HAENDEL & L’OPÉRA
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Reprenons le fil de l’histoire. A la fin du XVIIesiècle, près d’un
siècle après sa naissance, l’opéra italien est en proie à tous les excès.
C’est devenu un genre fourre-tout où se côtoient le tragique et le bouf-
fon, où les dieux se mêlent aux mortels et les princes aux serviteurs
dans une débauche de décors, de déguisements et de machines bien
éloignées des préceptes aristotéliciens. Un cénacle de penseurs, regroupé
autour de la reine Christine de Suède, se forma à Rome sous le nom
d’académie de l’Arcadie dans le but de réformer la poésie et le drame à
la lumière de ce que préconisait le penseur grec : une clarification des
actions et des genres, le retour à la structure fondamentale exposition /
péripétie / catastrophe (et donc à trois actes au lieu de cinq), enfin le
divorce entre le drame principal, noué autour des têtes couronnées, et
l’élément comique, dévolu aux personnages subalternes et relégué dans
ces intermezzi qui s’émancipèrent vers 1735 pour former l’opera buffa.
Le principal artisan de la réforme arcadienne fut Apostolo Zeno
(1668-1750), dont Métastase développa les préceptes. Les sujets d’inspi-
ration historique remplacèrent les scènes mythologiques, car ils avaient
un plus grand caractère d’exemplarité. Il faut dire que ces poètes écri-
virent essentiellement à la commande des princes, tout d’abord en Italie,
puis à Vienne où, après onze ans de règne de Zeno, Métastase fut durant
cinquante ans le poète officiel de la cour impériale. Le personnage prin-
cipal se devait d’être un souverain d’exception, en proie à différents
conflits qu’il résolvait par sa raison et de sa bonté exceptionnelles. Mais
leur ambition fut surtout de rendre au drame une réelle dignité, de le
soustraire aux artifices du merveilleux et des fastes scéniques pour
atteindre à une vérité plus humaine. Ils réduisirent le nombre des per-
sonnages à six ou sept, et isolèrent l’action dans des récitatifs en vers
relativement libres, appelés simples [semplice] en vertu de leur accompa-
gnement réduit à la seule basse continue, qui offrait une souplesse auto-
risant à suivre les voix dans leurs moindres inflexions (ce dont ne rend
pas compte le qualificatif de sec dont on les affuble généralement). Ainsi
les poètes ouvraient-ils aux passions de larges fenêtres, ces fameuses arie
da capo réparties auprès des chanteurs selon leur rang. Cette division
montra vite ses limites. Comme l’usage désirait qu’un chanteur quittât la
scène à la fin de son air, afin de récolter les applaudissements dus à sa
prestation, le dramma per musica devint un va-et-vient fatiguant. Les airs
étaient brefs, afin que chaque tête d’affiche puisse avoir son quota : il
s’en déroulait fréquemment vingt-cinq ou trente au cours d’un opéra, les
stars les plus cotées pouvant en chanter une dizaine. La dictature des
chanteurs favorisait cet état de fait. Il fallut attendre la génération des
Jommelli (1714-1774) et Traetta (1727-1779) pour que l’on s’attaque à
l’alternance de récitatifs et d’arie qui asseyait leur règne. Les airs se ral-
longèrent, en même temps que leur nombre diminua. On assouplit la
séparation entre récitatif et air par le biais de récitatifs accompagnés à
l’orchestre. On favorisa les duos et ensembles car, remarquait-on, les
personnages ne se définissent jamais mieux que dans la confrontation.