
Le Courrier de l’algologie (5), n° 2-3, avril-septembre 200642
Mise au point
Mise au point
cette dernière. Dans le premier cas, on
trouve l’absence de lésion organique,
les perturbations des scores de dépres-
sion et d’anxiété dans de nombreuses
études et, enfin, la réponse favorable
aux tricycliques. Les arguments contre
cette origine psychiatrique de la fibro-
myalgie regroupent : l’absence d’ano-
malies psychiatriques constatées, des
perturbations qui, si elles sont présentes,
sont inconstantes et non stéréotypées, le
caractère non toujours simultané entre
la dépression et le syndrome doulou-
reux, l’absence de diminution du seuil
douloureux dans la dépression majeure,
l’absence de relation entre la prévalence
de la dépression et la sévérité de la dou-
leur ou le nombre de points douloureux
et, enfin, la différence des réponses cen-
trales à la stimulation douloureuse entre
fibromyalgie et dépression.
En 2004, une thèse soutenue à la faculté
de médecine de Nice, celle du Dr Cécile
Ribière (3), a présenté le bilan psycholo-
gique (test de Rorschach) de 18 patientes
atteintes de fibromyalgie.
L’adaptation à la réalité moyenne, c’est-
à-dire le F + % était de 69,25 % pour une
norme évoluant entre 70 % et 80 %. Il
n’est possible de parler de “pathologie
psychiatrique” pour aucun des 18 cas de
cette étude. Seule une discrète tendance
à une mauvaise adaptation au réel a pu
parfois être observée.
Il est donc tout à fait opportun, dans le
cadre de cette étude, de parler de troubles
organiques qui surviennent sur un terrain
fragile (et/ou fragilisé) du point de vue
psychologique, mais il n’est pas opportun
de parler de “pathologie psychiatrique”.
Les malades ont donc le plus souvent
raison de se défendre contre ce type de
“catégorisation” abusive, qui renvoie leur
prise en charge du côté du pôle dit “non
somatique” de la médecine. Les patients
souffrent dans leur corps, non dans leur
tête, et ils ont du mal à admettre que l’on
dénie leur douleur corporelle pour privilé-
gier une hypothétique douleur psychique
dont, la plupart du temps, ils n’ont pas
conscience. C’est la raison pour laquelle
ils s’adressent (et adressent leur douleur)
à des médecins somaticiens (généralistes,
rhumatologues, algologues…) et jamais,
en tout cas de prime abord, à des psychia-
tres ou à des psychologues...
Est-il légitime de parler de
souffrance psychologique
lorsque l’on parle
de fibromyalgie ?
En 2004, Allaz et Cedraschi (4) constatent
que, la plupart du temps, l’exploration
psychologique des patientes atteintes de
fibromyalgie est mal ressentie, voire car-
rément rejetée. Ces auteurs remarquent
pourtant que leur discours est très sou-
vent marqué par la narration spontanée
d’événements biographiques significatifs.
Dans cette étude réalisée dans un centre
d’évaluation et de traitement de la dou-
leur, 49 patientes sont interviewées.
La fréquence d’attribution de la fibro-
myalgie à un événement déclencheur est
très élevée (88 % des cas). Cet événement
est considéré comme “traumatique” dans
53 % des cas et nommé comme étant la
cause directe de la fibromyalgie dans
60 % des cas. À l’évidence, le débor-
dement des défenses psychologiques
peut donner lieu, chez une personnalité
“fragile” et/ou fragilisée par une accu-
mulation d’événements de vie négatifs,
à un authentique vécu traumatique.
Les événements de vie relevés par les
auteurs sont les suivants (plusieurs évé-
nements pouvant se retrouver chez une
même patiente) :
– somatiques : 69 % ;
– gynéco-obstétriques : 20 % ;
– opérations chirurgicales : 35 % ;
– non-somatiques (deuils, divorces…) :
51 % ;
– somatiques et non somatiques : 67 % ;
– pas d’événements particuliers : 12 %.
Du point de vue de l’anamnèse, le plus
souvent, on retrouve une véritable “rup-
ture”, une sorte de “mécanisme de bri-
sure” entre la vie d’avant l’apparition
de la douleur et la vie d’après, cette
rupture donnant lieu à une souffrance
psychologique massive. Avant, le corps
est toujours idéalisé et présenté comme
sans limite. Le patient se décrit comme
très actif, avec une nette tendance à
dénier tous les conflits qui peuvent se
présenter dans sa vie et l’on note, dans
son discours, une idéalisation prononcée
de soi et des proches...
Après l’apparition de la douleur, la dis-
qualification du corps et de sa fonction-
nalité est massive et la perte narcissique
au premier plan. On relève une inactivité,
une lassitude, une inaptitude à profiter de
la vie sociale, des loisirs et de l’activité
sexuelle en lien avec une humeur dépres-
sive pouvant aller jusqu’au désespoir…
La présence fréquente d’un événement
déclenchant dans l’anamnèse des patients
plaide en faveur d’une rupture d’ordre
dépressif qui autorise l’observateur à
parler de “dépression réactionnelle”. Par-
fois, en cas d’accumulation de stress et de
tensions (que le patient ne parvient pas à
identifier comme devant donner lieu à un
réaménagement psychologique), on note
l’installation d’une authentique difficulté à
faire face qui finit en se traduisant par une
rupture adaptative. Dans ce cas précis, il
est plus pertinent de parler de “dépression
d’épuisement”. Dans les deux cas, la des-
cription des symptômes somatiques doit
donc être comprise comme une tentative
d’expression de sentiments psychiques
douloureux en lien, le plus souvent, avec
une blessure narcissique que le patient
ne peut ni accepter ni élaborer… Pour
des raisons intrapsychiques, le patient se
trouve dans l’incapacité de gérer sa pro-
blématique personnelle, familiale, sociale
ou professionnelle et la décompensation
se fait, pour ces raisons structurelles, sur
le versant somatique. L’individu exprime
sa souffrance psychique par le biais d’une
douleur musculaire qui se chronicise.
Cette conversion du symptôme permet,
au moins pour un temps, d’éviter la
douloureuse confrontation à sa douleur
psychique (faillite narcissique). Concrè-
tement, le patient a, bien évidemment,
mal dans son corps. Il avance sa douleur
corporelle, ce qui est, pour lui, au moins
dans un premier temps, moins blessant
narcissiquement. Les éléments dépressifs,
s’ils émergent, seront attribués à la pré-
sence de la douleur, à sa chronicisation, ce
qui permet au patient de faire l’économie
d’une remise en question et d’un travail
psychologique. Le médecin consulté est
induit en erreur par cette conversion, car
il n’est pas formé pour prendre en charge
efficacement une douleur psychique qui
s’exprime, de manière détournée, par le
biais d’une douleur organique. Ce manque
de formation expose le patient à un risque