Wilhelm Wundt. La « psychologie des peuples » et l`histoire culturelle

Revue germanique internationale
10 | 1998
Histoire culturelle
Wilhelm Wundt. La « psychologie des peuples » et
l’histoire culturelle
Michel Espagne
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/688
DOI : 10.4000/rgi.688
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 juillet 1998
Pagination : 73-91
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Michel Espagne, « Wilhelm Wundt. La « psychologie des peuples » et l’histoire culturelle », Revue
germanique internationale [En ligne], 10 | 1998, mis en ligne le 26 septembre 2011, consulté le 30
septembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/688 ; DOI : 10.4000/rgi.688
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Tous droits réservés
Wilhelm Wundt.
La «psychologie des peuples»
et l'histoire culturelle
MICHEL ESPAGNE
Le terme de
Kulturgeschichte
parfois en concurrence avec celui de Kultur-
wissenschaften sert actuellement à désigner un élargissement général de la
germanistique, de la philologie ou de l'histoire littéraire à des données
comme l'histoire de l'art ou l'anthropologie. Comme toujours il importe
pour cerner le sens du terme d'en faire l'archéologie. Il est employé à la
fin du
XIXe
siècle pour indiquer une forme d'histoire qui, dépassant les sim-
ples séquences d'événements politiques ou diplomatiques, voire la simple
histoire littéraire, envisage désormais les déterminations ethnologiques,
l'économie, l'histoire intellectuelle, dans un ensemble global baptisé du
nom de culture. Le souci de concrétiser secteur par secteur le projet hégé-
lien, et la perception synthétique de la Renaissance italienne développée
par Burckhardt ont été d'importants jalons dans la genèse du concept
d'histoire culturelle. La psychologie et plus particulièrement la psychologie
expérimentale a joué un rôle singulier dans l'avènement de cette perspec-
tive globalisante. Les faits psychiques individuels s'expliquent par des
déterminations physiologiques d'un côté mais aussi par une sorte de psy-
chisme collectif dont l'analyse renvoie, de manière parfois organiciste, au
corps social global. Aussi paraît-il légitime d'envisager l'histoire culturelle à
partir de la carrière intellectuelle d'un des fondateurs de la psychologie
expérimentale, à l'Université de Leipzig, Wilhelm Wundt, et ce d'autant
plus que c'est dans le milieu très particulier de l'Université de Leipzig à la
fin du
XIXe
siècle que s'opère la rencontre de la psychologie et de
l'historiographie grâce au travail d'un élève puis collègue de Wilhelm
Wundt, Karl Lamprecht. L'avènement de la
Kulturgeschichte
a certainement
favorisé le développement presque concomitant de l'histoire de l'art qui
dégage dans les ensembles désignés comme culture des styles qui en défi-
nissent l'identité et dont la méthode consiste souvent à mettre en relation
les formes esthétiques et les textes littéraires ou les écoles philosophiques
ou même l'histoire sociale et politique. La
Kulturgeschichte,
telle qu'elle se
Revue germanique
internationale,
10/1998, 73 à 91
dessine à travers l'évolution de la réflexion sur la psychologie notamment
dans les dérives nationalistes qu'elle a connues en Allemagne au
xixe siècle, peut apparaître comme une tentative de décrire la genèse et le
devenir d'ensembles considérés comme organiques parce que marqués par
une même entité linguistique, ethnique, nationale. En fait, elle a aussi été
une pensée de la pluralité et de l'interaction entre les aires culturelles ; les
enseignants de l'Université de Leipzig dont le rayonnement auprès de
l'étranger fut le plus marqué au tournant du
XIXe
et du
XXe
furent précisé-
ment Wundt et Lamprecht. Phénomène né dans un contexte spécifique-
ment allemand, la
Kulturgeschichte
peut être abordée à partir de son impact
à l'extérieur comme à partir de sa structuration propre.
LA
DÉCOUVERTE
DE
LEIPZIG
ET DE
WUNDT
PAR LES
FRANÇAIS
Dans la période qui suit la guerre de 1870, les étudiants français les
mieux formés qui jadis allaient compléter leurs études par un séjour à
Rome ou à Athènes changent au moins partiellement de destination et se
rendent en Allemagne. Ils sont animés par un souci d'espionnage scienti-
fique et cherchent à transplanter dans le cadre d'une Université française
découvrant la nécessité de la scientifisation des méthodes observées outre-
Rhin. En même temps ils vont en Allemagne comme on va dans un pays
ennemi et souhaitent relativiser les succès de l'Université allemande dans
ses formes d'organisation1.
En 1896-1897, les sciences historiques et philologiques ne disposent en
France que de 318 enseignants contre 662 en Allemagne. Avec 64 ensei-
gnants dans ces disciplines, l'Université de Leipzig, étape presque incon-
tournable dans les périples académiques français en Allemagne, occupe le
second rang après Berlin mais l'emporte de beaucoup sur Halle, Munich
et Strasbourg. Possédant 12 professeurs en histoire, Leipzig est mieux doté
pour l'enseignement universitaire de cette discipline que Paris et même
Berlin. La philosophie fait aussi partie des domaines fortement représentés.
Fondée en 1409 d'une sécession de l'Université de Prague, l'Université
de Leipzig a connu une première période de gloire au tout début des
Lumières. C'est là que fut fondée la première revue scientifique allemande
1.
Voir M. Espagne, Die Universität Leipzig als deutsch-französische Ausbildungsstätte, in
Von
der Elbe bis an die Seme.
Französisch-sächsischer Kulturtransfer
im XVIII. und XIX.
Jahrhundert,
éd. par
M.
Espagne et M. Middell, Universitäts-Verlag Leipzig, 1993, p.
330-353.
Sur l'histoire générale
de
l'Université de Leipzig, voir notamment Lothar Rathmann, Alma mater
Lipsiensis.
Geschichte
der
K. M. Universität Leipzig, Leipzig, Édition Leipzig, 1984. Voir aussi
Karl-Marx-
Universität
Leipzig
¡409-1959,
Beiträge zur
Universitätsgeschichte,
Leipzig, Verlag Enzyklopädie, 1959, 2 Bände. Karl
Czok
(Hrsg.),
Wissenschafts-und Universitätsgeschichte
in
Sachsen
im 18. und 19.
Jahrhundert.
Nationale und
internationale Wechselwirkung
und
Ausstrahlung,
Abhandlungen der sächsischen Akademie der Wissen-
schaften
zu Leipzig. Philologisch-historische Klasse bd. 71 Heft 3, Berlin, Akademie-Verlag,
1987.
les Acta eruditorum et qu'en 1688 Christian Thomasius lança la première
revue en langue allemande, les
Monatsgespräche.
Leibniz y a fait ses études,
de même que Christian
Wolff,
par la suite collaborateur fidèle des Acta eru-
ditorum. Le professeur d'histoire puis de philosophie Johann Friedrich
Christ, maître du philologue de Göttingen Christian Gottlob Heyne et
d'une certaine manière précurseur de Winckelmann, voyageur à travers
l'Angleterre et l'Italie, y développa un enseignement de l'esthétique. Au
milieu du siècle, Georg Heinrich Zincke et Christian Gotthelf Gutschmid
fondent le caméralisme qui va directement servir à redresser la vie écono-
mique et politique de la Saxe après la guerre de Sept ans. L'arabistique
allemande se développes le xviiie siècle au sein de l'Université, tandis
que les Prs Gottsched et Geliert donnent pour la première fois aux lettres
allemandes un rayonnement européen. Lors du quatre centième anniver-
saire de la fondation de l'Université, en 1809, le philologue Christian
Daniel Beck a fondé le séminaire de philologie. Le slaviste Leskien,
l'orientaliste Fleischer, le sanskritiste Windisch, l'école linguistique des
Junggrammatiker (Hermann
Osthoff,
Karl Brugmann), auprès desquels Fer-
dinand de Saussure fait ses études, contribuent à établir la réputation d'un
centre universitaire qui ne fonde paradoxalement sa première chaire de
romanistique, occupée par Adolf Ebert, qu'en 1862.
Les Français qui viennent à Leipzig entre la guerre de 1870 et la
guerre de 1914 ne séjournent pas tous très longtemps mais font souvent au
terme de leur voyage un récit circonstancié de leurs expériences. Ce récit,
souvent publié dans la Revue
internationale
de
l'enseignement
constitue un témoi-
gnage sur un regard admiratif d'étudiants ou de jeunes enseignants qui
vont bientôt contribuer à l'orientation des sciences humaines en France. Il
y a d'abord les historiens. Bien avant que Marc Bloch ne fréquente le
séminaire de Karl Bücher au tournant du siècle et n'y découvre l'intérêt
de l'histoire économique, Charles Seignobos,s 1878, a suivi les cours
des historiens de Leipzig en particulier von Noorden, l'élève de Ranke, et
Wilhelm Friedrich Arndt, spécialiste de sciences auxiliaires et coéditeur
très actif des Monumenta germaniae historica1. Il avait observé le fonctionne-
ment du séminaire d'histoire et noté sa parenté avec les séminaires de phi-
lologie. Dix ans après Seignobos, Abel Lefranc, un des fondateurs des
recherches françaises sur la Renaissance, avait suivi les cours de l'historien
nationaliste Wilhelm Maurenbrecher dont Lucien Herr, en 1886, dresse
une caricature cinglante. Abel Lefranc est vivement frappé par l'historien
de l'art Anton Springer, premier titulaire d'une chaire d'histoire de l'art en
Allemagne, à qui il prête une connaissance particulièrement approfondie
de l'art français. Au cours d'exercices pratiques, le professeur invite ses élè-
ves à commenter et dater des reproductions d'objets d'art. Le sociologue
1.
Voir Horst Fuhrmann, Sind
eben
alles Menschen gewesen.
Gelehrtenleben
im 19. und 20. Jahrhun-
dert. Dargestellt am Beispiel der Monumenta Germaniae Historica und ihrer Mitarbeiter, München, Beck,
1996.
Georges Blondel vient à Leipzig en 1883 et reste impressionné par
l'importance de l'enseignement dispensé. Avec quatre-vingt-onze heures de
cours et 9 professeurs ordinaires, Leipzig offre un volume d'enseignements
supérieur à celui de Paris. Au cours d'un voyage plus
tardif,
en 1895,
Blondel s'intéresse au séminaire de sciences sociales. Emmanuel de Mar-
tonne, qui sera l'un des fondateurs de la géographie moderne en France et
qui puise son inspiration au séminaire de Ratzel, est particulièrement mar-
qué par le décloisonnement des disciplines qui permet à l'étudiant géo-
graphe de s'initier aussi à la philosophie, à l'ethnologie, à l'histoire, à la
géologie. Indépendamment des remarques habituelles sur la richesse des
fonds de documentation, de Martonne est frappé par les relations directes
et relativement informelles qui régnent entre les géographes de Leipzig,
une sorte d'éthique de la sociabilité.
Pourtant la personnalité qui de loin attire le plus l'attention des visi-
teurs français est Wilhelm Wundt. Tous viennent pratiquement lui rendre
visite. Ainsi Lucien Herr le rencontre le 15 octobre 1886. Il décrit dans
son journal de voyage l'appartement de Wundt, les enfants, la balançoire
dans l'entrée, les tas de livres, la tenue légèrement négligée du maître des
lieux qui interroge Herr sur son avenir et vante le statut des privatdocents
en Allemagne. Lucien Herr parle avec admiration à Wundt de sa logique
et risque une plaisanterie : Quand Wundt va-t-il enfin publier une méta-
physique ? Mais c'est à peine une plaisanterie, car Herr sent chez Wundt
des tendances à la téléologie, il réprouve en particulier la volonté de trans-
poser les règles kantiennes de la causalité au domaine de la vie psychique.
La même année 1886 Emile Durkheim passe à Leipzig le semestre d'été. Il
tirera de ses expériences leipzigoises la matière de deux articles : « La
science positive de la morale en Allemagne » et « La philosophie dans les
Universités allemandes ». A l'Institut de philosophie de Leipzig et auprès
de Wundt Durkheim a visiblement trouvé matière à légitimer une réorien-
tation de la philosophie. La tendance à spécialiser la connaissance philoso-
phique, tendance qui culmine chez Wundt, séduit tout particulièrement
Durkheim. Il est vrai que Wundt, en rompant avec la tradition métaphy-
sique de l'Allemagne,
s'est
attiré sur place des inimitiés et que l'on connaît
parfois mieux son nom à Paris qu'en Allemagne. L'Éthique de Wundt
apparaît tout particulièrement à Durkheim comme une invitation à
explorer de façon empirique les fonctions morales. A vrai dire la spécia-
lisation, la division du travail, implique déjà un passage de la métaphy-
sique aux sciences sociales. Et l'Institut de psychologie expérimentale de
Wundt représente aux yeux de Durkheim un modèle de division du tra-
vail : il en rend compte en décrivant des expériences liées à l'étude de la
perception sensible. Mieux que Lucien Herr, Durkheim accepte un élargis-
sement de la psychologie expérimentale à la psychologie sociale sans se
rendre encore compte pleinement du fait que la psychologie de la nation
qu'il préconise n'est rien d'autre qu'une approche ethnologico-sociologique
des phénomènes culturels. La science reine de la IIP République apparaît
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