frontale, nodules osseux pariétaux, appositions périostées tibiales [4]. La sépulture est
datée du Bas Empire romain. Par ailleurs, l’étude paléopathologique des sépultures de Costebelle a retrouvé des
signes en faveur d’une syphilis congénitale chez un fœtus
du Bas Empire romain [3].
La syphilis est une maladie bactérienne secondaire à la
contamination par Treponema Pallidum. C’est une maladie
strictement humaine à transmission vénérienne. Elle peut
être congénitale par contamination transplacentaire du
fœtus. Cette infection évolue de manière chronique en 3
phases, entrecoupées d’intervalles libres asymptomatiques.
La syphilis primaire est caractérisée par son chancre au
point d’inoculation. La syphilis secondaire survient après
un délai d’un an. Les manifestations subaiguës intéressent
différents organes. Atteintes cutanées, rénales, hépatiques
peuvent s’observer. Des ostéolyses osseuses à l’emportepièce au niveau du crâne et des os longs sont caractéristiques. Des méningo-encéphalites avec troubles neurologiques et du comportement peuvent également se manifester.
La syphilis tertiaire peut apparaître après un long délai (1 à
40 ans). Une évolution démentielle avec troubles psychiatriques est alors typique. Il s’agit d’un tableau de mégalomanie avec euphorie béate, accompagné de troubles des
fonctions supérieures. Des troubles mnésiques et des fonctions exécutives sont au premier plan.
Plusieurs auteurs insistent sur un comportement sexuel à
risque chez Caligula. Une contamination par une maladie
sexuellement transmissible est donc possible. L’hypothèse
d’une syphilis secondaire responsable de ses problèmes de
santé en 37 après J.-C. peut être envisagée. Celle-ci aurait
pu évoluer vers une syphilis tertiaire à bas bruit, provoquant
des troubles du jugement avec une mégalomanie. Mais
aucun signe en faveur d’une maladie infectieuse n’est
retrouvé dans la description de Philon d’Alexandrie.
Cependant Philon n’était pas médecin, et un tableau
infectieux subaigu aurait pu lui échapper. Par ailleurs,
aucune source historique ne suggère la présence d’un syndrome démentiel chez Caligula. Mais son règne a été de
courte durée, et 4 années ne suffisent pas à développer un
tableau démentiel au cours d’une syphilis tertiaire. Seule
l’étude du crâne de Caligula à la recherche de lésions ostéolytiques à l’emporte-pièce aurait permis d’étayer un tel
diagnostic.
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Conclusion
L’accès au comportement de Caligula ne nous est permis
que par l’intermédiaire d’un prisme subjectif donc déformant. L’impossibilité d’un examen psychiatrique répondant aux normes actuelles rend toute affirmation diagnostique délicate. La difficulté est accentuée par un décalage
social considérable, rendant nos normes actuelles peu opérantes pour interpréter d’éventuelles anomalies comportementales.
Seule une série d’hypothèses vraisemblables peut être
avancée en tenant compte de la lecture sémiologique des
sources, de la nosographie antique des maladies mentales
et du contexte socioculturel en vigueur. Il nous paraît de ce
fait impossible de poser un seul diagnostic de maladie mentale chez Caligula. Commençons par éliminer les hypothèses pour lesquelles nous avons le moins d’arguments cliniques : la schizophrénie et la psychose paranoïaque qui
semblent peu probable du fait du contexte historique.
Deux grands diagnostics ont plus particulièrement retenu
notre attention : un trouble de la personnalité pervers et un
trouble bipolaire. Ces deux affections sont par l’importance
des symptômes retrouvés et l’absence d’arguments contradictoires les candidats les plus probables. Bien entendu, les
hypothèses développées ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres. Une maladie de Basedow peut
compliquer l’évolution d’un trouble bipolaire et une personnalité perverse peut s’infecter par une syphilis tertiaire
à l’occasion de nombreux rapports sexuels. Par ailleurs, il
semble important de distinguer la personnalité perverse
d’une perversion. En effet, des symptômes pervers peuvent
survenir de façon épisodique ou durable chez des sujets
souffrant d’un autre trouble de la personnalité. Les symptômes pervers décrits chez Caligula n’éliminent donc pas
les autres hypothèses diagnostiques développées dans ce
travail.
Enfin, notre analyse séméiologique n’est basée que sur
des écrits hostiles à Caligula. Ce qui doit nous faire envisager que la personnalité de l’empereur pouvait être singulièrement différente de l’image transmise par les sources. À ce
titre, il serait également permis de penser que Caligula ne
présentait aucun trouble psychique évolutif, et que les actes
excessifs qui lui furent reprochés s’inscrivaient dans une
ligne exclusivement politique.
3.
Bérato J, Dutour O, Palfi G. Lésions pathologiques de « Cristobal », fœtus du Bas Empire romain (tombe n° 1, Costebelle,
Hyères), dans L’origine de la syphilis en Europe. Actes du
colloque international de Toulon, 1993.
4.
Blondiaux J, Alduc-Le Bagousse A. Une tréponématose du
Bas Empire Romain en Normandie ? dans L’origine de la
syphilis en Europe. Actes du colloque international de Toulon, 1993.
5.
Daviet F. Caligula, le délire du pouvoir ou le pouvoir du
délire. Information psychiatrique, 1994 ; 70 : 256–60.
6.
Devinsky O, Najjar S. Evidence against the existence of a
temporal lobe epilepsy personality syndrome. Neurology
1999 ; 53 : 13-5.
7.
Dion C. Histoire Romaine, 59, 2.
8.
Ibid., 59, 4.
9.
Ibid., 59,5.
10. Ibid., 59,14.
11. Ibid., 59, 17.
12. Ibid., 59, 19.
13. Ibid., 59, 20.
14. Ibid., 59, 21.
15. Ibid., 59, 22.
16. Ibid., 59, 25.
17. Ibid., 59, 26.
18. Ibid., 59, 28.
19. Dor J. Structure et perversions, Paris, 1987.
20. Dumont C.C. César, empereur épileptique. Quelques aspects
d’une personnalité, [Thèse] Liège, 1964.
21. Esser A. Cäsar und die Julisch-Claudischen Kaiser im
biologisch-ärztlichen Blickfeld.. Leyde, 1958.
22. Flavius J. Antiquité Judaïque, 19, 2.
23. Ibid., 19, 4.
24. Ibid., 19, 11.
25. Ibid., 19,13.
26. Ibid. 19, 202.
27. Ibid. 19, 203.
28. Ibid., 19, 208.
29. Freymann J.R, Patris M. Du délire au désir. Paris, 2001.
30. Hermann B, Seidenberg M, Bell B. Psychiatric comorbidity
in chronic epilepsy : Identification, consequences, and treatment of major depression. Epilepsia 2000 ; 41 : 223-5.
31. Katz R.S. The illness of Caligula. Classical World 1972 (65).
Références
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2.
Aulagnier-Spairani P, Clavreul J, Perrier F, Guy Rosolato G,
Jean-paul Valabrega J.P. Le désir et la perversion, Paris,
1967.
Benediktson D.T. Caligula’s Madness : Madness or Interictal
Temporal Lobe Epilepsy ? Classical World 1989 ; 82 :
370-5.
32. Lucas J. Un empereur psychopathe. Contribution à la psychologie du Caligula de Suétone. l’Antiquité Classique, 1967
(46).
33. Mishima Y. Confessions d’un masque. Paris, 1949.
34. D’Alexandrie P. Ambassade à Caius, 14.
35. Ibid., 19.
36. Ibid., 23.
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 85, N° 1 - JANVIER 2009
91
A. Baratta, O. Halleguen
37. Ibid., 57.
59. Ibid., 24.
38. Ibid., 61.
60. Ibid., 28.
39. Ibid., 62.
61. Ibid., 30.
40. Ibid., 64.
62. Ibid., 32.
41. Ibid., 75.
63. Ibid., 34.
42. Ibid., 79.
64. Ibid., 35.
43. Ibid., 93.
65. Ibid., 36.
44. Ibid., 110.
66. Ibid., 37.
45. Ibid., 119.
67. Ibid., 38.
46. D’Alexandrie P. Contre Flaccus, 183.
47. L’Ancien P. Histoire naturelle, 5, 1.
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48. Ibid., 36, 14.
68. Ibid., 43.
69. Ibid., 50.
70. Ibid., 52.
49. Ibid., 37, 6.
50. Sachs H. Budi l’histoire de Caligula, Paris, 1933.
51. Sade (marquis de). Les 120 journées de Sodome, Paris, 1998.
52. Sénèque, consolation à Helvia, 10, 4.
71. Ibid., 53.
72. Ibid., 54.
73. Ibid., 55.
53. Sénèque, consolation à Polybe, 17, 5.
74. Tacite. Agricola, 4, 1.
54. Sénèque, sur la colère, 3, 19, 3.
75. Ibid., 13, 1.
55. Sénèque, sur la constance du sage, 18, 2.
76. Tacite, Annales, 13, 3, 2.
56. Slater E, Beard A.W, Glithero E. The schizophrenia-like psychosis of epilepsy. Br J Psychiatry 1963 ; 109 : 95-150.
77. Ibid., 15, 72, 2.
57. Suétone. Caligula, 12.
79. Trimble MR, Perez MM. Temporal lobe epilepsy, mania,
schizophrenia and the limbic system. Bâle, 1982.
58. Ibid., 22.
92
78. Tacite. Histoires, 5, 9.
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 85, N° 1 - JANVIER 2009
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