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En levant la tête, ces ombres agenouillées pouvaient voir, par delà les piliers de la colonnade en haut à droite, les volets clos des
appartements pontificaux. Le Pape dormait-il ? Pouvait-il dormir les sachant là ? De là où il reposait, le murmure des Ave et des Pater
des quinze dizaines du rosaire ne devaient guère faire plus de bruit que celui du ruis-sellement de l'antique fontaine de la place.
Un prêtre français commença une première dizaine en latin, un juriste canadien entama la seconde, un fermier bavarois la troi-
sième. A minuit tous se levèrent pour "faire le chemin de croix". Tenant chacun un cierge allumé, ils pro-jetaient de grandes ombres al-
longées en déplacant leur lente procession entre les énormes fûts des colonnes. Sans images pour leur représenter les soufrances du
Christ, ils écoutaient la lecture décrivant chaque station, lecture qui, pour chacun des principaux groupes linguistiques, leur était faite
dans leur langue, par un jeune homme ici, ou par un autre là.
Pour aider à supporter la fraicheur de la nuit, des récipients de café chaud circulèrent. Quelqu'un alla porter du café aux carabiniers
qui stationnaient discrètement à quelque distance, dans leur petite Fiat. Les persiennes, derrière lesquels Paul VI dormait ou était cen-
sé dormir, restèrent obstinément closes, et on le remarqua.
L'évêque qui devait un jour venir apporter toute sa résonnance au message de ces pélerins avait dormi calme-ment, cette même
nuit de juin on l'apprit quelques mois plus tard, entre les murs d'une modeste cellule de couvent, située quelque part dans le dédale
des ruelles médiévales de l'autre coté du Tibre. En ce début d'été 1971, Mgr Marcel Lefebvre, un évêque missionnaire en Afrique fran-
çaise, n' était pas encore prêt à se déclarer.
De la part du Pape Paul VI, il n'y avait pas la même hésitante réserve. Son cinglant refus de recevoir les "tradi-tionnalistes", alors
qu'il se rendait disponible cette même semaine comme à l'habitude pour diverses audiences privées, avait un sens sur lequel nul ne
pouvait se méprendre. Précisément ce dimanche de la Pentecôte, la presse italienne publiait des photos de l'actrice Claudia Cardinale,
en mini-jupe, en conversation avec Sa Sainteté.
C'est cinq ou six ans plus tôt que les quelques sept cents millions de catholiques répartis dans le monde avaient fait l'expérience
des premiers chocs du changement. Un certain dimanche de la fin de la décennie 1960, (la date varie d'un pays à l'autre), en se ren-
dant à la messe ils avaient trouvé l'autel, la liturgie, la langue et le rituel totalement métamorphosés. Par des rumeurs qui couraient,
ces pélerins avaient bien su, comme virtuellement tous les catholiques depuis ceux de Long-Island jusqu'aux paroissiens des plus mo-
destes paillottes chapelles de la brousse africaine, que des réunions à très haut niveau se déroulaient à Rome. Cependant, rien, ni le
bouche à oreille, ni moins encore la pres-se écrite, ne les avaient préparés à ce qu'ils avaient découvert à l'église ce dimanche matin
là. Dans les mois qui suivirent, la stupéfaction allait laisser place à la résignation, et beaucoup plus rarement à la satisfaction.
Par ci, par là cependant, une vive protestation s'élevait, comme ce fut le cas de l'écrivain italien Tito Casini qui dénonça son
évêque, le Cardinal Lercaro de Bologne, président de la Commission Pontificale pour la Liturgie, lui écrivant : "Vous avez fait ce que
les soldats romains aux pieds de la Croix n'avaient pas osé faire : vous avez déchiré la Tunique sans couture, le lien de l'unité entre les
croyants fidèles au Christ, passés, présents et futurs, et vous l'avez mis en lambeaux". La lettre ouverte de Casini fit le tour du monde,
traduite en une douzaine de langues.
En Allemagne l'historien Reinhart Raffalt put écrire de son côté : "Les fidèles des autres croyances regardent avec horreur l'Eglise
Catholique rejeter ces rites anciens qui avaient revêtu les mystères du christianisme d'une beauté sans âge".
D'Angleterre fut envoyée au Pape Paul VI une adresse passionnée, et non sans une marque de ressentiment, lui demandant "de
rétablir la Messe comme avant, dans sa magnifique expression latine, la Messe qui inspira d'innom-brables œuvres de mysticisme,
d'art, de poésie, de sculpture et de musique, la Messe qui n'appartient pas seulement à l'Eglise catholique et à ses fidèles mais au pa-
trimoine culturel du monde entier". La pétition était signée de plusieurs douzaines d'écrivains, d'artistes, de philosophes et de musi-
ciens londonniens, comprenant Yehudi Menuhin, Agatha Christie, Andres Segovia, Robert Graves, Jose Luis Borgès, Robert Lowell,
Iris Murdoch, Vladimir Askenazy1 .
En France, parmi les fidèles, la dissidence d'avec la position oficielle de l'Eglise se fit jour comme on pouvait s'attendre dans les mi-
lieux intellectuels. Jean Madiran, qui publiait une intéressante petite revue, "Itinéraires", relevait des déviations à l'orthodoxie de la Foi
déjà dans les premières sessions du Concile. L'un des collaborateurs de la revue de Madiran, l'économiste politique Louis Salleron,
posait la question : "l'Eglise était-elle en train de devenir arienne ?" faisant ainsi référence à la grande vague d'hérése du quatrième
siècle. Il avait en effet remarqué que le Christ était systématiquement minimisé dans la nouvelle traduction française qui venait d'être
publiée de la version du Credo adoptée par le Concile. Et parallèlement, les philosophes Etienne Gilson et Gustave Thibon se joi-
gnaient au romancier François Mauriac pour porter la question devant les évêques de France dans une lettre ouverte.
Ainsi, avant même que Vatican II se terminât, une partie du public en France était au fait de l'importance de la transformation de
l'Eglise.
Le jeune prêtre Georges de Nantes, avait lancé une lettre périodique audacieusement intitulée :"La Contre Réforme catholique".
“L'hérésie du vingtième siècle" de Madiran, "La Subversion de la Liturgie" de Louis Salleron sortirent de presse, en même temps
qu'un livre important du philosophe belge Marcel De Corte. Ce dernier définissait les nouvelles orien-tations comme : "une désagréga-
tion spirituelle plus profonde qu'aucune de celles que l'Eglise avait connues au cours de toute l'Histoire, une maladie cancéreuse dans
laquelle les cellules malades se multiplient rapidement pour détruire les parties saines du Corps Mystique". Il les dénonçait comme
"une tentative de transformer le Royaume de Dieu en un Règne de l'Homme, de substituer, à l'Eglise consacrée au Témoignage de
Dieu, une église dédiée au culte de l'huma-nité, ce qui est la plus terrible, la plus épouvantable des hérésies".
Pendant ce temps un curé de village, Louis Coache, diplomé en droit Canon, publiait un périodique très critique (pour les nouvelles
orientations de l'Eglise) intitulé “Lettres d'un curé de campagne”, et il faisait revivre une tradition locale depuis longtemps tombée en
désuétude : la procession en extérieurs de la Fête Dieu. Des centaines de fidèles affluèrent de toute la France au village de Montja-
voult (dans l'Oise) pour suivre la procession dans la verte campagne picarde derrière la Sainte Hostie dans son hostensoir doré rayon-
nant au soleil, chantant et priant pendant que mon-taient les nuages d'encens et que de petites filles jonchaient de pétales de fleurs le
chemin de la procession. A la troisième année que se répéta cette procession, l'évêque dont dépendait l'abbé Coache (comme pour
Jeannne d'Arc, c'était l'évêque de Beauvais) fit savoir qu'il en avait assez des moqueries journalistiques et de ces dévotions dépas-
1 NDT : certains noms de cette liste ne laissent pas d'étonner ! Mais la sincérité "esthétique" d'artistes peut s'admettre.