N°22
DÉCEMBRE 2013
ECONOTE
Société Générale
Département des études économiques
LA ZONE EURO EST-ELLE DANS UNE TRAPPE À LIQUIDI ?
Une économie bascule dans une « trappe à liquidité » lorsque la
politique monétaire conventionnelle devient inopérante du fait de taux
d'intérêt à court terme proches de zéro. Près de cinq ans après l’éclatement
de la crise financière internationale, la Banque centrale européenne (BCE) a
abaissé ses taux directeurs à un niveau proche de zéro, mais l'économie de
la zone euro continue de produire bien en-deçà de sa capacité.
La zone euro souffre d’un manque de demande. Celui-ci peut être
attribué aux politiques d'austérité menées, mais il peut être également
symptomatique d’une trappe à liquidité. Lorsque la crise du crédit a éclaté
en 2007, l'arrêt brutal des entrées de capitaux privés dans les pays de la
périphérie a contraint les agents à un désendettement rapide. Or, un choc
de désendettement peut plonger l'économie dans une situation la baisse
du taux d'intérêt nominal à zéro ne permet pas de sortir de la récession.
La BCE a massivement recouru à des mesures de politique
monétaire dites « non conventionnelles », en injectant des montants record
de liquidités dans le système bancaire, qui se sont révélées incapables de
relancer le crédit et la croissance. L'inefficacité du canal du crédit bancaire –
une caractéristique de la trappe à liquidité est largement imputable à la
fragilité des bilans des banques et des entreprises en Europe périphérique.
Comme l’a montré le Japon, une économie tombée dans une trappe
à liquidité ne reprend pas automatiquement le chemin de la croissance. La
décennie de stagnation économique qu'a connue ce pays dans les années
1990 a suscité un vif bat parmi les économistes sur la façon dont une
banque centrale peut stimuler l'économie une fois ses taux directeurs
abaissés à zéro. Des formes audacieuses d'assouplissement monétaire ont
été évoquées comme : 1) relever la cible d'inflation, ou 2) taxer la monnaie.
Marie-Hélène DUPRAT
+33 1 42 14 16 04
marie-helene.duprat@socgen.com
ECONOTE | N°22 – DÉCEMBRE 2013
2
Depuis 2010, deux crises (au moins) ont menacé
l'existence même de l'euro : 1) une crise de confiance,
qui a conduit à des attaques spéculatives
autoréalisatrices sur les obligations des pays
périphériques de la zone euro, susceptibles à elles
seules de précipiter l’effondrement de l'Union
monétaire, et 2) une crise de croissance qui a créé une
spirale négative entre chômage et endettement. La
première menace a été considérablement réduite grâce
à l’OMT (« Outright Monetary Transactions ») de la BCE
(annoncé en septembre 2012), qui est un programme
d'achats potentiellement illimités d'obligations
souveraines sur le marché secondaire
1
. En faisant
savoir que sa capacité de financement illimitée serait
mobilisée si besoin, la BCE a fortement réduit la
vulnérabilité de la zone euro à une panique
autoréalisatrice. Mais le déficit de croissance reste un
problème critique.
LE SPECTRE D'UNE « DÉCENNIE
PERDUE »
La zone euro est sortie d'une récession longue de 18
mois au deuxième trimestre 2013, grâce à une
amélioration de l’activité manufacturière. Mais la
reprise reste insuffisante pour résoudre les multiples
problèmes de la zone, notamment la progression
continue de l'endettement et un taux de chômage
record.
1
Aucun pays n'a encore eu recours aux OMT.
Le niveau du PIB réel dans les pays d'Europe
périphérique était toujours, au deuxième trimestre
2013, bien inférieur au pic enregistré avant la crise. Au
cours des cinq dernières années, les niveaux de
prospérité ont considérablement chuté dans les pays
du sud, et les perspectives de croissance restent
atones. À l’image du Japon des années 1990, la zone
euro court le risque de connaitre une « décennie
perdue » de stagnation économique et de production
très inférieure au potentiel
2
.
L
E
«
CHOC DE DÉSENDETTEMENT
»
Lorsque la crise financière mondiale a éclaté en 2007,
une décennie de « boom » de la demande intérieure
dans la zone euro s'est soudainement interrompue. La
confiance s'est évanouie, la liquidité s’est évaporée. Et
quand, fin 2009 début 2010, l'ampleur du désastre
des finances publiques grecques a été mise au jour,
l'Europe a connu son « moment Minsky » (c.-à-d. une
révision à la baisse brutale des niveaux de dette
supportables, laquelle a imposé un désendettement
massif). Les niveaux d'endettement, considérés
comme acceptables la veille de l'annonce de la
situation budgétaire réelle de la Grèce, sont devenus,
tout à coup, intenables aux yeux des investisseurs. Les
spreads des pays périphériques de la zone euro ont
explosé, comme la perception du risque de défaut.
2
Il existe de grandes différences entre le Japon et l'Europe. Tout
d'abord, le taux de chômage au Japon n'a jamais égalé le niveau
actuellement atteint en Europe. En outre, le Japon souffre d'un
phénomène de déflation chronique, alors que l'inflation en Europe
est toujours en territoire positif.
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3
Dans ce contexte, les pays du sud de l'Europe ont
mettre en place des programmes de consolidation
budgétaire draconiens afin de diminuer les ratios de
dette par rapport au PIB, améliorant ainsi la
« soutenabilité » de leur dette. Cependant, à
l'exception de la Grèce, la crise des pays de la zone
euro ne provient pas d’abord de l’excès de dépenses
publiques. Avant la crise financière de 2008, la dette
publique de l'Espagne et de l'Irlande était faible, et en
2006 et 2007, ces deux pays affichaient même un léger
excédent budgétaire. Le problème de ces deux pays
n'était pas alors la dette publique, il résidait dans une
accumulation insoutenable de dette privée détenue par
des investisseurs étrangers. En raison de
l'assouplissement des contraintes de financement
externe qui a suivi l'adoption de l'euro, l'Espagne,
l'Irlande, la Grèce et le Portugal ont connu un boom du
crédit sans précédent, qui a engend un excès
considérable de dette dans le secteur privé.
Il n’en demeure pas moins que, quelles que soient les
causes de la crise de la dette, les conséquences de la
crise financière mondiale ont été les mêmes pour tous
les pays affectés : l’« arrêt brutal » des entrées de
capitaux privés étrangers a contraint les débiteurs
(publics et privés) à réduire massivement leurs
dépenses
3
. Mais le désendettement est un processus
3
Le surendettement n'est pas l'apanage de la zone euro, mais un
mal commun à la plupart des économies développées.
long, lent et difficile, qui prend des années voire des
décennies.
A
USTÉRITÉ
La prescription standard de politique économique pour
atténuer les effets de l'austérité budgétaire est de
dévaluer la devise dévaluation externe ») afin de
rendre les exportations plus compétitives (sauf
poussée inflationniste), donc d’engendrer un
accroissement de la demande extérieure à même de
compenser, au moins en partie, la contraction de la
demande interne induite par le resserrement
budgétaire. Dans les pays du sud de l'Europe, la
dévaluation de la devise est également nécessaire pour
résorber les pertes de compétitivité accumulées depuis
le début des années 2000 vis-à-vis de l'Allemagne et
des autres pays du cœur.
Comme la dévaluation externe n'est pas une option
pour les pays endettés de la zone euro, ceux-ci sont
contraints de recourir à une « dévaluation interne »,
souvent accompagnée de réformes structurelles
destinées à stimuler la productivité. Afin, à la fois, de
substituer la demande interne à la demande externe et
de réaliser les gains de compétitivité nécessaires à la
résorption des déséquilibres extérieurs avec les pays
du ur de l’Europe, les économies riphériques ont
restreindre les salaires nominaux, les retraites et les
autres coûts. Comme l’indique le graphique ci-
dessous, les coûts unitaires du travail ont
considérablement reculé depuis les pics
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4
précédemment atteints dans la plupart des pays
périphériques (à l'exception de l'Italie).
Ce processus d'ajustement a exercé d’importantes
pressions à la baisse sur les prix. En octobre 2013,
l'inflation dans la zone euro est tombée à 0,7 % (un
niveau bien en-deçà de l'objectif de 2 % fixé par la
BCE), versus 2,5 % à la même époque de l'année
précédente, tandis que l'inflation sous-jacente annuelle
ne ressortait qu’à 0,8 %. En Grèce, le taux d'inflation
est passé en territoire négatif en avril et affichait un
repli de 1,1 % en octobre. L'inflation reste positive
(bien que très faible) dans les autres pays
périphériques, car l’impact inflationniste des hausses
de fiscalité indirecte et de prix administrés a plus que
compensé les pressions déflationnistes engendrées
par la baisse des salaires. Si l'on exclut l'alimentation,
l'énergie et les effets des changements de taxes et des
prix administrés, l'inflation dans les pays périphériques
est aujourd’hui proche de zéro.
Les pays touchés par la crise ont fait preuve d'une
forte détermination dans la mise en place des mesures
de consolidation budgétaire. Les déficits budgétaires
ont été réduits et certains pays affichent même un
excédent primaire (c.-à-d. hors paiement des intérêts).
De plus, les salaires dans ces pays ont progressé
moins rapidement que la productivité, d’une baisse
des coûts unitaires du travail, qui a amélioré leur
compétitivité externe. Cela a contribué à un net
rééquilibrage des balances courantes, et la plupart des
pays périphériques sont sormais revenus dans une
position d’équilibre extérieur, voire d’excédent. Il
n’empêche, en dépit des progrès accomplis, l'ampleur
des dévaluations internes réalisées par les pays
périphériques n'a pas, à ce jour, permis d’effectuer
l’ajustement nécessaire pour permettre à ces
économies de retrouver le chemin d’une croissance
solide.
L
E PIÈGE DE LA DETTE
Des coûts unitaires du travail toujours trop élevés dans
les pays de la périphérie (par rapport aux pays du nord
de la zone euro), conjugués à une forte contraction de
la demande globale ont entraîné dans ces pays des
chutes d’emplois et de production dignes des pires
épisodes de dépression économique. Et parce que les
processus de désendettement et de dévaluation
interne ne sont pas encore achevés, la croissance
effective en Europe devrait rester durablement
inférieure à la croissance potentielle. Richard Koo
(2008)
4
a fait valoir de manière convaincante que l'une
des principales leçons à tirer de la « décennie perdue »
du Japon était la mise en lumière de l’impact d’une «
récession de bilan » (« balance-sheet recession »).
L’expérience japonaise a montré que les reprises qui
suivent les récessions de bilan sont lentes et modestes
car les entreprises s’attachent davantage à la réduction
de leur dette qu’à la relance de leurs investissements.
L'économie ne retrouve alors le chemin d’une
croissance autonome que lorsque le secteur privé a
apuré ses dettes. Le problème en Europe c’est que la
persistance d’importants « écarts de production » (ou «
output gaps », c.-à-d. la différence entre la production
observée et la production potentielle) risque de plonger
les pays en crise dans un dangereux piège de la dette.
Il y a, en fait, une possible contradiction dans la
stratégie européenne d'aujourd'hui : la baisse des
salaires et des coûts nécessaire pour améliorer la
compétitivité risque d’aggraver le problème du
surendettement
5
. La raison en est que la déflation
4
The Holy Grail of Macroeconomics (John Wiley, 2008).
5
Afin de contourner ce problème, certains économistes comme
Paul Krugman, estiment que l'inflation dans les pays du cœur de
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5
réduit les revenus nominaux, alors que la valeur de la
dette ritée (publique et privée) reste inchangée (sauf
programme de restructuration de la dette). La baisse
des prix entraîne une dégradation de la situation
financière des débiteurs car elle augmente le poids réel
de leurs dettes, selon un processus décrit par Irving
Fisher en 1933
6
.
Plus les revenus des agents endettés se réduisent plus
le poids de leur dette s’alourdit. L’alourdissement du
poids de la dette conduit les gouvernements à
procéder à de nouvelles coupes dans les dépenses
publiques, ce qui dégrade encore un peu plus les
perspectives économiques. D’où le besoin de procéder
à de nouvelles dévaluations internes qui viennent, en
retour, alourdir le poids de la dette – en un cercle
vicieux. Le problème est que non seulement la
déflation et la récession augmentent les ratios
d'endettement, mais que le surendettement pèse sur la
reprise économique
7
. La périphérie de la zone euro
semble être prise dans un piège circulaire de la dette.
l’Europe devrait être supérieure afin de fournir une marge de
manœuvre à la résorption des déséquilibres de compétitivité dans
la zone euro, sans pour autant imposer à l'Europe périphérique
des politiques déflationnistes qui aggravent le problème de la
dette. Voir Krugman (2012), « Internal devaluation, inflation, and
the euro », New York Times, 29 juillet.
6
Fisher, Irving, (1933), « The debt-deflation theory of great
depressions », Econometrica, Vol. 1, n°. 4. 4)
7
Un endettement public trop élevé pénalise la croissance car il
agit comme une taxe implicite sur l'investissement. Voir Eduardo
Cavallo, Eduardo Fernandez-Arias, (2012), « Coping with financial
crises: Latin American answers to European questions », Vox, 17
octobre. Voir également Carmen M. Reinhart, Vincent R. Reinhart,
Kenneth S. Rogoff, (2012), « Debt overhangs: past and present »,
NBER Working Paper N°. 18015, avril.
La spirale déflationniste que l'on observe notamment
en Grèce et en Espagne a entraîné dans ces pays une
contraction de la production telle que les coupes
budgétaires et les hausses d'impôt n'ont pas permis de
réduire le ratio dette publique/PIB. Ce dernier a
augmenté continûment dans la zone euro depuis 2008
et s'établit aujourd’hui à plus de 100 % (versus 70 %
en 2007), tandis que le taux d’endettement du secteur
privé non financier (ménages et entreprises non
financières) reste bloqué au-dessus de 130 % (niveau
virtuellement inchangé depuis la crise de 2008). La
situation de la zone euro dans son ensemble contraste
avec celle de l'Allemagne qui affiche une baisse des
ratios d'endettement du secteur privé par rapport au
début des années 2000.
«
S
OUTENABILITÉ
»
DE LA DETTE
La « soutenabilité » de la dette publique nécessite que
le solde budgétaire primaire (recettes moins dépenses
hors intérêts) compense l’effet « boule de neige », à
savoir la différence entre le taux d'intérêt de la dette et
le taux de croissance du PIB nominal. Ainsi, l'évolution
du ratio dette publique/PIB dépend de quatre variables
clé :
- le déficit ou l'excédent primaire,
- le taux d'inflation (prix du PIB),
- le taux de croissance du PIB réel,
- le taux d'intérêt moyen payé sur la dette publique.
En plus de dégager un excédent primaire conséquent -
qui a fait jusqu’ici l'objet de toutes les attentions -,
l'Europe devrait idéalement avoir une croissance du
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